Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 28-31).
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VI

Étant donc partis de Rephidim, ils vinrent au désert de Sinaï et campèrent au désert.
(Exode, XIX, 2.)
Mardi, 27 février.

C’est le cinquième jour sans eau. Mais notre provision d’eau du Nil nous suffit encore.

Marché tout le matin dans cette même plaine d’hier, où les genêts ont fait place à de plus rares touffes de plantes, d’un vert blanchâtre, à moitié ensablées, sortes de boules d’épines qui blesseraient les pieds comme des hérissons de fer.

Nous commençons à rencontrer de grandes pierres noires, qui se tiennent debout sur le sable, plantées comme des hommes ou comme des menhirs. D’abord isolées, elles deviennent toujours plus nombreuses — et aussi toujours plus hautes ; puis, peu à peu, à mesure que nous cheminons, doucement balancés, elles prennent des dimensions de donjons, de tours, de forteresses ; elles finissent par se rejoindre toutes, formant des couloirs, simulant les rues de quelque cyclopéenne ville détruite — et nous enserrent entre des parois sombres.



La halte méridienne est dans une de ces vallées sinistres…

Tandis que nous dormions là, sur nos tapis étendus, de sauvages clameurs de voix tout à coup se répercutent dans les pierres sonores. Ce sont nos gardes, nos chameliers, nos chameaux qui s’annoncent et qui vont passer ; c’est toute la plus lente caravane qui, chaque jour, nous suit le matin et prend de l’avance pendant notre repos de midi, pour nous précéder à l’étape du soir. Bêtes et gens ont l’habitude, au passage, de nous saluer par des cris, et aujourd’hui leurs voix s’exagèrent, éveillent des échos surprenants dans ces roches desséchées qui vibrent comme des bois morts.



Jusqu’à l’heure du Moghreb, nous continuons de cheminer dans d’étroites vallées sinueuses ; mais leurs parois changent de nature et de couleur ; elles deviennent en granit rose, veinées de larges bandes de granit bleu ou de granit vert.

La région est moins désolée aussi, car voici des arbres, les premiers sur notre chemin depuis cinq jours. Oh ! de bien misérables petits arbres, espèces de mimosas épineux, comme ceux du Sahara, du Sénégal et d’Obock ; à ce printemps hâtif, ils sont fraîchement reverdis d’imperceptibles feuilles pâles. Et par terre, il y a quelques fleurettes blanches, très fines, parmi les granits émiettés.

À un carrefour de ces vallées, rencontré deux adorables bébés bédouins, le frère et la sœur, qui nous regardent venir avec un effarement dans leurs yeux de sombre velours. Ils nous disent qu’il y a des campements par là, dans la montagne ; en effet, nous entendons dans le lointain l’aboiement des chiens de garde signaler notre présence. Et bientôt après, nous apercevons des troupeaux de chèvres, que gardent des Bédouines vêtues et voilées de noir.

Le vieux cheik de nos chameliers vient ensuite me demander la permission de nous quitter jusqu’à demain, pour aller dans cette tribu où il a des fils.



Nous passons dans les parages de la « Montagne de la Myrrhe » et maintenant tout le désert embaume ; de maigres petites plantes clairsemées, qui, de temps à autre, s’écrasent sous les pieds de nos dromadaires, répandent des arômes exquis et inconnus.

Le sol de ces interminables défilés s’élève de plus en plus, par degrés à peine sensibles, vers le plateau central, et continuera de s’élever ainsi pendant deux journées encore, pour nous mener doucement jusqu’à l’altitude de deux mille mètres où nous rencontrerons le couvent du Sinaï.

Les tourmentes géologiques n’ont pas encore pris fin dans la région où nous sommes ; tout récemment, des montagnes ont dû crouler, s’émietter sur le sol avec des bruits de fin de monde, car de gigantesques ruines, aux brisures toutes fraîches, attestent partout des cataclysmes d’hier. Et nous suivons notre pente ascendante sur des éboulements de granit bleu ou de granit rose, entre des mornes faits des mêmes pierres, le plus souvent lézardés jusqu’à la base, qui semblent prêts à des effondrements prochains.

Pour la nuit, nous campons entre de farouches et effroyables remparts de granit rouge, dans une vallée déjà haute où l’air devient glacé.