Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 36-40).
◄  VIII
X  ►

IX

Marché tout le matin dans d’interminables vallées semblables, aux parois de granit rouge, montant par des pentes insensibles vers le grand Sinaï où nous serons demain. Elles s’élargissent, les vallées, et les montagnes s’élèvent ; tout devient de plus en plus grandiose parmi les nuées changeantes et sombres ; là-bas, devant nous, par de gigantesques baies de pierre qui s’ouvrent, nous commençons à apercevoir de plus hautes cimes encore, avec de blanches neiges, éclatantes sur l’obscurité des fonds et du ciel. Et un vent glacé se lève, venant d’en face, des contreforts du Sinaï ; il nous inonde de pluie fouettante, de neige fondue, de grésil ; nos chameaux crient et tremblent de froid ; nos légers vêtements de laine blanche, nos minces souliers d’Arabe, tout est vite traversé par l’eau ruisselante — et nous voici tremblants nous-mêmes, les dents serrées, les mains douloureuses et inertes, transis mortellement.

Pendant une accalmie, nous plantons la tente de midi dans un recoin abrité, sorte de fondrière de granit, fermée et sinistre sous les ténèbres du ciel ; nos Bédouins allument un feu de menues branches aromatiques, qui donnent une grande flamme et une grande fumée, et nous nous asseyons autour, pêle-mêle parmi eux, confondus tous dans un même besoin de nous réchauffer, de ne plus souffrir. Avec leurs membres nus et noirs, leurs haillons de pelleterie, leurs têtes sauvages, leurs accroupissements de singes, ils ont l’air de préhistoriques autour d’une flambée primitive.

Quand nous nous levons pour repartir, de gros scorpions verts, qui avaient voulu se chauffer aussi, sont là près de nous, sur le tapis multicolore où nous étions assis. Nos Bédouins les jettent dans les cendres ardentes de notre feu, où ils se tordent et se consument.



Pendant l’après-midi, nous voyons changer autour de nous la teinte et la nature des pierres ; les granits deviennent plus friables et plus incolores. Sous l’oppression froide et la demi-nuit d’un ciel d’hiver, nous cheminons dans des séries de vallées au sol de sable uni, enserrées par des bordures et coupées par des flots de roches d’une couleur neutre de chameau. Plus rien de ces angles vifs, de ces pointes aiguës, de ces récentes brisures que nous avions coutume de voir autour de nous depuis deux jours ; au contraire, des entassements de blocs polis, aux aspects mous, ayant des rondeurs et d’étranges contournements de bêtes ; on dirait des superpositions de monstres, de pachydermes, de salamandres, de larves, ou bien des agglomérats de membres embryonnaires, des trompes, des bras, emmêlés et soudés ensemble. Aux carrefours lugubres de ces défilés, de vagues têtes d’éléphants ou de sphinx, posées comme en vedette sur ces amas de formes, ont l’air de contempler et de maintenir les désolations d’alentour. Il a fallu des millénaires de tranquillité, sous le soleil et sous les pluies, pour sculpter et polir ces collections d’inquiétantes choses. Et toujours le silence, et toujours personne. Rencontré quelques petits oiseaux, de la même couleur neutre que les pierres, et quelques lézards squameux comme des crocodiles. Le ciel demeure funèbre et bas, accentuant ces immenses tristesses et, de temps à autre, des grains de neige ou de grêle tombent encore sur nous.



Par mille mètres d’altitude environ, nous campons, au crépuscule d’hiver, entre des roches de cauchemar. C’est à l’ouverture d’une vallée large, sorte de plaine, murée de partout comme avec des amas de monstres morts.

Parmi ces grandes bêtes fossiles dont nous sommes entourés, nos Bédouins se cherchent des abris et allument des feux, sous des pattes, sous des têtes, sous des ventres, qui ont des poils presque luisants. Le ciel, d’une opacité de plomb, se mêle aux choses de la terre dans une confusion obscure. Cependant un reste de jour livide traîne encore, permettant de prendre conscience des lointains de cette plaine fermée, juste assez pour percevoir ce qu’ils ont de sinistre.

Et toujours la neige tombe, tombe sur notre campement perdu.

Alors, on sent bien ne pas être tout à fait des hommes de la tente, malgré le charme de la vie nomade par les belles journées de soleil ; l’homme des maisons de pierre, qui s’est formé au fond de nous-mêmes par des atavismes si longs, s’angoisse vaguement de n’avoir pas de toit, pas de murs, et de savoir qu’il n’y en a nulle part alentour, dans ce désert assombri dont l’étendue fait peur…