Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 23-27).
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V

Lundi, 26 février.

Chaque matin, s’éveiller en un point différent du vaste désert. Sortir de sa tente et se trouver dans la splendeur du matin vierge ; détendre ses bras, s’étirer demi-nu dans l’air froid et pur ; sur le sable, enrouler son turban et se draper de ses voiles de laine blanche ; se griser de lumière et d’espace ; connaître, au réveil, l’insouciante ivresse de seulement respirer, de seulement vivre.

Et puis partir, très haut monté sur le dromadaire éternellement marcheur, qui va l’amble égal jusqu’au soir. Cheminer en rêvant, cheminer, cheminer toujours, ayant devant soi la tête poilue ornée de coquillages et le long cou de la bête, qui fend l’air avec des oscillations de proue de navire. Voir les solitudes passer après les solitudes ; tendre l’oreille au silence, et ne rien entendre, ni un chant d’oiseau, ni un bourdonnement de mouche, parce qu’il n’y a rien de vivant nulle part…

Après l’aube froide, tout de suite le soleil monte et brûle. Les quatre heures de route du matin, marchant vers le Levant, avec la lumière en face, sont les plus éblouissantes du jour. Ensuite, en un lieu quelconque choisi par notre fantaisie, sous une tente légère et vite dressée, c’est la halte de midi, pendant laquelle la caravane plus nombreuse, plus lente, de nos Bédouins et de nos chameaux porteurs nous rejoint, passe avec des cris de fête sauvage, et disparaît dans l’inconnu d’en avant. Puis, après les quatre heures encore d’étape du soir, c’est enfin la bonne arrivée dans le lieu toujours imprévu du repos de nuit, c’est la joie simplement physique de retrouver sa tente, devant laquelle le dromadaire docile vous dépose en s’agenouillant.



Ce matin, nous commençons la journée dans des vallées chaudes, entre d’étouffantes montagnes. Le soleil est morne, morne ; c’est comme un grand éblouissement triste qui tomberait du ciel. Sur le sable qui miroite, les yeux fatigués suivent les ombres des chameaux cheminants, et comme toujours, quand on les relève vers les montagnes lointaines, elles semblent noires par contraste avec l’éclat de ces sables proches.

Vers l’après-midi, nous sommes très haut, dans ces solitudes intérieures de la presqu’île sinaïtique ; alors, des espaces nouveaux se découvrent de tous côtés, et l’impression de désert devient plus angoissante, à cause de cette affirmation visible de son immensité.

Et c’est une magnificence presque effroyable… Dans des lointains si limpides, qu’on les dirait beaucoup plus profonds que les habituels lointains terrestres, des chaînes de montagnes s’enlacent et se superposent, avec des formes régulières, qui, depuis le commencement du monde, sont vierges de tout arrangement humain, avec des contours secs et durs qu’aucune végétation n’a jamais atténués. Elles sont, aux premiers plans, d’un brun presque rouge ; puis, dans leur fuite vers l’horizon, elles passent par d’admirables violets, qui bleuissent de plus en plus, jusqu’à l’indigo pur des lointains extrêmes. Et tout cela est vide, silencieux et mort. C’est la splendeur des régions invariables, d’où sont absents ces leurres éphémères, les forêts, les verdures ou les herbages ; c’est la splendeur de la matière presque éternelle, affranchie de tout l’instable de la vie ; la splendeur géologique d’avant les créations…



Le soir, d’une hauteur plus éloignée, nous découvrons une plaine sans bornes visibles, toute de sable et de pierre, tachetée de chétifs genêts roux. Elle est inondée de lumière, brûlée de rayons, et notre camp déjà dressé là-bas, nos infiniment petites tentes blanches, figurent des habitations de pygmées au milieu de ce resplendissant désert.



Oh ! le coucher de soleil, cette fois-là ! Jamais nous n’avions vu tant d’or répandu pour nous seuls autour de notre camp solitaire. Nos chameaux, qui font leur promenade errante du soir, étrangement agrandis comme toujours sur l’horizon vide, ont de l’or sur leurs têtes, sur leurs pattes, sur leurs longs cous ; ils sont tout lisérés d’or. Et la plaine est d’or entièrement, les genêts sont des broussailles d’or…

Puis vient la nuit, la limpide nuit avec son silence…

Et c’est, à ce moment, une impression d’effroi presque religieux que de s’éloigner du camp et de le perdre de vue ; de se séparer même de cette petite poignée de vivants égarés au milieu d’espaces morts, pour être plus absolument seul, dans du néant nocturne. Moins lointaines, moins inaccessibles qu’ailleurs, les étoiles brillent au fond des abîmes cosmiques, et, dans ce désert, immuable et sans âge, d’où on les regarde, on se sent plus près de concevoir leur inconcevable infini ; on a presque l’illusion de participer soi-même aux impassibilités et aux durées sidérales…