Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 41-46).
◄  IX
XI  ►

X

Or le mont Sina était tout couvert de fumée, parce que l’Éternel y était descendu en feu ; et sa fumée montait comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne tremblait fort.
(Exode, XIX, 18.)
Jeudi 1er mars.

Au matin, quand nous levons le camp, le ciel est moins bas et la neige ne tombe plus ; mais de gros nuages se tiennent immobiles contre des granits géants qui sont partout, qui se dressent, de tous les côtés à la fois, au-dessus des amas de bêtes pétrifiées, et dont nous n’avions pas soupçonné la présence dans les obscurités nébuleuses d’hier.

Nous reprenons notre route ascendante par des gorges d’un aspect effroyable, sortes de couloirs sablés, entre des murailles toujours plus hautes, plus hautes et plus sombres. Nous sortons de la région des formes animales grises, pour rentrer dans les granits bruns aux farouches attitudes droites. Le froid augmente et l’air se fait plus étrangement sonore. À midi, pendant l’heure de repos, quand nos Bédouins passent, caravane transie au milieu de cette ombre glacée, leur clameur se répercute et se prolonge comme la fugue des grandes orgues dans des cathédrales infinies. Il y a des lointains fermés et noirs, au fond desquels la blancheur morte des neiges éclate çà et là, parmi des nuées mystérieuses qui stationnent.

D’heure en heure tout devient plus gigantesque. Et sur le soir enfin, parmi des cimes granitiques enténébrées de nuages, les hauts remparts et les quelques cyprès du couvent du Sinaï nous apparaissent, au travers des flocons blancs dont l’air est rayé. Hélas ! comme elle est silencieuse, sinistre et froide cette apparition de la montagne très sainte, dont le nom seul, à distance, flamboyait encore pour nous. Les temps sont trop lointains sans doute, trop révolus à jamais, où l’Éternel y descendit dans des nuées de feu, au son terrible des cors ; fini, tout cela, elle est vide à présent, comme le ciel et comme nos modernes âmes ; elle ne renferme plus que de vains simulacres glacés, auxquels les fils des hommes auront bientôt cessé de croire…

Nos tentes sont là, déjà montées, parmi des éboulements de vieilles murailles, dans une gorge où le vent s’engouffre, et le suaire blanc qui couvre la terre est jonché de nos bagages ; notre pauvre campement a un air de désarroi lamentable, sous ces rafales qui le secouent pour l’emporter et sous cette neige qui maintenant tombe en tourmente. Tremblant de froid, dans nos burnous mouillés, nous descendons de nos grandes bêtes, qui souffrent et qui se plaignent, inquiètes de cette obscurité blanche, de ce vent cinglant, de ces trop hautes montagnes…

Vraiment la situation semble impossible à tenir ici pendant la nuit qui s’annonce, et, par un messager, j’envoie au Supérieur du couvent une lettre de recommandation spéciale que le patriarche du Caire a bien voulu me donner pour lui. Je lui fais savoir en même temps notre détresse, lui demandant de nous laisser camper plus près, quelque part à l’abri des rafales, tout contre ses murs.



La réponse nous est bientôt apportée par un jeune père en robe noire, qui parle un peu le français : « Il n’y a pas, dit-il, de lieu de campement plus rapproché ; dans la gorge où le couvent est bâti, on ne trouverait pas la largeur d’une tente entre les roches et les remparts. Mais, si nous voulons, nous pouvons coucher au couvent même et y résider tant que bon nous semblera. »

Nous acceptons l’offre, retenant le moine, pour lui faire partager notre repas du soir, avant de nous rendre là-haut avec lui. Et nous nous mettons à table ensemble, au vent glacial, tandis que nos Bédouins font constamment tomber la neige qui s’amoncelle en poids dangereux sur nos tentes.

Mais voici que nous arrive, avec effarement, le frère portier, tenant un grand fanal et des clefs énormes : « Jamais, dit-il en grec, jamais au grand jamais la porte du couvent n’est restée si tard ouverte ! Par faveur toute spéciale on nous a attendus jusqu’à cette heure ; cependant il faut venir tout de suite, sous peine d’être abandonnés pour la nuit dans la tourmente du dehors. »

Donc, laissant tout, nous nous hâtons de partir, en cortège, aux lanternes. Il faut retenir à deux mains nos burnous envolés, et tout en enfonçant jusqu’aux chevilles dans les épaisseurs blanches, grimper, grimper, dans la nuit trouble, entre des blocs et des éboulements de granit.

Un quart d’heure, vingt minutes d’ascension, pieds nus, nos babouches perdues, glissant à chaque pas sur la neige.

Enfin un mur est devant nous, qui semble gigantesque, mais dont le sommet se perd dans l’obscurité, et une petite porte s’ouvre là-dedans, toute basse, entièrement bardée de fer, et millénaire pour le moins. — Nous passons. — Deux autres petites portes semblables viennent après, coupant un chemin voûté qui tourne dans l’épaisseur d’un rempart. Elles se referment après notre passage, avec un bruit de heurt d’armures. — Nous sommes entrés.

Et tout cela, nos costumes aidant, est du plein moyen âge : quelque arrivée nocturne de Sarrasins, dans un château de jadis…

Grimpons encore, sur des granits vaguement taillés en forme de marches, grimpons par une série d’escaliers croulants, dans l’intérieur de cette forteresse où se superposent et se confondent, aux lueurs de nos lanternes, de bizarres assemblages de maisonnettes arabes. C’est tout en haut que nous devons habiter, dans une sorte d’hôtellerie pour les pèlerins, dont les chambres pauvres et primitives donnent toutes sur un même long balcon aux balustrades déjetées.

Des moines hospitaliers, en robe noire et en longs cheveux de femme, s’empressent de nous réconforter avec un peu de café chaud, avec un peu de braise allumée pour nous dans des vases de cuivre. Tout a un air de misère insouciante et de délabrement oriental, dans ce couvent âgé d’une quinzaine de siècles. Nos chambres, pareilles, sont comme dans les maisons turques les plus humbles : murs à la chaux blanche, plafonds et fenêtres en bois non peint que le temps a noirci, divans larges recouverts de vieilles indiennes aux fleurs fanées. Et chacun de nous a chez soi, sur sa muraille nue, une modeste icône encadrée de bois blanc devant laquelle une veilleuse brûle.

Sur nos divans très durs, qui ont dû servir à coucher des quantités de pèlerins, on étend des draps, des couvre-pieds raides comme du carton, et nous nous couchons là, ravis du logis, écoutant le vent et la neige en tourmente dehors, songeant à nos tentes restées en bas, à nos pauvres Bédouins, à nos pauvres chameaux qu’il a été impossible de faire entrer et qui gisent sans abri, sous un suaire de neige.

Tandis que vient le sommeil, je regarde autour de ma tête les inscriptions dont la chaux du mur est criblée : noms de pèlerins qui sont venus ici de tous les coins du monde, des noms russes, des noms grecs, des noms arabes — et un seul nom français : « Prince de Beauvau, 1866. »

Peu à peu, le vent s’apaise — et un silence profond s’épand avec la nuit sur la demeure de la solitude