Revue des Deux Mondes4e période, tome 143 (p. 481-534).

TROISIÈME PARTIE[1]


I

Un rais de soleil filtrait sous la porte. Dans le couloir frais de la petite maison bourgeoise, une odeur, linge humide et conserves, s’exhalait des armoires. Du Breuil, mal éveillé d’un court sommeil, répondait à peine aux salutations de ses hôtes. C’étaient de vieilles gens, un M. et une Mme Poiret, des commerçant de la ville, retirés depuis des années dans ce village de Moulins, aux portes de Metz. L’angoisse rendait leur voix criarde, faisait trembler leurs mains. Ils contemplèrent le visage altéré, les vêtemens poudreux de cet officier qui venait de dormir une nuit sous leur toit, de cet inconnu de passage que jamais sans doute ils ne reverraient, puis avec tristesse ils détournèrent les yeux. Qu’est-ce que demain leur réservait ? Quels tracas, quel deuil ? Et tous deux songeaient à leur pauvre vie bouleversée, à l’invasion imminente. À toute seconde ils regardaient du côté de la fenêtre, prêtaient l’oreille.

Un immense bruit continu montait de la route. Du Breuil, encore assourdi du tumulte de la veille, écoutait avec inquiétude cette rumeur confuse. C’était un bourdonnement lointain, avec des cris, des jurons, des appels. La porte ouverte, il demeura saisi. Entre les maisons, le fleuve humain coulait à pleins bords, charriant comme des épaves un prodigieux amas de voitures.

Aussi loin que la vue s’étendait, en avant, en arrière, ce n’étaient que fourgons encastrés l’un dans l’autre, ambulances peintes en gris, cantines en vert, des caissons d’artillerie, des fourragères, des prolonges chargées d’avoine et de vivres, un entassement inouï, un défilé sans fin d’innombrables voitures de réquisition, depuis l’antique charrette paysanne jusqu’à des haquets et des breaks. Les unes à moitié vides, d’autres pleines à verser. Les charretiers juraient, sacraient. Des estafettes essayaient en vain de se frayer un passage. Des troupes de toutes armes, mélangées, confondues, cheminaient péniblement à travers les intervalles. Ici une batterie d’artillerie, les pièces séparées les unes des autres par des carrioles chargées de sucre. Là, une file de blessés, figures pâles, linges sanglans, qui gémissaient à chaque secousse des cacolets. Et partout, un désordre, une bousculade, un enchevêtrement sans cesse renouvelés — arrêts brusques, rires, plaintes, coups de fouet, et sur le brouhaha de cette foule grouillante, le soleil, l’azur !… Mais un soleil déjà chaud qui faisait perler la sueur aux visages rouges, une acre poussière salissant l’azur frais.

Du Breuil eut le cœur serré. Cette route où s’entassait l’armée entière le fit songer à celle de Forbach. Ce matin de retraite ressemblait au soir de panique. Ses courtes joies d’hier, les minutes d’ivresse lorsque les mitrailleuses déchiraient l’air et que son cœur criait victoire, lui firent horreur. Il continuait à ressentir l’immense dégoût de la nuit devant les cadavres, le même écœurement plus profond, plus attristé. Et de l’inquiétude s’y mêlait, une terreur que cette soi-disant victoire ne fût en réalité qu’une boucherie en pure perte. Un succès ? Soit, mais pire qu’une défaite. La marche sur Verdun s’en trouvait retardée, compromise peut-être. Que le prince Frédéric-Charles gagnât de vitesse, on serait forcé de combattre encore, dans une situation d’infériorité flagrante.

Chaque minute de retard était une chance perdue. Stagnante jusque-là, l’armée devait maintenant par toutes les routes s’écouler en hâte, fuir. Ou bien qu’on fît tête résolument, pour écraser l’armée de Steinmetz inférieure en nombre et se retourner ensuite contre celle du prince Frédéric-Charles… Mais rien n’était plus désastreux que la lenteur de la retraite. Il eût fallu maintenir en arrière les convois généraux, les voitures auxiliaires, utiliser surtout les diverses routes, au lieu de laisser s’engouffrer dans cette issue unique, ce long boyau, l’immense moutonnement d’une armée de cent soixante-quinze mille hommes, et tout ce qu’elle traîne avec elle de charrois, de munitions et de bagages.

Il eut un sourire amer en pensant à l’indifférence coupable de certains chefs. N’avait-on fait, en changeant de commandement, que le troc d’un borgne contre un boiteux ?… Le souvenir de l’hostilité qui dès les premiers jours s’était manifestée entre le maréchal Bazaine et son chef d’état-major lui serra le cœur… Quelle triste chose, en un pareil moment, la persistance des malentendus, des impérities, du laisser aller !… Si le chef du génie, le général Coffinières, avait provoqué des ordres pour faire détruire les ponts d’Ars, de Novéant, de Pont-à-Mousson, si les prescriptions venues d’en haut avaient été interprétées dans le sens le plus large par le général Jarras, au lieu d’être servilement appliquées, est-ce que l’armée ne serait pas hors d’atteinte à cette même minute, répartie en bel ordre sur les différentes voies qui accèdent à Verdun ? Mais voilà, personne n’y mettait du sien. Tous se cantonnaient dans leur cercle d’action limitée, satisfaits s’ils se sentaient couverts par la responsabilité d’autrui.

Sur le trottoir. Francastel passa. Il avait repris sa belle assurance.

— Bonjour, mon commandant ! cria-t-il.

Ils prirent le chemin du grand Quartier général. Les bureaux étaient installés tant bien que mal dans la maison où le général Jarras avait couché. Rasé de frais, sanglé dans le dolman vert clair scintillant de petits boutons, Francastel portait la tête haute, sous le talpack noir. Son sabre traînait sur le pavé. Un monocle, que Du Breuil remarquait pour la première fois, soulignait encore la jactance habituelle de sa physionomie :

— Quelle victoire, mon commandant ! Nous leur avons donné une rude leçon. Par exemple, il y a eu des momens où ça chauffait !


Du Breuil, au souvenir du vantard penché sur ses fontes, gardait le silence. Encouragé, Francastel prit un air modeste, poursuivit :

— Chacun a fait son devoir. Vous savez qu’hier, à Longeville, où l’Empereur logeait, nous avons mis pied à terre une minute : le maréchal a rendu compte. Il paraît que Sa Majesté, a dit, en lui tendant la main : — « Eh bien, monsieur le maréchal, vous avez donc rompu le charme ! » L’entourage faisait chorus.

Dans la salle où la plupart des officiers de l’état-major étaient réunis, un grand tapage régnait. On attendait le retour du général Jarras. Il venait de se rendre auprès de Bazaine pour lui demander ses instructions. Avec force gestes, les uns expliquaient les missions qu’ils avaient remplies ; ils ne tarissaient pas sur leurs dangers, leurs aventures. D’autres commentaient le rôle des grands chefs. Par une malveillance naturelle, ils les jugeaient tous avec une extrême sévérité, on avait remporté néanmoins un gros succès ; Massoli murmura même : un triomphe. La plupart voyaient là un juste retour des choses, se laissaient aller à un espoir sans bornes, une confiance aveugle.

Restaud jeta :

— Un triomphe qui nous coûte, et qui nous coûtera cher !

Du Breuil songea au râle des blessés, à la pâleur des morts. L’épouvantable vision se levait à nouveau, avec les champs jonchés de cadavres.

— Ça n’a pas traîné, dit Restaud ; de quatre à huit ! Le 3e et le 4e corps ont fait une rude besogne.

— Les perles ? jappa Floppe.

— Trois ou quatre mille hommes.

— Et le général Decaen !

— Blessé seulement ! Et le pauvre Kelm !

— Eh bien ? fit Du Breuil.

— Une balle dans le front !

Fataliste jusqu’au bout, Kelm. Il avait dit à Décherac, en trottant vers Borny :

— Vous prendrez mon portefeuille, si je suis tué. — Il avait ajouté : — Je suis sûr de mon affaire.

Il y eut un silence. On passait à d’autres noms. Ils tombaient à travers l’indifférence générale. Chacun, l’œil sec, songeait à soi, aux siens. Les meilleurs, capables, comme Du Breuil, de s’attendrir devant un spectacle pareil à celui de la nuit, demeuraient insensibles, tout à l’angoisse, à la trépidation de l’heure présente.

Floppe reprit :

— Eh ! eh ! les souliers du mort, bonne chose. Voilà le maréchal Le bœuf pourvu.

Francastel mit Du Breuil au courant. L’Empereur avait donné de suite à l’ex-ministre la succession du général Decaen, le 3e corps.

— Cette fois, précisait Floppe, il a chaussure à son pied. — Et, pinçant les lèvres, il ajouta : — Ne forçons point notre talent…

Laune parut, suivi de Décherac, qui était en train de lui dire :

— Il y avait encore à deux heures du matin des divisions sur le terrain.

— Je sais, je sais, fit Laune, sèchement.

Il se tourna vers la fenêtre, d’où montait l’incessant vacarme de la route, grommela :

— Ah ! cet encombrement, c’est complet !

La mission que Du Breuil reçut une demi-heure après lui rendit confiance. Il griffonnait à la hâte sur son calepin l’ordre au 4e corps « de reprendre immédiatement le mouvement, de gagner le plus tôt possible les points assignés… » Et, sous la dictée du général Jarras, les mots prenaient un sens rassurant. La pensée du chef veillait. Des camarades allaient comme lui la porter en tous sens, aux 2e, 3e, 6e corps : et l’immense troupeau disséminé, obéissant à la voix muette, allait se reformer aussitôt, suivre des voies certaines, converger vers un but déterminé…

Il descendait maintenant la route de Longeville, faisait vingt mètres, s’arrêtait, repartait. Il longeait, suivi d’un planton (un petit chasseur à cheval dont il sentait le regard rivé dans son dos), de longues files d’hommes piétinantes, — lignards de la division Lafont de Villiers. — Courbés sous le sac, le fusil à la bretelle, tous le dévisageaient avec des faces de résignation, les unes goguenardes, d’autres impassibles. Ils avaient les traits tirés, les joues creuses de galériens qui ne mangent pas, dorment à peine. Les uniformes étaient blancs de poussière, les visages jaunes, les mains noires. Il reconnut, au passage, son cousin Védel, et, dans le rang, le vicomte Judin, qui traînait le pied. Il n’eut que le temps d’échanger un regard, un sourire.

Sur la chaussée roulait toujours l’immense fleuve. Au grand désespoir d’un vaguemestre cramoisi, qui gesticulait, aphone, les yeux jaillis de l’orbite, des charrettes de convoyeurs auxiliaires, chargées de bagages d’officiers, s’étaient glissées entre les voitures d’un convoi régulier de l’intendance ; et les prolonges pleines de biscuit, les fourgons de munitions s’échelonnaient à l’infini, pêle-mêle avec des cantines, des ambulances, des haquets aux pyramides de malles. Des batteries entières immobilisées, des parcs de réserve, des escadrons apparaissaient de loin en loin, pris dans le remous de l’insensible courant. Impossible de se jeter à droite, ni à gauche, d’avancer, de reculer. On était englué là. Il fallait suivre. Au milieu d’imprécations, de rires, de chants, fondus en un seul bourdonnement, l’effrayante cohue roulait, dans un ressac perpétuel d’arrêts et de départs. Un nuage gris flottait au-dessus de la route, accru sans cesse. Le soleil en plein azur chauffait. Du Breuil toussa, pris à la gorge par la poussière épaisse, l’odeur acre de cette foule en sueur.

À hauteur de Scy, dont le clocher pointait dans la verdure sur le flanc du Saint-Quentin, comme il tournait les yeux vers la plaine, à sa droite, il aperçut une escorte de chasseurs à cheval. Elle venait en sens inverse, sur le trottoir opposé. Au-dessus, un fanion tricolore ondulait.

Il se haussa sur ses étriers. En avant de son état-major qui chevauchait en file indienne, un général corpulent parut. Du Breuil reconnut dans cet homme au gros nez, aux fortes moustaches retombantes, son chef de la veille, l’ex-ministre. Il eut une seconde de compassion. Pauvre maréchal Lebœuf ! Après avoir été le grand-maître, le directeur de l’armée, être réduit à venir saluer un camarade qui lui obéissait la veille, obéir à son tour ! c’était dur… Mais le masque restait lourd, indifférent, ne laissant rien percer.

Bah ! pourquoi le plaindre ? Il était trop heureux, dans sa disgrâce. À chacun selon son mérite… Il songeait encore : Une belle chose tout de même, cette discipline militaire, cette règle inflexible qui plie chacun, du plus humble pousse-caillou à ce maréchal de France, hier encore chef suprême. Derrière le maréchal, Blache, à son rang, montrait son visage rouge, plus souriant que de coutume. Une satisfaction éclairait les yeux bougons du Sanglier. Le plaisir de reprendre du service, se dit Du Breuil… Il aimait les qualités frustes de Blache, le savait courageux et dévoué, sous des apparences brusques.

Il approchait de Longeville, venait de franchir le passage à niveau de la nouvelle ligne ferrée, de Verdun à Metz, dont la construction s’achevait. Dans les prairies qui longent la route à droite, des troupes faisaient le café. La division Tixier, du 6e corps, avait posé les sacs. Près des feux en train de s’éteindre, des escouades causaient. Les marmites n’étaient pas encore rebouclées. Jambes pendantes sur le bord du fossé, des fantassins fumaient, avec insouciance. Un sergent-fourrier, imberbe, pale, ronflait, la bouche ouverte, la tête contre son fourniment. Du Breuil croisait un groupe d’officiers, autour d’un colonel qui consultait sa carte, assis sur un pliant. Soudain, sur les hauteurs de Montigny, on vit floconner dans l’air un petit nuage blanc opaque. Une détonation retentit. Presque aussitôt un point noir, un obus en droite ligne siffla, grandit. Une lançade de Brutus affolé emporta Du Breuil ; l’obus, au milieu du groupe, éclatait. Seconde éperdue, où, dans un éclair rouge, il eut aux tempes le vent de la mort, aux yeux cet horrible tableau : une tête coupée net, trois corps qui s’affalent, et par terre, dans une mare de sang, près du pliant resté debout, le colonel blanc comme un linge, le ventre et les jambes broyées. Il se retourna. Le petit chasseur trottait derrière lui.

Un second, puis un troisième obus éclataient, sans blesser personne. Comme il atteignait les premières maisons de Longeville, de violentes détonations, à gauche, retentirent. Le Saint-Quentin répondait.

Il dut ralentir, devant un long pavillon, dont la cour était pleine d’officiers et de gens à la livrée verte refluant jusque dans la rue, où des fourgons et des équipages stationnaient. Aux voitures timbrées des armes impériales, à la compagnie de garde, immobile sous les armes, il reconnut la maison où le Souverain venait de passer la nuit. L’alerte causée par les obus de Montigny était grande. On venait de prescrire en hâte le départ. Sensation étrange, douloureuse presque pour lui, de cet Empereur en fuite, devenu du jour au lendemain un personnage d’apparat qui embarrassait les autres, embarrassé de lui-même.

La figure du petit chasseur le frappa ; elle exprimait maintenant une joie naïve de badaud. Puis les yeux du faubourien eurent un éclair : une blague voyoute déformait le coin de la bouche. Du Breuil revit le dîner de Saint-Cloud, le visage auguste, et cet air de souffrance, d’accablement…

Il mit une heure à franchir les deux kilomètres qui séparent Longeville du Ban-Saint-Martin. Comme il traversait un régiment de lignards au repos, il eut le cœur aux lèvres, se boucha le nez. Une odeur insupportable se dégageait. Des tringlots qui passaient, juchés sur une prolonge d’avoine, ricanèrent :

— Tas de charognards !

— Tas de rossards ! leur jetaient en réponse des voix de mépris, un peu envieuses.

Mais il n’y avait pas à en douter… Cette odeur !… Le régiment entier s’émouvait, et des marmites rapidement enlevées des sacs, vite chacun lançait au loin dans les champs ses quatre jours de viande crue, décomposée au soleil.

Le Ban-Saint-Martin apparaissait avec ses hautes masses de verdure, toutes blanchies de poussière, l’entassement sur sa plaine rase d’une innombrable quantité de voitures, maintenues là par des vaguemestres à bout de forces. Toutes attendaient de prendre rang, guettaient la seconde favorable où se glisser à leur tour… Et des troupes sortaient encore de Metz, une division entière qui avançait lentement, les zouaves et les grenadiers de la Garde. Les brandebourgs blancs se confondaient, sous la poussière, avec la tunique bleue, devenue blanche ; blancs aussi les pantalons garance, blanches les larges culottes des zouaves. Chaque visage semblait recouvert d’un masque, les moustaches comme saupoudrées de farine.

Une détonation lointaine, un coup de mine dont l’écho se répercuta longuement, fit alors tressaillir chacun : « C’est le pont de Longeville qui saute » ! dit une voix de paysan, à la tête de ses chevaux, près de Du Breuil.

Il erra longtemps, et de renseignemens en renseignemens parvint au Sansonnet. Le général Ladmirault sortait de table. Il écouta la lecture de l’ordre faite par Du Breuil sur son calepin. Son regard soucieux embrassa les prairies où ses divisions bivouaquaient, les routes encombrées d’attelages, la masse verte du Saint-Quentin. Entre les hauteurs, le col de Lessy dentelait le ciel clair de sa dépression, échancrure d’azur, où glissaient de lourds nuages blancs poussés par le vent d’ouest. On percevait un bruissement presque insensible, murmure lointain d’armée en marche. Le général se tourna vers son chef d’état-major. Ils conférèrent. Ladmirault disait :

— Hâter le mouvement, c’est facile à dire ! Comme s’ils ne savaient pas que tous ces chemins-là sont encombrés ! — Il haussa la voix : — Du côté de Châtel, un équipage de ponts barre la route, qui n’est pas large, sur une distance considérable. Il y a des bagages de tous les corps, il y a de tout, de l’artillerie, de la réserve. Comment veut-on que je passe ? Pourquoi ne pas utiliser la route de Briey ?…

Du Breuil, sa mission remplie, serra la main d’un aide de camp, le comte de Cussac, cet officier dont il avait, la veille, demandé des nouvelles au pauvre Vacossart… Membres du même cercle, tous deux avaient taillé plus d’une banque au Sporting-Club, dépêché plus d’un souper, entre Rose Noël et Nini Déglaure. Ces souvenirs leur parurent étranges. Avaient-ils vraiment vécu de la sorte, autrefois ? Depuis quinze jours, ils étaient d’autres hommes, ils se voyaient autres.

Lesté d’une aile de poulet, d’un verre de bordeaux, — le petit chasseur avait dévoré la carcasse et vidé le fond de la bouteille, — Du Breuil partait. Il retraversa les campemens du 3e corps, mis en rumeur par l’ordre de départ. On abattait les tentes, on chargeait les bagages. Quelques faisceaux étaient déjà rompus. Les troupes s’alignaient.

Aux portes de Metz, au Ban-Saint-Martin, l’envahissement recommença. Et sous le ciel de plomb, c’était le même tumulte, coulée en avant du fleuve d’hommes et de voitures. Tout cela suant, peinant, soufflant, jurant, les chevaux s’abattant, les conducteurs fouaillant, bâtonnant leurs attelages sous la poussière aveuglante et le soleil ardent. De distance en distance, il reconnut quelques-uns de ses camarades de l’état-major général. Ils s’efforçaient de mettre un peu d’ordre. Restaud, rencontré à hauteur de Longeville, lui apprit que le maréchal avait prescrit de licencier les voitures auxiliaires.

— Mais elles portent les vivres ! dit Du Breuil.

— Nous en trouverons en route.

— Il eût été plus simple d’utiliser dès hier les chemins de Lorry, de Woippy, ou bien de laisser à Metz tout cela, grommela-t-il.

Il ne pouvait comprendre cette conduite d’un chef qui, en pleine retraite, devant un ennemi entreprenant, attendait, pour se débarrasser d’impedimenta inutiles, qu’ils eussent produit un tel désordre, un encombrement si funeste.

— À quoi bon discuter ? fit Restaud. J’exécute.

On ne pouvait cependant licencier les voitures qu’une fois déchargées ; il fallait donc les ramener en arrière. Celles qui avaient pas dépassé Longeville, étaient seules en mesure de rebrousser chemin. Les autres, engagées dans le défilé, demeuraient contraintes d’avancer. Elles n’eussent, en faisant demi-tour, servi qu’à redoubler la lenteur et le désarroi. Et tandis qu’aidé d’intendans et de vaguemestres, Restaud barrait le passage aux convoyeurs en délire, une à une, les voitures du train, l’artillerie, les réserves se détachaient de l’enchevêtrement des premières charrettes immobiles, pêle-mêle avec de l’infanterie en marche, défilant peloton à peloton, blancs de poussière, des souliers au shako.

Les convois du 2e corps et du grand Quartier général, sans compter d’innombrables bagages, continuaient leur route, l’ascension lente du plateau, l’interminable piétinement sous le soleil.

À Moulins, plus personne. L’état-major venait de partir. Il était quatre heures. Les ordonnances allaient se mettre en route avec les chevaux de main. Du Breuil aperçut Frisch en train d’assujettir le surfaix de Cydalise ; Brutus, trempé d’écume, hennit. Il changea de monture, enfourcha la jument déçue, qui se mit à traîner la patte, par ruse. Il l’éperonna, prit le trot, tandis que Frisch, près d’un seau réquisitionné en hâte, épongeait Brutus ravi, l’empêchant à petits coups de longe de boire l’eau sale vers laquelle il tendait avidement l’encolure, sa lèvre retroussée sur le rose des gencives.

Quelle chaleur ! Du Breuil eût donné n’importe quoi pour étancher sa soif. À l’endroit où la route bifurquait, vers Châtel-Saint-Germain, il n’y put tenir, s’approcha d’une auge de pierre, devant une ferme. Elle était vide. Le petit chasseur comprit : « Si mon commandant voulait boire… » Il avait rempli sa gourde à Moulins, la lui présenta d’un geste spontané. La simplicité de l’offre le toucha. Il but une gorgée.

Ils s’engagèrent sur une voie romaine qui accédait au plateau plus directement que la route. Au-dessous d’eux la petite vallée de Rozérieulles étala ses prairies, ses toits rouges, la verdure sombre des noyers. À mesure qu’ils montaient, le cercle de l’horizon s’élargissait. Ils dominaient maintenant la vallée de la Moselle. Un épais nuage de poussière serpentait au-dessus de la route, d’où s’élevait un brouhaha confus. Dans l’azur splendide, le vaste paysage ensoleillé se déploya. Les rivières dessinèrent à travers le damier des champs et les bouquets d’arbres leurs méandres bleus ; et dans l’air calme, Metz apparut, blanche, avec ses maisons innombrables. La haute masse de la cathédrale profila sur l’azur sa silhouette carrée. La ville lorraine souriait, heureuse, dans son corset aux dentelles de pierre. Un peu de brume dorée l’enveloppait de gloire.

Ils restèrent un instant immobiles, le petit chasseur insouciant, trouvant ça « chouette », Du Breuil ému jusqu’au fond de l’âme.

— Adieu, Metz ! dit-il, après quelques secondes.

Et poussant leurs chevaux, ils gagnèrent de l’avant. Le cercle de l’horizon diminua, diminua. Il n’y eut plus autour d’eux que le plateau, derrière eux que le ciel.

— Comment t’appelles-tu, fit Du Breuil, d’où es-tu ?

— Jubault, mon commandant, de Tours.

— Ça ne te fait rien de quitter Metz ?

— C’est pas trop tôt, mon commandant, sourit l’homme, enhardi.

Et Du Breuil murmura : — Oui, — mais il n’eût pu dire au fond de lui-même s’il en était joyeux ou triste.

Le plateau était couvert de troupes. À la descente des Génivaux, l’encombrement reprenait, terrible. Encaissée dans un petit ravin, la route n’était plus qu’une profonde ornière, défoncée par le creusement des roues, le grattage incessant des semelles. On enfonçait dans un mètre de poussière. Elle flottait dans l’air comme un brouillard. Les hommes et les chevaux en étaient blancs, méconnaissables.

Soudain, près de Gravelotte, comme il se retournait, il aperçut sur le versant qu’ils venaient de quitter, commodément posté à cinq cents mètres le long d’un bois, un individu qui braquait une jumelle. Le uhlan mettait pied à terre, ouvrait tranquillement une carte ou un calepin, prenait des notes.

— I’s’gêne pas, fit le chasseur.

Du Breuil eut un geste de rage, chercha son revolver. Mais non, ce serait une balle perdue. Posément le uhlan avait replié sa carte, ressanglé, puis enfourché sa bête. Il disparut.

— Bien le bonsoir, reprit Jubault. Il y en a partout ! Ils la connaissent ! Ils s’déguisent en forains. Ils nous suivent à cheval, avec des blouses blanches et des sabots…

Ils atteignaient les premières maisons de Gravelotte. L’état-major général tout entier stationnait sur la voie publique, devant l’habitation de l’Empereur. Un peu en arrière, des cavaliers de l’escorte promenaient en main les chevaux paquetés. Du Breuil mit pied à terre, rendit compte au général Jarras. La suite impériale, des généraux, des chambellans, se mêlaient aux groupes, impatiens de nouvelles. Chacun devisait sur les événemens. Bazaine était en train de conférer avec l’Empereur. On attendait la fin de l’entretien. Le Prince impérial allait d’un groupe à l’autre, la figure inquiète. À son approche les voix baissaient, les conversations changeaient de tour. Il interrogeait ceux des officiers qu’il connaissait de vue, s’appliquait à saisir le sens exact des mots, sous le respect des réponses évasives. Le visage de l’adolescent reflétait ses préoccupations. Il semblait se rendre compte de la gravité des circonstances.

Du Breuil rencontra l’éternel sourire de Décherac. Cette fois il était triste, disait clairement : « Le pauvre enfant ! » Les deux officiers hochèrent la tête :

— Savez-vous une chose ? fit Décherac, c’est aujourd’hui le 15 août. Drôle de fête !

Le saisissant contraste émut Du Breuil. Le 15 août, les cloches de Notre-Dame, les adresses et les délégations des corps constitués de l’État, les rues pavoisées, les illuminations du soir !… — La glorieuse série des 15 août passés défilait dans l’ironie amère de son âme. Tout cela était loin.

— Oui, drôle de fête ! répéta-t-il.

— Bazaine l’a souhaitée à l’Empereur en arrivant. Il lui a offert un bouquet de maigres fleurs, cueillies dans le jardin de la maison où il campe.

Ah ! ce bouquet chétif, offert à l’Empereur par le commandant de son armée !… Du Breuil le trouva symbolique vraiment, cet hommage solitaire des troupes encore fidèles. À ses oreilles, les acclamations absentes se mirent à tinter comme un glas ; et de se révéler jour de fête, ce jour de détresse et d’abandon lui parut plus douloureux encore, dans le silence morne et les chuchotemens. Les visages n’étaient qu’inquiétude, égoïsme, oubli.

L’entretien se prolongeait. En tournant les yeux vers les fenêtres closes de la petite maison, il reconnut dans un groupe la haute figure sèche du général Jaillant. Il ne prononçait pas un mot ; ses minces lèvres restaient serrées, sous le bec d’aigle impérieux. Près de lui, fouillant d’une lorgnette les bois et le débouché d’Ars, un chambellan s’agitait. Du Breuil l’entendit murmurer : « Ces bois ne sont pas sûrs, général… » Sa voix tremblait un peu. Jaillant haussa les épaules : « Après ? » Le chambellan fit face. Ce visage défait !… Du Breuil hésitait à le reconnaître : le comte Duclos ! Les moustaches cirées gardaient un reste d’arrogance, mais ces yeux où brillait la peur, cette voix blanche, si provocante naguère !…

— Il n’est pas encore remis de l’alerte, glissa Dédiera. L’Empereur a failli être enlevé par des uhlans cette après-midi. Ils étaient à 1 200 mètres, en vue de la route. Ils ont laissé défiler le cortège… Bizarre, n’est-ce pas ?

Floppe, survenu, jeta :

— L’angoisse est telle que l’Empereur voulait aussitôt gagner Verdun. Mais pas d’escorte. La cavalerie de la Garde arrive seulement. Elle est éreintée. Alors on ne s’en va que demain au petit jour.

Des éclats de voix attirèrent leur attention. Un général, la tunique ouverte sur sa ceinture rouge, parlait avec animation. Il était à cheval, blanc de poussière, ayant comme les autres marqué le pas tout le long de la route. Du Breuil reconnut le gros général Chenot, commandant une division du 6e corps. Il ne l’avait pas revu depuis la soirée de Saint-Cloud, lorsque écrasant sa nuque rouge sur un col aux broderies d’or, il s’en allait sous les lustres, bras dessus, bras dessous, causant avec Jaillant. Il se plaignait violemment à Jarras, un de ses vieux camarades. Il aperçut Du Breuil, fit bonjour d’un signe, et sans baisser le ton, continua ses récriminations. Il désignait maintenant les généraux de la suite, montra Jaillant de loin, ricana avec amertume : « Pas la peine d’être si fier… joli pétrin… les conseilleurs ne sont pas les payeurs… » Et Du Breuil le revoyait encore sous les lustres, tenant Jaillant sous le bras, sincère comme aujourd’hui.

Il y eut un mouvement, puis un grand silence. Sur le seuil de la petite porte, derrière Bazaine, l’Empereur parut. Il avait un teint de cendre, des yeux morts ; des boursouflures, dessous, faisaient poche. Il portait la petite tenue de général sous un pardessus civil. La démarche était lourde, affaissée. Bazaine prit congé. Le Prince impérial s’approchait de son père. Les familiers s’empressèrent. Déjà, dans un va-et-vient, l’état-major remontait à cheval, gagnait ses logis de passage… Du Breuil y songeait encore, lorsque Décherac, à table, raconta le mauvais effet produit sur les troupes, en ce jour anniversaire, par la vision du Souverain. Il avait présidé, depuis midi, au lent défilé de l’armée. En face de la chaussée, devant l’interminable cohue, il était resté des heures entières, assis sur une chaise de cuisine. Et sans un cri, sans un vivat, les divisions étaient passées, silencieuses, devant cet homme à l’œil terne, au teint blafard, qui était l’empereur Napoléon III. Cette rêverie du malheureux, regardant s’écouler devant lui ce qui restait de sa puissance, personne, même Floppe, n’y pouvait penser sans tristesse.

À la nuit, on apprit que la division de Forton avait eu un engagement sérieux, du côté de Mars-la-Tour. Elle avait dû rétrograder sur Vionville. Par suite, le 2e corps, insuffisamment couvert sur son front, restait en avant de Rezonville, le 6e corps à sa droite. Les derniers régimens de la Garde arrivaient. Ils se plaçaient, ainsi que les réserves d’artillerie et le parc, en avant de Gravelotte.

Sur la route de Doncourt, la division Du Barail, seule, parvenait à Jarny. On sut, par des estafettes, que le 3e corps était en marche. Quant au 4e, il stationnait encore près de la Moselle, n’ayant pu avancer à travers les routes obstruées. Divers renseignemens, fournis par des reconnaissances et des espions, faisaient connaître en même temps que des troupes allemandes, évaluées à 25 000 hommes, débouchaient par les ponts d’Ars, de Novéant, se dirigeant sur Mars-la-Tour. Elles fourmillaient dans les bois de Gorze. Il fallait se hâter si l’on ne voulait voir la route manquer devant soi. Des ordres furent envoyés à tous les corps, prescrivant qu’on se gardât au loin. L’armée devait, à la première heure, se tenir prête à partir. Et tandis qu’en maugréant, ceux de ses camarades qui n’avaient pas encore rempli de mission montaient à cheval à leur tour, Du Breuil s’allongeait avec ivresse sur un étroit lit de camp, s’endormait d’un sommeil fiévreux.

Avant l’aube, le cri d’un coq déchira l’air. Des piétinemens de chevaux, qui se rangeaient avec un bruit sourd sous les fenêtres, l’éveillèrent. Sur pied d’un saut, il contempla avec stupeur la chambre inconnue, les poutrelles du plafond, le buffet garni d’assiettes peintes… Soudain, au mur, un portrait de l’Empereur… Il se souvenait ! Il était à Gravelotte. L’Empereur partait ce matin même, fuyant l’armée.

Cruelle, la comparaison d’un autre départ s’imposait à lui. Il revoyait le quai de la petite gare dans le parc de Saint-Cloud, le train rangé le long de la voie, les voitures vertes aux N couronnées… Ah ! les illusions d’alors, l’adieu touchant, l’enthousiasme, l’espoir ! Il revit les courtisans dorés, l’agitation des aides de camp, les ministres, les familiers, puis le coup de sifflet, le train qui s’ébranle, emportant, dans un rayon de soleil le destin même du pays, la fortune de la France.

Du seuil, il embrassa la route grise, l’alignement des lanciers de la Garde et des dragons de l’Impératrice, immobiles dans leurs manteaux blancs. Une aube pâle rendait livides les visages. Un cheval parfois s’ébrouait, grattait le sol du pied. La plupart dormaient, raides, sur leurs pattes. Devant la maison de l’Empereur, les voitures de la cour attendaient. Il fit quelques pas, tressaillit. Une voix le hélait : « Pierre ! »

Elle partait du rang. Il regardait, hésitant. « Tu ne me reconnais pas ? » dit la voix. Il eut chaud au cœur. Lacoste ! S’il le reconnaissait !… À sa place de bataille, à côté d’un vieux maréchal des logis, — le vétéran de Saint-Cloud, parbleu ! — Lacoste dressait son buste maigre. Il semblait plus grand, plus sec que de coutume. Il avait les narines pincées, les yeux caves. Le bleu si limpide du regard, l’eau pure des yeux était sombre. Une rage concentrée lui durcissait les traits. Le feu de la fièvre rougissait ses pommettes.

— Sale nuit, dit-il. Debout depuis deux heures… on s’astique ! Bien la peine !… pour déguerpir…

Du Breuil flatta Conquérant de la main.

— Ça le dégoûte aussi, va ! c’est trop bête. Dire que je n’aurai seulement pas vu la couleur d’un Prussien. Depuis quinze jours, des marches, de la pluie, de la boue… Borny, enfin ! On va se battre… Je t’en fiche ! Et ce matin, où ça ne s’annonce pas mal, en route pour Châlons ! Métier de gendarme, de garde-malade, de Jean-f… est-ce que je sais ? Mais de soldat, allons donc !

La colère l’échauffait. Il dégrafa son lourd manteau. Sa veste bleu de ciel parut.

— Tiens ! tu es en veste, fit Du Breuil. Qu’est-ce que vous avez fait de vos habits blancs ?…

Lacoste grommela :

— Ils moisissent à Paris. Nous aurions ressemblé à des Allemands !… Alors, on opère en petite tenue… C’est bien assez bon pour ce qu’on fait.

Du Breuil surprit un bref sourire approbateur sur le dur visage du maréchal des logis. Il ne bronchait pas, muet, droit en selle. Lacoste reprit :

— Musette boite. Titan est aux bagages. Je ne les retrouverai sans doute jamais.

Un commandement lointain retentit : « Portez… lances ! » Les hampes se dressèrent dans l’air froid. Les flammes voltigèrent un instant, retombèrent comme des loques. Lacoste, d’un grand geste rageur, mit le sabre à la main. « Adieu, Pierre », dit-il. Les regards des lanciers se fixaient sur la petite maison. Du Breuil s’en approcha.

L’Empereur et le Prince impérial montaient dans une calèche attelée en poste, avec deux personnes de la suite. Une extrême fatigue décomposait le visage du Souverain. Les larmes semblaient y avoir creusé des sillons. Le buste s’affaissait encore plus. Personne autour des voitures où la maison militaire, morne, prenait place. Quelques cent-gardes caracolèrent. Leur éclatante tenue, pantalon rouge, tunique bleue aux aiguillettes d’or, bicorne brodé, semblait terne, dans le petit jour glacé. Quatre ou cinq paysans, dans la rue déserte, béaient. Du Breuil aperçut Jaillant, terreux, les moustaches tombantes du comte Duclos. Une tristesse générale régnait.

Brusquement, un galop d’estafette retentit. Le bruit courut que des uhlans infestaient la route. Bazaine arrivait enfin, et derrière lui, presque aussitôt, Canrobert, puis Bourbaki, Frossard. Sans descendre de cheval, le commandant en chef serra la main de Napoléon. Les trompettes sonnèrent « au trot », les dragons de l’Impératrice prirent les devans, et le cocher silencieusement toucha. La voiture roulait, suivie immédiatement des lanciers en colonne par quatre. Et dans le bruit décroissant de l’escorte, à travers l’aube blême et l’inconnu, Du Breuil suivait de l’âme cette calèche sinistre, emportant le vieillard et l’enfant, dos courbés sous le poids du sort.

Où s’en allaient-ils ainsi ? L’élan de cœur qui l’attirait naguère vers Napoléon le saisit de nouveau ; comme il l’avait acclamé dans sa gloire, il le plaignit dans son effondrement. Jamais il n’oublierait le doux sourire endormi, l’air de bonté du visage auguste. Mais il ne pouvait songer sans douleur à cette légèreté coupable, sans trouble à ce revers inouï. Privé de l’ancienne foi, tâtonnant dans les ténèbres et le doute, il ne savait plus que penser. Un à un, de nouveaux renseignemens parvinrent. L’ennemi n’était pas en force. Rien à craindre d’immédiat. Le général Frossard, au 2e corps, ne pensait pas, décidément, que les forces allemandes, signalées à Gorze, dépassassent 4 000 hommes. Au 6e corps, on était sans nouvelles de l’ennemi. Et le capitaine Arnous-Rivière, dont la compagnie d’éclaireurs volontaires avait fouillé pendant la nuit les ravins qui aboutissent à la Moselle, faisait de son côté le même compte rendu.

Le maréchal recevait d’autre part une lettre du maréchal Lebœuf l’avertissant qu’une de ses divisions n’avait pas encore rejoint. Il apprenait en outre que le 4e corps, loin d’atteindre Doncourt la veille, venait à peine de commencer son mouvement… Cependant le 2e, le 6e corps et la Garde attendaient toujours le signal du départ. Les tentes étaient pliées, les chevaux bridés, les hommes sous les armes depuis quatre heures du matin.

— Un ordre à copier, messieurs !

La voix brève de Laune dictait :

« On pourra dresser de nouveau les tentes… les hommes n’iront à l’eau que par corvées… Nous partirons probablement dans l’après-midi, lorsque le 3e et le 4e corps seront arrivés à notre hauteur, en totalité… »

D’un trot vif, les officiers porteurs de l’ordre s’éloignèrent, à la recherche des commandans de corps. Du Breuil, désemparé, regardait disparaître sur la route de Doncourt l’alezan de Décherac, envoyé à Vernéville. Il restait morne, ne se consolait pas du temps perdu… Borny, d’abord ! qui retardait la retraite d’un jour, puis ce stupide encombrement, qui en gâchait encore deux… Et ces renseignemens opposés ? Lesquels croire ? Un obscur espoir, né de son désir, lui fit accepter de préférence les derniers : l’armée allemande, évidemment, ne pouvait nous avoir ainsi gagnés de vitesse. Elle était encore loin. Nous n’avions devant nous que des reconnaissances.

Brumeux jusque-là, le temps se levait. Un clair soleil dora le village. Il profita de son loisir pour écrire une lettre à son père. Il venait de la porter au fourgon de la poste, quand, soudain le canon tonna… Les chevaux sellés en hâte… un galop furieux jusqu’à la maison de Bazaine, et tout l’état-major groupé autour du maréchal voyait à une allure vertigineuse dévaler sur la route de Rezonville une trombe de voitures. Elles roulaient éperdues, dans un vent de panique. Les conducteurs affolés fouaillaient leurs bêtes à tour de bras. Ils passèrent à travers un nuage de poussière, en poussant des cris inarticulés ; puis des dragons, ivres de peur, tête nue, sur des chevaux à poil, parurent.

La division de Forton venait d’être surprise à l’abreuvoir. Une grande bataille s’engageait.

II

À toute allure, derrière le maréchal dont on voyait flotter le couvre-nuque blanc, l’état-major fonça, dans la direction du feu. À hauteur de Rezonville, les obus commençaient à pleuvoir. Nul doute. Des forces supérieures nous écrasent. Une nappe de fer et de plomb s’abattait sur le 2e corps surpris…

— Francastel ! Floppe ! Décherac ! La voix de Laune transmettait les ordres du maréchal, martelait de brèves indications. Du Breuil entendit : « Au maréchal Lebœuf… entrée en ligne… qu’il se hâte. » — Et Ladmirault ? se dit-il ; sans doute, on espère qu’avec sa vieille expérience il va marcher au canon. Il revoyait le regard du général, embrassant ses divisions immobiles, puis tourné, soucieux, vers le col de Lessy. Ah ! ce temps perdu !… Pourvu que ça ne soit pas, encore cette fois, comme à Forbach ! Pourvu qu’on ne se laisse pas écraser bêtement, pourvu que les secours arrivent ! »

Le maréchal et ses états-majors, suivis de l’escadron d’escorte, remontaient vers Vionville. On apercevait sur la gauche le hameau de Flavigny. La division Bataille l’occupait fortement. Chemin faisant, Du Breuil observa que les mitrailleuses n’étaient d’aucun secours. Elles ne valaient, décidément, qu’à courte distance. Le tir de nos canons restait de même inefficace, parvenait à peine à ralentir les colonnes ennemies. L’artillerie allemande, au contraire, nous causait un mal énorme, grâce à l’habileté du groupement, à l’incontestable supériorité de portée. Quelques bataillons pliaient déjà, décimés par un feu terrible. D’un mamelon à gauche de la route, on découvrit l’ensemble du terrain. L’attaque prussienne se dessinait nettement, par les bois sur Flavigny, par la plaine sur Vionville. On entendait, de l’autre côté du village, le son grêle de leurs petits tambours, battant la charge. Des feux de salve crépitèrent. Quelques maisons étaient en flammes. Des murs s’effondrèrent, sous les obus. Et par momens, à travers la fumée, tandis que la colonne d’assaut, rompue, tourbillonnait, Du Breuil percevait les notes joyeuses d’un clairon de chasseurs, jetant au vent le refrain du bataillon :

Ah ! Quel est donc, quel est donc
Celui qu’on aime ?
C’est le doux, c’est le douzième !

De fières troupes, tout de même ! Allons ! rien de perdu… L’escorte maintenant gagnait Rezonville. Le 2e corps, remis de la surprise, tenait bon. D’ailleurs, est-ce que le 6e corps et la Garde n’étaient pas là, tout près ? Ils allaient bientôt donner, sans doute. Et Du Breuil, avec une âpre joie, vit les Prussiens écrasés, rejetés dans la Moselle. On leur ferait payer cher leur audace.

Justement, un bref : « Du Breuil ! » Et sur un ordre jeté en hâte, voilà Brutus éperonné, qui part, galope à travers champs. Les batteries de la Garde ? Au sud de Gravelotte, a dit Laune. Et franchissant les sillons, avec de brusques écarts aux gerbes en tas, — car la moisson, fauchée de la surveille, n’était pas encore rentrée, — la bonne bête détale. Ici des compagnies à terre, couchées, laissant passer l’ouragan de fer. Les officiers à plat ventre plaisantent, encouragent d’un mot railleur les hommes. Là des champs déserts, semés d’armes, de sacs, de shakos : quelques blessés, des morts jalonnant le passage d’une troupe. Brutus, d’un saut, effleure un sous-lieutenant très jeune, étendu sur le dos. La main droite crispée serre convulsivement la poignée du sabre. Une jambe manque. Où est l’autre ? Le malheureux vit encore. Ce regard !… Ah ! les batteries !… Les voilà, déployées en face d’un bois.

— Commandant ! crie Du Breuil, en arrivant près du groupe d’officiers.

Ils causaient entre eux. Personne ne broncha.

— Commandant ! répéta-t-il avec violence.

Un officier se retourna, l’air irrité : D’Avol ! En reconnaissant Du Breuil, son visage se détendit :

— Ah ! c’est toi, Pierre ?… Comme tu parles sec, aujourd’hui ! … Qu’y a-t-il pour ton service ?

Du Breuil transmit l’ordre. Un quart de seconde, il eut l’intuition d’avoir froissé son ami par la brusquerie de son appel. Ils galopaient maintenant botte à botte, en silence. C’est un malentendu léger qui les sépare, mais ils n’ont pas le temps de le dissiper. Les conducteurs, derrière eux, fouettent les grands chevaux bais bruns, qui volent, traits tendus, au-dessus des sillons et des fossés. Canons, avant-trains et caissons bondissent. Le sabre haut des officiers marque la direction à suivre, et dans une incroyable furie d’élan le tourbillon d’attelages et de pièces, sur une crête, s’abat. Les canons sont tournés, le feu s’ouvre. Du Breuil, de retour à son poste, songeait à la susceptibilité de D’Avol. Cependant l’attaque prussienne enlevait Vionville, menaçait Flavigny. Les deux villages se mettaient à flamber ; bientôt le clocher de Vionville oscilla ; on vit sa flèche crouler, noire, dans le brasier.

— Diable ! dit à Du Breuil le lieutenant-colonel Poterin, ce malheureux 2e corps n’a pas de chance.

Il ajouta :

— Je viens de me casser un ongle.

Placide, il tirait de sa poche un petit canif. Du Breuil sourit. Diable d’homme ! avec sa manie de tailler toujours. Sa première vision de Poterin, épointant un crayon, lui revint en mémoire. Comme on juge mal parfois ! De telles minuties, sous le feu, prenaient un caractère singulier. Il avait une espèce de grandeur, ce magot, avec son courage bourgeois, si simple… Un régiment se débandait.

— Le maréchal devrait faire avancer la Garde, murmura Du Breuil.

On distinguait, au milieu du groupe de son état-major particulier, le lourd visage calme du commandant en chef sous son couvre-nuque blanc. Un obus éclatait à quelques mètres de lui. Il regarda de ce côté, puis tourna tranquillement la tête. Poterin achevait de se tailler l’ongle :

— La Garde est utile à gauche, voyez-vous. Elle nous relie à Metz.

Il replia soigneusement la lame, remit le canif dans sa poche. Des galops d’aides de camp, soudain, se multiplièrent. L’infanterie prussienne dépassait Flavigny. Le 2e corps allait fléchir. Le général Frossard accourait en personne. Du Breuil le vit échanger quelques mots avec le maréchal, puis se retourner, donner un ordre à Laisné qui partit à fond de train.

Cinq minutes après, — deux secondes, — un régiment de lanciers accourait, bride abattue. Les rangs de tuniques bleues ondulaient. « Vivent les lanciers ! » crièrent les réserves d’un régiment d’infanterie, placées là. Et, de fait, rien de beau comme cette troupe martiale ruée avec une ivresse furieuse vers le sacrifice et la mort.

Un enthousiasme héroïque s’empara de chacun. « Pauvre Lacoste ! songeait Du Breuil. Que faisait-il maintenant ? Comme il serait heureux s’il était là ! » Derrière le 3e lanciers, le régiment des cuirassiers de la Garde parut. Hommes et chevaux s’avançaient au pas, superbes. Les casques aux plumets rouges brillaient. L’alignement des cuirasses sur les fortes poitrines bombait. On pouvait voir au loin les escadrons de lanciers dispersés à demi, les pelotons confondus tourbillonner à travers un ouragan de plomb sillonné d’éclairs.

Il n’y avait pas une minute à perdre. « En avant les cuirassiers ! » criait une voix vibrante. « Escadrons en avant ! » mugirent, d’un bout à l’autre du front, des voix de tonnerre. Et Du Breuil aperçut un officier gigantesque qui tourné vers ses hommes, le sabre brandi, la bouche ouverte, se levait droit en selle. Sa crinière flottait. « Couchorte ! » se souvint-il. Une joie naïve éclatait dans les yeux du colosse. Tout resplendissant d’acier, il prenait, à cette heure suprême de la charge, une tournure épique. La muraille de fer s’ébranla. Le magnifique régiment prit le trot.

Les fers des chevaux étincelaient dans la poussière. Avec un bruissement de métal, de longues files d’hommes passèrent, accélérant peu à peu l’allure. Sous les sabots pesans, tout le sol trembla. Du Breuil regardait avec admiration cette trombe de fer s’éloigner. Sur l’éblouissement des cuirasses, l’éclair des sabres levés fulgurait encore. L’émotion générale, l’angoisse accompagnaient à travers la fumée la masse impétueuse, galopant d’un seul cœur. Des vides s’y creusaient déjà. On ne pouvait sans amertume songer à tant de braves gens massacrés, — cavaliers de légende, héros obscurs, parmi lesquels la plupart comptaient des camarades, des amis. — Ah ! les paroles de Lacoste, l’éclatante beauté du sacrifice, le rayonnement d’une pareille mort !

Il y eut un court moment de répit. Les grenadiers de la Garde en profitaient pour prendre la place du 2e corps. Une batterie de soutien arriva. Le maréchal, toujours suivi des états-majors, se mit en devoir de la placer lui-même sur un mouvement de terrain. L’escadron d’escorte restait en arrière, près de Rezonville. À l’horizon, contre la ligne mince de l’ennemi, semblable à une haie noire, les escadrons s’endettaient successivement. Tous, le cœur serré, contemplaient le tourbillon confus, l’épouvantable galop du retour.

Dans un pêle-mêle tragique, les survivans de la charge repassèrent. Tête haute, queue troussée, un cheval démonté sautait sur trois pattes, la quatrième ballottante et brisée. Un alezan, blanc d’écume, s’arrêta, tremblant de tous ses membres. Son cavalier perdit l’équilibre, il était mort. Un autre traînait son maître à l’étrier ; la face était boursouflée, hideuse. Un officier à qui le devant du visage manquait, rasé par un obus, galopait, inerte, avec un masque rouge. Enfin Du Breuil, aux bonds furieux d’une bête géante, voyait surgir, le dernier de tous, l’immense Couchorte. Grisé par la course, tête nue, balafré de la tempe à l’oreille, il pointait encore un tronçon de sabre. — « En avant ! » hurlait-il. Sa cuirasse bombait, sanglante ; un éclat d’obus l’avait labourée à la ceinture, enfonçant des lambeaux d’acier dans le ventre du héros. Contre un chassepot, son cheval trébucha, s’abattit. Des fantassins s’élancèrent. Dans leurs bras, le colosse tentait de se soulever, et tandis que des infirmiers l’emportaient, il commandait toujours, délirant, d’une voix rauque : — « En avant ! »

Tout à coup, avec des cris assourdissans, un hourra de cavaliers ennemis, que nul n’a vu venir, fond sur la batterie, entoure et disperse les états-majors. Bref éclair de panique où chacun tire à soi, s’égaille et fuit. Quelques pièces demeurent abandonnées. Du Breuil emporte la vision de ces houzards — dolman marron à tresses jaunes, ceintures de cuir rouge — sabrant à tour de bras servans et conducteurs. Un jeune lieutenant debout, revolver au poing, tient tête à quatre de ces enragés et fait feu méthodiquement, comme au tir. Brutus affolé gagne à la main et passe en flèche près du colonel Poterin, juste au moment où un des Brunswickois lui plonge sa latte en pleine poitrine… Là-bas, le maréchal, reconnaissable à son couvre-nuque blanc, galope côte à côte avec un officier ennemi… Demi-tour ; sabre au clair ; une frénésie subite précipite Du Breuil sur le meurtrier qui sans l’attendre tourne bride.

À sa place, monté sur un grand pur-sang noir, un officier de mine altière se dresse. Le sabre du Français va pénétrer entre les tresses d’or ; celui de l’Allemand est près de s’abattre. Soudain, les deux visages s’éclairent. Le baron de Hacks ! À la courbe du nez, aux durs yeux bleus, à la barbe fauve, Du Breuil reconnaît son ancien ami. 1867… L’Exposition… D’un mouvement commun, les armes s’abaissent. Et tandis qu’avec une politesse froide l’Allemand termine en salut du sabre son geste d’étonnement, lui, sent tomber sa fièvre, naître et grandir sa haine. Mais les chasseurs de l’escorte arrivaient à fond de train, chargeant à leur tour les hussards de Brunswick. Le baron de Hacks s’éloigna, laissant à Du Breuil interdit l’adieu d’un sourire glacial et courtois.

Hors de la mêlée, il se mettait à la recherche du maréchal. Avec les traits de Hacks, le dur visage de l’Ennemi se précisait devant lui. Il le détestait alors de toutes les forces de son être… La haine de race ? Un enseignement d’école, voilà tout. Il l’avait d’ailleurs ressentie avec force, naguère : mais elle restait un sentiment général, un peu vague… Il haïssait vraiment, pour la première fois de sa vie. Rien n’émeut au fond que l’émotion individuelle. Il l’éprouvait à plein.

Du temps coule. Où est le maréchal ? Une prairie au bord d’un ruisseau. De longues files de blessés. Un escadron de chasseurs qui passe au trot. C’est celui de l’escorte. — Où est le maréchal ? — On ne sait pas. Des sous-officiers sont partis à la découverte, dans toutes les directions. L’escadron s’arrête derrière une rangée de batteries du 6e corps. Elles canonnent des masses prussiennes, en avant de Vionville… Du Breuil s’éloigne. Un bruit sourd derrière lui grandit. Brusquement, des flammes de lances blanches et noires apparaissent au-dessus d’une crête ; puis dans un nuage de poussière, des justaucorps blancs, des casques et des cuirasses qui étincellent. « Ils ont le diable au corps, ces enragés ! » La charge folle sabre et traverse les batteries… Du Breuil longe une Lisière de bois. Voilà des fantassins qui tiraillent. Tiens, c’est le 93e ! — Où peut être le maréchal ? — On ne sait pas. Le régiment est en bataille. Du Breuil prévient un commandant du voisinage immédiat de la cavalerie ennemie… Un vide entre deux compagnies. « Passons là ! » Comme il traversait le premier rang, des cris partirent : « Dépêche-toi, bougre d’imbécile ! Galope, mille dieux ! » Il se retournait, furieux, sourit de sa méprise. La ligne des lances se hérissait au loin, tandis que, sur le front de la compagnie, un pauvre lignard éclopé accourait grand train. « Enlève-toi de là, idiot ! Laisse-nous tirer ! » Les fusils s’abaissaient. Mais un capitaine bondit, fait face aux hommes qui gesticulent, surexcités : « Ne tirez pas, garçons ! Au moins vous ne tirerez pas tant que je serai devant vous ! » L’éclopé avait rejoint. Les lances n’étaient plus qu’à cent mètres. « Feu, maintenant ! feu ! » criait le capitaine. Et des éclairs rouges fusaient. De la fumée s’éleva. On vit des chevaux culbuter ; et la charge arrivait, lancée à fond, dans un fracas vertigineux. Cette fois encore, uhlans et cuirassiers sabraient et traversaient… Du Breuil s’était arrêté au coin du bois, à l’intersection de deux chemins. En face de lui, Rezonville : à sa gauche, plusieurs régimens de cavalerie, des dragons, des cuirassiers, des chasseurs, qui s’avançaient au pas.

Il songeait au dévouement du capitaine de tout à l’heure. « Mais je le connais », se dit-il. L’éclair d’un nom sillonna sa mémoire. « Son cousin Védel ! » puis, après une seconde : « C’est crâne tout de même. » L’impression fâcheuse qu’il avait toujours eue de Védel s’en trouva modifiée. Mais de nouveau l’élan sauvage des uhlans bleus et des cuirassiers blancs reparut. Diminués de moitié, ivres, sanglans, les escadrons prussiens se ruaient frénétiquement devant eux. De part et d’autre une clameur s’éleva, et Du Breuil, la gorge sèche, vit les divisions françaises s’ébranler. Une longue mêlée commença, poussière, corps à corps et fumée, et, dominant le tumulte, des voix perçantes de commandement, des sonneries de trompettes… Enfin, un ralliement plaintif, souffle rauque dans le cuivre troué, faussé par les balles, et sur leurs chevaux à demi fourbus, les derniers des uhlans et des cuirassiers, séparés en deux tronçons, refluaient, fuyaient, décimés, détruits.

Il était trois heures quand, du côté de Gravelotte, Du Breuil retrouva, près d’une batterie de la Garde qu’il installait encore lui-même, le maréchal rejoint par la moitié de l’état-major. Les nouvelles ? Décherac, nerveux, lui dit : « Le 3e corps arrive, le 4e n’est pas loin. — Bon, cela ! » fit Du Breuil. Mais Décherac haussait les épaules. Son sourire devint amer : « Notre chef fait le sous-lieutenant, aujourd’hui. Au lieu de s’attarder à des emplacemens de batteries, que n’écrase-t-il l’ennemi ? c’est le moment ! » Le feu s’était ralenti sur toute la ligne. Décherac continuait : « On pare aux événemens au fur et à mesure… Mais de conception générale, de plan, allons donc ! Le maréchal ne pense qu’à sa gauche. Comme si on voulait rester collé à Metz ! » Cette idée le satisfit. Son sourire s’accentuait. — « Du Breuil ! » appela le général Jarras. On l’envoyait au maréchal Lebœuf, avec prière d’expédier encore du renfort sur la gauche. Il tâcherait ensuite d’avoir des nouvelles du général Ladmirault. « Décidément, jeta-t-il à Décherac en passant, c’est pour Metz que l’on craint… »

Mais puisqu’on s’en va, se répétait-il, puisqu’on cherche à gagner Verdun, pourquoi cette préoccupation bizarre ? C’est à notre droite qu’il fallait agir, à notre droite si nous voulions percer. « Eh bien il Brutus !… » L’alezan bronchait au saut d’un cadavre.

À Saint-Mincel, ou lui dit que le commandant du 3e corps venait de redescendre vers le sud-ouest. Il le trouvait enfin, serrait la main de Blache, repartait. Le général de Ladmirault devait être du côté de Bruville. Il s’y dirigea. Des coureurs prussiens prenaient le contact avec les premiers tirailleurs du 4e corps. Comme des obus passaient au-dessus de sa tête, il mit Brutus au trot. Soudain un des lourds oiseaux d’acier à la fois lumineux et sombres, qui grandissaient en sifflant, tomba. La terre sèche rejaillit, la mort éclata. Du Breuil se sentit projeté en l’air. Il vit dans un éblouissement le ciel bleu, comprit qu’il s aplatissait, gisant. Un poids terrible s’abattit alors sur ses jambes. Brutus ! Et du sang rouge, un liquide chaud coulait, coulait. Ses mains, ses bras, sa poitrine en étaient baignés. Une mare de sang s’étendait, montait. Le ciel devint rouge, rouge la terre, rouges ses pensées. Et, dans une foudroyante seconde, de brèves images l’assaillirent. — son père, sa mère, le doux visage de Mme de Guïonic, — il ne portait cependant pas l’opale aujourd’hui, — puis Metz, la guerre, la retraite… la figure pâle d’Anine dans une brume rouge flotta… Mourir, mourir, n’était-ce donc que cela ? Rouges étaient les ténèbres, rouge l’inconnu où il sombrait. Puis tout devint noir, et Du Breuil, sans douleur, sans crainte, sans regret, s’anéantit…

— Buvez ! buvez encore ! commandant.

Ces mots entendus comme en rêve, des formes vagues qui s’agitent, une figure de prêtre penchée sur lui ! Il se réveille, étendu sur une table, dans une chambre de paysans. L’odeur du cordial le ravigote : « Où suis-je ? murmura-t-il. — Ne parlez pas ! Encore un petit coup ! » répond la voix joviale ; et un aumônier lui fait avaler une gorgée d’eau-de-vie, Du Breuil se soulève. Il se sent faible… Qu’est-ce qu’il fait là, dans cette chambre ? Cet aumônier, il lui semble le reconnaître. Ah ! oui, l’abbé Trudaine ! rencontré dans les couloirs du ministère… Toutes ses idées sont brouillées. Il ne perçoit qu’un bourdonnement confus. « Où suis-je ? répète-t-il. — À l’ambulance de Bruville, reprend l’abbé. Vous l’avez échappé belle. Je vous ai cru mort quand on vous a relevé, roide, couvert de sang. C’est votre cheval qui a payé pour vous. »

Maintenant, oui. Du Breuil se souvient, l’obus, sa chute, puis le sang, le sang…

— Je passais là par miracle, raconte toujours l’abbé de sa bonne voix. J’ai perdu mon ambulance. Mais il y a des blessés partout, on peut se rendre utile. Alors, vous comprenez, en errant de ce côté, je vous ai aperçu. J’ai fait signe à des infirmiers. On vous amène ici, on vous lave. Rien, pas une éraflure ! À peine une contusion au genou. Le poids de votre cheval, pensez donc ! Ah ! vous devez un rude cierge à votre saint patron, commandant.

— Est-ce qu’on se bat encore ? demanda Du Breuil.

— Si on se bat ! soupira Trudaine. Je crois bien ! Le 4e corps est en avant de nous. Et ça chauffe, je vous le promets. On entend d’ici !

— Alors, il faut que je reparte, monsieur l’abbé.

— Mais vous êtes encore blême.

Du Breuil, debout, chancelait.

— Mais vous n’avez plus de cheval !

La voix gouailleuse d’un médecin aide-major lança :

— Ce n’est pas ça qui manque, les chevaux !

Il venait d’amputer le bras d’un caporal de ligne, couché par terre, sur de la paille déjà rouge. D’autres blessés attendaient sur leur séant, avec des regards d’angoisse, et ne pouvant rester étendus, ils étouffaient ou vomissaient le sang à pleine bouche. D’autres, plus grièvement atteints, râlaient. Du Breuil stupéfait vit un capitaine qui entrait, livide. Les yeux lui sortaient de la tête. Il dit au médecin avec volubilité : « Employez-moi, docteur ! ne craignez pas de me mettre à contribution. Faites-moi porter des tisanes. » Et comme le major s’informait de son genre de blessure, il ajouta très vite : « Une motte de terre qui m’a frappé dans le dos. » Un fou, sans doute. Lâche à ce point, non, ce n’était pas possible !

— Eh bien, docteur, ces chevaux ?

— À la mairie, mon commandant, sous un hangar. Ils sont plus de trente, échoués là.

Sur le pas de la porte, Du Breuil étourdi regardait avec ivresse le ciel bleu. Mais des blessés arrivaient sans cesse, clopin-clopant. Et d’autres, d’autres encore, au loin, toujours. Il eut une minute d’accablement, de lassitude infinie. Cette boucherie, quelle misère ! Et pourquoi, pourquoi ? Qu’est-ce qu’on voulait ? Ah ! oui, c’est vrai, la marche sur Verdun, la retraite.

Dans la cour de la mairie, les chevaux sous la garde d’un gamin hennirent à sa vue. Il y avait là de pauvres montures de troupe haletantes, le flanc creux, le poil mouillé. D’autres, qui portaient des hamachemens d’officiers, tournèrent vers lui des regards humains. Il les laissa de côté, par un obscur sentiment de pudeur, pensant à leurs maîtres tués, disparus. Un mecklembourgeois solide grattait le sol. Des initiales d’or couronnées brodaient les coins du tapis de selle. La bête était de bonne prise. Il l’enfourcha. Pauvre Brutus !

Hors du village, sur un tertre voisin, des paysans étaient groupés. On devait voir, de là. Une femme jolie, avec un foulard rouge sur la tête, la naissance des bras et du cou très blanche, regardait, ses mains croisées en abat-jour. Des vieillards écoutaient, le chef branlant, une inquiétude dans leurs yeux gris. Une femme âgée dit à Du Breuil, en se tapant une cuisse : « Ah ! mon brave monsieur, il s’en passe, allez, dans le ravin de Greyère ! Plus de cent mille qu’y sont là dedans, ces mâtins, plus de cent mille ! Ils crient comme des aigles ! » Une autre gémissait : « Va-t-il y en avoir, des refroidis, que malheur, mon Dieu ! Depuis ce matin que ça dure. » Une gamine, pieds nus, vêtue d’une chemise et d’une cotte, épouvantée, cria : « Les vlà ! les vlà ! sus not’droite, des lances ! » Et toutes de fuir, avec une clameur aiguë. Du Breuil, cependant, examinait cette masse de cavalerie qui évoluait à courte distance. Allemande ou française ? Le cœur lui battait. Il distingua bientôt une ligne bleu de ciel, une ligne verte. Les flammes de lance étaient blanches et rouges, françaises donc. Il n’en pouvait croire ses yeux. C’était l’uniforme des lanciers de la Garde et des dragons de l’Impératrice. Mais puisqu’ils étaient partis le matin avec l’Empereur !… Les deux régimens se rapprochèrent. Plus d’hésitation possible. Il apercevait maintenant les revers blancs des dragons, les vestes bleues des lanciers. C’était bien la brigade de France. Mais alors, Lacoste ! Lacoste était là !

Il prit le galop, tomba sur le régiment de dragons qui manœuvrait en colonne par quatre. Un chef d’escadrons le mit au fait, à mots rapides. « Ils n’avaient escorté l’Empereur que jusqu’à Doncourt. Là, comme ils ne marchaient pas encore assez vite, la brigade Margueritte avec ses chevaux arabes les avait relevés… Alors, depuis le matin, ils attendaient une occasion de donner. » Le régiment conversa. Il redescendait maintenant dans la direction de la ferme de Greyère. Du Breuil ne résista pas au plaisir de fraterniser avec Lacoste. Il se sentait si peu de chose, depuis sa chute et son évanouissement, une si infime, si précaire, si misérable chose !… D’avoir touché la mort, il gardait une faiblesse, comme un dégoût de l’action. En revanche, un ardent besoin d’affection le saisit. Il éprouvait une envie irrésistible de voir une figure amie, d’étreindre une main familière. Jamais il n’avait ressenti de la sorte la nécessité d’aimer, d’être aimé. Une horrible angoisse, d’abandon, de solitude, lui tournait le cœur, lui brouillait les yeux.

À la gauche des dragons, les lanciers s’arrêtèrent. Quelques officiers causaient en avant des rangs. Du Breuil les saluait quand Lacoste l’aperçut, leva les bras, et d’un coup d’éperon lança Conquérant au-devant de lui : — « C’est toi, Pierre ? » Les deux hommes, fiévreusement, se serrèrent la main, échangèrent leur pensée, dans un regard.

— Qu’est-ce que tu as ? fit Lacoste. Et remarquant les initiales étrangères sur le tapis de selle : — Tiens ! quel cheval montes-tu ?

— Brutus est mort. J’y restais, un peu plus.

— Fichtre ! reprit Lacoste, simplement.

L’idée de la mort passait entre eux, et bien qu’il n’eût jamais lui-même salué les baltes, il devint grave, à cause de son ami.

— Et toi, mon vieux, demanda Du Breuil, qu’est-ce que tu fais là ? Je ne pensais guère te retrouver aujourd’hui. Lacoste eut un rire bref, plein de joie enfantine.

— Je n’y comptais pas non plus. J’étais assez furieux, quand je t’ai quitté. Hein ? Quel départ ! C’était sinistre… Et les quarante minutes que j’ai passées, trottant comme une brute, derrière cette voiture, ah ! ah ! quand j’y pense !… Je me disais : on va se battre. Les camarades vont se battre… Ne désirer que ça au monde, de tirer le sabre, de rejeter cette vermine chez elle, de faire son métier d’homme enfin ! Avoir attendu ce jour-là comme le Messie, et quand il vient, tourner casaque ! J’en pleurais de rage… Aussi, à Doncourt, quand j’ai vu la voiture filer sans nous, les petits Arbis disparaître dans la poussière avec leurs queues flottantes, mon sang n’a fait qu’un tour : « Bon voyage, monsieur Dumollet ! » El je me suis dit : Cette fois, il y a du bon…

— Et depuis ?

— À dix heures, nous avons entendu le canon. Baoum ! baoum ! Ça résonnait là. (Il se frappa la poitrine.) Par exemple, depuis que la fête est commencée, je ne sais pas ce que nous bricolons. Demi-tour à gauche. Demi-tour à droite. Qu’est-ce qui se passe ? Sais-tu, toi ?

De l’endroit où la brigade faisait halte, on voyait distinctement au loin des masses noires avancer sur un vaste plateau qui s’étendait à droite, de l’autre côté d’un ravin profond. Une batterie ennemie, se détachant du gros, prenait position, ouvrait le feu.

— J’ai reconnu le pays dans la journée, reprit Lacoste. Un bon terrain de charge, ce plateau-là. En face de nous, il y a un autre ravin, celui de Greyère. Écoute. On s’y bat.

— Et dur ! fit Du Breuil. — Il s’élevait une clameur lointaine sortie de milliers de bouches. Des sons coupés de tambours et de clairons, lançant la charge, arrivaient par bouffées, à travers la fusillade continue, le grondement monotone de l’artillerie.

— Encore en face, plus loin. Mars-la-Tour, et, sur la gauche, cette fumée, au-dessus des bois, Vionville.

Du Breuil, à ce mot, tressaillit : Vionville, le maréchal, son poste…

— Il faut que je parte. Adieu.

— Attends, fit Lacoste. Rien ne presse. Où rallies-tu ?

Du Breuil ne savait pas. Il chercherait. Il fallait seulement qu’il rapportât des nouvelles de Ladmirault.

— En voilà, je parie ! dit Lacoste.

Un officier d’état-major arrivait au galop. Il parlait au général de France, repartait. Une espèce d’inertie, une absence complète de volonté, paralysait Du Breuil. Il restait, au moral même, tout meurtri de sa chute. Le bruit se répandit qu’on allait charger, la brigade de la Garde en troisième ligne, derrière la division Legrand, précédée elle-même du 2e chasseurs d’Afrique resté seul de la division Du Barail.

— Attends, répéta Lacoste. Tu rapporteras des nouvelles fraîches.

Le colonel de Latheulade, passant devant le front du régiment, donna l’ordre de retirer les flammes des lances. Reconnaissant à la ceinture distinctive de Du Breuil, aux bandes dorées de sa culotte, un officier du grand Quartier général, il s’informa, lui apprit en échange ce qu’il savait : le 4e corps était engagé avec succès, mais, redoutant la menace sur son flanc de ces masses noires qui occupaient le plateau, le général de Ladmirault prescrivait à la cavalerie une action d’ensemble qui les contînt.

Haussés sur leurs étriers, les officiers virent alors le 2e chasseurs d’Afrique s’ébranler, disparaître dans le ravin, remonter à toute allure le revers opposé, puis sauter une route et, s’éparpiller en fourrageurs, charger. La batterie du plateau, surprise, n’avait que le temps de tirer deux coups, elle était massacrée, éteinte, hors de combat. Emportés par leur élan, courbés sur l’encolure de leurs chevaux, les chasseurs, après avoir enfoncé l’escadron de soutien, donnaient en plein dans les colonnes ennemies, et, sous le feu de cette masse profonde, exécutaient une conversion vertigineuse.

Lacoste, impatient, jeta :

— La division Legrand devrait galoper déjà ! Le moment passe.

On pouvait distinguer au loin la ligne sombre des régimens prussiens, droite comme un mur, barrant le plateau. Les chasseurs d’Afrique, en face d’eux, ralliés contre un bois, tiraillaient ferme.

— Je pars, répéta Du Breuil, adieu.

— Reste, dit Lacoste, dont les joues sèches étaient devenues pourpres. Ses yeux brillaient.

La division Legrand s’ébranlait enfin. Elle franchissait le ravin à son tour, on la vit gravir l’escarpement, se déployer tout entière. La terre dure sous les sabots innombrables retentit. Un nuage de poussière s’éleva, voilant à demi l’azur tiède du jour.

— Le soleil baisse, dit Lacoste.

Il descendait devant eux, splendide encore, à mi-chemin de sa course.

— Une belle journée ! murmura-t-il d’une voix ardente, dont l’enthousiasme fébrile gagna Du Breuil. Jamais je n’ai vu d’aussi belle journée !

Il assujettit avec force sa dragonne au poignet, tira de sa poche son mouchoir, puis, le roulant serré autour de sa main, pria Du Breuil de le lui bien nouer au pommeau du sabre.

Ils se regardèrent pour la seconde fois. Leurs âmes, véritablement fraternelles, se pénétraient l’une l’autre, à cette heure suprême. Du Breuil songeait aux paroles de Lacoste à Saint-Cloud, dans la chambrette… la guerre, la guerre bénie qui refait des nerfs, des muscles, du sang ! Ainsi donc, elle était venue, triomphante, avec son cortège de vertus : l’endurance, la solidarité, l’héroïsme. Elle purifiait leurs vies de ces charbons ardens. Et l’heure sublime sonnait, l’heure du sacrifice ! Une frénésie joyeuse les transporta. Ils sentaient en eux des énergies obscures, et le sang rouge des ancêtres battit, frémissant, dans leurs veines.

Un général se précipitait. « Chargez ! » ordonna-t-il. De toutes les poitrines, les deux syllabes du cri farouche jaillirent, et, comme un ressort qui se détend, la brigade partit, lancée devant elle par une force irrésistible. Coup sur coup, saut du ravin, saut de la route, et, lances basses, l’immense ligne gravissait la pente contraire.

Grisé du même vertige qui l’emportait naguère à Forbach, Du Breuil galopait d’un branle furieux, à la hauteur de Lacoste. Ah ! le vent de la course ! l’ivresse folle !… Leurs chevaux s’allongeaient, frappant le sol de foulées égales. Parfois même Conquérant et le mecklembourgeois fraternisaient, se cognant le nez de petites morsures amicales. Dans un brouillard épais, voile de poussière et de fumée, ils galopaient toujours, sans rien voir. Des mottes de terre volaient. Ils entendirent confusément une décharge de mousqueterie, puis de longs hourras, suivis d’une immense clameur.

— Halte ! halte ! commandèrent des voix. Ce sont des Français, je vous dis ! — Non ! non ! Chargez ! — Dragons d’Oldenbourg ! À droite. Appuyez à droite !

Et tandis qu’un flottement se produisait sur la ligne de bataille, l’aile gauche, en avant de laquelle fonçaient Lacoste et Du Breuil, s’abattit à l’aveugle en plein hourvari de mêlée. Des cris affreux s’élevèrent. Les dragons de Legrand aux prises avec les dragons prussiens, trompés par la veste bleue des lanciers, se croyaient assaillis par des uhlans. Affolés, ils pointèrent dans le tas. Le désordre était alors à son comble. Les régimens confondus tourbillonnaient, dans un corps à corps frénétique, un tumulte inouï.

Lacoste avait dépassé Du Breuil, et debout sur ses étriers — qu’il était grand ainsi ! — il se ruait à l’attaque d’un officier prussien, le sabre haut. Mais se méprenant à la veste fatale, des dragons français l’entourèrent. Les cris étranglés de Du Breuil, presque muet d’horreur, se perdaient dans le fracas assourdissant. Et sous ses yeux, avant même qu’il eût pu fondre sur les assassins, son ami, haché de coups de taille, percé dans le dos d’un coup de pointe, se renversait, bras ballans, sur la croupe de Conquérant, chatouillé, qui rua. Au même moment un grand maréchal des logis surgissait, qui d’un moulinet foudroyant faisait place nette. Trop tard !… Son regard croisa celui de Du Breuil, et, le temps d’un éclair, dans l’odieux vacarme, dans le délire de la mêlée, les deux hommes, le cœur crevé, penchèrent la tête, avec un sanglot déchirant.

Ils s’éloignaient maintenant, Du Breuil soutenant du hras gauche le buste lourd de Lacoste, le vétéran de Saint-Cloud tenant les rênes, et parant les coups. Mais aux premières secousses de la marche, une écume rose mouilla les lèvres du blessé. Un profond soupir s’exhala de sa poitrine. Lacoste murmurait : « Des Français !… tué par des Français !… » Un flot de sang lui sortit de la bouche. L’eau pure des yeux devint trouble. Du Breuil sentit alors le buste se raidir et lui glisser des bras. Conquérant venait de s’abattre, une patte brisée. Et le long du cheval qui hennissait de douleur, le grand corps maigre de Lacoste s’allongea, face au ciel, les bras en croix comme un supplicié.

Un remous brusque emportait Du Breuil. Autour de lui des galops de panique, des chevaux sans cavaliers qui par dizaines venaient reprendre leur place dans le rang, des ruées d’hommes aux cris de bêtes, des luttes fauves, — han ! sourd des sabres prussiens qui frappent du tranchant, éclair rouge des sabres français qui trouent de la pointe. Il roulait comme une épave dans ce tourbillon de sang et de poussière, pêle-mêle sans nom d’uniformes où six mille cavaliers de toutes armes s’égorgeaient avec une furie sauvage, sous le soleil et le ciel bleu. Il allait devant lui, sans entendre, sans voir.

Par momens, au souvenir terrible, l’ironie de cette mort le glaçait d’un saisissement tel qu’il accomplissait des actes machinaux, auxquels son double seul prenait part. Il déchargeait son revolver, s’élançait comme un fou, poussait des cris de meurtre. Il retombait ensuite au fond de l’horreur. Son cœur, à l’idée de la guerre, se soulevait de dégoût. Il vouait à ces brutes en délire, — aux Allemands comme aux Français, — une haine indistincte. Assassins, assassins ! Tous, oui, tous, lui inspiraient une répulsion sans bornes.

Lorsqu’il reprit conscience de lui-même, la nuit tombait, et dans le champ de carnage, où depuis bien longtemps les trompettes des ralliemens s’étaient tues, on ne voyait errer çà et là que de rares et mornes groupes, des infirmiers, des femmes, des médecins, des prêtres. Dans cet amoncellement de cadavres, entre les blessés qui appellent d’une plainte douce entre les chevaux qui se soulèvent et hennissent, comment retrouver celui qui, les poings crispés, s’allonge, face au ciel, les bras en croix, comme un supplicié ? Du Breuil y renonce. Il retraverse maintenant le plateau, descend la pente insensible. Il s’efforce de ne pas marcher sur les corps. Mais derrière lui les blessés remuent. Le pas de son cheval traîne un sillage de gémissemens.

Il s’arrêta soudain. Une voix jeune suppliait : « À moi, par pitié !… » À cet endroit, le sol était couvert d’affûts brisés. Partout des cadavres d’artilleurs prussiens. Un bras s’agitait. Dans le crépuscule, il reconnut le dolman bleu, le col jaune d’un chasseur d’Afrique. Il mit pied à terre, se pencha. La poitrine était trouée d’une balle, la main droite coupée d’un revers de sabre… Cette figure poupine !… Le blessé soupira, très bas : « Mon portefeuille… Langlade… Langl… » Le souffle mourut… Langlade ! oui, c’était cela. Le petit sous-lieutenant gracieux et parfumé !… Il se souvint du sénateur et de sa femme ; l’Opéra, Saint-Cloud, les diamans qui scintillent sur la peau nue, le ton sec : « Mon fils aussi partira. Il brûle de se battre… » S’ils le voyaient maintenant, le malheureux ! Le dolman restait élégant, fines les bottes vernies. Mais les dents blanches grimaçaient, serrées dans un dernier sourire. Et l’expression séduisante du regard !… Elle conservait un étonnement dans sa fixité vitreuse.

Du Breuil pieusement se mit en devoir de chercher le portefeuille. Il exécuterait ce legs… Mais des maraudeurs avaient passé là. Les poches étaient retournées, les boutons des manchettes arrachés, un doigt scié à la main gauche… Plus de bague, — ni de montre… Un scapulaire pendait seul sur la peau blanche. Il le recueillit.

Le feu sur toute la ligne achevait de s’éteindre. Il croisa des troupes en désordre, assises, couchées, qui jonchaient le sol, recrues de fatigue et d’énervement. Il longea des régimens qui formaient dans l’obscurité de grandes masses confuses. Des phrases se distinguaient dans le brouhaha des conversations. On attendait les ordres. Il traversa Bruville, Saint-Marcel, Villers-aux-Bois. Ce n’étaient qu’ambulances, entassemens de blessés. La nuit s’était faite. Un souffle froid courut. Tout à coup, dans un chemin bordé d’arbres dont le feuillage bruissait sous le ciel noir, il entendit venir un galop précipité, qui le frôla. L’homme, — un hussard, mais il ne put distinguer son visage, — criait en agitant le bras : « Nous avons la victoire ! »

Soudain, comme il approchait de Rezonville, une rumeur s’éleva, grandit. La fusillade aussitôt reprenait. On perçut des hourras qui, lointains d’abord, se rapprochèrent. Des fantassins, adossés contre un mur se levaient en sursaut. Du Breuil était en train de s’informer auprès de leur officier si l’on avait vu passer le maréchal ? Il s’éloignait lorsqu’un capitaine d’état-major, à fond de train, tourna l’angle du mur, déboucha d’une ruelle. Le survenant s’arrêtait net. Il avait aperçu les hommes et d’un air exalté interpellait l’officier : « Vous n’avez donc pas peur, lieutenant ? » Et sans attendre de réponse, il tirait de ses fontes un revolver, le déchargeait en l’air par deux fois, et criait : « Eh ! bien, moi non plus, je n’ai pas peur ! » Francastel repartait à la charge ; il était loin déjà, quand Du Breuil, stupéfait, le reconnut.

Les hourras éclatèrent, tout proches. Un passage grondant de cavalerie roula. Le feu de nouveau se ralentit. Le canon se tut. « C’est l’Empereur qui revient », dit un zouave de la Garde à Du Breuil. Du maréchal, pas de nouvelles. Un peu plus loin, tombé dans un bivouac d’infanterie, il apprenait avec une joie sourde que la dernière alerte, causée par des hussards rouges, était l’effort suprême de l’ennemi… Les Prussiens étaient repoussés sur toute la ligne. Demain, à l’aube, nous allions achever notre victoire… Les officiers étaient groupés devant un grand feu où brûlaient une roue de caisson, des crosses brisées. Un reflet rouge éclairait leurs visages. Deux ou trois cents hommes se pressaient autour des faisceaux, serrés, collés les uns contre les autres. Froid vif. Nuit pure.

Sur un lit de chassepots, entouré de sa garde, le drapeau reposait. Du Breuil sentit alors que sa tristesse, comme un oiseau funèbre, s’envolait lourdement. Au-dessus des dormeurs grelottans, le drapeau s’allongeait dans sa gaine de cuir. Il s’éloigna, songeant : les âmes des trépassés sommeillent dans ses plis ; demain, à l’aube, il s’éploiera dans le ciel clair… Et grave, devant l’emblème mystérieux, Du Breuil comprenait la signification du sang versé. Tant de braves gens n’avaient pu mourir en vain !

III

Un hurlement plaintif le tira de sa torpeur. Ah ! cette petite chambre, où, la veille, à la même heure, il croyait ne jamais revenir, les murs blanchis à la chaux, les poutrelles du plafond, le buffet garni d’assiettes peintes… Un écœurement le prit : avec le petit jour, qui blêmissait aux carreaux couverts de buée, la situation se dessina plus nette.

Il ouvrit doucement la porte, traversa sans bruit une grande pièce pleine de blessés… souffles courts, plaintes en rêve, regards de souffrance et d’insomnie… Dans la rue, encombrée de fourgons dételés, de chevaux attachés aux roues, de bagages autour desquels s’empressaient des ordonnances, il aperçut Frisch courbé sur un grand chien qui gémissait sans discontinuer, vautré devant la fenêtre. Les pattes raides, la tête de côté, le dogue d’Ulm vit venir Du Breuil, et sans bouger poussa de nouveau son hurlement sinistre.

— Toute la nuit, dit Frisch, il a aboyé à la mort. Il appelle son maître.

Pauvre Titan !… Du Breuil, à la lueur d’un feu, l’avait reconnu, dans la nuit, comme il croisait les bagages de la Garde, en arrivant à Gravelotte. Réclamé aussitôt par Frisch, le chien s’était laissé conduire. « Mais, raconta le brave garçon en montrant une écuelle de soupe, il n’a touché à rien, et depuis deux heures du matin, il pleure à sa manière, même qu’un blessé, furieux, voulait lui coller une balle dans la peau !… »

Les yeux de Du Breuil se mouillaient au cruel souvenir. L’odieuse, la stupide fin ! Puis, de Lacoste — qu’était devenu le corps de son ami ? — sa pensée sautait aux derniers événemens : vers dix heures du soir, ayant retrouvé le commandant en chef, près de la maison de poste, il était rentré silencieusement à Gravelotte avec l’état-major, à son rang. La route était couverte de soldats d’infanterie qui avaient quitté leurs régimens pour trouver un abri dans le village. Le maréchal, à cette vue, laissait échapper quelques réflexions amères. Cependant l’espérance, la joie, se lisaient sur les visages. On attendait les ordres avec impatience… Chacun se réjouissait de la victoire, pensait la compléter, le lendemain.

— À l’aube, disait Restaud, on va reprendre le mouvement, achever la déroute de l’ennemi…

Rentré à l’auberge d’où l’Empereur était parti le matin, Bazaine avait fait appeler l’intendant en chef : ordre de se rendre à Metz de suite avec une partie de son personnel pour y chercher un convoi de vivres, et l’en ramener à la pointe du jour. — « Bien la peine de l’avoir licencié la veille ! » murmurait Floppe. Enfin, vers onze heures, Jarras, éconduit une première fois, était mandé près du maréchal.

Du Breuil eut un mouvement de rage, à la pensée des ordres qu’il avait alors fallu copier… Il revit la stupeur peinte sur toutes les faces, la douleur qui éclata dans les regards indignés :

«… Le défaut de vivres et de munitions nous oblige à rétrograder sur Metz. »

Son court sommeil, son repos fiévreux de la nuit, n’avaient fait qu’exaspérer le sentiment de révolte qui s’était emparé de lui, hier, à cette minute, où, courbé sur la table, il écrivait en frémissant… À force de volonté, de discipline, il avait eu beau se maîtriser : son cœur, sa raison, protestaient. Tant d’héroïsme inutile, tant de sang perdu ! Et las, infiniment las, il remâchait les réflexions qu’une fois dehors ils avaient échangées, Restaud, Décherac et lui, tandis qu’à travers la nuit glaciale, sous le froid scintillement des étoiles pures, des camarades s’en allaient porter à l’armée endormie, confiante, l’incompréhensible nouvelle.

— La consommation des munitions ! Ce n’est pas sérieux, disait Décherac. La réserve générale, les réserves des corps sont là… On peut y puiser au jour, sur les lieux mêmes, aussi bien qu’à une lieue en arrière ou sur le plateau de Plappeville.

— Mais c’est le grand Manitou de l’artillerie, Soleille lui-même, objectait Restaud, qui a fait avertir le maréchal.

— Il rêve, murmurait Décherac. Sa chute de cheval, cette après-midi, a fini de lui tourner la tête. D’ailleurs, puisqu’on faisait venir des vivres de Metz tout à l’heure, que n’y envoie-t-on chercher des obus et des cartouches, si l’on en manque ?

— C’est ce qu’on a fait, dit Restaud.

Décherac reprenait :

— La question n’est pas là. Nous avons en réalité des munitions pour trois batailles. Il suffit d’en livrer une, une seule. Et victorieux demain, nous gagnons Verdun, où l’on se réapprovisionne. Mais voilà ! jamais Bazaine n’a voulu gagner Verdun…

Était-ce possible ? Du Breuil se souvint des hésitations du maréchal, lors de sa prise de commandement. Il ne s’était décidé à la retraite qu’à contre-cœur, forcé par l’Empereur. Et depuis, il s’en tenait aux demi-mesures, laissant aux événemens le soin de régler sa conduite… la lenteur de la retraite, l’indécision après Borny, la suspension du mouvement le matin, la surprise deux heures après, et, durant tout Le combat, cette préoccupation constante de sa gauche…

— Délivré de l’Empereur, avait ajouté Décherac, son premier mouvement n'a-t-il pas été d’interrompre la marche ? Il était son maître, il respirait ! Metz est un point d’appui solide. À l’abri d’un camp retranché, avec une armée comme la nôtre, que ne peut un général habile ?… Eh ! eh ! messieurs, peut-être cette résolution qui nous consterne est-elle d’un politique… Nous voilà sous Metz à perpétuité…

Décherac parlait-il sérieusement ? On ne savait jamais, avec ce sourire sceptique.

— Admettons que la route de Mars-la-Tour soit barrée, avait fait observer Restaud, il nous reste celle de Conflans, celle de Briey… on peut percer encore !

— En attendant, répondait Décherac. l’armée allemande rétrécit le cercle à marches forcées, et nous allons nous installer avec Son Excellence sous les murs de la place.

— Est-ce notre rôle de discuter ? demandait Restaud. Pouvons-nous connaître la pensée qui dicte l’ordre auquel nous obéissons ? Le maréchal a sans doute de bonnes raisons de se replier sous la protection des forts. Qui sait s’il ne préfère pas harceler l’ennemi, le vaincre en détail ?

— Non, non, avait alors crié Du Breuil, puisque nous avons tant fait que de livrer deux batailles pour gagner Verdun, puisque tant de braves gens sont morts, au moins que le sacrifice n’ait pas été offert en pure perte ! La victoire nous appartient, de tout l’escompte du sang versé. Se replier dans ces conditions, c’est acte de fou, quittant partie gagnée, ou de lâche qui jette son arme, sous prétexte d’aller chercher des cartouches !… Il ne s’agit plus de recul, d’hésitations, de plan nouveau… Il s’agit de faire son devoir en homme, d’aller jusqu’au bout ! J’ai vu pas mal la troupe, depuis le matin… On s’est bravement battu, on ne demande qu’à recommencer ! Il n’est pas un soldat, je vous jure, pas un officier, qui, demain, à la lecture de l’ordre ne pousse un cri de douleur et d’étonnement… Les munitions ! les vivres ! Nous en manquons en pleine France, à douze kilomètres de notre centre de ravitaillement ? Eh bien ? Et les Allemands, comment font-ils, eux, à vingt lieues du leur ?

Plus nets, plus frappans encore que la veille, ces argumens se présentaient en foule à l’esprit de Du Breuil. Il préférait cependant à l’ironie un peu détachée de Décherac la résignation de Restaud, sentant frémir l’espoir dans la simplicité d’un tel renoncement…

Le jour grandissait. La mort dans l’âme, il assistait aux préparatifs de départ. Les fourgons s’attelaient. Frisch, avec Titan en laisse, passa, traînant le mecklembourgeois, qui se faisait prier : — « Hue ! Guillaume ! » Suivi de son interminable convoi particulier, le grand Quartier général se mit en route, à l’exception de cinq officiers envoyés par le général Jarras aux commandans de corps pour leur indiquer la direction à suivre. Du Breuil recevait l’ordre de se rendre auprès du général Frossard. L’armée entière commençait le mouvement de retraite, et de nouveau, dans une confusion indescriptible, bagages régimentaires, caissons de munitions, transports de blessés, voitures d’administration, artillerie, troupes, l’immense fleuve refluait par la voie unique, roulant en sens inverse, à petites vagues pressées, son flot trouble et tumultueux.

Du Breuil et Laisné cheminaient botte à botte.

— Heureusement qu’ils nous laissent déguerpir en paix ! grommela l’aide de camp de Frossard, comme ils s’engageaient dans le défilé de la Mance. Quelques tirailleurs dans les bois, une division de cavalerie et du canon, nous serions rasés, nettoyés…

— Ils sont hors d’état de nous poursuivre, c’est évident, rageait Du Breuil… — Cette remarque doubla son amertume. — Ou bien ils n’en croient pas leurs yeux, reprit-il, ils supposent une feinte. Dame ! mon cher, s’avouer vaincus, quand on est vainqueurs !

— Qui fait l’arrière-garde ? demanda Laisné, en secouant tristement la tête.

— La division Metman, qui n’a pu rejoindre hier…

— Elle ne doit pas être à la noce ! — Tiens, fit-il, en se retournant, qu’est-ce que c’est que cette fumée-là ? Des tringlots, avec force gestes, s’exclamaient. Sur la gauche en arrière, Du Breuil aperçut des tourbillons noirs.

— Je vais voir ! dit-il.

Cydalise, reposée, galopait à petits bonds. Des bandes de corbeaux volaient au ras du sol, avec des croassemens joyeux. En quelques minutes, il atteignait Gravelotte. À l’entrée du village, des soldats du train jetaient pêle-mêle dans un immense brasier des caisses de biscuit, des vivres de campagne, des effets de campement, du linge, des chaussures…

— Qui a donné l'ordre de brûler tout cela ? demanda-t-il à un gros fonctionnaire de l’intendance qui s’épongeait le front, éperdu.

— Le commandant en chef, monsieur. Les voitures manquent, nous en avons déchargé des quantités, hier, pour le transport des blessés.

Un artilleur, en train d’empiler des sacs de café sur un caisson, ricana : — « C’est une idée, ça !… Au lieu d’utiliser les voitures vides… » Des soldats de ligne pillaient, en passant, des couvertures, des pantalons… Un peloton de chasseurs à pied fit main basse sur un tas de souliers, repartit avec des godillots neufs suspendus au canon des fusils. De grandes flammes montaient, trouant la fumée lourde. Soudain un bouquet d’artifice éclata. Des sacs de sel, jetés au feu par centaines, pétillaient, fusaient. Des nappes brunes de sucre fondu noircissaient le sol, à côté de légumes secs, qui éclataient avant de se calciner. Un acre relent prenait à la gorge, de caramel, de cuirs racornis et tordus, de drap roussi. Les viandes de conserve répandaient une odeur de chair grillée.

— Paraît que les vivres manquent ! dit un hussard en maraude, avec un coup d’œil à l’artilleur, qui s’apprêtait à repartir, sa voiture chargée.

— Oui, paraît ! — Il fit claquer son fouet. — C’est toujours pas les blessés qui manquent, ma vieille, écoute-moi ça !

De longues plaintes, des appels, des cris, sortaient des maisons du village où quantité de malheureux gisaient, abandonnés ; cela se fondait en un seul gémissement, très doux, très bas… Du Breuil se souvint alors d’un autre gémissement pareil, le soir de Borny. Et songeant aux morts, à tous les morts qui dormaient, confians, un rêve de victoire dans leurs prunelles agrandies, — il piqua des deux, avec un élan de rage et d’horreur, loin du plateau fatal.

Route morne, à côté de Laisné, muet. Sitôt le défilé franchi, le 2e corps, face à la route, prenait ses emplacemens. sur la croupe qui s’étend jusqu’à Rozérieulles. — Une position magnifique, dit Laisné, partez tranquille ! Nous allons fortifier ça. — Du Breuil s éloignait, le long de cette même voie romaine qu’il avait suivie deux jours auparavant, avec Jubault. Lentement, dans l’azur splendide, le cercle de l’horizon grandit, grandit. Le vaste paysage ensoleillé se déploya. Les rivières dessinaient leurs méandres bleus. Metz apparut, toute blanche, avec son troupeau de maisons, la haute masse de la cathédrale… La ville lorraine souriait toujours, heureuse, dans sa brume dorée.

Du Breuil rejoignait le Quartier général, Plappeville. Il y trouva l’état-major confortablement installé, aux portes d’une jolie maison, réservée au maréchal, et dont on apercevait le toit sous les arbres. Un à un, ses camarades rentraient, rendaient compte. Le 3e corps, à droite du 2e s’établissait fortement, sur le plateau en avant de Châtel-Saint-Germain, appuyé aux fermes de Moscou, Leipsig, la Folie. On commençait à remuer la terre, à créneler les murs. La Garde bivouaquait à Lessy, tout près, entre les forts de Plappeville et de Saint-Quentin. Sa division de cavalerie et celles des généraux de Forton et de Valabrègue s’entassaient dans le ravin de Châtel à Longeau. — « Comme cela, remarquait Floppe, si nos centaures ne peuvent charger, ils sont du moins à l’abri de toute surprise. » Du 4e corps, pas de nouvelles. Décherac arrivait, avec celles du 6e. Le maréchal Canrobert était à Vernéville, mais il s’y trouvait compromis, entouré de bois, et demandait qu’on rectifiât ses emplacemens. Privé de plusieurs régimens dès le début de la campagne, à cause des allées et venues de Châlons à Metz, le 6e corps était en effet le plus faible de tous, ne possédant ni cavalerie, ni mitrailleuses, ni réserves d’artillerie et du génie.

Une heure après, Massoli, dont les cheveux, faute de teinture ces derniers jours, tournaient du noir au gris, se hissait à cheval, tout geignant, pour aller porter au maréchal Canrobert l’autorisation de s’établir à Saint-Privat, avec ordre de se relier à la droite du général de Ladmirault, qui occupait Amanvillers, prolongeant lui-même la ligne du 3e corps.

À ce moment, un des officiers en observation sur le clocher de la cathédrale, vint avertir que de fortes colonnes ennemies passaient depuis plusieurs heures sur les différens ponts de la Moselle, se dirigeant vers Rezonville, par Ars et Novéant. Des avis analogues étaient déjà venus du Saint-Quentin. Nombre de paysans accouraient aussi, annonçant la marche de troupes innombrables… Du Breuil s’étonnait à part lui qu’on n’avertît pas les commandans de corps, qu’on ne prît aucune mesure en prévision de l’attaque, trop certaine… — Pourquoi le maréchal ne visite-t-il pas l’emplacement des troupes ? jeta-t-il. — Les dernières journées ont été dures. Il dort sans doute, souriait Décherac. — Oui, sur les deux oreilles, murmura Du Breuil, amèrement.

Soudain : — Frisch ! cria-t-il, selle Guillaume. — On l’envoyait au quartier général de l’artillerie s’enquérir si le réapprovisionnement des corps avançait. En route, l’animation d’un rassemblement d’officiers le frappa. Un brouhaha, des rires, s’échappaient du groupe. On allait procéder à l’adjudication des effets provenant des cantines d’officiers morts. Un adjoint à l’intendance, l’air indifférent, faisait fonctions de commissaire priseur, debout au milieu d’objets de toute sorte, étalés sur le gazon. La vente à la criée commençait : — Une chemise de flanelle. Six paires de chaussettes. Un petit briquet en argent. Les poésies complètes d’Alfred de Musset. Un caoutchouc. — Les enchères, lancées d’une voix triste d’abord, montaient, railleuses peu à peu, coupées de bons mots, de plaisanteries : — Deux flacons de chez Guerlain, disait la voix blanche. Et Du Breuil songeait au petit sous-lieutenant parfumé, Langlade ! — Une livre de chocolat Marquis… — Hep ! Marquis ! à toi, cria-t-on, dans un groupe de voltigeurs de la Garde… Des chiffres partaient. — Une lorgnette. Une ponne lorgnette… 5, 10, 15, 17 francs !… La Chartreuse de Parme, de Stendhal… 25 centimes… Une douzaine de paires de gants. Deux caleçons de toile… La voix monotone égrenait toujours son chapelet sinistre. Irrespect ? non, insouciance seulement, besoin naturel de réaction chez la plupart des acheteurs, bravoure et légèreté bien françaises… Du Breuil était loin déjà, les yeux picotés de larmes.

Vers quatre heures, les nouvelles de Ladmirault arrivaient. Le 4e corps n’avait pu s’établir encore en entier sur ses positions. À la nuit tombée, Massoli reparut enfin, rouge, suant, défait. Le 6e corps venait à peine d’atteindre Saint-Privat, et ne pourrait, à cause de l’heure tardive, songer à se fortifier par des ouvrages provisoires. Le maréchal Canrobert déclarait en outre n’avoir pu effectuer son réapprovisionnement en munitions d’artillerie, cartouches et gargousses.

Les paysans ne cessaient d’affluer, confirmant, unanimes, l’agglomération croissante de l’ennemi.

— C’est pour demain, dit Restaud dans la soirée, comme on prenait le frais par groupes, en se promenant de long en large, un instant.

— À quoi songe le maréchal ? questionna Francastel. Mettre le 6e corps à l’aile gauche ! Les flancs d’une ligne doivent être spécialement protégés par des obstacles naturels ou artificiels, et, à leur défaut, par de fortes masses d’artillerie. Or, le 6e corps est dépourvu de tout.

Incapable de raisonner de la sorte, il répétait, d’un ton tranchant, ces phrases qu’un hasard lui avait fait surprendre, avant dîner, sur les lèvres de Laune et de Charlys. Floppe, avec aigreur, insinuait :

— Laissez donc, Francastel ! Le maréchal a son plan. C’est un malin : Lebœuf dans la mélasse, Frossard aplati, il n’y a plus guère que Canrobert qui puisse lui porter ombrage. Alors…

Mais Francastel, révolté, agitait de grands bras.

— Ce qu’il y a de certain, dit Massoli, c’est que le 6e corps tient la route de Briey, la seule qui nous reste, si nous avons envie de gagner Verdun…

— Gagner Verdun ! se récriait Floppe. Vous retardez, mon gros !

— Permettez ! fit Massoli. Je viens d’apprendre que l’aide de camp du maréchal, le commandant Magnan, doit partir cette nuit pour rendre compte à l’Empereur du succès d’hier, et lui confirmer la marche vers le nord-ouest. L’intendant de Préval l’accompagne, avec mission de faire refluer sur Montmédy le plus d’approvisionnemens possible.

— Homme naïf, ricana Floppe, Magnan va tout simplement demander à l’Empereur le remplacement de Frossard et de Jarras. Et la preuve que nous restons à Metz, c’est que Son Excellence a fait prévenir tous les chefs d’état-major des corps d’armée, qu’ils aient à se trouver demain, à dix heures du matin, devant l’église de Châtel. Là, le colonel Charlys, saluez, messieurs ! — les officiers sourirent : Charlys gagnait en faveur, auprès du maréchal, ce que le général Jarras achevait de perdre chaque jour, — le colonel Charlys doit les prendre, pour aller reconnaître les positions que nous occuperons demain, en arrière, sous le canon des forts…

Dix heures sonnèrent. — Il faut aller dormir, jeta la voix de Laune. Autant de pris…

Dormir ! Du Breuil, à demi fourbu, ne sentait pas sa fatigue, dans la surexcitation nerveuse où il vivait depuis quatre jours… Longtemps, parmi la chaleur du lit de plume, il se retourna, poursuivi d’idées fixes, hanté de visions brèves. Il sautait d’une pensée à l’autre, la petite lanterne de Bersheim, à Borny : d’Avol, le baron de Hacks. Védel, Lacoste… On recule ; pourquoi ? Il ne s’étonnait plus de rien, roulait à travers le ressac tumultueux des événemens, comme un bouchon sur la crête des vagues. Tout devint trouble… il s’assoupit.

Un pépiement d’oiseaux, le lendemain, le réveilla. Il faisait grand jour. Les fraîches notes ruisselaient, joyeuses, des petits gosiers sonores. Le feuillage des branches remuait sur l’azur. Il eut envie de refermer les yeux, d’allonger encore ses membres las, mais le sommeil avait fui… Debout ! debout ! Il fallait vivre, agir, secouer l’obsession des pensées douloureuses, des réflexions amères. Aussitôt, le cauchemar des jours précédens le reprit. Il entra de nouveau, tout entier, dans le tourbillon des menus faits dont se composaient pour lui ces heures brèves, inoubliables.

La matinée s’écoula vite. De minute en minute des renseignemens parvenaient au grand Quartier général, expédiés par les commandans du 2e, du 3e et du 6e corps. Des officiers d’ordonnance accouraient à franc étrier, apportaient les nouvelles menaçantes, puis, conduits auprès du maréchal, ils ressortaient au bout de quelques instans, l’air surpris.

Dès dix heures, la division Montaudon du 3e corps avait dû prendre les armes. De forts mouvemens de troupes se dessinaient visiblement du côté de l’ennemi. Il défilait au loin, devant le 2e corps, s’amassait en face du 3e, dans les bois des Génivaux ; d’autres colonnes, continuant leur marche, se dirigeaient sur notre droite, vers le 4e corps. Chacun attendait des ordres avec anxiété. Francastel, en causant avec Floppe, donnait libre cours à son indignation. Le sourire de Décherac n’était plus qu’un tic nerveux. Restaud lui-même ne savait que penser…

Cependant un aide de camp de l’état-major particulier du maréchal sautait en selle. Interrogé par ses camarades de l’état-major général, il déclara qu’il allait seulement communiquer les nouvelles au général Bourbaki, et lui rendre sa liberté de la part du maréchal.

Laune et Charlys échangeaient un regard. Du Breuil, étonné comme eux, ne put s’empêcher de dire à Décherac : — Bon moyen de se décharger sur le voisin d’une responsabilité gênante ! Comment veut-on que Bourbaki, placé en arrière, agisse, lui qui ne voit rien, qui ne peut se rendre compte de rien !

Le général Jarras sortit à son tour de la maison du maréchal. On apprit alors qu’aucun avis n’avait pu troubler la quiétude du commandant en chef. Au maréchal Lebœuf il s’était contenté de faire répondre : « Vous occupez une position très forte, c’est à vous de la garder. » Il semblait persuadé que l’armée, grâce à sa position défensive, était en mesure de résister à toute attaque ; au surplus, il ne pensait pas que cette attaque dût être sérieuse… Quant à la faiblesse du 6e corps, il s’en souciait peu. Sa confiance était inébranlable.

Cependant les émissaires se succédaient. On apprenait enfin, vers midi, que l’action venait de s’engager, par une canonnade violente, ouverte sur le 4e corps, et que d’un bout à l’autre de la ligne de bataille, l’artillerie allemande tonnait, avec un fracas qui annonçait la lutte la plus chaude. On n’entendait que par intermittences, et très faiblement même, ce grondement lointain ; mais à l’émoi des aides de camp qui arrivaient de toute part, bride abattue, il n’y avait pas à s’y tromper. On jouait aujourd’hui la partie décisive. Et cet éloignement même, cette rumeur indistincte coupée de longs silences, cette ignorance où l’on se morfondait, portaient au plus haut point l’énervement de tous.

Les ordonnances promenaient en main les chevaux selles. — Eh bien, on ne part pas ? » jetait de temps à autre une voix colère. L’état-major au grand complet attendait le retour du général Jarras, parti, un quart d’heure avant, pour aller se mettre à la disposition du maréchal. Tous les regards convergeaient sur la porte close, la jolie maison d’aspect calme, avec son toit d’ardoises bleues dans les arbres. Rien ne bougeait ! Les chevaux piaffaient. Laune piquait machinalement en terre le fourreau de son sabre.

Le général enfin parut :

— Vous pouvez faire desseller, messieurs ! dit-il d’un ton mal résigné.

Hein ? Quoi ? Desseller ? Le général est fou… Tous les visages se tournèrent vers lui, avec un air de stupéfaction, des froncemens de sourcils incrédules… Il dut répéter l’ordre. Le commandant en chef estimait que l’affaire ne pouvait être sérieuse. Cela ne valait point la peine qu’on se dérangeât. Il fallait reprendre au plus vite le travail de bureau, s’occuper du tableau d’avancement, « si impatiemment attendu de l’armée. »

Le tableau d’avancement ! Du Breuil réprimait avec peine ses ricanemens… Il s’agissait bien du tableau d’avancement, à cette heure où la mort fauchait si près d’ici. Elle se chargeait d’y travailler pour eux, à l’encre rouge !

Comme les chevaux s’éloignaient, un capitaine de dragons accourut au galop. Il s’arrêta court devant la maison du maréchal, jeta la bride à son ordonnance. On fit causer l’homme. Il était du 6e corps. « Ça chauffait dur, à Saint-Privat !… De ce train-là, les munitions manqueraient bientôt ;… »

Dans la pièce commune, des liasses de papiers sur des tables volantes en X, des plumes qui grincent… On étouffe là dedans ! Les mouches, enragées de chaleur, sont vraiment insupportables… Un bruit de galops entre par les fenêtres ouvertes… Toutes les têtes se dressent… Les regards se croisent. Une même expression d’angoisse, d’attente, raidit les visages… Rien ; toujours rien !… et les papiers s’entassent, les plumes grincent.

À deux heures, un moment d’espoir, vite déçu. Le maréchal venait de monter à cheval ! Tous se préparaient à le suivre, lorsque le général Jarras fut informé qu’il eût à faire continuer le travail. Le maréchal n’avait aucun besoin de son état-major. Cinq officiers seulement pouvaient le rejoindre au fort Saint-Quentin. Du Breuil se trouva du nombre. Il eut une vive seconde de joie. C’était à rendre fou, cette inaction, cette besogne de scribes où trente officiers jeunes se consumaient, frémissans, tandis qu’à quelques kilomètres de là, leurs services faisaient cruellement défaut.

Ces cinq élus s’éloignaient, quand un capitaine d’artillerie les croisa. Les flancs de son cheval étaient rayés d’écume et de sang. Tout essoufflé, il s’informa de l’emplacement du parc de réserve. Questionné par Du Breuil, il s’épanchait — : Canrobert n’a plus de munitions… Ça va mal. Il réclame une division d’infanterie. Bazaine avait consenti d’abord… Mais il a reçu un billet de je ne sais quel général annonçant que tout allait bien, au contraire… Alors il a haussé les épaules, en disant : — Vous voyez !…

Laune en tête avec deux commandans, Du Breuil un peu en arrière avec Francastel, tous les cinq escaladaient au grand galop la dure pente rocailleuse du Saint-Quentin. Pourvu que le maréchal y fût encore ! « Il a dû gagner le champ de bataille », se disait Du Breuil. Quel ne fut pas son étonnement, lorsque arrivant sur le plateau il aperçut le commandant en chef, pied à terre, tournant le dos à l’horizon en flammes, et faisant pointer lui-même trois pièces de 12 contre quelques bataillons prussiens, qui garnissaient les hauteurs, du côté d’Ars. Cet étrange spectacle surprit jusqu’à Francastel. Laune n’y put tenir. Indiquant au maréchal, tourné vers le sud, la direction du nord-ouest, il lui fit remarquer l’intensité du feu. De la fumée s’élevait au-dessus des bois, vers Amanvillers et Saint-Privat. Il était facile de comprendre que l’effort de l’ennemi se portait sur notre droite, pour nous rejeter dans la vallée, et, coupant la route de Briey, nous enlever notre dernier débouché. Mais le maréchal se contentait de dire : — Ils ont de bonnes positions : qu’ils les défendent ! — Sur l’air étonné de Laune, il ajouta : — Je vais du reste envoyer deux batteries de la réserve au débouché de la route de Briey, pour le garder, s’il y a lieu.

Des aides de camp, à sa recherche, soudain, parurent. Ils poussaient leurs chevaux de l’éperon jusqu’auprès du gros homme, qui les regardait venir, indifférent, remettaient leurs dépêches, saluaient, repartaient. Les cinq officiers piétinaient, stupides, s’évertuant à comprendre la pensée de leur chef. Qu’est-ce qu’ils faisaient là ? Parfois le bruit de la canonnade s’éteignait presque complètement. Ils prêtaient l’oreille, anxieux, scrutaient l’horizon. Le maréchal cependant concentrait son attention sur les petites diversions essayées par l’ennemi en avant d’Ars. Mais il n’y avait aucun danger de ce côté. Les canons de la place et du fort eussent suffi à arrêter toute tentative sérieuse. « Toujours sa crainte d’être coupé de Metz, songeait Du Breuil. Dire que le temps passe, et que nous sommes à muser là, et que le destin de l’armée, celui de la France peut-être, se jouent en ce moment ! »

La haute stature du colonel Charlys, tout à coup se dressa près d’eux. Il venait de terminer sa reconnaissance d’une ligne de positions en arrière. Il en rendit compte au maréchal. Du Breuil se souvint alors des dernières paroles de Floppe… Il n’y attacha pas d’importance. Est-ce que le maréchal laisserait ainsi massacrer des milliers d’hommes, s’il songeait encore à se replier ?… Mais un de leurs camarades du grand Quartier général arrivait. Envoyé au général Frossard, il avait poussé spontanément jusqu’au 3e corps, en rapportait des nouvelles. Le maréchal Lebœuf venait de résister à une attaque très vive et demandait du renfort. — Justement, ajouta-t-il, j’ai rencontré au col de Lessy les voltigeurs de la Garde, avec le général Boisjol, qui ne demande qu’à marcher. — On n’entendait plus le canon. De la fumée seule persistait au nord-ouest… Au bout d’une heure, tandis que le maréchal remontait à cheval, le grondement de la lutte retentit de nouveau. Il ne parut pas s’en émouvoir, descendit au pas la pente raide, traversa les bivouacs de la réserve générale d’artillerie. Les pièces s’alignaient, luisantes, au parc. Les chevaux n’étaient pas même garnis. Les cinq officiers le suivaient tête basse, silencieux. Plus loin, c’étaient les batteries de réserve de la Garde, inattelées aussi. Un tonnerre lointain roulait. À quoi songeait Bazaine, de laisser dormir là, muettes, cent vingt pièces de gros calibre, quand le 6e corps était sans artillerie, quand les canons allemands, partout, écrasaient les nôtres ? Et Du Breuil avait envie de lui crier, à ce gros homme dont il apercevait le dos courbé, la nuque lourde sur les broderies d’or : « Mais on se bat ! On se bat ! Va donc voir ! »

Le sentier montait de nouveau, débouchait cette fois sur la partie nord du plateau de Plappeville. À cette distance plus grande encore du champ de bataille, on ne percevait aucun bruit. Mais des officiers du 6e corps passaient au galop, avec des caissons qu’ils allaient faire remplir au grand parc. Il en accourait d’autres, envoyés par le général Bourbaki, qui réclamait toute sa réserve. Le calme extraordinaire du maréchal finissait par en imposer à sa suite. « Restaud doit avoir raison, songeait Du Breuil. Peut-être a-t-il des renseignemens particuliers qui le tranquillisent ?… C’est en toute connaissance de cause qu’il s’en remet à ses lieutenans… À moins d’être le dernier des incapables et de s’en rendre compte, — mais il s’agiterait alors, chercherait à donner le change, à moins d’être pis encore, le plus ténébreux des… — mais non, c’était bon pour Floppe, ces pensées-là ! un commandant en chef ne pouvait se désintéresser à ce point de la bataille, s’il pensait vraiment que le sort de ses troupes y fût compromis. Le long passé de gloire, le sang-froid légendaire, la réputation d’habileté du maréchal interdisaient tout soupçon ! Les apparences, certes, le condamnaient… Mais devait-on s’en fier aux apparences ? » Du Breuil se souvint aussi de cette bravoure personnelle, qu’il avait admirée plus d’une fois. Si Bazaine agissait de la sorte, c’est qu’il était en droit de le faire. Rien, sans doute, ne motivait sa présence sur les lieux mêmes du combat.

Soudain, comme ils atteignaient un des points dominans du plateau, d’où l’on découvre la route de Briey, le maréchal s’arrêta. Laune et Du Breuil étaient derrière lui. Dans la direction de Metz, des voitures civiles, des équipages du train, des cavaliers d’escorte fuyaient pêle-mêle. Un nuage jaunâtre tourbillonnait. Convoi débandé ? Artillerie en déroute ? On ne savait. La poussière empêchait de distinguer les formes qui passaient, dans cette effroyable panique. Le maréchal murmura :

— Que faire avec de pareilles troupes !

Les deux officiers tressaillirent. Ils les avaient vues à l’épreuve. Elles ne méritaient pas ce reproche. Du Breuil, peiné, chercha le regard de Laune ; mais le colonel détournait la tête.

Les deux batteries de la réserve arrivaient. Le maréchal en détermina l’emplacement, et comme s’il avait tout prévu, ou tout réparé, reprit son chemin, avec la même impassibilité.

En route, ils croisaient, près de Plappeville, des officiers de l’état-major de Bourbaki. Le maréchal les questionna. Ils allaient rejoindre leur chef.

— Inutile ! dit Bazaine. Tout va bien. La journée peut être considérée comme terminée. La Garde va rentrer.

Quelques minutes plus tard, le maréchal arrivait à Plappeville et remerciait les officiers. Du Breuil regarda la grande porte de la maison s’ouvrir. Des ordonnances se précipitaient. Déjà le maréchal avait disparu. La porte se refermait silencieusement. On ne vit plus que la rue calme, un toit luisant dans le feuillage, de lourdes masses de verdure sous le ciel bleu.

Rentré dans la pièce commune, il ne savait à qui entendre, assailli de questions. Enfermés depuis des heures, rivés à leur travail, ceux des officiers de l’état-major qui n’avaient pu bouger dissimulaient mal leur rancune. Ils parlaient tous à la fois, à demi fous d’impatience et de curiosité : « Que se passait-il ? Comment ? le maréchal n’avait envoyé personne sur le terrain ? Alors ce n’était pas sérieux ? L’ennemi était repoussé ? » La plupart accueillirent ces nouvelles avec satisfaction. Du moment que le maréchal rentrait, que la Garde allait rentrer, c’est que nous avions résisté victorieusement à toutes les attaques. Ici même, d’ailleurs, on n’avait presque rien entendu… Floppe, seul avait un sourire malicieux :

— Et là-haut, fit-il, au Saint-Quentin ?

Sur l’affirmation de Francastel qu’il avait nettement perçu le bruit de la canonnade, mais que le maréchal n’avait pas semblé s’en apercevoir, le sourire de Floppe s’accentua :

— Il n’est pire sourd,… commençait-il. Un regard de Laune coupa net la fin de la phrase.

L’insinuation — perfide, à coup sur ! — répondait aux préoccupations secrètes qui, depuis lavant-veille, ne cessaient de harceler Du Breuil ! Non ! Bazaine ne pouvait songer réellement à se replier sous Metz ! Non, Bazaine ne pouvait laisser écraser de gaîté de cœur Canrobert après Frossard !… Est-ce qu’à cette heure solennelle, un soldat glorieux, en qui le souverain, la patrie avaient mis leur espoir, un maréchal de France pouvait être accessible à d’aussi misérables calculs, à d’aussi louches, d’aussi honteuses pensées ?… Comment supposer d’ailleurs, chez un homme intelligent, une telle incompréhension de ses intérêts, une si profonde, une si soudaine ineptie ? La conduite du maréchal, depuis ce matin, n’avait pu être dictée que par la conviction absolue, la certitude que l’armée ne courait aucun risque.

Le soir tombait. Depuis longtemps, le bruit du canon s’était tu. Pas de nouvelles, mais chacun, revenu au calme, attendait avec confiance. Vers sept heures, Du Breuil crut entendre comme un grondement sourd. Floppe dressait l’oreille.

— Eh ! eh ! fit-il, ça recommence.

C’était odieux, ce doute ! Du Breuil sentit qu’il ne pouvait ronger son frein plus longtemps. Obtenir du général Jarras la permission d’aller aux nouvelles, faire seller son cheval, ne prit que le temps de la pensée.

En sens inverse, il suivait maintenant le chemin qui, deux heures auparavant, le ramenait au grand Quartier général. Il galopait avec ivresse. Un vent tiède le frappait au visage. Le mecklembourgeois — une bonne bête décidément — enlevait gaillardement la côte. Du Breuil sentait l’appui de la bouche sur le mors, le contact solide des flancs à la botte. Il se revit à côté de Lacoste, les deux chevaux fraternisant. Un peu de l’enthousiasme qui l’avait alors transporté s’empara de lui. Le bruit de la canonnade grandissait. Il filait entre deux bois.

« J’aurai plus vite fait de piquer sur Châtel », se dit-il. Le jour achevait de mourir. De grande nuages rougeâtres, à gauche, montaient. Près du Gros-Chêne, il croisa la division de grenadiers et de zouaves de la Garde. Ces bataillons d’élite, immobiles, attendaient, l’arme au pied. Il longea d’interminables files d’hommes silencieuses. Les compagnies se succédaient, donnant, avec leurs masses rouges et bleues, une impression de calme, de recueillement, de force. Les mâles visages se ressemblaient tous, traits hâlés, dures moustaches. Et Du Breuil emportait une impression d’admirables troupes, frémissantes d’attente.

Il galopait toujours, grisé peu à peu par son propre mouvement, l’impérieux désir de voir, de savoir, le bruit croissant de la lutte. Le sentier sinuait à travers bois. Des aides de camp éperdus passèrent, criant des phrases inintelligibles. Leurs visages parlaient, il éperonna son cheval. Le bois s’éclaircissait. À la lisière, il put embrasser le vaste plateau d’un coup d’œil. Le clocher d’un village, à sa gauche, flambait. Amanvillers ! De grandes lueurs… une fumée épaisse s’élevait en avant de lui. Saint-Privat ! La violence de la canonnade était extrême. Les feux de mousqueterie faisaient rage.

À n’en pas douter, l’heure était décisive, la bataille dans son plein. Du Breuil sentit son cœur bondir. Que faire ? Retourner là-bas, prévenir ?… Mais une rumeur lointaine bourdonnait en avant. Il crut distinguer les notes sublimes, la charge volant au-dessus des clairons et des tambours… Allons ! c’est une nouvelle de victoire qu’il rapporterait. En avant !… Il dépassa des batteries sur une crête, qui crachaient un feu d’enfer.

Une fumée bleue voilait la plaine. On apercevait seulement des éclairs rouges, des vols sifflans et noirs. Les balles pleuvaient. Il reprit la lisière du bois, marchant droit sur le bruit de la charge. « Eh bien, on dirait que la sonnerie s’essouffle ! » À mesure qu’il approchait, Du Breuil s’étonnait de ne pas entendre les cris forcenés de l’assaut, la ruée en avant des bataillons. Comme il arrivait sur la grand’route de Briey, il s’arrêta, muet de saisissement. Une vingtaine de tambours et de clairons battaient et sonnaient désespérément sur place, tandis que, balayant la chaussée, le flot sinistre de la déroute s’écoulait…

— Est-ce la Garde qui arrive ? lui cria l’officier qui faisait battre la charge. Du Breuil fit signe que non.

— Il y a une heure que nous sonnons ainsi, pour faire croire que les renforts viennent… Bazaine veut donc que nous crevions là !

Dans la nuit tombante, l’église et les maisons en flamme de Saint-Privat jetaient leur clarté tragique, à travers une brume rousse. Le fracas des obus, l’intensité de la fusillade faisaient un roulement continu. Et sur la route, fuyaient pêle-mêle, avec toutes les voitures de l’arrière, des bandes de soldats éperdus. Ah ! ce flot, ce flot lugubre, ambulances, fourgons, cantines, et les paysans affolés, les charrettes pleines de pauvres meubles… Du Breuil se lança contre le courant, arrêta des lignards qui n’avaient pas de fusils.

— Qu’est-ce que vous faites là ? criait-il. Et des voix répondaient :

— Nous cherchons notre régiment.

D’autres filaient sans rien dire ; quelques-uns, seuls, ricanaient. En approchant du village, le nombre des fuyards s’épaississait. La musique d’un régiment passa. Les hommes couraient, blêmes, avec leurs instrumens dans leur gaine. Un grand diable, brusquement, jeta le sien, en regardant Du Breuil avec insolence. Alors une inspiration le traversa. Il sentit bouillonner en lui l’énergie de sa race. Le sang rouge des ancêtres le dressa, hurlant, sur ses étriers. Une force mystérieuse émana de son geste, de son ordre. À sa voix, les musiciens blêmes s’arrêtaient, domptés. Les instrumens jaillissaient de leur gaine. Embouchés à pleine poitrine, un chant sauvage voltigea sur leurs pavillons de cuivre : et remuant tous les cœurs, sur la panique étonnée, la Marseillaise éclata. Dans le fracas tonnant du soir, avec ses rumeurs de tocsin, l’hymne national s’élança, grandit, fut le cri même de la France. Chacun, pris d’une ivresse subite, répéta les strophes ardentes, sentit courir le souffle des victoires passées. L’âme d’un peuple emplit cette foule en déroute, et comme aux jours épiques de la Patrie en danger, une flamme aux yeux, tous les fuyards galvanisés remontèrent la côte, fondus en un seul être qui se ruait au combat dans un élan irrésistible.

Du Breuil ivre avançait, poussé par le reflux. Héros anonyme, il vivait en inconscient cette heure magnifique, point culminant de sa vie. Étrange hasard qui l’avait amené là, à cette minute précise, pour qu’il accomplît en passant cet acte bien simple où toute l’énergie d’une race, l’existence de ses obscurs ancêtres, la sienne propre, se résumaient…

En arrivant aux premières maisons du village, une minuscule tache rouge s’abattit sur son bras. Il la regarda, surpris. C’était une bête à bon Dieu ; son dos pointillé de noir luisait, petite vie ailée à travers l’ouragan de mort. Les obus, avec un bruit infernal, s’abattaient, trouant les murs. Les balles tournoyaient par essaims. Il vit des lignards se replier, courir. Des tambours battaient une charge qui n’était point la nôtre. On entendait de rauques hourras : — Vorwærtz ! Vorwærtz ! Il fit un à-droite, prit le galop. Dans un jardin, derrière un mur, une ligne de fantassins, à genoux, couchés, coup par coup ajustaient, tiraient. Un capitaine réglait le feu : — « À vous, Judin ! » Le petit lignard visait soigneusement, lâchait la détente.

— Mouche ! fit-il. Et, se relevant : — Je n’ai plus de cartouches.

— À toi, le Frisé ! ordonnait la voix calme.

Des rires s’élevèrent, et le soldat chauve, ainsi désigné, sans hâte, fit feu.

— Védel ! cria Du Breuil. Le capitaine tournait vers son cousin une brave figure, empreinte d’une volonté grave, recueillie. Du Breuil en demeura frappé :

— Qu’est-ce que tu fais là ?

À mots pressés, Védel dit qu’il avait tenu sept heures durant, que le 6e corps, écrasé enfin, sans munitions, sans renforts, sans ordres, pliait. Il montra la plaine, eut un grand geste : la Garde royale prussienne était couchée là !

Le vicomte Judin, noir, poudreux, méconnaissable, l’écoutait avec un sourire :

— Beau spectacle, mon commandant, mais j’aime autant l’Opéra, vous savez !

Il tirait de sa poche une pipe, un briquet, s’apprêtait à le battre. Soudain, dzz ! une balle sifflait. Il devint très pâle, le briquet tomba ; du sang jaillit. Son poignet venait d’être brisé net… Un galop de fièvre emportait maintenant Du Breuil. Le village au loin, flambait. Des clameurs d’assaut, la fusillade autour de lui, des fantassins couraient… Védel ? Ah ! oui, laissé là-bas, derrière le mur. Une vision d’hommes qui se relèvent, se groupent autour du capitaine, s’en vont lentement. Et derrière le mur, une ligne bleu sombre qui avance, enseignes déployées ; des baïonnettes luisent, des clairons sonnent, d’autres clairons que les nôtres… Et maintenant des voitures du train, des fourgons, des cantines, qui roulent pêle-mêle. Là ? Qu’ost-ce qu’il y a là ? Des fantassins s’élancent… Un groupe d’officiers à cheval, des voix enrouées criant : — Vive Canrobert. Et superbe, en avant du groupe, un maréchal de France qui domine la retraite, d’un altier redressement du corps, avec un air triste et des yeux étincelans.

La nuit. Un piétinement de troupeaux en fuite. Des bousculades sans nom par les routes obscures. Du Breuil longeait parfois des régimens à demi groupés, sans ordres, ne sachant s’ils devaient avancer, bivouaquer, reculer. Contre un bois, il reconnut, à la lueur confuse de la lune, les grenadiers, puis les zouaves de la Garde. Ah ! ces masses rouges et bleues, alignées à son premier passage… L’ironie de ces troupes d’élite immobiles, n’attendant qu’un signe, tandis qu’à trois kilomètres de là, le 6e corps écrasé pliait, entraînant le 4e.

Un chemin creux, des pas de chevaux, un roulement de pièces et de caissons… La fumée de la bataille, dispersée peu à peu, semblait maintenant courir par grands nuages dans le ciel noir, où la lune brillait, splendide. Du Breuil croisait deux batteries en marche.

— Le bivouac de la Garde, mon commandant ? dit une voix flûtée… Du Breuil regardait l’officier au visage. Il reconnut le capitaine de Serres, avec sa taille fine, sanglée dans le dolman. Derrière lui, le lieutenant Thomas souriait respectueusement.

— À cent mètres d’ici, répondit Du Breuil, marchez tout droit.

Soudain, comme un éclair, une idée le frappa : d’Avol ! c’étaient les batteries de d’Avol ! Le visage du capitaine se rembrunit.

— Tué ? demanda Du Breuil, la gorge serrée.

— Je ne crois pas, fit de Serres.

— Alors ?

— Blessé, disparu. Un obus lui a fracassé l’épaule, comme il allait prendre les ordres au 4e corps, après avoir installé des batteries. Son cheval seul est revenu.

Le capitaine saluait. Les canons s’éloignèrent. D’Avol, maintenant ! D’Avol après Lacoste !… Une lassitude infinie s’était emparée de lui. Sa douleur, lancinante à certaines pensées, se fondait en une souffrance imprécise à force d’être aiguë. Parfois, obscurément, il songeait : « Si tout n’était pas perdu cependant ! Si Frossard et Lebœuf avaient pu se maintenir ! » Et machinalement, il suivait le chemin qu’il avait parcouru quelques heures plus tôt. Soudain, à hauteur du Gros-Chêne, il aperçut des troupes nombreuses, massées contre la lisière du bois.

Un groupe d’officiers écoutaient la lecture d’un ordre faite à voix haute par l’un d’eux, — à la lueur d’une lanterne, qu’un lieutenant soulevait à bout de bras. Du Breuil mit pied à terre et s’approcha, tandis qu’en signe de joie le mecklembourgeois bruyamment soufflait, puis, campé sur ses pattes, se secouait avec violence, dans un cliquetis brusque. Un général tourna la tête, s’enquit si Du Breuil apportait d’autres ordres. Sur ses explications, il dit d’un ton sec, où de la rage tremblait :

— Eh bien, lisez cela, commandant !

Du Breuil étendit le bras. — Tiens, la bête à bon Dieu qui était toujours là ! — et prenant le papier, il lut l’ordre copié d’une grande écriture sautillante, celle de Francastel. Un silence glacial régnait. Du Breuil, muet, replia le papier.

— C’est bien, monsieur, on s’en va ! disait le général en s’adressant au capitaine d’état-major qui avait apporté l’ordre. Ralliez de votre côté les régimens que vous rencontrerez.

Est-ce que Du Breuil rêvait, voyons !… L’armée entière allait rentrer, tête basse, sous le canon des forts… Tant de braves gens seraient morts en vain !…

— C’est au quartier général qu’on vous a donné ça ? balbutia-t-il.

— Oui, répondait le capitaine, ce sont les instructions dictées par le colonel Charlys, après sa reconnaissance de l’après-midi. Du Breuil passait la main sur son front :

— Et le maréchal, vous l’avez vu ?

— Oui, répondait l’autre. Quand le 4e corps a plié après le 6e, le général de Ladmirault m’a envoyé prévenir le commandant en chef. Bazaine m’a fait remettre l’ordre que vous avez lu, et, devant mon désespoir, il a ajouté : Ne vous désolez pas, capitaine, ce mouvement rétrograde, vous deviez l’opérer demain matin, vous le faites douze heures plus tôt, voilà tout !

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre.