Revue des Deux Mondes4e période, tome 143 (p. 721-769).

QUATRIÈME PARTIE[1]


I

L’armée, depuis six jours, était bloquée sous Metz. Le grand Quartier général s’était établi au Ban Saint-Martin. Le 23, Du Breuil, qui logeait avec Restaud chez une veuve, Mme Guimbail, se rendit aux bureaux comme d’habitude. Il y remarquait un garde forestier de haute stature, portant sa barbe taillée en collier, la barbe des « anabaptistes ». L’homme était en train de répondre aux interrogations de Laune. Charly s entra, fit un signe ; le garde le suivit. Laune sortit également ; un long moment, dehors, les deux colonels et l’homme s’entretinrent. Du Breuil s’informait. Décherac lui dit :

— On croit qu’il apporte une dépêche de Mac-Mahon. Le maréchal viendrait à notre secours en passant par le nord.

— Parions alors, dit Floppe, que nous allons sortir par le sud. Bon moyen pour ne pas nous rencontrer !

Laune ne voulut rien dire. Au dehors, le bruit d’une dépêche apportée par un émissaire de Mac-Mahon courait. On en parlait en ville, apprit Du Breuil le lendemain ; et déjà l’exagération… Mac-Mahon était arrivé à Montmédy avec soixante-dix batteries de 12, attelées avec 22 000 chevaux des omnibus de Paris !

On pouvait, grâce aux échanges de prisonniers et aux renseignemens obtenus par Charlys se représenter à peu près les forces de l’ennemi. On savait que le 18 le roi de Prusse avait lui-même dirigé l’armée allemande. Aujourd’hui 200 000 hommes nous bloquaient : six corps, appartenant à la première et à la deuxième armée commandées par Frédéric-Charles, fermaient le cercle ; on en signalait deux autres, vers Roncourt et sur la route de Briey. La sortie serait chaude ! Quelle direction prendrait-on ? Là-dessus, les avis se partageaient :

— Pourquoi, disait l’un, ne pas se jeter dans l’est, trancher ainsi les communications avec l’Allemagne et prendre les Prussiens au piège entre les Vosges et la Meuse ? — Décherac proposa : — En s’avançant au sud, appuyés sur les flancs par la Moselle et la Seille, on couperait les lignes d’opération du Prince Rouge et, sitôt qu’on aurait atteint Frouard, on menacerait celles du Prince Royal. — Eh bien, moi, dit Francastel, je chasserais l’ennemi des positions de Saint-Privat, je me rouvrirais la route de Briey et je gagnerais la Meuse au plus vite.

— Oui, Picrochole ! murmura Floppe, qui avait lu Rabelais. Massoli se désintéressait de la question :

— Ce que je ne comprends pas, dit-il de sa voix grasse, c’est que le maréchal n’ait pas encore distribué les récompenses, ni fait les citations à l’ordre de l’armée. La valeur de nos troupes, dans ces trois combats, méritait mieux qu’un ordre général ampoulé.

La rosette hypnotisait le gros homme ; il lui semblait que l’héroïsme des autres devait lui profiter. Francastel dit :

— Ma foi, un bout de ruban rouge ferait l’affaire de plus d’un.

Il se fût contenté d’être cet un. Des regards convergeaient vers Du Breuil. Son action d’éclat, le soir du 18, la Marseillaise arrêtant le flot des fuyards, était connue ; Laune, Charlys, l’en avaient félicité chaudement.

La nécessité de sortir, de tendre la main à Mac-Mahon, l’impossibilité de prolonger l’inaction sous les murs de Metz, apparaissaient à l’armée entière. Après la glorieuse série des derniers combats, chacun, frémissant encore, ne demandait qu’à vaincre. Toutes les âmes se tendirent vers l’espoir d’une bataille décisive. Bazaine, fidèle en apparence à son plan du 19, transmis par dépêche à l’Empereur : « Je compte toujours prendre la direction du nord-est et me jeter par Montmédy sur la grande route de Sainte-Menehould à Châlons, si celle-ci n'est pas trop fortement occupée ; dans le cas contraire, je marcherai par Sedan et même par Mézières pour gagner Châlons », fidèle, semblait-il, à sa dépêche du 23 : « il ne resterait à cheval sur les deux rives de la Moselle que les armées du prince Frédéric-Charles et du général Steinmetz… Si les nouvelles ci-dessus se confirment, je pourrai entreprendre la marche que j’avais indiquée précédemment par les forteresses du nord, afin de ne rien compromettre… » Bazaine avait songé d’abord à prendre la grande route de Thionville.

L’Orne franchie à son confluent, on se dirigerait à marches forcées par les routes de Longwy et de Longuyon. Mais le danger de s’avancer dans une vallée très étroite, sous le feu battant des hauteurs, faisait bientôt changer de plan. La sortie aurait lieu par Sainte-Barbe. Là, l’espace était vaste, le déploiement facile, de nombreuses routes conduisaient vers le nord. Les dispositions prises annonçaient le départ : ordre de réduction des bagages en cas de marche ; prescription au général Coffinières de jeter deux ponts sur les bras de la Moselle formant l’île Chambière ; réunion de la cavalerie de réserve à la division du général Desvaux ; réorganisation de l’artillerie du 6e corps.

Ces mesures surexcitaient les esprits ; les souvenirs de Borny et de Rezonville ravivaient la confiance. Malgré les fréquentes paniques, le désordre, le relâchement de la discipline, les instincts de maraude, malgré tous les élémens de dissolution que pouvait traîner cette armée jusque-là mal commandée, mal soignée, mal nourrie, les soldats de Bazaine avaient une force invincible. Des régimens magnifiques, vieux soldats d’Italie, de Crimée, la Garde impériale, formaient des blocs inébranlables dans cet immense et mouvant agglomérat d’hommes. Un seul cri venait aux lèvres : Marche ! Un chef qui les menât, voilà ce que tous réclamaient, du commandant de corps au plus humble fantassin. Du Breuil, à présent, connaissait ces innombrables visages empreints, tantôt de morne lassitude, tantôt de rage sourde, ces yeux qui ne comprenaient pas, ces bouches qui crachaient l’invective, ces bras qui retombaient de stupeur ! Pas un geste qui n’exprimât le douloureux étonnement de tant de forces sacrifiées, perdues ! Une vie ardente renaissait maintenant sur les faces, un éclair brillait dans les yeux à la pensée de se battre enfin, non plus sur une position gardée, mais tambours lançant la charge, en avant, avec la vieille furie française ! Du Breuil en eut l’impression saisissante en passant auprès des lanciers de la Garde, cantonnés sous ses fenêtres.

Trois d’entre eux causaient.

— Ça va chauffer ! disait l’un. — Pas trop tôt ! murmurait l’autre. Et le troisième, Saint-Paul, le vieux maréchal des logis de Saint-Cloud témoin de la mort de Lacoste, aiguisait son sabre avec un mutisme farouche, un étrange sourire sous ses énormes moustaches. Il leva les yeux vers Du Breuil. Un lien de silence s’était noué entre eux, avec une sympathie chez Du Breuil, un embarras chez tous deux. Se rappelant la légère humiliation qu’il lui avait infligée à Saint-Cloud : — « Allons, maréchal des logis, réveillez-vous ! donc ! » Du Breuil croyait toujours lire un reproche dans l’immuable respect du vétéran. Cependant l’intérêt qu’ils portaient à la bonne bête de Lacoste, Musette, les rapprochait. Le vieux Saint-Paul la surveillait avec des yeux jaloux, depuis qu’elle était rentrée dans le rang. Cette fois encore, Du Breuil s’arrêta, prit des nouvelles de la jument. Il ajouta :

— Elle va bientôt marcher.

Le vétéran, appuyé sur son sabre, dit avec un regard lointain, une voix goguenarde :

— La fatigue est bonne, c’est le repos qui ne vaut rien !

On s’entretenait dans les bureaux de la visite rendue en ce moment au maréchal par les généraux Soleille et Coffinières. Ils empruntaient aux événemens, — l’un commandant l’artillerie de l’armée, l’autre commandant le génie et gouverneur de Metz, — une importance considérable. Il ne perça rien de leur entretien. Dans la soirée, Décherac racontait à Du Breuil : — La mésintelligence gagne maintenant Charlys et Jarras ! Je venais de monter des pièces dans la chambre du général quand Charlys est entré : — « Mon général, voici les ordres de mouvement que m’a prescrits hier le maréchal. Veuillez en prendre connaissance. » Le général a répondu : « Allez les faire signer au maréchal. » Et comme Charlys insistait : — « Vous les avez faits. Allez les faire signer ! »

Les troupes devaient, le lendemain 26, lever le camp à la pointe du jour. Les 2e, 4e, 6e corps et la Garde, qui depuis le 19 étaient massés sur la rive gauche, franchiraient la Moselle par la ville et les deux ponts de Chambière. Le 3e corps, qui, depuis le 22, était passé sur la rive droite, s’établirait en arrière de Noisseville. Le maréchal se réservait de donner ses instructions sur le terrain. Il avait plu toute la journée ; la nuit fut longue pour Du Breuil, dans cette petite maison du Ban Saint-Martin, où il vivait depuis huit jours. Une dormit pas. Les morts le tourmentaient, ceux qu’il avait tant aimés, Lacoste, d’Avol ; ceux qu’il avait connus, Vacossart, Kelm, d’autres.

Les Bersheim ? Du Breuil n’avait pas eu le temps de leur rendre visite, ni le courage. À quoi bon aller se faire plaindre ?… Il songeait à Anine. Plaindre ? Est-ce le sentiment qu’elle eût éprouvé. Il se sentait amoindri dans son orgueil de soldat. Au matin, Frisch lui apprit que Titan, le chien de Lacoste, était mort. Il alla le voir, l’animal était raide. Mme Guimbail, la propriétaire, était là, jeune femme sèche, en noir, qu’on ne rencontrait jamais dans l’escalier ni les couloirs ; elle rougit d’être surprise en cornette de nuit et disparut. Frisch caressa la tête de Titan :

— Il avait plus de cœur qu’un homme ! dit-il.

Le ciel était nuageux, l’humidité pénétrante. Entre des éclaircies de soleil, des averses tombaient. Depuis l’aube, les troupes passaient la Moselle. Des aides de camp, des estafettes apportaient les nouvelles. Le 2e corps, dès trois heures du matin, s’était mis en route, par le pont des Morts et la ville ; de ce côté, nul contretemps. Mais, aux ponts d’aval et d’amont jetés sur les deux bras de l’île Chambière, des arrêts se produisaient. Le pont d’aval, construit avec de vieux chevalets, afin de ménager le matériel neuf de l’armée, ne pouvait supporter ni cavalerie ni artillerie ; canons, caissons, prolonges et chevaux du 6e corps étaient forcés de faire un détour considérable pour aller franchir l’autre pont, réservé au 4e corps. Bien que tous les bagages eussent été laissés à Chambière, l’encombrement des troupes, le long de la rampe du village Saint-Julien, était énorme. Elles n’avançaient qu’avec une extrême lenteur, en retard, comme toujours.

Fiévreuse, inquiète, maussade, l’agitation du grand Quartier général, autour de la maison du maréchal ! Dès neuf heures, les chevaux bridés, on attendait l’ordre du départ ; on ne sait quelle tristesse de mauvais augure, sur les groupes, planait. On se parlait à voix basse. On commentait l’attitude de Soleille et de Coffinières. Bien que leur conversation de la veille avec le maréchal n’eût pas transpiré, on croyait en connaître le sens. On ne doutait pas qu’ils n’eussent fait tous leurs efforts pour déterminer Bazaine à rester sous Metz, Soleille toujours timoré, Coffinières préoccupé du sort de la ville. Ce matin même, assurait-on, ils lui avaient adressé une note explicative où ils reproduisaient leurs argumens, rejetaient à l’avance toute responsabilité sur le commandant en chef. Bien plus, Coffinières se présentait chez le maréchal, et de nouveau insistait. Ses raisons ? nécessité de garder Metz comme point d’appui des opérations, avantage d’immobiliser toute une armée ennemie ; Mac-Mahon aurait le temps de se reconstituer, Paris d’organiser la défense. Sa grande crainte, c’était que Metz, avec ses forts insuffisamment armés, sa garnison de 19 000 hommes et de 4 000 gardes nationaux, ne tînt pas quinze jours… Le général Soleille n’était pas moins inquiet. Les approvisionnemens suffiraient-ils à plusieurs batailles ? Il y avait bien un convoi de vivres à Thionville, mais on n’y était pas encore.

Du Breuil ne répondit pas. Il était triste, comme s’il devait lui arriver malheur : cependant, il ne portait plus à son doigt l’opale de Mme de Guïonic. Bah ! la suite d’une mauvaise nuit, voilà tout ! Il songea à sa propriétaire : la veuve, timidement, à l’heure des adieux, l’avait prié d’accepter quelques provisions pour la route. De braves cœurs, ces Lorrains ! Il consulta sa montre. Pourquoi ne part-on pas ?… Charlys était blême… Encore un qui avait mal dormi !…

Une averse tombait, quelle boue déjà ! Triste chose pour les troupes, sous les armes depuis trois heures du matin, grands troupeaux en marche entassés là-bas, sur la rampe du Saint-Julien. Comme on les éreintait, comme on se souciait peu de leurs besoins et de leur lassitude ! Voyons, est-ce que le chef d’état-major général n’aurait pas dû pourvoir à l’emploi des routes qui mènent au plateau ? Pourquoi n’utilisait-il pas les officiers d’état-major ? Encore une rafale ! Onze heures et demie. En selle enfin ; l’on part !

— Vous verrez, dit Massoli, qu’on ne fera rien aujourd’hui. Toutes ces lenteurs donnent à l’ennemi le temps de se mettre en défense.

Quelques chasseurs à cheval seulement pour l’escorte ; tout l’état-major, plus de cinquante officiers, suivaient le maréchal.

On rencontra près de la gare de Thionville le général Bourbaki. Le maréchal l’informait qu’il eût à se réunir aux commandans de corps d’armée, au quartier général de Saint-Julien, dès son arrivée. Du Breuil serra la main du commandant Carrouge, un des officiers de Bourbaki. Dix minutes après, le chef d’escadrons d’Homolle, de l’état-major particulier de Bazaine, allait prescrire au commandant de la Garde de suspendre le mouvement et d’attendre de nouveaux ordres.

— Qu’est-ce que je vous disais ? fit Massoli.

Il baissa le nez. Des torrens d’eau, comme on passait la Moselle, ruisselaient sur le cortège. Certains enfonçaient le cou dans leur macferlane, d’autres inclinaient leurs capuchons pointus. L’ouragan emportait des nuages noirs ; des piques d’eau transperçaient les habits, entraient dans les bottes ; les chevaux glissaient, leurs sabots faisaient rejaillir les flaques.

— Les pauvres diables !… dit Restaud. Il pensait aux soldats, depuis la diane… Les régimens englués, les pièces embourbées, les chevaux même, qui peinaient davantage ! Massoli parut étonné :

— Le jus de grenouille est pour tout le monde.

— Nous ne sommes pas à plaindre, protesta Restaud.

— Je vous demande bien pardon, je n’ai pas déjeuné !

— Moi non plus, fit Restaud, très sec.

Massoli, vexé, retint son cheval, alla se mettre au pas de Floppe ; ils épousèrent leurs rancunes. Floppe put blaguer à son aise les « poseurs », Restaud, Du Breuil, Laune.

Hors la ville, la campagne n’offrait que dévastation : villas rasées, arbres abattus, champs éventrés, fruitiers à sac. La mise en état de défense, le pillage des convoyeurs et des soldats avaient fait un désert de ce doux pays. La terre, défoncée par les attelages, soulevée, creusée par les obus, montrait ses entrailles. Une odeur épouvantable s’éleva. Il y avait par là des morts mal enterrés. On entendait çà et là des coups de feu, le bruit sourd du canon. La pluie redoublait de violence, le tonnerre grondait, le vent soufflait en tempête.

— Jamais, dit Francastel, nous ne pourrons nous battre par un temps pareil.

On arrivait au château de Grimont, gardé par le 60e de ligne. Pied à terre. On attendit les commandans de corps d’armée que le maréchal avait fait prévenir.

— Un vrai décor de mélodrame, n’est-ce pas ? dit Laune à Charlys, en désignant la maison fortifiée, volets pendans, fenêtres bouchées de sacs de terre, murs des jardins crénelés, et le bois qui s’étendait en avant, rasé, tous les arbres gisans.

Charlys eut un sourire singulier :

— Puissiez-vous ne pas avoir été prophète sans le savoir.

Il ajouta, ironique :

— Il pleut trop pour rien tenter. Le maréchal aura vite fait d’en convaincre ces messieurs. Et le mélodrame, non ! la farce sera jouée.

L’un après l’autre, suivis de leurs états-majors, les commandans de corps parurent. Ils provoquaient des sentimens divers : Canrobert, la sympathie ; Ladmirault, l’estime ; Lebœuf et Frossard payaient leur tort d’avoir été malheureux. Sur le passage de Coffinières, géant aux moustaches de Gaulois, un silence se fit. On redoutait aussi l’importance du général Soleille. Du Breuil serra la main de Laisné qui accompagnait Frossard, de Blache qui, derrière Lebœuf, se secoua en grognant. Il aperçut avec plaisir le comte de Cussac. Un petit homme à barbe frisée vint à lui tout souriant, une grâce hébraïque dans ses regards malins : le commandant Gex, de l’état-major de Canrobert. D’autres appartenaient à Soleille, à Coffinières ; les deux neveux de Bazaine étaient là. Un aumônier aborda Du Breuil. C’était Trudaine, venu aux nouvelles.

— Eh bien, commandant, ça chauffe moins qu’à Bruville ? Après le feu, l’eau.

Il avait toujours du tabac dans ses poches, mais en l’offrant, il s’aperçut avec désespoir que son « scaferlati » était mouillé.

— En foulez-vous du sec ? dit une voix.

Du Breuil s’étonna de voir Gugl, les épaules serrées sous un vieux caoutchouc verdi. Le juif, soulevant une toile cirée, découvrit la grande boîte vitrée qu’il portait à la ceinture. Elle contenait de tout : du tabac, des allumettes, des flacons de rhum et du nougat. Gugl, devant la surprise de Du Breuil, marmonna :

— On a pien du mal à cagner sa paufre fie !

Il eut un humble et astucieux sourire, coula une pièce fausse à Trudaine avec sa monnaie, et rétrécissant encore les épaules, se faufila, l’œil quêteur, dans d’autres groupes.

— Le conseil est commencé, annonçait Décherac. Un silence tomba. — Savez-vous, ajouta-t-il en baissant la voix, ce que le maréchal a laissé échapper devant Jarras, en venant : « Que vont-ils me dire ? » Bizarre, n’est-ce pas ?

— Vous allez vous moquer de moi ? confia Restaud à Du Breuil. Je me sens lugubre. Regardez autour de nous. Du Breuil vit Laune impatient. Xharlys, dominant tout le monde de la tête, regardait fréquemment au loin. Le colonel Jacquemère paraissait désolé, peut-être seulement de la fluxion qui lui gonflait la joue ; — les autres restaient moroses, silencieux, en tas, tendant le dos à l'orage. La rafale fouettait. Des éclats de tonnerre se répercutaient au loin. Des groupes erraient dans les salles basses, campaient dans les cuisines, sous les hangars. On ne parlait plus, on chuchotait. Plus la conférence, là-haut, se prolongeait, plus l’inquiétude grandissait. Les minutes s’écoulaient, lentes comme des heures.

— Voilà Bourbaki ! dit Floppe.

Boueux, superbe, tout d’élan, le commandant de la Garde arrivait, jetait la bride de son cheval, s’élançait.

— Pas l’air commode, fit de Cussac.

— Dame ! expliqua le commandant Carrouge qui mettait pied à terre, très excité, — le retard aux ponts encombrés… puis Bazaine que nous avons vainement cherché à Saint-Julien. Est-ce qu’on a de mauvaises nouvelles de Mac-Mahon ? Pourquoi ne marche-t-on pas ?

— Parce qu’il pleut ! dit brutalement Blache. On le poussa du coude ; un des neveux du maréchal passait à côté de lui.

— Je m’en fiche pas mal ! grogna le Sanglier. Il regarda l’abbé Trudaine qui regagnait sa petite voiture, fouettait son cheval :

— Ce brave prêtre, fit-il, serait bien mieux chez lui.

Le commandant Gex éternuait sans discontinuer ; il y eut des toux, des bâillemens féroces. Floppe, dont la cigarette s’éteignit, demanda des allumettes.

— Achetez-en au juif, dit Du Breuil.

On chercha Gugl. Il avait disparu. Le comte de Cussac pariait :

— Cinquante louis que nous ne percerons pas.

Il y eut un silence, des regards en dessous. Une voix vibrante résonna. Bourbaki appelait son aide de camp, le commandant Leperche :

— Allez prévenir le général d’Auvergne qu’il donne l’ordre à toute la Garde et à la réserve générale d’artillerie de reprendre sur-le-champ ses campemens du matin.

— La farce est jouée, dit Charlys à Laune.

Cussac ricana :

— Je vous aurais volé vos cinquante louis, messieurs. Je savais que le maréchal rentrerait ce soir au Ban Saint-Martin. Il y a laissé sa garde, et ses bagages n’ont pas été chargés.

Bourbaki parti, la conférence durait encore. La consternation était générale. Restaud regardait Cussac avec des yeux de souffrance irritée. Laisné fut frappé de sa physionomie ; il étira ses longues moustaches d’un air perplexe :

— Tout cela est bien triste, monsieur.

Des minutes encore, ou des heures. Les commandans de corps reparurent, Canrobert, les yeux animés, Lebœuf et Ladmirault encapuchonnés et mornes ; les états-majors se disloquaient ; un piaffement de chevaux, de brefs adieux ; et de bouche en bouche se mit à courir la nouvelle redoutée : « On ne sort pas… le mauvais temps… les troupes rentrent… » Le 2e corps restait sur la rive droite, le 4e et le 6e repassaient la Moselle, allaient s’établir sur la rive gauche.

La retraite, l’éternelle retraite !

— Il pleut moins, dit Du Breuil.

À cheval, de la boue jusqu’au haut des bottes, lentement, funèbrement, s’échelonnait le retour de l’escorte au quartier général. — « Nous ne sommes pas à plaindre ! » avait dit Restaud. Mais les troupes, pensait Du Breuil, les troupes percées jusqu’aux os, qui, dans un lent, interminable enchevêtrement, pas à pas, de halte en halte, allaient à la nuit regagner leurs bivouacs transformés en mares !… La pluie ! songeait-il avec rage, invoquer la pluie pour ne pas se battre ! Est-ce qu’il ne pleuvait pas aussi pour les Prussiens ?… Laune en avant, tête basse, écoutait Jarras. Il revint, dit à Charlys :

— C’est bien ce que je craignais ! Coffinières a insisté pour qu’on ne quitte pas Metz. Le général Soleille a invoqué l’insuffisance des munitions : nous n’en aurions plus que pour une bataille.

— Alors, fit Charlys, nous restons ?… Et les autres, ils n’ont rien dit ? Ils n’ont pas protesté ?

— Ils se sont rendus à l’opinion de Bazaine.

— Mais a-t-il parlé de Mac-Mahon ?

— Non. Pas un mot.

Charlys tressaillait.

— Qu’avez-vous ? demanda Laune.

— Rien.

Et tout bas :

— Si vous saviez…

À travers la ville, rentrée morne. Les habitans aux portes, l’air étonné, triste, soupçonneux. Les troupes que l’on dépassait, muettes, harassées, jetaient au groupe silencieux de l’état-major des regards de blâme et d’ironie. Personne à qui ne parût inacceptable la perspective de rester sous Metz, bloqués, inutiles, avec l’épuisement des vivres et des fourrages en perspective, le lent enlizement de l’armée affaiblie…

— Il fait beau ! dit Du Breuil avec étonnement.

Un rayon de soleil glissait entre les nuages. L’éclaircie bleue grandit, il fit tiède, radieux ; les mille flaques miroitèrent ; chaque goutte d’eau s’irisa, on vit luire les baïonnettes mouillées, s’allumer les broderies et les ors des uniformes. Mais ce ne fut qu’un sourire ironique du ciel, et, l’escorte rentrée au Ban Saint-Martin, la pluie recommença, lourde, pressée, inexorable.

II

La pluie encore ! Du Breuil la regardait tomber, de la fenêtre de sa petite chambre, retrouvée telle qu’il l’avait laissée, dans la maison de Mme Guimbail. Rien de changé à l’aspect du Ban Saint-Martin, boueux, défoncé. Seulement, les lanciers de la Garde n’y bivouaquaient plus. Le calendrier au mur portait : dimanche 28. Juste un mois que l’Empereur était entré à Metz avec son fils, sa maison, ses équipages, le glorieux cortège des victoires du règne, toutes les illusions de cette guerre néfaste !

On frappait à la porte ; quelque planton ?

— Entrez !

Un monsieur, gras, gros, souriant, fleuri, parut, se nomma :

— Dumaine.

C’était lui qui avait eu le plaisir d’annoncer au commandant le succès de Sarrebrück. — un soupir ; — ils avaient dîné ensemble un mois auparavant chez ces excellens Bersheim, mangé ce soir-là une dinde truffée, admirable ! — autre soupir. — Ah ! ce n’était pas aujourd’hui qu’on en mangerait une pareille… Tout renchérissait, les pommes de terre étaient hors de prix, le sel manquerait bientôt. Qu’allait-on devenir ?… Il dit le but de sa visite :

— C’est Bersheim qui m’envoie vous enlever. Êtes-vous libre, commandant ? venez déjeuner avec nous. Mon phaéton est en bas. Toujours affectueux, toujours prévenans, les Bersheim ! Justement Du Breuil avait quelques heures de loisir. Le vieux cheval de M. Dumaine trottait de guingois.

— Eh bien ! dit le gros homme avec satisfaction, on l’a fusillé ce matin !

— Qui donc ?

— Cette canaille, l’espion Schull que le conseil de guerre a condamné à mort dimanche dernier. Un homme très intelligent, commandant ! Il a bu son café au lait comme d’ordinaire. Je connais le pasteur qui l’a accompagné. — Il cligna l’œil gauche, et mystérieux : — Les espions pullulent. Comment en serait-il autrement ? Avec cette quantité d’Allemands qu’on s’est bien gardé d’expulser de Metz !… Mais vous êtes bien sérieux, commandant ? Pourtant, le triomphe de Mac-Mahon ?…

Du Breuil le regarda en face.

— Voyons ! Ce n’est pas moi qui vous l’apprends ? Un chasseur d’Afrique a apporté la nouvelle hier soir au Café parisien. Metz était en émoi. Seulement, par arrêté de Coffinières, on ferme maintenant les cafés à neuf heures ; aussi, quand on a voulu rechercher le chasseur, plus personne. Qu’est-ce qu’il disait ? Des choses inouïes !… Un grand combat sous les murs de Verdun ! Mac-Mahon a tué 35 000 Prussiens ; Steinmetz serait parmi les morts. Je n’invente rien. C’est dans le journal !

Il tira de sa poche l’Indépendant de la Moselle. Du Breuil, incrédule, parcourut la feuille : elle relatait aussi l’audace des espions allemands, prescrivait des mesures d’hygiène publique pour l’enlèvement des charpies souillées, qu’on voiturait par tonneaux.

M. Dumaine dit alors :

— Ah ! quelle tristesse ! Notre belle Esplanade, vous n’allez pas la reconnaître, elle est couverte de tentes ; il y a sur la place Royale des wagons de chemin de fer pleins de lits. Que de blessés ! Metz n’est qu’un hôpital ! — Il énuméra les bâtimens publics transformés en ambulances : le lycée, le collège des jésuites, les couvens, les écoles, les orphelinats, la nouvelle manufacture des tabacs, le Palais de Justice, la Préfecture, le jardin Fabert, les hôpitaux, le grand séminaire, le Sacré-Cœur, l’école normale, l’évêché, la maison d’arrêt, les casernes, l’hospice israélite, la communauté protestante, la ligue de l’enseignement, la loge maçonnique, l’École d’application.

— L’évêque visite tous les jours les ambulances. Le maire, le préfet et Mme Odent donnent l’exemple du dévoûment ; chacun rivalise de zèle. La ville a fait construire de vastes baraquemens au polygone de l’île Chambière. Les particuliers ouvrent toutes grandes leurs maisons. Pas d’habitant qui n’ait ses blessés. J’en ai trois pour ma part.

Il omit de dire qu’il les avait choisis peu entamés, pour avoir moins de soins à leur donner, mais que son mauvais calcul avait été déjoué, car ils se remettaient, mangeaient comme dix.

— Ce qui manque, ajouta-t-il, ce sont les médecins.

Pour augmenter les ressources médicales de Metz, on avait envoyé en ville le personnel de toutes les ambulances divisionnaires, on ne laissait subsister qu’une seule ambulance par corps d’armée. Les médecins civils soignaient les blessés des baraques du polygone. — Là, dit Dumaine, c’est comme à l’Esplanade, l’air balaye les miasmes ! — Et il exprima ses inquiétudes pour l’entassement des locaux fermés, redouta le typhus, la pourriture d’hôpital, etc.

— Avec cela, dit-il, on craint que les médicamens ne fassent défaut.

Son fouet indiquait des maisons transformées en ambulances ; le drapeau de Genève les signalait. Des rues entières exhalaient les odeurs du phénol ou du chlore ; on apercevait, à travers les vitres, des lits, des formes gisantes, des visages blancs, et, allant et venant, la tunique d’un major ou la cornette d’une religieuse. Ils se turent en rencontrant un tombereau couvert, qui emportait des morts.

— Chez les Bersheim, reprit Dumaine, il y a plus de quinze blessés. Allez ! Coco !

Le vieux cheval traversait la place pavée de la Cathédrale. Le portail néo-grec construit sous Louis XV choquait toujours Du Breuil par sa disproportion avec l’immense vaisseau gothique, illuminé de larges fenêtres ogivales, transparent de verrières. Bien des fois, officier-élève, il avait été chercher l’ombre et le recueillement dans une des trois nefs solennelles, ou bien, montant à la plate-forme de la tour du Midi, il avait contemplé le vaste paysage ensoleillé. Plus haut encore s’élevait la flèche ajourée ; on n’y grimpait pas sans vertige. Il songea à la vieille Mutte fameuse, qui, aux jours de solennité, ébranlait la tour de sa voix puissante :

— Une fière cloche ! dit M. Dumaine. Quand sonnera-t-elle le triomphe de nos armes ?

La voiture entrait dans la cour des Bersheim. Trois brancards dans un coin, un matelas séchait. Bersheim parut sur le perron, vieilli, les yeux brillans. Il tendit les mains à Du Breuil, avec un air de reproche :

— Mon ami, il faut donc aller vous chercher ?

Et sans le laisser parler :

— Je sais, je sais… mais votre silence a bien peiné quelqu’un.

Du Breuil rougit, et plus encore, de sa méprise. Anine ? Non, bien certainement il ne s’agissait pas d’elle.

— Je vous ai pourtant écrit, un commissionnaire vous a porté ma lettre. — Voyant qu’il ne comprenait pas : — Vous ne l’avez donc pas reçue ? Vous ne savez donc pas que d’Avol est ici ?

— Ici !

Le cri lui échappa, comme sous l’incision d’un bistouri qui perce et soulage. Ici ! d’Avol sauvé, d’Avol à Metz ! d’Avol échappé aux Prussiens ! d’Avol dont personne n’avait pu lui donner des nouvelles !…

— Mais oui, jeudi, un de nos majors a ramené 300 blessés de Saint-Privat. Jugez de mon étonnement en voyant apporter d’Avol. On m’avait dit qu’il était tué. Venez vite l’embrasser !

Et comme Du Breuil le suivait, il lui prit le bras, et confidentiellement :

— Ne faites pas attention à sa mauvaise humeur : le pauvre garçon est un peu nerveux !

Trois chambres où des blessés, allongés dans des draps bien blancs, les suivirent au passage de leurs yeux curieux, et Bersheim poussa une porte. Seul, dans une petite pièce, d’Avol, — l’épaule emmaillotée et bandée, son bras gauche fracturé en deux endroits pris dans une gaine de plâtre, — tourna la tête. Il eut un sourire crispé, une douceur hostile :

— Enchanté de te voir, Pierre ! Tu es en bonne santé, à ce que je vois ? Moi, Ils m’ont arrangé ! Je resterai manchot, probablement.

— Allons donc, dit Bersheim, le docteur Sohier répond de ton bras.

Un éclair passa dans l’œil de d’Avol, il avait pris le major bourru en grippe. Il dit à son cousin, avec une bonhomie feinte :

— Soit ! soit ! comme il te plaira !…

Du Breuil comprit que d’Avol souffrait dans son orgueil. C’était le grand défaut de cette âme d’élite. Il le portait jusqu’en ses actes les plus minces, toujours mieux mis, mieux monté, plus élégant que les autres. Mais pourquoi souffrait-il dans son orgueil ? Une telle blessure lui faisait honneur ! Pas du tout, elle l’humiliait ; il avait horreur d’être plaint. On parlait de couvrir sa plaie d’iodoforme : alors, il empesterait !

Bersheim les laissait ensemble. D’Avol dit :

— Très occupé, n’est-ce pas ? On ne t’a guère vu. Dans ces momens de crise, on ne peut songer qu’à soi !

Ces mots injustes n’atteignirent pas Du Breuil. Il avait pris la main valide de son ami, la serrait avec attendrissement. Est-ce qu’un homme qui souffre pouvait le blesser ? Il n’avait pas d’orgueil envers ceux qu’il aimait, lui… Son émotion contenue toucha d’Avol ; il eut un froncement de sourcils, comme s’il craignait de s’attendrir :

— Eh bien ! mon pauvre Pierre, nous voilà propres…

— Bah ! — Du Breuil affecta la gaîté, — une armée comme la nôtre se tire de tout !

De nouveau, le regard d’irritation, nuancé cette fois de pitié :

— Ah ! tu as encore des illusions, toi ? Eh bien ! je t’envie !… Après ça, tu es à la source des nouvelles, des décisions ! Tu connais sans doute le secret de ces belles opérations ?

Du Breuil lui jeta un regard affectueux, mais grave ; d’Avol savait bien que son ironie s’adressait mal, mais, tout en se la reprochant, il y prenait plaisir :

— Voyons ! fit-il d’une voix âpre, comment appelles-tu l’homme qui a laissé écraser Canrobert ? L’homme qui a promené ses troupes avant-hier dans la boue ? Explique-moi, si tu peux, ta conférence de Grimont ! Qu’est-ce qu’ils ont dit, ces grands chefs, ces foudres de guerre, pour rester collés à Metz ?

Du Breuil, de nouveau, contint du regard l’exaltation de d’Avol, qui gouailla :

— Aie pitié d’un pauvre diable qui ne sait rien, et qui ne comprend rien à rien !

Sa main, sèche et brûlante, serra pour la première fois, chaudement, presque convulsivement, la main amie :

— Mon pauvre Pierre, tu me trouves changé ? Je ne me reconnais pas moi-même. Ces revers coup sur coup me tournent la tête ; nous reculons, nous canons, les Prussiens doivent se ficher de nous !…

L’orgueil, toujours l’orgueil, mais combien noble cette fois ! Leurs mains s’étaient fondues, épousées, comme si le même sang, la même douleur passaient au travers.

— Ah ! soupira Du Breuil, qui donc y comprend quelque chose ?

Une lassitude immense l’envahit : tant de nuits blanches, de jours de fatigue, d’émotions poignantes ! Il se souvint brusquement des deux dépêches contradictoires envoyées le 26 par Bazaine après la conférence. L’une au ministre de la guerre : « Toujours sous Metz avec munitions d’artillerie pour une bataille seulement. Impossible de forcer les lignes de l’ennemi dans ces conditions, derrière ses positions retranchées. » L’autre à Mac-Mahon : « Nos communications sont coupées, mais faiblement ; nous pouvons percer quand nous voudrons, nous vous attendons. » Et dans un abattement profond, il voyait trouble, il ne savait plus.

D’Avol fut ému de sa tristesse :

— Allons, explique-moi cette histoire de Grimont, tranquillement, mon vieux Pierre !…

— Le maréchal, fit Du Breuil, a exposé la situation. Soleille a tracé le rôle militaire et politique que devait jouer l’armée du Rhin ; en cas de paix, elle pèserait d’un grand poids dans la balance et sauvegarderait à la France la possession de la Lorraine. D’ailleurs, nous n’avons, a-t-il dit, de munitions que pour une bataille, et il a proposé de rester sous Metz, en inquiétant l’ennemi par des opérations de détail. Ladmirault et Frossard ont approuvé, Frossard insistant sur l’épuisement, pour ne pas dire le découragement de l’armée. Canrobert a réclamé qu’au moins on ne restât pas inerte : « Donnons des coups de griffe partout et incessamment ! » Lebœuf a repoussé avec vivacité la responsabilité des malheurs de la campagne. Bourbaki eût voulu qu’on se donnât de l’air, en trouant par Château-Salins, — mais sans munitions, que faire ? Coffinières, enfin, a affirmé que la place et les forts ne tiendraient pas quinze jours, que l’armée devait rester sous Metz. Bazaine a dit : Amen ! Et voilà !

— Mais Mac-Mahon dans tout ça ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment ! il découvre Paris ;… pour nous venir en aide, il s’expose à être pris entre deux armées, et nous ne bougeons pas ? Bersheim, qui venait de rentrer, accentua :

— Tout cela est louche, mon ami. Bazaine avait reçu le 23 une dépêche de Mac-Mahon. Il l’a bien reçue, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui le sait, l’a affirmé.

— Allons donc ! fit Du Breuil incrédule.

— Voulez-vous que je le nomme ? Bersheim baissa la voix : — Eh bien, le colonel Charlys a dit ce matin, à une personne dont je réponds comme de moi-même, que le 23, vous entendez bien, il a vu, de ses yeux vu, une dépêche que le maréchal venait de recevoir de Mac-Manon. Cette dépêche annonçait l’approche de l’armée de Châlons sur l’Aisne. Le colonel Charlys s’est écrié : — « Ah ! monsieur le maréchal, il faut partir tout de suite ! » Et le maréchal a répondu : — « Tout de suite ! c’est bien vite ! — Je veux dire demain matin ! » Et le maréchal a objecté qu’il fallait au moins deux jours, qu’il y avait beaucoup à faire. Ils ont discuté la question des bagages, puis le maréchal a dit au colonel : — « Surtout, ne parlez de cette dépêche à personne ! »

Du Breuil protesta, tant cela lui parut invraisemblable. Bersheim reprit :

— Charlys n’en a fait la confidence que ce matin. Cette fausse sortie, cette comédie l’avaient écœuré !

Du Breuil se rappela, dans un éclair, les ordres de mouvement préparés par Charlys, son air morne le jour de Grimont, son sursaut, quand Laune lui avait appris que Bazaine, pendant la conférence, pas une fois n’avait fait allusion à Mac-Mahon ; il avait dit alors tout bas : — « Si vous saviez ! » Et Laune, saisi, l’avait regardé ! L’évidence, le grand jour, une seconde aveuglèrent Du Breuil. Il ferma les yeux. Bazaine !… Allons, c’était absurde ! Bazaine recevant l’avis que Mac-Mahon se porte à son secours, le cachant soigneusement à tout le monde, laissant son collègue, — ou son rival, — risquer de se faire écraser seul ! Du roman cela ! Bersheim avait mal compris ! Une chose répétée se déforme. Il se sentait en plein chaos, en pleine obscurité, et, malgré lui, il doutait affreusement.

Anine entra, portant sur un plateau le déjeuner de d’Avol, une côtelette coupée en morceaux et de la purée de pommes de terre, un verre de vin trempé, des confitures. D’Avol reprit son mauvais visage :

— Vous êtes bien gentille, Anine, mais je n’ai pas faim.

Une aigreur perçait dans sa voix ; on eût dit que la présence de la jeune fille l’humiliait, l’agaçait. Silencieusement, sans avoir l’air de le remarquer, elle retapait les oreillers. À peine avait-elle répondu au salut de Du Breuil. Bersheim comprit que tant qu’ils seraient là, d’Avol ne mangerait pas.

— Allons déjeuner aussi ? Est-ce prêt, Anine ?

— Je crois, père.

Dans sa robe noire à laquelle s’épinglait un tablier à bavette, avec de fausses manches en percale, elle paraissait grandie.

— Bon appétit ! leur cria d’Avol, ironique.

Ils repassèrent dans les salles : Mme Bersheim, grand’mère Sophia, la femme de Thibaut avec sa taille enflée, allaient d’un lit à l’autre, distribuant les portions. Grand’mère Sophia disait à un grand diable à barbe de sapeur :

— Allons, je n’ai pas le courage de vous refuser un peu de soupe, quoique M. Sohier ait bien recommandé la diète !

Anine n’eut pas l’air d’entendre, pour ne pas avoir à blâmer ; elle n’admettait pas qu’on dérogeât à la règle. Son inflexible douceur était cependant aimée de tous. Du Breuil fut touché de voir avec quel plaisir un vieil homme à moustaches grises regardait son assiette :

— Ça va, capitaine ? dit Bersheim.

Mais devant un lit, il détourna la tête. Une pauvre voix gémissait :

— Non, merci, ça ne me dit rien. Rien ne me dit.

Ah ! ceux qui s’en allaient ainsi sans regret, sans reproche, las, trop faibles !… De ses blessés, quatre étaient déjà partis. La première fois qu’il avait vu rejeter le drap sur la face du mort, il était allé s’asseoir sur les marches du perron, sanglotant. Ses pauvres fils !… Allons, ils étaient bien perdus ! C’était affreux pourtant, ce blocus qui retenait les nouvelles au passage… Penché sur le dernier lit, un long garçon à lunettes nouait maladroitement la serviette au cou d’un nègre superbe, cymbalier d’un régiment de ligne. C’était Gustave Le Martrois, qui, sous sa blouse café au lait de garde national, servait de garçon infirmier.

Dans la salle à manger, où tout le monde se retrouva, Mme Le Martrois et M. Dumaine, confortablement installés, causaient.

— Le général Boisjol ne viendra sans doute pas, dit Bersheim. Commençons sans lui. Ce pauvre général, il ne décolère pas.

Lisbeth et la jolie servante blonde présentèrent les plats : beefsteaks, pommes frites.

— Soyez tranquilles, dit Bersheim en remarquant une moue de Dumaine, c’est du bon bœuf !

— Eh ! eh ! fit celui-ci, la viande de cheval commence son apparition chez les bouchers !

— Vous voulez du sel ? demanda Bersheim à Du Breuil. On l’économise, voyez-vous ! — Et il lui passa l’unique salière, que grand’mère Sophia avait placée devant elle.

Mme Le Martrois se lamenta :

— Quand on pense que le beurre coûte cinq francs la livre !

— Nous gardons les œufs pour nos blessés, dit la grand’mère.

Du Breuil s’enquit des subsistances ? Bersheim, ami de M. Bouchotte, le fermier des moulins de la ville, était très renseigné :

— L’autorité fait insérer dans les journaux de Metz que nous avons 60 jours de vivres seulement. Est-ce pour avertir l’ennemi ?… Oui, soixante jours seulement, cela vous étonne ? Mais connaissez-vous exactement le nombre des rationnaires ? En comprenant l’armée active, garnison, hôpitaux, population civile, blessés chez l’habitant, on a 258 000 bouches à nourrir… L’immigration des villages voisins a porté à 70 000 bouches la population de Metz, qui n’était que de 50 000… Certainement, les greniers et les granges des environs regorgent, car la récolte a été excellente cette année ! Mais qui en profite, sinon les Prussiens ? Du haut du fort de Plappeville, me disait un officier du génie, — M. Barrus, vous le connaissez ? — on voit les Allemands vider les fermes et les villages de la vallée de Thionville ; les uhlans, pistolet au poing, dirigent les convois de paysans et les forcent à marcher. Des blés, du seigle, de l’orge, de l’avoine, de la paille, des fourrages, ah ! parbleu ! il n’y a qu’à aller les prendre. Mais qui y songe ? Ce ne sont pas les transports qui manquent : nous avons plus de 3 000 voitures auxiliaires ! Quand je pense à la récolte de ma ferme de Noisseville, à cette heure pillée ou brûlée par les Prussiens, j’enrage !… Bien plus ! Figurez-vous qu’il y avait entre Hermy et Courcelles, sur la voie ferrée, 2 000 wagons de vivres ennemis, et de grands approvisionnemens aux stations de Courcelles, Rémilly et Hermy. Avec 4 machines, un nombre suffisant de wagons, il était facile de tout ramener à Metz. Hein ? c’eût été un bon coup à faire !… car, du 18 au 25, il n’y avait presque plus d’Allemands sur la rive droite… Le maréchal n’a pas consenti.

— Mon Dieu, fit Dumaine, j’admets qu’il ne puisse avoir la tête à tout. Mais Coffinières ! Son devoir est de constituer un comité de surveillance des approvisionnemens… Ah bien, oui ! Quand le général de Laveaucoupet l’a sondé à ce sujet, il lui a répondu qu’il « savait ce qu’il avait à faire. » Gustave, pour paraître informé de la question militaire, dit :

— Le gouverneur de Metz n’a pas davantage constitué le comité de défense, ordonné par le règlement sur la défense des places. Mais peut-être attend-il les ordres du maréchal ? Après un hachis au four, Lisbeth servait des lentilles, — déjeuner plus modeste qu’il n’était d’usage chez les Bersheim. La pénurie commençait à se faire sentir. Et grand’mère Sophia, qui se versait de l’eau, dit à Du Breuil :

— Elle vient de la Moselle. Ces imbéciles d’Allemands ont coupé les conduits de l’eau de Gorze.

On parla du courage des partisans : le brasseur Hitter, vieil homme à barbe blanche, était populaire, avec son chapeau gris, ses guêtres et son fusil de chasse.

— Il est impossible que l’armée ne tente pas de sortir ! dit Bersheim. Il ajouta : — Le Père Desroques est épuisé de fatigue. Le pauvre général Decaen est bien mal !

Le regard d’Anine et celui de Du Breuil, pour la première fois, se rencontrèrent. Il souffrait de l’attitude recueillie, absorbée de la jeune fille. Il lui sembla que Mme Bersheim elle-même, avec ses admirables yeux clairs, si tristes maintenant, était plus réservée, plus froide avec lui. Sans doute, elles étaient tristes, tout à leur œuvre de charité, de dévoûment ; les blessés prenaient leur temps et leurs pensées.

Après le café, Bersheim et Du Breuil rentrèrent chez d’Avol en passant par le jardin. À leur vue, une sœur à grande cornette s’éclipsa, emportant le plateau du déjeuner. D’Avol y avait à peine touché. Sa main brûlait. Il était sombre.

— Drôle tout de même, murmura-t-il, d’être rentré à Metz ! Et aux interrogations de Du Breuil :

— Tu sais, dans ces momens-là, on vit comme dans un cauchemar. Toute ma vie, je la reverrai, cette ambulance de Saint-Privat !

Il la dépeignait à mots ardens : une habitation de cultivateur aisé, la pièce du bas, avec des moribonds sur la paille, une chambre au fond, où les majors charcutaient, manches relevées, les bras rouges jusqu’aux aisselles. Avec la nuit, les Saxons arrivaient. C’était alors un flamboiement d’incendie, un vacarme de pillage, des cris rauques, le bétail chassé, les porcs hurlans traînés par les oreilles. Une maison en face achevait de brûler, des bouffées chaudes soufflaient une odeur de peste, et l’on apercevait, à la lueur des poutres, un entassement de cadavres. Peu à peu, l’encombrement devenait intolérable, on râlait de soif. Tout ce sang fade et acre ! cette buée lourde !…

— Je me suis traîné, dit d’Avol, dans la cour où un peloton allemand avait formé les faisceaux ; les soldats, cherchant du bois pour faire la soupe, brisaient les chaises et les armoires. Dans un coin, il y avait une grande bassine de fonte, à demi pleine d’eau recueillie à grand’peine dans les environs : les infirmiers y trempaient des loques souillées, les médecins venaient s’y laver les mains et les bras. Mon cher, quand les cuisiniers allemands ont vu qu’ils ne trouvaient pas une goutte d’eau dans le village, ils ont rempli leur marmite de ce liquide sanguinolent, et mis cuire là dedans leurs saucisses aux pois !…

Un haut-le-corps, un long silence.

Le lendemain soir, au retour d'une mission dans les camps, Du Breuil trouvait Restaud plus animé que de coutume :

— Une dépêche de Thionville, envoyée par le colonel Turnier ! Deux émissaires. Marchal, Flahault… Leurs dépêches étaient roulées dans une boulette de caoutchouc. Flahault avait la sienne dans le ventre…

— Quelles nouvelles ? fit avidement Du Breuil.

— Ducrot, qui commande un corps de Mac-Mahon, doit se trouver le 27 à Stenay, gauche de l’armée. Le général Douay est à droite, sur la Meuse. Nous devrons nous tenir prêts à marcher au premier coup de canon ! — Restaud ajouta : — C’était émouvant, le récit de ces deux hommes, arrêtés, fouillés par les Prussiens, éconduits par le maire de Saulny, recueillis par un curé, puis par un fermier, et à force de ruse, d’énergie, atteignant enfin les avant-postes !

Nuit fiévreuse, pour les deux officiers. Nuit d’espoir pour Restaud, de doute pour Du Breuil : la confidence de Bersheim le harcelait… sortirait-on vraiment ? Bazaine le voulait-il ? Le pouvait-il ?… Une fois de plus, dans le désarroi de son âme, il fit appel à la discipline qui lui murait les yeux, les oreilles, la bouche, qui le pétrifiait vivant. Qu’était-il pour trancher, pour décider ? Rien. Instrument passif, il devait son labeur, son intelligence, sa vie : obéir était son lot. Ce renoncement du soldat, si semblable à celui du prêtre, pouvait lui paraître douloureux : il n’en possédait pas moins de beauté, de noblesse. La servitude militaire comporte une austère grandeur ; jamais Du Breuil ne le comprit mieux qu’en ces heures d’angoisse et de ténèbres où, devant l’inconnu de l’avenir, il se dit : « Je ne dois pas juger celui qui est le chef suprême et responsable, celui à qui le sort de cent soixante mille hommes est confié. Il peut avoir, il a certainement, pour règle ou excuse de sa conduite, des raisons que j’ignore ! Un soldat comme moi ne doit pas raisonner… » Il évoquait alors la belle carrière de Bazaine, ses actions d’éclat, son impassible bravoure. Mais une ombre louche pesait sur son insomnie. Il songeait à l’inexplicable retour à Metz, après Rezonville et Saint-Privat, à la dépêche du 23, à Charlys, à la journée de Grimont. Si c’était vrai, pourtant !… trahir ? Non ? mais louvoyer, tergiverser, obéir aux conseils d’une prudence intéressée, aux calculs d’une ambition sourde ?… Tenir campagne offrait des risques ; Metz au contraire était un appui sûr. Vainqueur, Mac-Mahon débloquerait son collègue, — ou son rival, — sans que celui-ci se fût exposé ; vaincu, de quel secours Bazaine lui serait-il ?… Paris sans doute ne tiendrait pas longtemps… alors, en cas de négociations, l’armée de Metz, intacte, vaudrait que l’ennemi comptât avec elle, avec son chef… « Allons, pensa-t-il, je divague, j’ai la fièvre !… » Il pensa à son père. Que lui conseillerait le vieillard, au nom d’un passé d’honneur, sinon de repousser toute lâche supposition ? Allait-il discuter comme un Francastel, un Massoli ? Non, comme Restaud, il devait exécuter. Et Du Breuil, appelant un peu de repos, se mura les yeux, les oreilles, les lèvres, se raidit dans les ténèbres.

Il se réveilla plus calme. Un nouvel émissaire, Macherez, arrivé de Verdun dans la matinée, apportait au quartier général une dépêche chiffrée. Jarras immédiatement le conduisit chez le maréchal ; Du Breuil assista à leur sortie. Jarras ravi disait à un colonel d’artillerie : « Nous avons d’excellentes nouvelles ! Comme nous allons les schlaguer ! » Et il agitait le bras, semblant manier un fouet. Le colonel répondait : « Oui, d’excellentes nouvelles, des nouvelles qui valent un corps d’armée ! » C’était bien une dépêche de Mac-Mahon. L’armée de Châlons devait aujourd’hui 30 se trouver à une vingtaine de lieues, à 15 peut-être de Metz ! Une allégresse s’emparait de tous. Du Breuil contemplait l’émissaire avec une sorte d’admiration attendrie. Son espoir et sa confiance étaient revenus du coup.

Les ordres ! Donnés au matin, par le télégraphe qui reliait depuis deux jours les commandans de corps d’armée au Ban Saint-Martin, contremandés, puis réexpédiés le soir, ils renouvelaient, à quelques modifications près, ceux du 25. Il semblait que la journée de Grimont eût été la « répétition générale » de la grande attaque. Elle se prononcerait sur Sainte-Barbe par les mêmes mouvemens combinés : le 3e corps se portant par Noisseville sur le flanc de la position, le 4e marchant de front, tandis que le 6e s’avancerait dans la plaine. La position de Sainte-Barbe enlevée, les troupes se rabattraient sur les deux routes de Bettlainville et d’Illange, pour gagner Thionville à marches forcées.

Décherac déplorait que l’expérience de la dernière fois ne servît à rien. Loin de tromper l’ennemi, on répétait exactement les mêmes manœuvres, sur les mêmes points, à la même heure ! Nul doute qu’il ne fût cette fois sur ses gardes… « C’est un fait constant, gémissait le gros colonel Jacquemère, que nous ne savons pas nous servir de notre artillerie. Que ne portons-nous toutes les batteries de 12 de la réserve générale d’artillerie en avant, afin de culbuter et d’écraser l’obstacle ? Il faut frapper vite et fort !… » Floppe fit observer qu’on n’emportait pas d’équipages de ponts. Comptait-on passer la Moselle à la nage ? Dans un coin, Charlys et Laune causaient vivement ; Du Breuil surprit : « C’est la même dépêche, le même sens que celle du 23 ! » Et Laune : « Eh bien, alors, il n’osera pas ne pas sortir ! » Il ajoutait : « Pour moi (c’est l’avis de Lebœuf et Bourbaki), nous aurions dû trouer par le sud et nous jeter dans les Vosges ; à force de vitesse, on échapperait. Mais le maréchal doit à Mac-Mahon de sortir par le nord et de se porter vers Thionville et Montmédy. Seulement, il faudra enlever Sainte-Barbe de vive force ! »

Le 31 au matin, Du Breuil refit ses adieux à Mme Guimbail ; elle rougissait en lui parlant, les larmes aux yeux. Du Breuil la trouva moins sèche, moins jaune, presque jolie. Frisch exultait : Cydalise allait bien, le brouillard se dissipait, le soleil se levait. « Cette fois, c’est pour de bon ! » pensait chacun. Les yeux brillaient, plus de fronts soucieux. Laune lui-même plaisantait ; Charlys, ganté de blanc, fumait un londrès d’un air absorbé, heureux.

— Eh bien ! on ne part pas ? Onze heures et demie !

— Comme l’autre fois ! dit Floppe.

Est-ce que le 2e et le 3e corps, tout portés sur la rive droite, n’auraient pas dû attaquer dès le matin ? Un chasseur de l’escorte, qui ajustait ses étriers, murmura : « Compte dessus, et bois de l’eau ! » Du Breuil le regarda, c’était Jubault. Il soutint, imperturbable, le regard du commandant. On partait.

Toujours les retards, l’enchevêtrement. Le 4e corps n’avait pas passé à l’heure prescrite, le 6e et la Garde subissaient le contre-coup. Bah ! les troupes pouvaient se déployer à l’aise. Bazaine — décidément, il avait du temps à perdre ! — s’arrêtait sur la route de Sainte-Barbe, rassemblait les commandans de corps d’armée dans une maison de cantonnier. Il leur donnait ses instructions, leur communiquait les dépêches de Flahault et de Macherez.

— Un beau soleil pour percer ! fit Décherac.

Oui, une admirable journée ! Tous les visages avaient un air d’espoir, de jeunes officiers riaient. Il faisait bon vivre, par ce temps radieux, chaud par exemple. Garçon ! un bock ! commanda Jubault. Boum ! voilà !… Qu’est-ce qui arrive ? Rien… Le temps qui coule, qui coule, irrémédiablement. Il est trois heures. Les commandans de corps se sont dispersés, et derrière eux s’en sont allés au trot Laisné, Cussac, Gex, Carrouge, des aides de camp, des officiers d’ordonnance. Qu’a-t-on décidé ? D’attendre. Bazaine donnera le signal, un coup de canon tiré du Saint-Julien. Alors Lebœuf, sur qui tout le mouvement doit se régler, pourra se mettre en marche.

Maintenant, derrière le maréchal, Du Breuil, dans le flot de l’escorte, parcourt le terrain occupé par les troupes du 4e corps, s’avance au delà de la ligne des tirailleurs, sur la route qui conduit à Villers-l’Orme. Le maréchal fait construire un épaulement afin d’abriter une batterie. Puis, on revient vers Grimont : nouvel épaulement. Une batterie de pièces de gros calibre barrera la route, préparera l’attaque ou soutiendra la retraite. Une compagnie de sapeurs arrive, forme les faisceaux, met sac à terre, saisit pelles et pioches, et sous la direction des sous-officiers qui tracent au mètre le profil régulier de la batterie, dans un soulèvement de terre rejetée, l’épaulement se dresse.

— Décherac !

Il part, court au fort Saint-Julien réclamer 3 pièces de 24 court. Un capitaine d’artillerie le suit, avec des attelages. Du Breuil se désole : « Qu’est-ce qu’on attend ? » Il caresse Cydalise, pauvre Brutus !… Il se rappelle la chute terrible, l’étourdissement de la mort… Et d’aller ainsi, ballotté avec l’escorte, jusqu’à ce qu’une voix bien connue le hèle ; Décherac est de retour :

— Mon cher, on paierait sa place, là-haut ! Quelle vue ! — Il désigne les glacis, les parapets, la masse lourde du fort. — C’est plein d’habitans de Metz, venus en spectateurs. J’ai salué Mme de Fontades. (Une fort jolie femme, dont le mari, gentilhomme fermier, s’était réfugié à Metz, avec leurs jeunes enfans). Sainte-Barbe est rudement fortifiée, nous aurons du mal ! Qu’est-ce qu’on attend ? L’ennemi se masse.

De minute en minute, en effet, les colonnes allemandes étaient signalées. Elles se dirigeaient vers la Moselle, allaient la franchir. Qu’a dit Bazaine ? Seulement : — « C’est bien ! Ce sont les troupes de la rive gauche qui arrivent. » Une inquiétude crispe certains visages. Eh bien ! est-ce pour aujourd’hui ou pour demain, le signal ? Les yeux se tournent vers le Saint-Julien. Ce canon qui ne part pas !

— Mais tire donc ! sacra Jubault.

— Quatre heures, fait Décherac, consultant sa montre. Et sous le soleil poudreux, dans l’attente du carnage, quatre heures sonnent, de clocher en clocher. Rien encore, les minutes deviennent des siècles.

Du Breuil s’entend appeler. C’est toujours un soulagement pour lui. Une mission, si limitée qu’elle soit, le prend et l’absorbe tout entier ; elle assouvit ce besoin aigu, douloureux d’agir qu’a tout homme perdu dans une foule asservie, paralysée. Le renoncement a ses limites ; parfois l’on étouffe. Le galop détend sa révolte ; il n’est plus une chose, il est quelqu’un d’intelligent et de responsable.

— Allez demander au maréchal Lebœuf pourquoi il n’attaque pas ?

Et le signal, pense Du Breuil, Bazaine l’a donc oublié ? Il galope ; batteries au repos, régimens couchés, cavalerie immobile, dans quelques instans le grand frisson de l’attaque va galvaniser ces masses compactes. Il longe les divisions du 4e corps, arrive au 3e, reconnaît le fanion du maréchal Lebœuf, communique.

Le maréchal, lourd et tranquille, répond qu’il attend le coup de canon. Au même moment un grondement retentit, une salve partie du Saint-Julien, puis les grosses pièces de 24 de la batterie. Le grand souffle mystérieux passe sur les hommes et les chevaux comme sur des blés ; la foudre éclate, les pièces de campagne tonnent, les mitrailleuses craquent ; de grands nuages de fumée s’élèvent ; des troupes bleues et rouges se déploient entre des voiles de poussière.

À partir de là, ce fut pour lui une bataille comme toutes les autres, aussi belle, aussi lugubre, avec autant d’horreur et plus d’intensité, car l’ardent espoir de trouer emportait tous les cœurs d’un merveilleux élan. Il rejoignit son rang, vit et entendit le tumulte de la mort : cela se réduisait à des images brèves, à des actes simples, une sorte de vie machinale. Croisement en tous sens d’officiers d’état-major, galops, poussière, bonnes nouvelles : l’infanterie de Lebœuf enlève Montoy, Flanville ; les dragons, Coincy. Un obus ! Le général Jarras a son cheval tué sous lui. Comme les soldats sont excités ! Tout va bien, il paraît que Noisseville est pris. Décherac tombe, il a deux côtes enfoncées ; on l’emmène. Pauvre Décherac, il sourit quand même, tout faible et sanglant. Ah ! voilà Blache essoufflé. Bravo ! il apprend au maréchal impassible qu’on se porte sur Servigny. Noisseville commence à flamber. Le soir tombe, des blessés, des morts, la rosée, la fraîcheur !… On entend au loin la charge ; haletante, courte, pressée, elle sonne, ici affaiblie, là plus forte, dans les vallons, sur les plateaux :

Il y a la goutte à boire
Là-haut !
Il y a la goutte à boire !

Le refrain sonne. Le cœur bondit. Sabres hauts, baïonnettes rouges, comme elle s’élance, comme elle se rue en fanfare, la charge ! La nuit vient. Servigny brûle. De grandes rumeurs passent dans le grondement de la fusillade et des tambours. — « Entendez-vous ? » fait Restaud, dont les yeux brillent. — Oui, Du Breuil entend : « Vive l’Empereur ! » Allons, c’est la trouée, cette fois ! Demain, on sera loin !… La nuit est noire, mais sur les glacis du Saint-Julien des brasiers s’allument, ça et là des feux pétillent. Décidément, c’est la victoire.

Une douche glacée, une tristesse subite s’abat sur l’état-major. Halte ! Chacun bivouaquera sur son terrain. Bazaine se reporte en arrière. Il contourne deux fois une mauvaise auberge encombrée de morts et, sans dire un mot, sans laisser un ordre, prend la direction du village Saint-Julien et de Metz. Du Breuil, la gorge serrée, cherche — comme il fait sombre ! — à distinguer les visages qui l’entourent ; il se rappelle cette voix qui, dans les ténèbres du soir de Borny, l’avait troublé. Il l’entend encore, c’est la voix de Laune, qu’il a osé interroger :

— Mon colonel, qu’est-ce que nous faisons ? Où allons-nous ?

Laune répond :

— Dieu seul le sait !… Ah ! quelle épreuve.

Autour d’eux des bruits circulent, très bas. Charlys a entendu répéter ces mots dits dans la journée par un aide de camp de Bazaine : « Oui, le maréchal va essayer de passer ; mais il pense bien que cela ne réussira pas ! » Est-ce possible ? Charlys murmure : — « Oh ! ce n’est que trop certain ! Nous sommes perdus, Il ne veut pas sortir ! » Au village de Saint-Julien, le maréchal s’arrête. Il y passera la nuit ; rendez-vous à l’état-major général pour 4 heures du matin.

Aucun ordre n’est envoyé, aucun renseignement n’est demandé aux différens corps sur les événemens du jour, sur leur situation. L’incertitude plane, quelques illusions persistent. Seule, la conviction de Restaud soutient Du Breuil désemparé, retombé au doute et à l’angoisse. On se parle encore, pour se donner le change, pour tuer l’insomnie. Le vieux Changarnier, tout blanc, si faible qu’il faut le hisser à cheval et l’en descendre, il paraît que c’est lui qui a dit à Lebœuf de faire sonner la charge : — « Allons, que j’entende encore une fois mon vieux refrain d’Afrique ! » — et à un commandant : — « Montrez que vous avez du nerf ! » On parle de lui avec respect, en souriant : il inspire une vive sympathie, ce petit vieillard si poli, si discret, si brave… Qu’est-ce qu’il y a encore ? Lebœuf et Frossard sont en discorde ; la division Fauvart-Bastoul, distraite du 2e corps et mise sous les ordres de Lebœuf, a continué d’obéir à Frossard. Bazaine n’est pas intervenu… Tout de même, Sainte-Barbe, clef de la position, n’est pas prise. La prendra-t-on demain ?… Deux heures de repos dans une pièce glaciale, étendu tout habillé sur un matelas, et voilà l’aube pâle, toute noyée de brouillard.

Mauvaise nouvelle : les Prussiens cette nuit ont repris Servigny, s’y sont fortifiés. Mais que se passe-t-il ? Le général Jarras, appelé chez le maréchal, en revient et dicte confidentiellement un ordre à quatre colonels d’état-major, qui le portent d’urgence aux commandans de corps d’armée. De plus, le maréchal a fait lecture à Jarras de deux dépêches préparées pour l’Empereur : l’une en prévision du succès, elle annonce la marche sur Thionville ; l’autre en prévision de l’échec, elle exprime la nécessité de rester sous Metz. — Bizarre prévoyance ! songe Du Breuil. Cependant l’ordre porté par les quatre colonels n’est pas si bien tenu secret qu’on n’en sache le sens… « Rien n’est changé au programme de la veille, l’objectif est toujours l’occupation de Sainte-Barbe et la marche sur Bettlainville. » Mais les porteurs de l’ordre aux commandans de corps d’armée doivent leur confier, de la part du maréchal, que s’ils se heurtent à une trop grande résistance, ils resteront le plus longtemps possible dans leurs positions, pour se retirer le soir, en bon ordre, sous la protection des forts. Quand Charlys a copié l’ordre, il a dit à Jarras : — « Mais c’est impossible, c’est l’ordre de retraite qui est donné là ! Les commandans de corps ne s’y tromperont pas ! »

La canonnade, dans le brouillard, avait repris. Estafettes, aides de camp se succédaient : les Prussiens, qui avaient reçu des renforts pendant la nuit, prenaient peu à peu le dessus. Le 4e corps recevait l’ordre de rester sur la défensive, en attendant que le 3e eût repris Servigny. Les Prussiens gagnaient du terrain, reprenaient Flanville, Coincy. La division Fauvart-Bastoul avait dû plier, faute d’artillerie ; Lebœuf compromis ne pouvait tenir. Du Breuil avait été envoyé à la Garde, dont la division de cavalerie se formait, avec celle de Forton, pour exécuter une charge gigantesque sur le terrain découvert en avant de Servigny. Francastel l’y rejoignit, apportant l’ordre aux deux divisions de cavalerie de se replier :

— Notre droite est en retraite, dit-il. Le 3e corps se retire. Blache vient d’apporter au maréchal un billet de Lebœuf… Toute l’armée rentre sous Metz.

Il ajouta :

— Inouï, Blache ! Il est furieux ! Il tient le poing droit tendu dans une malédiction, — tenez, comme cela ! (Il imita le geste.) Il a reçu une balle dans le coude et ne peut replier le bras. Il est étonnant ! Il a l’air de menacer tout le monde !… Si vous croyez que cela l’empêche de rester à cheval ? Il est de fer, il est reparti comme il était venu, sans vouloir qu’on le panse. Du Breuil, muet, galopait, obsédé par la vision de Blache, poing tendu, maudissant la retraite. Il ne put rejoindre Bazaine. Le maréchal, suivi de son état-major particulier, était rentré à Metz pour déjeuner. À midi cinquante, Du Breuil regarda sa montre ; il passait, avec tout l’état-major général, Jarras en tête, sur la route de Sainte-Barbe, retournant au Ban Saint-Martin. Décherac blessé, Restaud absent, il se sentait abominablement seul. Les ricanemens de Floppe, le regard satisfait de Massoli, lui faisaient horreur. Il se rapprocha de Charlys, qui disait au colonel Jacquemère :

— Décidément, le Sphinx nous a tous collés !

Des blessés attendaient, sur le bord de la route, que l’étatmajor général se fût écoulé. Du Breuil baissa les yeux. Jubault, cependant, murmurait :

— Bien la peine de se faire casser la tête !

III

Pendant trois jours, au lendemain de Noisseville, des corvées avaient enterré les morts, enfoui sous la chaux les cadavres de chevaux, recouvert les fumiers de toute sorte avec la terre des canaux creusés pour l’écoulement des pluies. La campagne de Metz étalait son amas de ruines, son désert de cultures ; la Moselle limoneuse coulait dans les fossés, pour la défense des bastions ; la Seille paraissait large comme un petit bras de mer. On ne voyait que la terre nue, l’eau que troublaient, à l’heure de l’abreuvoir, des troupes de chevaux maigres, le ciel nu charriant ses nuages de pluie. En ville, dans les ambulances et les hôpitaux déjà combles, s’entassaient les 3500 blessés du dernier combat. Des bâtimens publics comme des maisons particulières, s’exhalait l’odeur perpétuelle de la mort. Partout des lits, des brancards, de la paille, et jonchant ces grabats de misère, de pauvres formes immobiles ou gesticulantes, des visages creux et jaunes, des regards aigus, farouches, hébétés. Les râles d’agonie s’élevaient près des comas avant-coureurs du grand sommeil. Le cri déchirant des amputés sous le couteau sortait des murs ; des souffles putrides faisaient songer aux chairs dévorées de gangrène.

Infirmiers et sœurs de charité avaient un air d’insomnie hagarde ; les médecins éreintés étaient tristes, comme rassasiés de boucherie. Sous les grandes tentes de l’Esplanade, dans les wagons de la place Royale, des malheureux souffraient, parqués par centaines. Les femmes de Metz venaient à toute heure se pencher à leurs chevets. Les pâles mains veinées de bleu, comme les doigts rouges piqués d’aiguilles, tamponnaient avec de la charpie, roulaient, serraient des bandes. Rien qui rebutât leur caresse agile. À ces cœurs charitables, nulle plaie, nulle douleur n’étaient indifférentes. Elles avaient pour tous un dévouement consolateur, une intarissable pitié. Et Du Breuil éprouvait une détresse sans nom, un écœurement à vomir, on ne sait quelle lâche envie de suspendre son sabre à un clou, et, fermant les rideaux, de se vautrer sur son lit, la tête enfouie dans l’oreiller, pour dormir comme une brute, ne plus penser, cesser d’être.

Ce fut Restaud qui le sauva. Une telle prostration était dangereuse. Selon Restaud, on ne devait pas chercher à fuir dans l’oubli, impossible aussi bien, l’horreur de la situation présente, mais au contraire s’en pénétrer comme d’un venin qui brûle, irrite et soutient. S’abandonner, c’était vouloir se perdre. Lui, résistait, bandait sa volonté et ses muscles, inébranlable dans sa foi d’une sortie quand même, ou d’une délivrance venue du dehors. Breton têtu, il ne doutait pas, ne voulait pas douter du salut de Metz et du sort de la France ! Son opiniâtreté réagit sur Du Breuil. Autour d’eux, tant de gens déjà se décourageaient. Beaucoup s’abandonnaient au pessimisme le plus noir, accueillant tous les faux bruits. Les caractères changeaient. Massoli, privé de lait et de légumes, montrait un visage plaqué d’eczéma ; on l’entendait geindre du matin au soir. Floppe, malade du foie, devenait insupportable. Laune ne pouvait le souffrir, et Floppe se vengeait par des mots cruels, des caricatures. Francastel était fatigant de vanité bavarde. — « Tout cela, disait plaisamment le médecin-chef Riscard, parce que le sel manque à notre estomac. » Il ajoutait : — « Vous en verrez bien d’autres », émettait des théories fantaisistes sur l’alimentation exclusive de la viande de cheval ; et l’on ne savait si ce vieil original parlait sérieusement ou se moquait du monde, avec sa face enluminée de Polichinelle, sa loupe énorme sur l’œil, ses sourcils et ses moustaches de crin blanc.

Toutes les fois qu’il avait un moment de libre, Restaud recherchait la compagnie de Du Breuil. Une amitié lente et profonde, sans phrases, se formait entre eux. Ils ne discutaient jamais. Parfois même ils ne cherchaient pas à se parler : c’est une communion que le silence. Certains soirs, Restaud, très laconique d’ordinaire, commentait les événemens du jour, cherchait en eux une lueur d’espoir. L’optimisme, pourtant, était difficile. On parlait d’un échec de Mac-Mahon vers Stenay. Depuis le retour des troupes dans leurs anciens cantonnemens, — le 2e et le 3e corps sur la rive droite de la Moselle, au sud et à l’est de Metz, le 4e et le 6e sur la rive gauche, à l’ouest et au nord, l’infanterie de la Garde au Ban Saint-Martin et à Plappeville, la cavalerie de la Garde et la cavalerie de réserve à Chambière, — le Quartier général, réduit au service des renseignemens et des parlementaires, à la correspondance journalière, chômait. Du Breuil en profitait pour parcourir à cheval les bivouacs, à la recherche d’un camarade comme Védel, d’une relation cordiale comme le lieutenant-colonel de la Manse, campé avec le 2e chasseurs d’Afrique, sur les glacis des remparts au nord de Metz. Il avait revu d’Avol ; le souvenir de sa dernière visite lui restait pénible. D’Avol avait été taquin, agressif, dur même pour lui, sans raison, devant Anine… Était-ce pour cela qu’il n’y était pas retourné ? Il se le reprocha, fit seller Cydalise : ne devait-il pas visiter aussi Décherac, Judin, Blache, Poterin ?

Trois jours auparavant, le samedi, il était venu à Metz assister aux obsèques du général Decaen. Le vaillant soldat était mort des suites de sa blessure, de chagrin aussi, assurait-on… Le lieutenant-colonel Poterin était soigné à l’École d’application. Metz, le pont des Morts, la rue Saint-Arnould, les vitres basses à travers lesquelles on aperçoit les blessés. Il aimait les vieux bâtimens de l’École, restes d’une abbaye de dominicains, le cloître, l’hôtel abbatial, la bibliothèque où tant de fois il s’était attardé. Maintenant, les blessés avaient envahi les salles. Le visage tuméfié du lieutenant-colonel se détachait au fond d’une petite salle. Les mains jointes sur les draps, Poterin semblait dormir, mais il avait les yeux grands ouverts ; un sifflement s’échappait de sa poitrine trouée. D’abord, grâce à sa robuste constitution, on avait espéré le sauver ; mais depuis deux jours, murmura l’infirmier, il ne vivait plus que par miracle.

— Mon colonel, murmura Du Breuil.

Poterin ne parut pas entendre. Il regardait droit devant lui, comme on regarde avec angoisse un mur infranchissable, ou un abîme.

L’infirmier souffla :

— Toute la nuit, il a appelé sa femme et ses enfans.

Du Breuil se rappela ; Poterin une fois avait parlé des siens : père, mère, femme, trois fillettes, pas de fortune. Le sort de ce brave homme qui mourait là, loin de ceux qu’il aimait, lui serra le cœur. Il tourna la tête, vit dans un lit voisin, emmaillotée de linges sanglans, une face toute blême, toute jeune, qui semblait l’implorer, dans une détresse de solitude et d’abandon. Une veste noire d’artilleur à galons de fourrier pendait au-dessus du lit. Du Breuil s’approchait. Son nom ? — Louis Chartrain… — Le fils du conseiller d’État ?… Il revit le gros brave homme cravaté de rouge, qui, à Saint-Cloud, causait avec Mme Langlade, tremblait pour son fils. Le blessé confus remerciait, rougissait. Des larmes vinrent à ses yeux, quand Du Breuil dit :

— Votre père avait l’air de bien vous aimer !

— Oh ! oui, mon commandant, pauvre père !

Où avait-il attrapé ça ?… À Rezonville. Un cuirassier de Bredow lui avait fendu le front d’un coup de sabre…

Sur son drap, Poterin, moribond, ratissait avec un mouvement mécanique ses deux index l’un contre l’autre, comme s’il taillait, taillait encore un crayon imaginaire. Il regardait toujours fixement devant lui, sans voir.

Du Breuil tendit la main au jeune Chartrain.

— Bon courage !

Quelle obscure providence avait jusque-là préservé de la mort ce pauvre garçon ? Était-ce la tendresse des siens qui l’accompagnait de loin, tutélaire ?… Il pensa aux Langlade, si détachés, si superbes, au petit sous-lieutenant qui pourrissait dans la terre. Maintenant, à l’école Saint-Clément !… Blache y était soigné dans le dortoir réservé aux officiers. Un prêtre, affublé d’un tablier et vaquant à d’humbles besognes, s’avançait : il reconnut le Père Desroques qui sourit, très maigre, brûlant de fièvre. Le commandant Blache, une balle dans le coude ? Parfaitement, on la lui avait extraite avec beaucoup de peine. Il avait supporté l’opération sans une grimace, sans un soupir : — Tenez, le voilà là-bas, qui vous regarde !

Du Breuil s’approcha vivement, suivi par les regards des blessés assez valides pour garder encore de la curiosité. Blache portait son bras en écharpe…

— Gentil à vous, mon cher…

Et aussitôt, avide de nouvelles, il interrogeait, grommelait, récriminait. Le maréchal, — le Père L’as-tu vu, comme disent les hommes, — avait laissé écraser Lebœuf. Il vanta le courage de son chef, qui s’était offert à la mort. Autour de lui l’état-major avait été décimé, le général Manèque tué. Et si de pareils sacrifices ne servaient à rien !… « Où allons-nous ? conclut-il. Il est évident que Bazaine ne veut pas sortir. Alors !… »

Du Breuil ne put rien lui dire de consolant. Déjà les rationnemens avaient commencé. Il n’y avait plus de foin pour les chevaux, on commençait à les abattre. Les derniers bœufs, moutons, étaient mangés. On en était au cheval.

Il abrégeait la visite.

En sortant, il aperçut, penché sur un lit, un médecin de l’Internationale, gibbeux, velu, grimaçant, — le gorille de Borny. Il maniait de ses longs ongles un bistouri, travaillant dans la chair d’un grand corps étendu, dont un Père jésuite maintenait les bras et cachait le visage.

— Le commandant Couchorte, dit le Père Desroques qui reconduisait Du Breuil.

Décherac, à présent.

Ramené à Metz après sa blessure, Décherac avait eu la bonne fortune d’être rencontré par M. et Mme de Fontades, près de la porte des Allemands. Ils l’avaient reconnu, pris avec eux, installé de vive force dans le logement, assez petit, qu’ils occupaient, faute de mieux, à Metz. Un parfum de foin coupé, une voix fraîche, deux yeux charmans… Mme de Fontades s’exclamait :

— Le commandant Du Breuil ! Certainement… M. Décherac parle souvent de vous. Venez, monsieur.

Un couloir sombre, une petite chambre. Décherac, pâle encore, assis dans un grand fauteuil, souriait. Comment n’eût-il pas souri, soigné par une si aimable femme, comblé de soins et d’attentions ?

— Oh ! ma blessure n’est pas dangereuse, trois semaines de repos.

Il s informait des camarades, de la besogne. Rien d’important, fit Du Breuil avec un soupir. La gaieté de Décherac le décevait, il se sentit triste et seul. Était-ce le frou-frou léger de la robe de Mme de Fontades, ses yeux bleus, l’odeur de foin coupé ? Une mollesse attendrie se glissa dans son cœur. Comme Mme de Guïonic était loin, voilée d’une brume d’oubli ! Anine… elle lui paraissait plus lointaine encore, inaccessible. À peine l’avait-elle regardé l’autre fois… Décherac cependant voulait savoir : est-ce qu’on ne tentait rien ? — Rien. Bazaine avait bien dit, en quittant les hauteurs du Saint-Julien pour rentrer à cet éternel Ban Saint-Martin : — « Eh bien, puisqu’il en est ainsi, nous nous battrons maintenant tous les jours ! » Depuis, le maréchal avait invité Canrobert à faire à l’occasion enlever Ladonchamps, — Frossard, Mercy-le-Haut. Lebœuf devait les soutenir, s’entendre avec eux. — « Je connais ça, fit Décherac ; l’ordre dubitatif ! » Mais aujourd’hui même, trouvant qu’on avait trop tardé, Bazaine renonçait à l’attaque. On semblait se résigner au blocus : les routes étaient coupées, barricadées ; des tranchées-abris ouvertes sur plusieurs points ; des lignes continues couvraient les fronts de bandière, reliaient entre eux les forts dont on activait l’armement.

Décherac écoutait avec une attention polie. Du Breuil avait remarqué cela : souvent une blessure désintéresse l’officier ; sa campagne est faite, il jouit d’un repos bien gagné. L’indifférence de Décherac était conforme, en somme, à son égoïsme souriant.

Au tour de Judin. Il était soigné dans la rue voisine, au rez-de-chaussée, chez Mlle Élise Sorbet, une vieille fille pauvre et laide, grand nez, grand front sous des boucles grises, mélange touchant de ridicule et de bonté. Son étroit logement ne pouvait contenir qu’un blessé. Elle avait choisi Judin qui paraissait bien élevé. Avec un besoin de maternité, elle s’était attachée à lui, le choyait « ce pauvre jeune homme, amputé de la main droite ! » Devant la maison, — des géraniums fleurissaient la fenêtre, — Du Breuil aperçut Védel. La fatigue et la souffrance lui allaient bien. Tanné, maigri, durci, il avait l’air crâne et dégagé. Dans la solitude dont souffrait Du Breuil, la vue de son cousin lui fit plaisir ; pour la première fois, il le salua de son petit nom, qu’il trouvait comique :

— Bonjour, Casimir.

— Bonjour, Pierre ! Tu viens voir ton ami ? Moi aussi. J’arrive de l’Esplanade, du Polygone, j’ai des soldats un peu partout.

Derrière eux la porte s’était ouverte. Impatientée de les entendre causer, la vieille demoiselle disait avec une grâce cérémonieuse :

— Voulez-vous bien, messieurs, prendre la peine d’entrer ?

Une odeur de cellier humide dans le petit salon bien ciré, avec ses ronds de tapisserie devant les chaises, ses fleurs artificielles sur la cheminée et ses images de piété aux murs.

— Vous venez prendre des nouvelles du vicomte ?

Elle prononça ce mot avec un véritable plaisir ; ce jeune homme riche, titré, qui s’était engagé sans que rien l’y forçât, lui semblait un héros : et voilà maintenant qu’il resterait mutilé, estropié comme un simple ouvrier… Elle dit, en baissant la voix :

— Il n’a pas d’appétit. Il faut, messieurs, l’engager à se nourrir… Je lui avais préparé cependant un bon tapioca au bouillon et deux œufs frais.

Védel regarda Du Breuil avec admiration : 75 centimes pièce, les œufs frais.

— Je crains, ajouta-t-elle, qu’il ne se frappe l’esprit. Les locataires du premier ont perdu leurs blessés.

Et les conduisant par un jardin minuscule où il y avait juste la place d’un rosier et d’un serin en cage, elle poussa la porte vitrée d’une petite pièce blanchie à la chaux :

— Des amis, monsieur Maxime.

Le vicomte Judin leva un visage émacié ; son bras droit, trop court, terminé en tampon de linge, attristait ; la main gauche paraissait, toute blanche et fine, comme gênée, empruntée d’être seule. Elle eut, pour les mains de Du Breuil et de Védel, un serrement maladroit. Mlle Sorbet s’était discrètement éclipsée. Une fugitive rougeur aux pommettes, Judin souriait, d’un pauvre sourire.

— Eh bien, fit-il, quelles nouvelles ? On m’a dit qu’hier on voyait de la fumée dans la direction de Briey et qu’on entendait le canon ? Est-ce celui de Mac-Mahon ?… On m’a dit aussi qu’il s’était fait un grand mouvement dans les camps prussiens, qu’on a vu passer des troupes de la rive gauche sur la rive droite. Un lieutenant, qui est venu me voir ce matin, — Marquis, des voltigeurs de la Garde. — parlait d’une intervention de l’Autriche : Bismarck et le roi de Prusse seraient retournés précipitamment à Berlin…

Marquis ! Du Breuil eut un sourire sceptique. Il dit : — Bien loin de là, le bruit court que le maréchal de Mac-Mahon, affaibli ou même battu, aurait dû se retirer vers le nord.

Judin murmura :

— C’est exaspérant, cette ignorance… Comment n’essaie-t-on pas de se renseigner ?

On avait proposé en vain au maréchal de lâcher un ballon monté, à Coffinières d’immerger un câble télégraphique qui nous reliât à Thionville. Quant aux vessies flottantes jetées dans la Moselle, aux ballons-dépêches lancés par un pharmacien de l’armée, on n’en avait pas eu de nouvelles.

Judin se sentait encore bien faible ;… cette pluie, qui délayait les miasmes, rendait l’air irrespirable. Par momens des relens fétides descendaient de l’étage supérieur, où, dit Judin, un zouave, survivant aux blessés morts la veille, se décomposait vivant, rongé par une affreuse gangrène. Il eut un regard navré pour son moignon :

— Qu’est-ce qu’ils vont dire, au cercle ? Pas commode, pour tenir les cartes !

Il sourit, mais au fond, quelle amertume ! Les pauvres diables de soldats encore, les officiers, c’était leur métier de se faire écloper, tandis que lui !

Quand Védel et Du Breuil l’eurent quitté, MlleSorbet les retint, suppliante et embarrassée :

— Messieurs, vous voudrez bien accepter une de mes prunes à l’eau-de-vie ? Je les fais moi-même, on dit que je les réussis.

Ils durent goûter aux belles prunes gonflées, douces et fortes.

— Ce pauvre enfant, dit-elle, est bien triste. Il faudrait qu’il pût se lever, se promener !… Mais il pleut toujours !…

L’horrible odeur descendit, pénétra la pièce : Védel avala bien vite le fond de son verre. Dehors, il dit :

— Le colonel, sur ma demande, a proposé Judin pour la croix. Mais le maréchal n’est guère pressé de s’occuper des troupes. Il n’a pas encore visité une ambulance…

Nous sommes vendus ! cria une voix si gutturale et si rauque qu’il tressaillit. Du Breuil aussi s’était retourné… Attaché par la patte à son perchoir, sur l’appui d’une fenêtre, un énorme perroquet vert, entr’ouvrant ses paupières de corne et penchant le bec, les contemplait, sardonique. Du Breuil, mordu au cœur, se rappela la déroute de Forbach, le grand battement d’ailes de l’oiseau vert qui sanglotait dans la nuit : — À Berlin ! À Berlin ! Il haussa les épaules et passa. Védel ricanait, indigné :

— Est-il assez stupide, avec son air d’empaillé ! Vendus ! C’est le grand mot des niais et des lâches qu’il répète. Vendus !…

Et montrant le poing, il cria :

— Ferme ton bec, imbécile !


Un temps affreux, depuis trois jours, un déluge inondant les bivouacs, les eaux de la Moselle dépassant les plus hautes crues, un ciel noir, un froid pénétrant, tels furent les auspices de cet inoubliable mercredi 7, où la catastrophe de Sedan, pressentie dès le 4, — le commandant Samuel, envoyé en parlementaire, l’avait apprise de l’ennemi, — frappa d’un coup d’assommoir Metz et l’armée.

Deux journaux allemands, saisis sur des prisonniers, parvinrent le matin au maréchal : 80 000 hommes avaient capitulé, Mac-Mahon était mort, l’Empereur prisonnier… Les voilà donc expliqués, ces inexplicables mouvemens de l’ennemi, colonnes défilant de la rive gauche sur la rive droite — des prisonniers de l’armée de Châlons, tout simplement ; et ces bruits de musique, ces cris de l’avant-dernière nuit — des hourrahs de victoire !… Le commandant Samuel, envoyé de nouveau en parlementaire, revenait avec la confirmation du désastre… Le Corps législatif avait été envahi par la foule ; le ministère s’était dissous de lui-même, l’impératrice enfuie en Angleterre, le Prince impérial retiré en Belgique. La République était proclamée. Paris restait calme… Voilà ce qui se répétait, grossi, déformé, au milieu de l’incrédulité des uns, de l’acceptation aveugle des autres, de la stupeur de tous : Thiers ministre, les députés de Paris se réunissant pour constituer le gouvernement de la défense nationale, Trochu président.

Avant le soir, 600 prisonniers français, que l’ennemi devait en échange de prisonniers allemands, arrivaient et racontaient ce qu’ils savaient, les uns plus, les autres moins, selon l’heure à laquelle ils avaient été pris. Tous étaient d’accord sur le fond : l’armée de Mac-Mahon, composée de quatre corps (le 1er Ducrot, le 5e e de Failly, le 7e Douay, le 12e Lebrun), avait quitté Châlons le 21 août, pour se diriger sur Reims. Elle était remontée au nord par Rethel, le Chêne-Populeux, Beaumont, où Failly, le 30, avait été battu ; pressée par l’ennemi, elle avait dû, le 1er septembre, renoncer à se porter sur Metz par Stenay, et s’était établie dans le fond de Givonne, la droite à Sedan. Jusqu’à midi, l’action nous avait été favorable ; puis l’ennemi ayant écrasé notre gauche, on s’était mis en retraite sur Mézières dans le plus grand désordre. Les 600 prisonniers, appartenant à l’aile gauche coupée et enveloppée, n’en savaient pas davantage. On leur avait soigneusement annoncé en route la captivité de l’Empereur, la capitulation de Mac-Mahon. Mais c’était sans doute, disaient-ils, un bruit démoralisant propagé par l’ennemi. Du Breuil l’espérait, Restaud en était sûr.

Marquis, venu aux nouvelles, les officiers des différens états-majors accompagnant les commandans de corps d’armée, Gex, Cussac, Carrouge, tous, dans une anxiété fébrile, écoutaient les propos d’un officier du maréchal : quelques turcos, interrogés par Bazaine, venaient d’affirmer que le 1er et le 7e corps avaient été anéantis, l’Empereur présent. Mais certaines affirmations étaient confuses, d’autres contradictoires. Bersheim, accouru de Metz, apprit à Du Breuil l’effervescence de la ville ; les racontars les plus étranges y circulaient. Marquis les certifia, brodant avec assurance :

« Mac-Mahon avait destitué de Failly, Douay ravageait le Palatinat, l’Autriche avait déclaré la guerre à la Prusse, l’Italie envoyé 100 000 hommes dans le Tyrol… »

Bersheim demanda :

— Est-il vrai que les Prussiens, pour nous frapper davantage, aient à dessein choisi des prisonniers dans tous les régimens ?

Un officier l’affirma. Bersheim alors, très pâle, les larmes aux yeux, demanda s’il y avait des zouaves et des cuirassiers ? Du Breuil comprit son espoir : ses fils étaient peut-être dans le troupeau, ou bien un camarade saurait peut-être ?…

Ce soir-là, avant de se coucher, il arracha la feuille du calendrier au mur : l’éphéméride portait : Prise de Malakoff… Le lendemain, il trouva, dans une boîte qu’il ouvrit par hasard, la bague d’opale. Il ne l’avait pas remise depuis le jour où le sang du pauvre Vacossart l’avait tachée. Il la nettoya, et machinalement, l’ayant glissée à son doigt où elle brillait, laiteuse avec ses reflets roses et verts, il la garda… Si ces déplorables nouvelles étaient vraies, que devenait Mme de Guïonic ? Sans doute, elle s’était retirée en Bretagne, laissait passer l’orage. Elle lui parut du coup à mille lieues, il la plaignit comme une oubliée, comme une morte, sentit combien elle avait pâli dans son souvenir, image obscure, incertaine. Les récentes défaites, le cauchemar du blocus, l’Empire à bas, écrasaient son imagination : tout cela lui semblait invraisemblable. Il en était hébété, l’âme malade.

— Ma pèlerine, Frisch !

La pluie, les bivouacs inondés, les hommes transis sous les tentes entourées de petits lacs, la fièvre, la dysenterie… Allons voir d’Avol ! Son cœur se serra, dans l’appréhension d’une souffrance… Vers la porte de France, il rencontra deux figures connues, homme et cheval, Saint-Paul sur Musette. Le vétéran de Saint-Cloud avait un pied sans chaussure, emmailloté.

— Vous êtes blessé, maréchal des logis ?

Il eut un sourire dédaigneux : un morceau de chair enlevé par un fragment d’obus, le matin du 1er, comme il faisait une reconnaissance. Pas la peine d’en parler ! Musette était plus à plaindre, si mal nourrie. Il la promenait pour la distraire, au pas. Et puis, elle tondait quelquefois un peu de vert, attrapait une poignée de grain. Il ne dit pas qu’il maraudait pour elle.

— Vous vous faites soigner à l’ambulance ? dit Du Breuil en le regardant avec bonté.

Saint-Paul se rembrunit : non, il n’avait pas affaire aux majors, leurs couteaux s’étaient promenés dans trop de chair pourrie, il n’avait pas envie qu’on l’empoisonnât. Il se pansait lui-même.

Du Breuil fit un signe de tête amical, le vétéran salua, son teint hâlé devenu rouge brun. Tous deux pensaient à Lacoste.

Quand il entra dans la cour de Bersheim, la femme de Thibaut, les yeux gonflés, appela son mari. Sa maternité prochaine lui déformait le visage et la taille. Ses enfans se serraient contre sa jupe ; ils avaient mauvaise mine, la petite fille toute changée. Thibaut boitant arriva, fit entrer Cydalise à l’écurie. Bersheim parut, regarda tristement la Louise, elle s’enfuit en sanglotant.

— Pauvre Louise, dit Bersheim, elle pleure son père et sa mère.

Les vieux Larrouy, ses fermiers de Noisseville, restés comme deux chiens fidèles pour garder la maison et les terres — ils avaient été tués par le même obus, à côté l’un de l’autre, le soir du 31. Un caporal de Metz, blessé, soigné ici même, et qui les connaissait bien, avait certifié leur mort. La grange avait pris feu, la ferme était détruite.

— Comment va d’Avol ?

— Il a voulu se lever, malgré la défense du docteur Sohier. Ils ont eu une scène très vive, ce matin. Entre nous, l’irascibilité de Jacques me surprend. Je ne l’ai jamais vu ainsi.

— La souffrance ? dit Du Breuil.

— Mais, riposta Bersheim, mes autres blessés souffrent, ils ne sont pas aussi difficiles à mener. — Il regarda Du Breuil : — Ma femme est bien malade. Depuis l’arrivée des prisonniers de Sedan, elle ne vit plus… On les a casés dans les bâtimens de la gare. Ils attendent leur réincorporation. — Du Breuil sympathisait en silence à son espoir déçu. Bersheim hocha tristement la tête et reprit : — Il paraît qu’on est en train de nous en rendre d’autres en ce moment… Qu’est-ce que vous voulez, mon ami ?

Il se tourna vers un inconnu qui venait d’entrer dans la cour en chancelant, affublé d’un pantalon de toile grise, d’une veste de zouave galonnée. Soudain, — qu’a donc Bersheim ? — il roule des yeux de fou, pousse un cri déchirant, ouvre les bras :

— Maurice, est-ce toi, mon enfant ?

Et tous deux s’étreignent et sanglotent.

— Comment es-tu là ? c’est bien toi ? Que tu es pâle ! Ah ! ta mère ! comme elle va être heureuse… Et ton… frère, An… André ?

Un silence lui répond. Le malheureux, — quel âge a-t-il ? qui se douterait qu’il a vingt-cinq ans ? — le lamentable prisonnier, fiévreux, grelottant, avec la creuse figure ridée, ses yeux de mauvais rêve, murmure :

— Oh ! papa ! papa !…

— Tu ne me réponds pas, gémit Bersheim. André est mort, n’est-ce pas ?…

Toujours l’affreux silence, Bersheim laissa tomber les bras. Une douleur infinie le rendit pâle. Tout son sang refluait au cœur. — Mon Dieu ! murmura-t-il dans un sanglot, et saisissant aux épaules le fils qui lui restait, il l’embrassa désespérément, puis l’éloignant de lui et l’étreignant encore :

— Mon enfant, que tu es maigre, que tu as dû souffrir. Viens ! viens !…

Il l’entraînait, trempé d’eau, crotté de boue, perdant un de ses souliers crevés… Du Breuil vit Anine s’élancer du perron ; elle devinait :

— Père, voulez-vous tuer maman ! Cachez Maurice !

Elle se jeta dans les bras de son frère, mais le pauvre garçon, honteux de lui-même, la repoussait, murmurant d’une voix indistincte :

— Ne m’approche pas.

Elle comprit que c’était à cause de sa saleté. Avec un beau haussement d’épaules, elle l’entraînait vers la buanderie, disant :

— Tu dois mourir de faim, attends, je vais t’apporter du bouillon, des œufs…

Elle ne parlait pas du mort. Mais, grand Dieu, ce qu’elle devait éprouver, sous son calme ! Bersheim prit les mains de Du Breuil qui voulait se retirer :

— Oh ! mon ami, restez, ne nous abandonnez pas quand il nous arrive un peu de bonheur. Un bonheur si amèrement mélangé !… Mon pauvre André. Ah ! quelle misère !… En quel état Maurice nous revient !…

Et tout à coup, abaissant les yeux sur sa manche, il secoua, d’une chiquenaude, de la vermine… Le bain, les vêtemens propres qui remplaçaient ses haillons, un homme à face humaine succédant au loqueteux de tout à l’heure, et — en attendant le Père Desroques, qu’on avait couru chercher (lui seul saurait, avec sa piété ardente, préparer Mme Bersheim), — Maurice parlait, parlait comme dans la fièvre, avec une voix redevenue jeune, une voix d’enfant rentré au bercail. Bersheim buvait ses paroles, et grave, Anine apparaissait, disparaissait, tandis que Du Breuil, le cœur navré de pitié, écoutait bouillonner et courir, dans le récit du jeune sergent-major, un intarissable flot de misères.

La débandade de Wœrth, l’écoulement sur Saverne, la réorganisation à Châlons, puis le lent refluement de l’armée en désordre, mourant de faim, pillant, s’enivrant, jusqu’à cet entonnoir, ce gouffre, Sedan… La lutte acharnée alors, — le 1er zouaves s’était bien battu ! — puis l’écrasement, l’horrible déroute, l’amalgame de tous les débris de régimens dans la place, la capitulation enfin !… Il dit l’Empereur allant rendre son épée, l’épouvantable misère des soldats crevant de faim dans la presqu’île d’Iges, et le 3, l’évacuation des colonnes successives de prisonniers… Depuis, à peine s’il avait mangé, toujours en marche, poussé à coups de crosse ; ceux qui tombaient, fusillés !… On leur avait appris en route la captivité de l’Empereur ; la guerre ne durerait pas, Strasbourg allait se rendre, Paris ne pourrait tenir. Metz serait bombardé le soir même.

Une ombre noire se dressa devant la porte : c’était le Père Desroques. Il prit les mains de Maurice, les tint longtemps serrées ; une profonde pitié faisait trembler ses lèvres, une foi douloureuse brillait dans ses yeux. Après quelques minutes d’entretien :

— Je serai donc le messager de Dieu ! soupira-t-il.

Anine emmenait Maurice en lui recommandant de ne pas faire de bruit. Bersheim les suivit. Du Breuil, qui connaissait la maison, alla dans la chambre de d’Avol. Il ne le trouva pas, l’aperçut au fond du jardin, étendu sur une chaise longue en paille, traversée par des brancards. Il avait les traits contractés, l’air dur. D’Avol feignit de ne pas le voir s’avancer, ne tourna les yeux que lorsque le gravier cria sous la botte de Du Breuil.

— Tiens, Pierre, c’est toi ?

— Tu sais ?…

— Oui, Maurice… Lisbeth est venue me raconter ça. Pas brillant, hein, le pauvre diable ? Son frère a payé sa dette. Il a de la chance. Pauvres Bersheim ! Ils doivent rire d’un œil, pleurer de l’autre. Je préfère ne pas assister à cette scène de famille.

Ce ton de sécheresse, cette voix ironique, allons ! on lui avait changé son Jacques ! Mais d’Avol continuait :

— Tu regardes mon bras ? Sohier est un âne. Bah ! je serai suffisamment guéri pour la capitulation.

— Qu’est-ce que tu dis ? cria Du Breuil.

— Je dis : pour la capitulation. Car c’est cela, n’est-ce pas, messieurs du grand Quartier général, messieurs les officiers de Bazaine, que vous nous préparez ? Je ne te demande pas de m’expliquer cette fois la sortie de Noisseville ? Hein ? ça t’embarrasserait !

Du Breuil le regardait ; un ton pareil, d’Avol était fou !… Il allait répondre ; il entendit un bruissement faible, Anine était derrière eux. Son visage rayonnait, mais elle avait les yeux pleins de larmes :

— Maman a poussé un grand cri, puis elle a appelé Maurice, maintenant ils pleurent ensemble. Venez vous réjouir avec nous.

Bien qu’il eût parfaitement vu Gustave et Thibaut qui s’approchaient pour l’enlever avec sa chaise, d’Avol ricana :

— C’est bon pour Pierre ! Vous oubliez que je suis impotent, moi !

Qu’est-ce qui lui prenait ? Anine, pour toute réponse, souriait avec une sorte de compassion dont la dignité frappa Du Breuil. Derrière le blessé :

— Qu’a donc d’Avol ? fit-il tout bas. — Elle restait muette. Alors il murmura doucement :

— Je partage votre joie.

Elle dit au bout d’un instant :

— Maurice nous a raconté la mort d’André. Les cuirassiers de Morsbronn sont tombés en héros…

Il songea à Lacoste et dit :

— Oui, il est beau de mourir ainsi.

Au salon, dans le groupe attendri, qui unissait Maurice et sa mère, Bersheim d’un côté, grand’mère Sophia de l’autre, le Père Desroques un peu à l’écart, — Du Breuil chercha les beaux yeux de Mme Bersheim. Elle était transfigurée. Mère douloureuse, elle penchait la tête sur l’épaule de son fils, et à pleurs doux et silencieux épanchait son cœur. Du Breuil baisa respectueusement la main qu’elle lui tendait, il se retourna vers d’Avol qu’on transportait.

— Ton cousin Jacques, dit grand’mère Sophia.

Maurice se leva pour embrasser d’Avol qui se laissa faire, pâle, un feu dans le regard :

— Mon pauvre garçon, dit-il, tu nous apportes de fichues nouvelles ! Après tout, ça ne va guère mieux ici !

Parole dure, qu’un malaise suivit. Avec sa tête rasée, ses joues hâves, Maurice avait l’air d’un pauvre garçon en effet, d’un triste enfant ; il baissa les yeux, pris de pudeur et de honte, humilié par ce ton, cet air de reproche : était-ce sa faute s’il avait été vaincu, fait prisonnier ?

— Alors, demanda d’Avol, vous avez capitulé ? Toute une armée ? Vous vous êtes au moins battus, j’espère ?

Mais Anine s’interposait :

— Demain, plus tard…

De nouveau la bouche de d’Avol se crispait. Du Breuil s’étonna, — un patriotisme si amer, tant d’âpreté, tant d’injustice !…

En rentrant au Ban Saint-Martin, sous la pluie torrentielle, il entendit s’élever une canonnade violente. La nuit allait venir, des éclairs coupaient les détonations. Que signifiait ce vacarme infernal ? Jusqu’à neuf heures, le bombardement retentit, puis s’éteignit, la pluie cessa, un grand vent emportait la fumée. Et ce fut tout. Du Breuil au matin apprenait que nos pertes étaient insignifiantes. On se perdait en conjectures sur cette manifestation bruyante.

Ce jour-là, on commença à distribuer du blé aux chevaux. On ordonna à Coffinières de requérir en ville tout le fourrage existant. Un grondement se fit entendre dans la direction de Verdun, selon les uns, de Toul, d’après les autres. Par un soldat blessé, échappé d’Ars, qui avait vu une affiche apportée de Nancy, on apprenait que Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux et Rochefort avaient proclamé la République. Un des prisonniers de Sarrebrück, échangé, précisait : Le Flô était ministre de la guerre ; l’Empereur subissait à Cassel sa captivité ; le Prince impérial était à Londres, on ne disait rien de l’Impératrice. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, avait écrit au roi de Prusse pour lui rappeler sa propre déclaration : « la guerre était dirigée contre l’Empereur, non contre la France, le moment était venu de prouver sa sincérité et de faire la paix. » Mais comment se leurrer d’un pareil espoir ?

Le lendemain, le commandant Samuel, appelé aux avant-postes, lisait dans la Gazette de la Croix confirmation des nouvelles néfastes. Un officier prussien affirmait sur l’honneur à notre parlementaire que le Prince royal devait entrer aujourd’hui même dans Paris ! Le 12, le maréchal convoquait à son quartier général les commandans de corps et les généraux de division : en présence du désastre de Sedan, il fallait renoncer aux grandes luttes, se contenter, pour tenir les troupes en éveil, de petites opérations de détail dont les commandans de corps auraient à prendre l’initiative ; on attendrait ainsi les ordres du gouvernement. Il chargeait les officiers généraux de communiquer à leurs troupes ce qu’ils venaient d’entendre. Le même jour, un secrétaire d’ambassade, attaché dès le début de la guerre à l’état-major général, M. Debains, sollicitait de Bazaine l’autorisation de franchir les lignes prussiennes. Pris et ramené à Metz le soir même, il adressait au maréchal le rapport confidentiel d’une conversation qu’il avait eue avec des officiers prussiens. Elle se résumait ainsi : 600 000 Allemands en France, nul enthousiasme du pays pour la guerre, plus d’armée régulièrement organisée sinon celle de Metz. La ville était menacée d’un siège très prochain, quand la grosse artillerie serait arrivée. Strasbourg avait capitulé.

Bazaine, aussitôt après avoir pris connaissance de ce document, prescrivait au colonel Nugues d’en envoyer immédiatement copie aux commandans de corps d’armée. Les officiers qui écrivaient sous la dictée du colonel, partagèrent sa réprobation. Le général Jarras, auprès duquel le colonel Nugues protestait, jugeant dangereux et coupable de transmettre un document de cette nature, alla en parler au maréchal. Il revint et ordonna de supprimer le résumé final dans les expéditions envoyées aux commandans de corps d’armée : lecture leur serait faite de l’expédition qui leur était destinée, puis elle serait détruite. Charlys et bien d’autres s’exprimèrent avec vivacité sur cette communication, dont ils blâmaient le caractère clandestin, comme ils avaient blâmé d’abord la divulgation même.

Le 14, un brigadier de sapeurs-conducteurs du 1er régiment du génie, nommé Pennetier, évadé de Sedan, apportait des journaux que le maire d’Ars lui avait remis pour le maréchal. Ils contenaient la proclamation adressée le 8 septembre au peuple français par le nouveau Gouvernement, la convocation des électeurs à la date du 16 octobre pour l’élection d’une Assemblée nationale. Le maire d’Ars y avait joint, copiée de sa main, la circulaire de Jules Favre du 6 septembre. Ce jour-là, l’Indépendant de la Moselle, imprimé sur papier jaune, — le blanc manquait, — publiait une proclamation signée de Coffinières, du préfet et du maire, où le désastre de Sedan était officiellement annoncé. Appel était fait à la résistance et au patriotisme. Le 16, un ordre général portait à la connaissance de l’armée du Rhin les nouvelles qui depuis huit jours volaient sur toutes les bouches :

«… Nos obligations militaires envers la patrie en danger, — ajoutait le maréchal, restent les mêmes. Continuons donc à la servir avec dévouement et la même énergie, en défendant son territoire contre l’étranger et l’ordre social contre les mauvaises passions. Je suis convaincu que votre moral, ainsi que vous en avez déjà fourni tant de preuves, restera à la hauteur de toutes les circonstances, et que vous ajouterez de nouveaux titres à la reconnaissance et à l’admiration de la France. »

En même temps, le maréchal faisait remettre à deux cavaliers du 7e cuirassiers, les nommés Marc et Henry, une dépêche en clair adressée au ministre de la guerre :

« Il est urgent pour l’armée, y disait-il, de savoir ce qui se passe à Paris et en France. Nous n’avons aucune communication avec l’extérieur, et les bruits les plus étranges sont répandus par les prisonniers que nous a rendus l’ennemi, qui en propage également de nature alarmante. Il est important pour nous de recevoir des instructions et des nouvelles. Nous sommes entourés par des forces considérables que nous avons vainement essayé de percer après deux combats infructueux. »

Le lendemain, Du Breuil allait à Metz.

Il avait, à l’École d’application, cherché des yeux le colonel Poterin, n’avait vu qu’une forme roide, sous un drap rejeté.

— Il est mort cette nuit, dit le jeune Chartrain. — Et après quelques paroles échangées sur cette fin lugubre, timidement, il ajouta :

— Mon commandant, est-il vrai qu’on puisse écrire à ses parens par ballon-dépêche ?

Un petit ballon de papier ou d’étoffe, fabriqué à l’École même, s’envolait chaque jour, chargé de lettres. Du Breuil avait sur lui une bande de papier pelure et se chargea de faire parvenir quelques lignes écrites par Chartrain. Chemin faisant, il rencontra Barrus, très excité :

— Enfin, il est tombé, ce gouvernement du bon plaisir, du gaspillage et du lucre ! La République va nous sauver. Au moins, Jules Favre parle en homme ! — Il tira de sa poche l’Indépendant de la Moselle, rose vif cette fois — et lut avec conviction : « Si c’est un défi, nous l’acceptons, nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses ; une paix honteuse serait une guerre d’extermination à courte échéance ! »

Ses yeux étincelaient, il y avait une barre sur son front de sectaire :

— Qu’est-ce qu’on attend, fit-il, pour proclamer la République ici ? — Il s’arrêta court et en désignant une pâtisserie ; — Tenez, voilà des choses qui me dégoûtent, en un pareil moment !… (Du Breuil emportait une brève vision d’officiers à grosses moustaches croquant des bonbons, avalant des éclairs et des babas.) Barrus ricanait : — Le matin, ces messieurs de la cavalerie viennent faire leur petit marché, suivis d’ordonnances, un panier au bras. On dirait que certains chefs ne pensent qu’à bien manger. Nos soldats, depuis que leur ration de pain est réduite à 500 grammes, viennent faire queue à la porte des boulangers. L’autre jour, j’ai vu des charrettes de pain blanc parcourir les camps. Les soldats en achetaient et jetaient leurs pains de munition. On devrait défendre ce trafic. Nous ne mangeons pas, nous gâchons les ressources de Metz !

Il s’interrompit, dévisagea Du Breuil :

— Est-il vrai que Bazaine ait écrit au prince Frédéric-Charles pour lui demander la vérité détaillée sur la situation ?

Du Breuil eut un sursaut.

— Je ne sais pas ! et j’ajoute : je ne crois pas ! — fit-il assez sèchement. Barrus le regarda avec une sorte de sympathie bizarre, de pitié ironique :

— Ah ! oui ! vous… vous êtes honnête !

Il lui serra la main à la broyer, s’éloigna rapidement.

« Un peu toqué ! » pensa Du Breuil. Et il se sentait mortellement triste. À peine s’il commençait à voir clair, à se rendre compte de la situation et de ses conséquences. Des images émouvantes passaient devant ses yeux ; il se représentait l’Empereur prisonnier, l’Impératrice et le Prince impérial en exil. Ces images ne se fixaient pas, elles défilaient comme dans un cauchemar. Un gouvernement nouveau, des hommes nouveaux… L’Empereur, son grave visage souffrant, les beaux yeux altiers de l’Impératrice, la foule empressée des courtisans ! Et tout ce qu’il entendait, depuis plusieurs jours, l’odieux fourmillement des reproches, des récriminations, des espoirs, des ambitions… Ceux qui se désolaient en songeant à ce qu’ils allaient perdre, ceux qui se frottaient les mains en songeant à ce qu’ils allaient gagner ! La soirée de Saint-Cloud remplit son souvenir : Champreux correct, Jousset-Gournal bavard, Mme d’Avilar avec son masque d’intrigante, l’altière comtesse de Limal, la jaune Mme de Vernelay : courtisans ! courtisans !… que pensaient-ils, disaient-ils, faisaient-ils à présent ? Un gouvernement nouveau… Tout ce qui sombrait avec l’ancien ! Les aigles, les victoires des deux Empires, les fêtes de la paix et de la guerre, les salves solennelles du 15 août, et pour lendemains : Waterloo, Sedan ! Ah ! l’expiation méritée, mais si amère et si cuisante ! En châtiment de leur imprudence, de leur légèreté, de leur faiblesse, comme on allait leur jeter de la boue, aux souverains déchus, comme on allait leur faire payer leurs jours de triomphe et d’éclat !…

Sans s’en apercevoir, il était entré chez les Bersheim. L’ambulance, les visages qui lui sont déjà familiers, le bon vieux capitaine à barbe blanche, le nègre cymbalier qui rit d’un enfantin rire clair, à dents blanches. Un lit vide, celui du petit soldat qui se plaignait de n’avoir de goût à rien ; on l’a enlevé, cousu dans un sac : au tombereau ! Où donc sont les Bersheim ? Il pousse la porte de d’Avol. Il y a là des officiers en visite, Carrouge, impétueux, pareil à un piment sec avec sa face empourprée. Il accable de son ironie « le petit monsieur Trochu », Gambetta qu’il appelle « grand bêta » ! Plus d’empire, — plus de Garde impériale et plus de Carrouge !

— Je ne sers pas la gueuse ! moi ! dit-il en se frappant la poitrine, où sa croix, ses médailles se choquent.

Le comte de Cussac sourit dédaigneusement :

— Nous allons rire, messieurs. J’attends les Parisiens sur les remparts. Dans quinze jours, la paix sera faite.

Le capitaine de Serres, de la batterie de d’Avol, approuve, en se redressant dans son dolman, qu’il pince à deux doigts, comme un corset. À peine si d’Avol a tourné la tête vers Du Breuil, mâchonné un : « Bonjour, Pierre ! » Il est couché. Cela ne lui a pas réussi de se lever trop tôt. Sohier avait raison.

— Au diable la politique ! crie-t-il avec colère. Nous sommes des soldats, nous sommes bloqués à Metz, notre devoir est d’en sortir ! Je ne connais que cela ! Et si on avait du cœur, on forcerait Bazaine à trouer !

— Oh ! oh ! firent des voix… On ne force pas comme ça un maréchal de France.

— Non, dit d’Avol dans un grand silence, mais on le remplace, quand il ne veut pas se battre. Il y a des maréchaux plus anciens !

Un malaise régna. D’Avol sentit à travers les silences l’indécision, le blâme, le respect de la discipline, la peur de se compromettre. Il changea de ton :

— Tu as une jolie bague, Pierre.

Il ajouta :

— Je la reconnais. Tu l’as fait monter à Metz, chez Gugl, le juif, n’est-ce pas ?

On se levait, Anine et M. Bersheim venaient d’entrer ; Bersheim apportait de la limonade, Anine des verres. D’Avol eut un sourire narquois :

— C’est une opale ? Elle est belle !… Eh ! eh ! ça me rappelle un bracelet que j’ai vu porter par une jolie femme.

Du Breuil sentit le regard d’Anine, une seconde, se poser sur lui… Quel taon piquait d’Avol ? pourquoi cette allusion, voulue, évidemment ?… Il avait tant de tact, d’habitude. La maladie le changeait-elle à ce point ? Le paroxysme des malheurs publics aigrissait-il son caractère difficile ? Il insistait :

— Regardez donc, Anine, la bague de Pierre. À sa place, moi, j’aurais peur de porter une aussi belle opale ! Ces pierres-là traînent avec elles une espèce de fatalité… Mais il y a des fatalités séduisantes ! N’est-ce pas, Pierre ?… Je me souviens du soir, à l’Opéra…

— Jacques, fit Du Breuil, — et son accent grave l’étonna lui-même, — cessons cette plaisanterie.

Plein d’inquiétude, il chercha les yeux d’Anine. Elle n’était plus là. Bersheim causait avec les officiers, emplissait les verres. Du Breuil refusa celui qu’on lui tendait, d’Avol étendit la main, et narquois :

— À tes amours, Pierre !

Du Breuil feignit de ne pas entendre. Il haïssait presque d’Avol, en ce moment. Une taquinerie ?… Non ! Jacques avait voulu le discréditer, l’amoindrir dans l’estime d’Anine, en faisant supposer… Une colère le prit à cette déloyauté. Jacques aimait donc sa cousine ? Il était jaloux ? — Pourquoi ? Son irascibilité, son amertume, venaient-elles donc de voir Anine marquer, à lui Du Breuil, une insaisissable préférence ! — Il eut un moment de stupeur. Aimait-il donc Anine ? Avait-il jamais songé à l’aimer ?… Non ! et cependant l’idée que d’Avol le croyait préféré lui causait une joie intense. Pourtant ce malentendu lui laissait une sourde rancœur envers son ami. Amour-propre froissé ? Non, il y avait autre chose, qu’il ne démêlait pas bien, mais qui les séparait, d’Avol et lui…

Bientôt, il sortait sans être remarqué. Anine le rencontra dans un couloir. Elle le regardait, haute et pure, bien en face : il baissa les yeux. Le jugeait-elle coupable ? Lui devait-il compte de son passé ?… Il eut une envie irrésistible de lui dire : « D’Avol raillait… je n’ai jamais aimé personne ! » et de renier sa douce et fière amie… Quelques instans après, il s’accoudait sur le parapet du pont de la Comédie, regardant couler l’eau rapide, l’eau trouble qui descendait vers Thionville, gagnait les pays libres. Une horrible détresse, un découragement mortel, le paralysaient. Tous ces revers, de si terribles nouvelles, c’était trop !…

Il pensa aux siens, à Mme de Guïonic, tendit en vain son âme d’un suprême élan, et ne réussit même pas à s’attendrir. Il se sentait vieux, vieilli du coup, irrémédiablement. À suivre le courant de l’eau sombre, il éprouvait une sorte de vestige. Où allait-on ? Comment cela finirait-il ? Sortirait-on jamais de ce Metz, qui, comme un aimant diabolique, attirait, retenait ?

D’Avol, Anine… Il souffrait beaucoup. Pourquoi Jacques ne l’aimait-il plus ? Car d’Avol ne l’aimait plus, il le pressentait, le devinait. Que lui avait-il fait ? Est-il vrai que certaines amitiés sont comme ces ampoules de verre qu’on peut jeter à terre sans les briser, et qui, si l’on les touche sur un seul point, même légèrement, éclatent et tombent en poussière ? La leur était-elle de celles-là ?… Le pur visage, les grands yeux d’Anine se levèrent irrésistiblement devant lui. Pauvre Mme de Guïonic !… et il plaignit son propre passé, sa jeunesse, l’Empire disparu. Il se plaignit, tel qu’il avait été, un homme de cet écroulement, un homme de ce désastre. Ah ! se refaire, s’il en était temps encore ! Quelle leçon ! Quelle leçon !

Il avait tiré la bague d’opale de son doigt. Elle chatoyait, dans la fin de jour, comme un reflet de beauté, de jeunesse, de plaisir ; il examina un instant la fêlure qui la traversait, et la suspendant, — sans regret, comme un adieu à tout un passé qui ne renaîtrait jamais, il la laissa tomber dans la Moselle.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre et 1er octobre.