Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 47-52).
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XI

La petite veilleuse, qui tremblotait devant l’icône, finit par s’éteindre — au moment où m’éveillent des cloches sonnant matines, en vibrations d’argent dans un absolu silence.

Puis je reperds conscience de tout, jusqu’à l’heure où je vois filtrer, au travers du bois de ma fenêtre, un jet de clair soleil.

Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d’émerveillement presque, tant le lieu est étrange… Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l’atmosphère est pure — et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d’escaliers, de galeries, d’arceaux, descendant aux précipices d’en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d’espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s’ouvrent fait partie elle-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu’en respirant l’air trop vif, d’être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d’un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge, — mais d’un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre, — trop verticales et montant trop haut, donnant presque du vertige et de la terreur.

Le peu qu’on voit du ciel est d’une profonde limpidité bleue et le soleil éclaire magnifiquement.

De la neige étincelante saupoudre encore toutes ces choses ; elle couronne d’un velours blanc le dessus de tous les vieux murs ; elle indique çà et là d’une raie blanche les stries de tous les granits formidables — que l’on suit, en levant beaucoup la tête, dans leur montée vers le zénith éblouissant.

Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l’antiquité s’accentue encore sous ce soleil et sous cette neige. On sent que c’est vraiment bien là cette « demeure de la solitude » entourée partout de déserts.



Sur notre véranda paisible et ensoleillée, nous nous promenons vêtus comme Aladin, ayant fait apporter du camp, par déférence pour les moines, nos plus belles robes de soie d’Asie. Nous nous disons même que nos costumes, dont les couleurs s’avivent les unes par les autres, doivent faire bien sur le fond des vieilles chaux blanches et des rouges granits. Mais personne n’est là pour nous voir…

De temps à autre, un moine à cheveux blancs et à vêtements noirs, d’une allure cassée, monte ou descend par l’un des petits escaliers de ce labyrinthe, puis s’enfonce sous quelque voûte, et disparaît sans bruit dans quelque cellule. Et aussitôt, la paix de la mort retombe…

Cependant l’aimable père Daniel, celui qui a partagé hier au soir notre dîner sous la tente, arrive enfin et nous propose de descendre avec lui à l’église, située en contrebas de nos logis de pèlerins. Et nous le suivons, dans la série des petits couloirs, escaliers, passages voûtés où s’égouttent des neiges qui fondent. Tout est contourné, déformé et fruste. Il y a de vieilles portes de style arabe ou de style copte, les unes sculptées, les autres en marqueterie. Il y a des inscriptions arabes, grecques ou syriaques, dont les plus jeunes ont des siècles…

Au fond d’un creux où nous sommes descendus, voici enfin la basilique. On ouvre devant nous les deux battants d’une porte de cèdre, qui fut sculptée il y a treize cents ans, — et nous entrons dans les étonnements de ce lieu, unique au monde, que sa situation au désert a préservé des révolutions, des pillages, de toutes les retouches humaines, et qui est à peu près demeuré tel que le fit construire, en l’an 550, l’empereur Justinien.

La vue, au premier instant, est éblouie et déconcertée par la profusion des lustres, des lampes d’argent qui descendent d’en haut, formant, au-dessus des parquets de mosaïques, une sorte de seconde voûte suspendue, compliquée, étincelante.

Et puis, on est saisi de l’archaïsme presque sauvage de ce sanctuaire, plus encore que de sa richesse. C’est une relique des vieux temps, étonnamment conservée ; on se sent plongé là dans un passé naïf et magnifique, — si lointain et pourtant si présent, qu’il inquiète l’esprit.

Les lourdes colonnes ont des chapiteaux irréguliers et semi-barbares. Les murs sont couverts de peintures et de dorures byzantines, de mosaïques de marbre, de vieilles broderies éteintes et de vieux brocarts mourants. Tout le fond de l’église est d’un byzantin presque arabe, surchargé naïvement, et le voile qui, suivant le rite grec, masque le tabernacle, est fait d’une de ces merveilleuses étoffes persanes lamées dont s’habillaient les sultans d’autrefois.

Par une petite porte latérale toute basse, nous pénétrons, derrière ce voile fermé, dans le lieu plus surprenant encore où le tabernacle se tient. Ici, la voûte est de mosaïque d’or, comme à Sainte-Sophie, mais intacte, relique sans prix, qu’a préservée le désert d’alentour. Le tabernacle, les chaises pour les évêques, sont en fines marqueteries de marbre ; les étoffes, de style à peu près inconnu, ont d’inimitables broderies fanées. Il y a deux châsses, jadis offertes par la Russie pour sainte Catherine, qui sont entièrement en argent repoussé et gravé ; sur chacune d’elles, la sainte, en vêtements d’or rehaussés de turquoises, de rubis et d’émeraudes, est couchée, la tête sur un oreiller d’argent dont les ciselures patientes et merveilleuses imitent la trame des vieux lampas. — On comprend qu’il faille de puissantes murailles pour protéger de tels trésors. — À profusion, sont accrochées, aux parois de marbre, les icônes d’argent, d’or et de pierres précieuses. Et, sur des pupitres, sont posés des évangiles, manuscrits sur parchemin qui ont mille ou douze cents ans, reliés de pierreries et d’or…