Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 17-22).
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IV

Dimanche, 25 février.

Au lever du soleil splendide, notre camp s’éveille, s’ébranle, se replie pour le départ. Au-dessus des rochers qui tendaient derrière nous leur muraille, se tient la lune blanche qui, de son œil éteint dans le ciel bleu, nous regarde partir.

D’abord, jusqu’au brûlant midi, les solitudes sont semées de cailloux noirs, comme saupoudrées de charbon, et ces cailloux luisent, brillent sous l’ardent soleil, donnant une illusion d’humidité aux altérés qui passent. Elles défilent pendant des heures, les solitudes noires, pleines de miroitements ; par places, des salpêtres, des affleurements de sels y font des marbrures grises. Rien ne chante, rien ne vole, rien ne bouge. Mais le silence immense est martelé en sourdine par le piétinement incessant et monotone de nos chameaux lents…

Vers midi, passe une région moins morte. Au bord de quelque chose qui doit être le lit desséché d’un torrent, croissent des tamarins incolores, de pâles genêts à petites fleurs blanches, — et même deux hauts palmiers. Une hirondelle grise nous croise d’un vol effaré, des mouches reparaissent autour des yeux pleurants de nos chameaux. Tout un essai de vie. Et deux grands oiseaux noirs, les maîtres de ce lieu, déploient leurs ailes, poussent leur cri dans ce silence.

Nos Bédouins d’escorte, voyant les palmiers, flairent qu’il y a de l’eau sous leur ombre mince et y conduisent nos bêtes. En effet, dans un creux de sable, un peu d’eau s’est amassée, et les chameaux, en grondant de joie, s’en approchent, essayent d’y plonger, à deux ou trois ensemble, leurs museaux, emmêlant leurs longs cous tendus.

Puis le désert recommence, plus sec et plus stérile. Nous nous éloignons toujours de la mer Rouge, depuis hier disparue, nous enfonçant dans les contrées montagneuses de l’intérieur. Combien de vallées lugubres, de grands cirques désolés, traverserons-nous encore, avant le repos du soir ! Nos chameaux vont toujours, toujours au même rythme balancé qui endort, suivant presque d’eux-mêmes les imperceptibles sentes du désert, qu’ont suivies et tracées, depuis des âges sans nombre, les bêtes pareilles dont ils descendent, dans cette même direction, la seule un peu fréquentée de l’Arabie sinaïtique.

Vers le soir, passent trois femmes impénétrablement voilées, sur de jeunes chamelles le museau au vent. Un moment plus tard, un garçon, tout de bronze, qui paraît inquiet de leur fuite, suit la même direction qu’elles, dans la solitude où nos yeux les ont perdues. Son chameau, orné de broderies en coquillages, a des franges et des glands de laine noire, qui flottent au vent de sa course.

Autour de nous, à mesure que s’en va la journée, les montagnes s’élèvent et les vallées se creusent. Les montagnes sont de sable, d’argile et de pierres blanches : amas de matières vierges, entassées là au hasard des formations géologiques, jamais dérangées par les hommes, et lentement ravinées par les pluies, lentement effritées par les soleils, depuis les commencements du monde. Elles affectent les formes les plus étranges, et on dirait qu’une main a pris soin de les trier, de les grouper, par aspects à peu près semblables : pendant une lieue ce sont des suites de cônes superposés, étagés comme avec une intention de symétrie ; puis les pointes s’aplanissent, et cela devient des séries de tables cyclopéennes ; ensuite viennent des dômes et des coupoles, comme des débris de cités fossiles. Et on reste confondu devant la recherche et l’inutilité de ces formes des choses, — tandis que tout cela défile dans le même silence de mort, sous la même implacable lumière, avec toujours ces parcelles brillantes de mica, dont le désert est pailleté ici comme un manteau de parade.

De temps à autre, un des chameliers chante, et sa voix nous tire d’une somnolence ou d’un rêve. Son chant est plutôt une suite de cris d’appel, infiniment tristes, où le nom terrible d’Allah sans cesse revient : — il éveille, dans les parois des vallées, de clairs échos, des sonorités presque effrayantes, qui dormaient.



Le soir, à l’heure où la magie du couchant descend pour nous seuls sur le désert, nous campons dans un grand cirque mélancolique et encore sans nom, tout d’argile grisâtre, entouré d’une muraille de rochers géants. Le lieu est sans eau ; mais, pour deux ou trois journées encore, nous avons de l’eau du Nil et le cheik, notre guide, promet de nous faire camper demain soir près d’une source.

Sitôt les tentes montées, nos chameaux, débarrassés de leurs charges lourdes, se répandent autour du camp, à la recherche des rares genêts ; nos Arabes, à la recherche des brindilles sèches pour faire du feu — semblables alors à des sorcières en longues robes qui ramasseraient des herbes, à l’approche du soir, pour des maléfices. Et pendant une nuit, notre petite ville nomade apporte l’illusion de la vie dans ce lieu perdu où elle ne reviendra jamais plus et où retombera demain le silence de la mort.

Il est d’une désolation de plus en plus grandiose, ce lieu, à mesure que le soleil s’abaisse et s’éteint. Cirque immense, entouré comme d’éboulements de villes, de chaotiques choses, renversées, exfoliées, creusées en fissures ou en cavernes. Et cela — comme nos chameaux, comme nos Bédouins, comme le sol et comme tout — est de ces nuances de cendre ou de brun ardent qui forment le fond éternel, le fond neutre et pourtant si intensément chaud, sur lequel le désert jette et déploie toutes ses fantasmagories de lumières.

Voici l’heure du couchant, l’heure magique ; sur les cimes lointaines, apparaissent, pour de furtives minutes, les violets incandescents et les rouges de braise ; tout semble receler du feu…

Et maintenant le soleil est couché ; mais, bien que tout s’assombrisse, du feu latent, du feu qui tarde à s’éteindre, couve encore longuement sous ces bruns et ces gris de cendre qui sont les vraies couleurs des choses… Puis un frisson passe, et subitement le froid tombe, l’inévitable froid du soir au désert.



Quand la nuit est venue, quand les étoiles sont allumées dans l’immense ciel, et que nos Bédouins, comme de coutume, se sont assis en rond autour de leurs feux de branches — silhouettes noires sur des flammèches jaunes — douze d’entre eux se détachent, viennent se ranger, devant nos tentes, en cercle autour de l’un qui joue de la musette, et commencent de chanter un chœur. Suivant la cadence lente que le joueur de musette leur marque, ils balancent la tête en chantant. L’air est vieux et lugubre, tel sans doute qu’on en entendait au désert quand passa Moïse. Plus triste que le silence, cette musique bédouine qui s’élève, inopinément gémissante, et qui paraît se perdre dans l’air déshabitué de bruit, avide de son comme ces sables d’ici seraient avides de rosée…