CINQUIÈME PARTIE[1]



Au Ban Saint-Martin, dans la petite maison de Mme Guimbail, Du Breuil, ce soir-là, songeait. Une bougie pauvre brûlait sur la cheminée. La glace était poudreuse, la pièce en désordre ; la feuille du calendrier s’attardait au 20 septembre. Tout avait un air de négligence et d’abandon.

— Peut-on entrer ? dit une voix.

— Vous, Restaud ! Vous ne dormez donc pas ?

— Impossible.

Un pli creusait son front, rentrait sa bouche. Il fit quelques pas à travers la chambre, s’arrêta devant le calendrier, et s’efforçant de sourire :

— Pas en avance !

— Je n’ai plus le courage de compter les jours. — Et Du Breuil regarda les éphémérides : — 20 septembre, Anniversaire de l’Alma ! Une belle victoire !

Détachant un par un les feuillets jusqu’à ce qu’un 23 apparût, bien neuf, sur le bloc de papier frais, il lança, d’un coup de pouce, le chiffon froissé derrière un meuble. Restaud regardait faire, avec une attention grave. Du Breuil chercha du tabac, découvrit deux cigares ; Restaud refusa :

— Je n’ai plus de plaisir à fumer, ni à rien. Mangez-vous ? Moi, chaque bouchée me reste aux dents. J’ai soif seulement.

Et prévenant un geste d’offre :

— Non, non, je ne veux pas boire. C’est un état nerveux : on a la gorge sèche, et puis une constriction d’angoisse, une acreté de bile et de fiel… Allons, je vous dérange, je m’en vais ?

Du Breuil dit :

— Nous sommes bien malheureux… Il faut se l’avouer, ça sent mauvais !

Restaud appuyait son front fiévreux sur sa main ; sa lassitude répondait pour lui.

— J’ai parcouru les bivouacs aujourd’hui, reprit-il enfin ; nos pauvres soldats, dans quelle oisiveté, dans quel ennui on les laisse croupir ! Les chevaux font pitié.

Il donnait des détails navrans. Cette immobilité funeste débandait tout ressort moral. Point d’exercices, jamais de revues, rien qui entretînt les sentimens militaires, tandis que chez les Prussiens, ce n’étaient que travaux, manœuvres, parades. Derrière ses retranchemens, l’armée inactive, nourrie de pain grossier et de cheval maigre, s’affaiblissait. Les chevaux, réduits à ronger les dernières herbes, des sarmens de vigne et des brindilles de peuplier, devenaient squelettes. Beaucoup tombaient, le long des cordes ; d’autres, conduits à l’abreuvoir, s’abattaient sur la route pour ne plus se relever. Le spectacle des camps serrait le cœur, dans tout ce pays rasé à la faux, nu comme une tombe, empesté de miasmes putrides autour des grandes fosses creusées sur les fronts de bandière.

Le spectacle de la ville, déclara Du Breuil, était aussi triste. Les ambulances n’étaient que plaies et pourriture, typhus, dysenterie. Les tentes et les magasins s’infectaient ; les malades y gelaient la nuit. L’absence de sel faisait craindre le scorbut ; et dans Metz, hôpital de douleur et de mort, les soldats et les officiers, malgré les défenses, affluaient… Bousculant factionnaires ou gendarmes, la troupe pillait les boulangeries. Les officiers achetaient des provisions à tout prix, les habitans se plaignaient du renchérissement. Il avait surpris Massoli marchandant vingt-cinq pots de confiture. Frisch, chargé de se procurer du sel, avait payé vingt francs une livre. Un commandant de corps d’armée, disait-on, avait mis trois cents francs à une poularde truffée.

— Grand bien lui fasse, dit Restaud. Tout le monde ne peut faire de pareilles emplettes… et ne voudrait pas !

Il ajouta :

— J’ai le crève-cœur de vendre un de mes chevaux.

Purs-sang d’officiers, humbles canassons de troupe, cheval de colonel ou cheval de trompette, l’entrepreneur de boucherie donnait de tous le même prix dérisoire : 230 francs pièce. On les conduisait par troupeaux à l’île Chambière et, tous les jours, deux cent cinquante tombaient, l’os frontal broyé sous un marteau de forgeron. Le nombre des bêtes à tuer, faute de les pouvoir nourrir, dépassait les besoins de l’administration des vivres. On livrait le surplus à la municipalité de Metz, aux communes de la banlieue…

— Dire qu’à cette heure-ci, murmura Restaud avec rage, les Prussiens entrent peut-être à Paris !

Il ferma les poings ; sa mère, ses deux sœurs habitaient rue de Vaugirard. Paris ! Sur ce mot, Du Breuil fut traversé d’une douleur brusque… Paris, avec ses splendeurs, ses musées, la beauté de ses femmes, la grâce de son esprit, Paris aux mains brutales de l’ennemi ! Non ! une ville semblable ne se laisserait pas violer de la sorte !… Mais pour y organiser la résistance, il fallait une volonté prompte, des hommes énergiques. Or, à cette heure, quels élémens de trouble fermentaient peut-être ? La Révolution, annonçaient les pessimistes, bouleversait tout. À Lyon, à Marseille, à Bordeaux, surgissait, au milieu des piques, la République rouge, coiffée du bonnet phrygien. Des rumeurs inouïes, — certes, il n’y croyait pas, mais à la longue, quel énervement !… — disaient la France à feu et à sang. Y avait-il un gouvernement ? Durait-il encore ? Marquis répétait à tout venant que Frédéric-Charles venait d’être proclamé Empereur des Français ; il adopterait le Prince impérial ; et la Prusse leur donnerait les provinces Rhénanes pour don de joyeux avènement. Le comte de Cussac tenait de bonne source la restauration probable des d’Orléans.

Paris tiendrait-il ? C’était la grande question… Et personne n’osait l’espérer. Restaud doutait, Du Breuil doutait ; sous les dehors frivoles, sous l’apparat de luxe et de plaisir de la capitale, ils ne discernaient point le battement profond du cœur, les merveilleux réservoirs d’énergie. D’ailleurs, l’opinion unanime les influençait. Barrus seul, — mais on haussait les épaules, — avait beau l’affirmer : Paris affronterait tout, siége et bombardement, avant de se rendre.

Des arrière-pensées s’agitaient au fond des âmes. Grandis, vieillis depuis dix-neuf ans sous le harnais impérial, ces innombrables soldats de l’armée du Rhin vivaient dans une légende de gloire, pensaient et réfléchissaient peu, accomplissaient leur métier avec une ponctualité blasée. Avec quelles appréhensions, quels doutes, ne devaient-il pas accueillir l’avènement d’un pouvoir nouveau ? Que les avancés, que les clairvoyans saluassent l’aube de la République, la masse, restée impérialiste par habitude plus que par fidélité, déplorait la situation ; et ceux mêmes qui maudissaient les fautes du régime eussent contribué, sans doute, à sa restauration, pour peu qu’elle ne coûtât point de guerre civile. Du Breuil, quoique à regret, jugeait l’écroulement de l’Empire irrévocable. L’avenir demeurait trouble. Mais, à ses yeux, dégagée de toutes considérations politiques, au-dessus des hommes mêmes, l’idée de la France dominait tout.

En attendant, pas de nouvelles du Gouvernement de la Défense nationale. Comment aucun de ses émissaires ne parvenait-il à Metz ? Comment Bazaine, de son côté, n’avait-il pu se mettre en communication ? Les officiers chargés du service des renseignemens, Charlys, le commandant Samuel, avaient pourtant à leur disposition des hommes sûrs. Le maréchal n’usait d’aucun, décourageait les bons vouloirs. Chaque jour, des gens du pays, ou bien des prisonniers échappés, se glissaient par le déversoir des eaux de Gorze, se jetaient à travers les vignes. L’arrivée d’un lieutenant, entré par l’aqueduc, n’avait tiré du maréchal que cette réflexion : « J’avais cependant donné l’ordre de faire sauter ce conduit ! »

Chose étrange, rappela Du Breuil, c’est de l’ennemi, intéressé à le tromper, que le maréchal sollicitait des renseignemens. Le 16, il envoyait son aide de camp, le colonel Boyer, au quartier général allemand. Le prince Frédéric-Charles était absent. Boyer retournait le lendemain aux avant-postes, insistait pour être reçu. La réponse du Prince, parvenue dans la soirée, avait confirmé de tous points la capitulation de Sedan ; les armées allemandes étaient devant Paris. Frédéric-Charles se disait autorisé à faire au maréchal toutes communications qu’il désirerait. Un fragment de journal, contenant les noms des membres du Gouvernement de la Défense nationale et quelques décrets rendus et signés par eux, accompagnait cette lettre. Le Prince faisait remarquer qu’ayant pris son origine à l’Hôtel-de-Ville, et non au Corps législatif, la République restait étrangère à une partie de la France, comme aux puissances monarchiques.

— Je n’ai pas de prévention pour ou contre, dit Restaud, je l’acclamerai, si elle nous aide à chasser les Prussiens. Plutôt que de signer une paix honteuse, nous devons lutter jusqu’au bout, vaincre ou mourir !

— Bien pensé, soupira Du Breuil. Que ne peut-on vous entendre dans le cabinet de travail de Bazaine !

Il tendit le bras dans cette direction. Lieu clos, silencieux. Un air de mystère planait depuis quelque temps alentour. Des allées et venues de parlementaires allemands avaient éveillé l’attention. Quelque chose se tramait, qui, pour ceux mêmes qui ne voyaient rien de suspect ni de louche, demeurait clandestin.

Restaud se taisait, pour ne pas juger. Du Breuil dit :

— Mais non ! Le maréchal n’ignore pas les sentimens de l’armée, les vôtres, les miens. Si les grands chefs, si ceux qui ont qualité pour cela, ne lui font pas entendre la vérité assez haut, les humbles, la foule anonyme a parlé, parle tous les jours. Le maréchal reçoit et lit toutes les lettres non signées. Elles l’adjurent de tenter l’honneur des armes, le supplient d’entrer, lui et ses généraux, en communion avec l’armée qui souffre sans se plaindre et qui obéit en mâchant son frein. Vous avez lu, Restaud, la belle lettre qu’un des nôtres (Charlys, croyait-on), il y a un mois, envoyait à Bazaine ? Depuis, — il baissa la voix, — le ton de respect a changé. Des sommations impérieuses, injurieuses même, le rappellent à ses devoirs, qu’il a oubliés.

— Je veux espérer, dit Restaud. Nous le devons. Que deviendrions-nous sans la foi ?

— La foi ! — Du Breuil le regarda avec une amère pitié : — Tenez ! la politique est une bien misérable chose… Faut-il donc qu’en certaines âmes l’ambition personnelle amoindrisse le sentiment de l’honneur ? Est-ce que Bazaine devrait demander des renseignemens au prince Frédéric-Charles ? Est-ce qu’il devrait prêter une oreille complaisante à ces nouvelles désastreuses qu’on a intérêt à lui faire croire ?… — Autre chose. Vous avez vu ces numéros du Figaro, du Moniteur de Reims : le Gouvernement prussien ne serait disposé à traiter qu’avec l’Empereur, l’Impératrice régente ou le maréchal, qui tient son commandement de l’Empereur. Hameçon grossier, mais alléchant ; qui sait s’il ne va pas se jeter dessus ?

— Nous sommes une force, dit Restaud en hésitant. On peut traiter avec nous.

— Oui, mais à quel prix ? Serons-nous les restaurateurs d’un régime déchu ? Des prétoriens, alors ? Après avoir tiré sur les Prussiens, mitraillerons-nous des Français ? Allons-nous rétablir l’ordre dans le sang de notre pays, si déchiré, si malheureux ?… L’armée n’est pas un instrument politique aux mains des ambitieux. Nous ne devons servir que la France. Regardons en face la vérité. Notre inaction nous conduit à l’abîme.

Il ajouta, avec ironie :

— Ah ! les fluctuations du maréchal ! Sa première pensée n’a-t-elle pas été de reconnaître le gouvernement nouveau ? Aussitôt, on gratte les mots impérial, Empereur sur les lettres de nomination de grades et de Légion d’honneur. On commande à l’imprimeur de nouvelles formules !… On est revenu aux anciennes depuis.

— Mais, fit Restaud, le maréchal a raison, nous ne sommes pas déliés de notre serment.

— Ah ! tenons-le seulement jusqu’au bout. Que Bazaine s’inspire de l’exemple de Fabert, dont la statue, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, porte sur son socle ces fières paroles : « Si, pour empêcher qu’une place que le Roi m’a confiée ne tombât au pouvoir de l’ennemi, il me fallait mettre à la brèche ma personne, ma famille et tout mon bien, je ne balancerais pas un moment à le faire !

Il y eut un silence d’émotion sourde. Restaud dit enfin :

— Il y a dans notre métier des heures amères : l’impuissance du soldat a beau être passive, elle n’est pas résignée. Quelle abnégation, quelle force de renoncement ne faut-il pas pour étouffer la voix de sa conscience !

— Vous en convenez donc ! vous, l’homme du devoir ?

— Oui, c’est vrai, parfois notre devoir est difficile.

Du Breuil ajouta :

— Ce n’est rien encore, quand on le connaît. Mais si un jour nous en venions à le chercher ?

— Je n’en connaîtrai jamais qu’un, l’obéissance passive !

Et Du Breuil crut revoir Lacoste, si simple, si grand. Il objecta :

— Jusqu’au bout, quoi qu’il arrive ?

— Jusqu’au bout ! fit Restaud. Mais une angoisse altérait ses traits ; visiblement, il se livrait en lui un grand combat.

— Ainsi, conclut Du Breuil en cherchant ses mots, — car il sentait l’importance de leurs paroles, — ceux qui jugent que les choses ne peuvent durer ainsi, qu’un chef incapable ou ambitieux devrait être remplacé ?…

La voix coupante de d’Avol vibrait à son oreille : — « Il y a des maréchaux plus anciens ! » Restaud l’arrêta court :

— Ne me parlez pas des insoumis, des révoltés ! Eussent-ils cent fois raison, penserais-je moi-même comme eux, aurais-je mon frère dans le tas, je les ferais fusiller au premier acte d’insubordination ! Où irions-nous, si l’anarchie dissolvait l’armée ? La discipline, Du Breuil, rappelez-vous ce mot terrible et magnifique inscrit à la première page du Service intérieur : la discipline, force principale des armées !

Il le regardait en face, avec une fière conviction qui, venant du cœur, y allait droit. Du Breuil, touché, dit :

— Vous avez raison, mon ami.

Un feu pâle sortait du visage de Restaud, son regard prit une inexprimable noblesse :

— Vous n’avez pas sérieusement douté ! Un homme comme vous ne pouvait pas douter. C’est à d’autres, de se garder des tentations de l’orgueil.

De l’orgueil ? Pourquoi ce mot ? Comme il cinglait juste d’Avol, que Restaud cependant ne connaissait pas ! Oui, de l’orgueil, noble, certes, mais incompatible avec le renoncement du soldat… La Discipline, force principale des armées !

— Allons, dit Restaud, il faut essayer de dormir, bon courage !

— Bonsoir, mon ami !

Et leurs mains se serrèrent, dans un grand élan d’affection et d’estime. Restaud sorti, Du Breuil se sentit plus seul, plus triste. Pourquoi n’avaient-ils pas soufflé mot de ce mystérieux personnage qui était venu, dans l’après-midi, trouver Bazaine ? Quel malaise avait sur leurs lèvres retenu la même question ?… Après tout, Restaud, absent depuis midi, parlant peu, pouvait ignorer l’événement de la journée : cet inconnu, en costume civil, amené dans le char à bancs des parlementaires par un officier du général de Cissey. Introduit auprès du maréchal, il s’était entretenu longuement, secrètement, avec lui, avait déclaré venir d’Hastings, où résidait l’Impératrice. On n’en savait pas davantage.

Comment n’avaient-ils point parlé de cela ? Bah ! à quoi bon ? Que sert d’épiloguer toujours ?… Il prêta l’oreille. Une lointaine petite mélodie… Pour plus de certitude, il ouvrit sa fenêtre. Oui, il avait bien entendu. Qui donc s’amusait, à cette heure, à jouer de la flûte ? Cela coulait comme un filet d’eau ironique et triste. Cela ne modulait aucun air précis, et rappelait tous les airs connus. Le musicien improvisait, en se souvenant. Et c’était d’un effet étrange, cette plainte grêle et solitaire s’élevant dans le grand silence au-dessus du Ban Saint-Martin, montant dans la nuit pleine du sommeil de l’armée, sur les rêves confus et les lourds cauchemars. À la longue, le son faible, si faible, rien qu’un souffle, devenait agaçant comme un bourdonnement d’insecte. Du Breuil intrigué, descendit, fit le tour de la maison. Le bruit partait de l’écurie ; un rais de lumière, tombé d’une lanterne, éclairait le visage de Jubault. Le petit faubourien, son roseau court aux lèvres, tuait-il sa nostalgie, songeait-il à quelque amour de barrière ?… Il tyrolisait de si bon cœur que Du Breuil se retint de couper la chanson, d’un coup de poing sur la porte. Remonté dans sa chambre, il entendit encore, lointaine, la bizarre petite voix. Elle avait, dans sa ténuité, quelque chose de touchant, une légèreté qui semblait se moquer. Avec un rien de canaille, elle serinait un air sous lequel Du Breuil, pour les avoir entendues fredonner à Jubault, devinait les paroles :

Malbrough s’en va-t’en guerre,
Dans une bouteille !…
Mais il en reviendra dans un panier…
Dans un panier percé !

Le lendemain 24, dans l’après-midi, le retour du mystérieux personnage mettait en émoi les états-majors du Ban Saint-Martin. Airs affairés des chefs, regards qui s’interrogeaient, confidences chuchotées ; sur toutes les faces de l’inquiétude, de la curiosité. Véritablement l’inconnu tenait les âmes en suspens ; et les commentaires de se croiser, de se contredire. Pour le soustraire aux curieux, le maréchal avait donné l’ordre de fermer les portes de sa maison.

— Quelque espion ! dit Floppe. Il n’y a qu’à voir d’où il vient. Un agent prussien, sans nul doute ! Et entre parenthèses, ce monsieur est entré ici comme au moulin. Pourquoi ne l’a-t-on pas retenu aux avant-postes jusqu’à ce que Bazaine eût décidé de le recevoir ou non ? Mais le maréchal était sans doute trop pressé pour attendre.

— Vous voyez le mal partout, fit Massoli. Ce monsieur vient rapatrier les médecins luxembourgeois que nous avons à Metz, vous le savez bien, — les sept ou huit médecins venus au début de la guerre pour soigner les blessés.

— Ce qui vous étonnera, dit Francastel, c’est qu’ayant quitté Moulins, où il a dû coucher, dès cinq heures ce matin, notre homme était revenu à midi de chez les Allemands. En route, il a raconté à l’officier chargé du service des parlementaires, Arnous-Rivière, un tas de choses, d’un ton péremptoire : qu’il est envoyé par l’Impératrice, qu’il apporte une lettre d’elle… Il viendrait prier Bazaine de soutenir avec son armée la cause de la Régence ; Canrobert et Bourbaki doivent être sollicités de concourir à cette restauration.

— C’est bien fort, murmura Restaud incrédule. Et le nom de ce diplomate ?

— Vous ne le connaissez pas ? demanda Francastel.

Il jouit un moment de la curiosité générale et prononça :

— Il s’appelle Régnier.

Une déception suivit : ce nom n’apprenait rien. On échafauda mille suppositions, fondées sur des homonymies. Laune avait beaucoup entendu parler, autrefois, d’un Régnier, sorte de brouillon aventureux mêlé à la révolution de 1848, lanceur d’industries malchanceuses… Était-ce le même homme ? Cela lui paraissait douteux. Que ferait, au milieu de si grands intérêts, ce personnage de troisième ordre ?

Marquis, toujours informé, disait en grand mystère :

— C’est un agent du Gouvernement provisoire, habilement déguisé en membre de l’Internationale ! Il apporte des nouvelles. L’Empereur n’est pas prisonnier, il vogue vers le Danemark qui se déclare pour nous !

— Mais non, vous n’y êtes pas, cher ami !

Et Floppe, au milieu des rires, insinuait que l’inconnu apportait seulement des flacons de teinture noire pour les cheveux de Massoli. Ils en avaient besoin, ils tournaient au vert-de-gris ! Apparemment les réserves des coiffeurs de Metz étaient épuisées… Il se tut, Massoli approchait.

Francastel reprit :

— En tout cas, ce n’est pas un agent subalterne. Le maréchal ne se dérangerait pas en personne pour aller chercher Canrobert et Bourbaki !

Bazaine, après avoir conféré avec l’inconnu, venait en effet de monter à cheval. Du Breuil ne savait que penser.

L’émoi grandit, quand on sut que Bazaine, qui n’avait trouvé à leurs quartiers généraux ni Canrobert ni Bourbaki, les envoyait chercher d’urgence, et quand on vit, l’un après l’autre, arriver les grands chefs. Lebœuf avait fait, vers quatre heures, une courte apparition, mais au silence qui s’était établi, sentant une gêne, il s’était aussitôt retiré. Derrière Canrobert et Bourbaki, les portes s’étaient refermées, soigneusement gardées par les officiers de Bazaine, tout confits de mystère.

Nul doute vraisemblablement que le négociateur fût venu rapatrier les médecins luxembourgeois ; on les voyait arriver, avec le soir tombant, presque tous jeunes, sourians, heureux de partir. Le plus ancien venait de recevoir un brevet de Légion d’honneur et l’un d’eux, — Du Breuil reconnut le gorille de Borny et de l’ambulance Saint-Clément — apportait un képi avec la croix de Genève, que le sieur Régnier lui avait demandé. Ils disparurent l’un après l’autre dans la maison du maréchal. Cependant, malgré le silence gardé, une part de vérité transpirait : Bazaine négociait ; mais, dans quel sens ?… La nuit venait. Bourbaki sortit, se dirigeant vers son quartier général de Plappeville. La conférence était donc terminée ? Mais non, il revenait peu après. Porte ouverte, porte close. Et le mystérieux envoyé, l’homme bavard et tranchant qu’avait dépeint Arnous-Bivière, restait toujours enfermé avec le maréchal. Pourquoi ne partait-il pas avec ses médecins luxembourgeois ? C’est qu’il dînait avec Bazaine et Bourbaki… La nuit tombée, le capitaine Arnous-Rivière reconduisait dans son char à bancs Régnier, avec un homme qu’il ne reconnut pas, coiffé d’un képi à croix de Genève. Dans une autre voiture, les médecins suivaient.

Cette nuit-là, vers le nord, une aurore boréale emplit le ciel d’une immense clarté rouge, traversée de rayons blancs et d’aigrettes lumineuses. Du Breuil ne put dormir, La petite flûte de Jubault siffla très tard à ses oreilles avec une persistance de moustique. Le matin, la stupeur fut générale, en apprenant que Bourbaki était parti pour Hastings. Le maréchal lui avait prêté ses propres habits civils, jusqu’à ses bretelles. Charlys, sachant Du Breuil très sûr, lui raconta ce qu’il savait. L’Impératrice, avait affirmé Régnier, faisait demander Canrobert ou Bourbaki. Et le premier refusant de quitter Metz, le second avait consenti, mais à certaines conditions : il réclamait un ordre écrit, et la promesse que la Garde ne serait pas engagée pendant son absence… Le but de cette mission ? Ramener la souveraine à Metz en la proclamant régente et traiter avec l’ennemi ? Ou bien, l’armée de Metz, transportée dans une zone neutralisée du territoire, protégerait la convocation du Corps législatif et du Sénat, tels qu’ils étaient composés pendant la dernière session, et les deux Chambres constitueraient un gouvernement régulier ; la Prusse s’engagerait à le reconnaître et l’armée à le rétablir… Que devenait dans tout cela le Gouvernement provisoire, si décidé à la lutte, si chaud à la résistance et, qu’on l’aimât ou non, si ardent de cœur, si bon Français ?…

Traiter avec l’ennemi, cet expédient révoltait Charlys. Pour tous les officiers patriotes, le sort des armes seul, non le hasard des négociations politiques, avait chance d’élargir la geôle où l’on s’étiolait. Mais le temps pressait : autour de nous, rivant le cercle, une armée solidement retranchée. Et dans la place, de quoi tenir seulement jusqu’au 18 octobre. Chaque jour usait nos forces, démontait cavaliers et batteries, ruinait l’âme des troupes !

— Où allons-nous, mon cher ami ? dit Charlys avec un haussement d’épaules, qui allongeait encore son maigre corps.

Et tout le monde disait cela, et tout passait en paroles et en rage sourde. Il semblait que, du plus obscur au plus illustre, l’armée, frappée d’un immense vertige, contemplât, avec des yeux sans regards, l’enlizement où elle s’enfonçait inerte, comme en un lent tassement de terres peu à peu affaissées, glissant au gouffre.

Heureusement la journée de Peltre, le surlendemain, fit diversion. Le plan d’attaque était impraticable, osait déclarer le commandant Mourgues… Étonnant, le scepticisme des officiers de l’état-major de Bazaine ! À les en croire, le soldat ne voulait plus marcher ; se battre ne faisait qu’irriter l’ennemi qui se vengeait ensuite sur les villages. À quoi servaient des actions de détail, puisque la grande partie était perdue ? Pourquoi ne pas traiter de la paix, prendre sa revanche plus tard ?… Il fallait entendre l’accent provençal du petit Mourgues, écho tapageur des propos, plus discrets, de son chef le général Boyer, car le premier aide de camp de Bazaine portait, depuis hier, les étoiles. — « États de service ? ricanait Floppe : — Des tas de services ! » — Le mot fit fortune. Floppe était la bête noire de ces messieurs, et Mourgues se fût bien gardé de parler si haut en sa présence ; mais Floppe avait pris, la veille, le service des parlementaires : fonctions délicates, dont le capitaine Arnous-Rivière venait d’être relevé, et qu’à tour de rôle les capitaines de l’état-major général rempliraient dorénavant chaque jour.

Les détonations du fort de Queuleu, vers neuf heures, retentirent au cœur de Du Breuil. Depuis qu’il avait entendu tonner le Saint-Quentin lors de sa première mission de parlementaire, il n’écoutait jamais sans émotion la grosse voix des forts. On y avait travaillé sans relâche, ils étaient aujourd’hui vigoureusement armés. Il eût voulu les voir à l’œuvre, livrés à eux-mêmes, aidant Metz à se défendre seule. Ils le pouvaient.

Le canon redoublait de violence. Du Breuil eut une envie irrésistible de savoir ; il partit. Du fort de Queuleu, où il connaissait des officiers, la place était bonne. Le général Lapasset, n’en déplût à Mourgues, avait conçu un hardi coup de main, l’enlèvement du château de Mercy et de Peltre. Une locomotive blindée, emmenant quelques hommes déterminés, marcherait cependant à toute vitesse sur Courcelles-sur-Nied, y accrocherait les trains de vivres ennemis, et les ramènerait à Metz. Un habile ingénieur de la Compagnie de l’Est, M. Dietz, se chargeait de la manœuvre.

Il faisait une belle journée ; les eaux de la Seille, dans la dévastation du paysage, étincelaient. Du Breuil commençait à gravir la côte de Queuleu qui dominait la plaine, avec son clocher pointu ; il aperçut à peu de distance des soldats qui escortaient des prisonniers allemands. Un lieutenant qu’il interrogea, les yeux vifs sous un hâle de poussière, les mains noircies de poudre, lui dit avec volubilité :

— Victoire, mon commandant ! Le château de Mercy, nettoyé d’une bouchée ! Peltre était moins commode, mais on l’a enlevé tout de même, à la fourchette ! N’est-ce pas, les enfans ?

Il y eut des rires parmi les soldats, tandis que les prisonniers allemands, raides, continuaient d’avancer, la mine arrogante. Un capitaine ajouta :

— Par malheur, la locomotive blindée n’a pu pousser jusqu’à Courcelles-sur-Nied, l’ennemi averti avait coupé la voie. Mais nous ramenons le traître. Mes hommes l’ont découvert comme il se sauvait de chez un boulanger.

— Tenez, reprit le lieutenant, le voilà !

Et Du Breuil, entre deux soldats, vit passer, les poignets ficelés, fléchissant et défaillant à chaque pas, un misérable paquet, une guenille d’homme, la face couverte de crachats, un œil caché par de la bouse de vache. À sa profonde stupeur, il reconnut Gugl.

— Mais je le connais ! murmura-t-il.

Le juif leva la tête ; son œil, son visage souillé, prirent une expression intense et frénétique. Toute la vie que le misérable possédait encore lui sortit de la peau :

— Che suis innocent ! cria-t-il d’une voix déchirante en essayant d’échapper à ses gardiens. Foyez ! le commandant me gonnaît, che le gonnais, che lui ai monté une pelle pague en or ! Che suis un honnête homme, un pon bère de famille, tout le monde beut le dire. Che le chure, che le chure sur la tête de mes enfans !

— Judas ! dit un soldat. Un prisonnier allemand, dédaigneusement, se mit à rire. On entraîna Gugl. Du Breuil détournait les yeux :

— Êtes-vous sûr ? demanda-t-il.

— Pas d’erreur, dit le capitaine. Il vendait de l’eau-de-vie dans les ateliers du chemin de fer, il a vu les préparatifs, et cette nuit il est allé prévenir l’ennemi. Il l’a avoué. Son compte est bon.

Un soldat passait, tenant par les pattes un grand lièvre roux, qui saignait :

— Montre, Feitu !

Le soldat avec orgueil éleva la bête :

— Il est venu mourir à mes pieds, dit le capitaine, il avait reçu un pruneau dans la bagarre. Ça fera un fameux civet !

Il eut un petit rire d’enfant, rejoignit le convoi de prisonniers.

Mais le général Lapasset, dont la rude figure rayonnait de plaisir, parut. Derrière lui, sur un lit de branchages, quatre soldats portaient un cochon gras couronné de feuilles ; un artilleur traînait par la patte une récalcitrante truie rose. D’autres brandissaient des chapelets de volailles, des pains embrochés aux baïonnettes. Plus loin, des chasseurs à pied ramenaient des vaches au pis gonflé, des bœufs, des moutons, des chèvres. Un gros sapeur, dont la barbe descendait jusqu’au ventre, serrait dans ses bras un agneau, en le couvant du regard. La mère, une brebis boiteuse, suivait, bêlante. La joie, la fierté de ces braves gens, faisaient plaisir à voir ; et plaisir aussi ces bêtes vouées au couteau, qui apportaient avec elles l’odeur des champs et des étables, une douceur de paix rustique dans leur démarche lente, leurs yeux vagues et leurs cris plaintifs. Du Breuil remarqua la longue tête aux yeux fermés d’un mouton, le mufle baveux d’une vache. L’aspect de ces troupeaux lui parut insolite, depuis longtemps il avait cessé d’en voir. Seules, les agonies innombrables des chevaux repaissaient ses regards. Il crut entendre la voix gaie du capitaine : « Ça fera un fameux civet ! » Oui, et de succulens pot-au-feu, de substantiels rôtis. Il eut une vision brève de plats fumans, se retrouva tout à coup au café Riche, avec d’Avol, le soir de la Marseillaise à l’Opéra. Il revit l’onctueux maître d’hôtel : « Canetons à la rouennaise ? Côtelettes d’agneau ? » Certes, au lieu des éternels beefsteaks de cheval clairsemés de pommes de terre, il eût payé cher un tel festin. Mais il songeait aux misères du soldat…

Quelle privation, pour la troupe, celle du pain, du savoureux pain bis ! On n’avait plus, à la place, qu’une bouchée de pâte spongieuse et sans suc, mêlée de son et de détritus. La viande de cheval, augmentée de ration, n’y suppléait pas. Coriace et filandreuse, elle était indigeste aux estomacs les plus robustes. Pire encore le manque de sel, pourtant indispensable à l’organisme. En ville même, il faisait presque totalement défaut. Dieu sait cependant avec quelle avidité les malheureux soldats cherchaient à se procurer ce sel vital ! On en avait vu qui en mendiaient, dans les maisons ; d’autres en volaient ; certains, aux dépens de leur santé, absorbaient du salpêtre ; beaucoup, aux avant-postes, eussent bravé les coups de fusil pour aller voir, dans les fermes, si le saloir, les boîtes à sel suspendues au mur, contenaient encore quelques grains.

Revenant par la plaine du Sablon, il aperçut à l’entrée du village un tumultueux rassemblement ; des bras levés, des faces d’ivresse meurtrière, se démenaient, avec des glapissemens et des huées, autour de quelques soldats et d’un officier gesticulant. Du Breuil distingua Gugl lié à un arbre ; des fagots s’amoncelaient autour de lui. Son visage n’était qu’une boue sanglante, et de sa bouche, un grand trou noir, sortaient les hurlemens convulsifs d’un porc qu’on saigne. Des enfans exécutaient une danse de Caraïbes, et un énorme charretier roux, la brute instinctive des échauffourées populaires, battait le briquet en criant : — Brûlons l’espion ! brûlons l’espion ! Et, bousculant des femmes pareilles à des furies, il beugla :

— À moi, les amis, flambons la vermine ! Mais, énergique, l’officier à qui Gugl était confié protestait : c’était le capitaine au civet. Il jurait d’une voix de tonnerre, disant que le conseil de guerre déciderait, et puis qu’on l’ennuyait, et qu’il n’aimait pas les braillards.

— Entendez-vous, l’homme ? déclara-t-il au charretier, qui, tête basse, fonçait déjà.

— Il ne manque plus que ça, ricana la brute, les vl’à qui se mettent avec les Prussiens à c’t’heure !

— Répète un peu !

— Oui, vociféra l’homme, les vl’à qui se… Sa phrase lui resta dans la gorge. Le capitaine, sec et trapu, l’avait enlevé sous les bras ; et, le souffle coupé, le géant alla rouler dans la poussière. Au milieu de la foule intimidée, encore houleuse, les soldats emportaient Gugl évanoui.

Le soir, la plaine rougeoya. Le fourrage du 3e corps avait réussi à Colombey ; le 6e corps avait enlevé Ladonchamps ; par représailles, les Prussiens incendiaient le château de Mercy, Peltre, Colombey, les Petites-Tapes. Les flammes éclairaient tous les points de l’horizon. Chacun, le cœur serré, assistait par la pensée à ce retour de l’ennemi furieux, chassant les paysans inoffensifs, propageant, torche en main, la destruction sauvage. Mourgues, cependant, triomphait, avec un accent qui avait la saveur de l’ail :

— Nous voilà bien avancés ! Tout cela pour quelques prisonniers, quelques bestiaux…

Pourtant les journaux saisis sur les Allemands étaient intéressans. Froissés, tout maculés de crasse et de sang, ils apportaient, dans l’ignorance où l’on vivait, l’écho des voix du dehors : Paris tenait bon, des combats sanglans s’étaient livrés sous ses murs ; la défense nationale s’organisait partout ; la Prusse était disposée à traiter avec Jules Favre, qui venait de se rendre à Ferrières, où s’était établi le grand quartier général ennemi. Du Breuil retombait dans le cercle des conjectures, des doutes et des craintes. Tout ne prouvait-il pas la nécessité de la guerre à outrance ? N’est-ce pas elle qui nous vaudrait de meilleures conditions en fatiguant les envahisseurs ? Se résoudrait-on à ce que la Lorraine, l’Alsace, comme ils s’en targuaient bien haut, demeurassent leur proie ? Qu’attendait Bazaine ?

Là-dessus, les vagues bruits d’une tentative de sortie vers Thionville se répandaient. Le sous-intendant Gaffiot recevait l’ordre de réunir deux jours d’avoine pour tous les chevaux de l’armée à la date du 1er octobre. Et Du Breuil apprenait par Charlys que le maréchal attendait avec impatience le résultat des négociations de Régnier. Le 29, malheureusement, tout ce beau plan, fondé sur les mirages d’un hâbleur, ou pis encore, sur les menées d’un espion, s’écroulait. Un parlementaire, envoyé par le général de Stiehle, arrivait au Ban Saint-Martin. Il remettait au maréchal une lettre de Bourbaki, datée d’Hastings, et une du prince Frédéric-Charles, surpris que Bourbaki demandât à rentrer à Metz. « Le général ne devait cependant pas ignorer que, si on ne s’opposait pas à un voyage politique, il était bien entendu que, pendant la durée du siége, il ne pourrait rentrer dans la forteresse. Régnier avait dû lui faire connaître cette condition. »

— Pauvre Bourbaki ! Encore un dont le Sphinx s’est débarrassé ! répétait-on.

Mais Du Breuil pensait, avec plus de raison, que, parti confiant dans la succès de sa mission, persuadé que tout serait aussitôt réglé, Bourbaki s’était figuré n’avoir plus à rentrer à Metz. Sa demande à Frédéric-Charles prouvait sans doute qu’il n’avait pu s’entendre avec l’Impératrice, et se trouvait dans une situation fausse.

Le pis est que Bazaine lui-même était joué, — et avec quel art ! — par l’incomparable Bismarck. Une dépèche de Ferrières, le même jour, posait au maréchal cette question : accepterait-il, pour la reddition de son armée, les conditions que stipulerait M. Régnier ? Bazaine était bien forcé de répondre au général de Stiehle qu’il ne connaissait pas Régnier. Muni d’un laissez-passer de M. de Bismarck, cet homme s’était dit l’envoyé de l’Impératrice, sans pouvoirs écrits ; il s’était informé des conditions auxquelles le maréchal consentirait à négocier une capitulation. « Je lui ai répondu, écrivait Bazaine, que la seule chose que je pusse faire serait d’accepter une capitulation avec les honneurs de la guerre, mais que je ne pouvais comprendre la place de Metz dans la convention à intervenir. » L’honneur militaire ne lui permettait pas d’accepter d’autres conditions. Il offrait, si le prince Frédéric-Charles désirait de plus complets renseignemens, de lui envoyer le général Boyer, son premier aide de camp.

— Voilà, mon cher, dit Charlys avec indignation, ce que Bazaine ose proposer ! Une capitulation, d’emblée !… Ce Régnier, savez-vous sur quoi il l’a si bien accueilli ? Sur une simple photographie de la maison de l’Impératrice à Hastings, photographie portant la signature du Prince impérial. Il s’est confié à ce louche individu, il lui a dit que nous n’avions plus de quoi manger que jusqu’au 18 octobre. On ne croira pas ces choses-là plus tard, mon ami ! Et il propose, — pour donner des renseignemens ? allons donc ! — pour entrer en pourparlers, plutôt, son fidèle Boyer, le conseiller du Mexique, Boyer l’Invalide, le prôneur d’une « captivité honorable » !

Il ajouta brusquement :

— Strasbourg s’est rendu hier, après une belle défense.

Un silence, et nouant ses mains qui craquèrent :

— Puissions-nous en dire autant ! Car pour sortir… je n’y compte plus !

II

Pourtant, divers préparatifs semblaient vouloir le démentir.

Le 4, le maréchal convoquait chez lui, à quatre heures et demie du soir, les commandans de corps d’armée et les chefs des différens services. Du Breuil était allé voir Védel à son bivouac. Il ne passait jamais sans tristesse le long du campement de la division du Barail, installée sur les glacis de Metz. Il contempla les longues files blanches et grises des petits chevaux arabes, si vifs autrefois, à présent abattus, couchés sur le flanc, effroyablement maigres. Ils se relevaient encore, par habitude, aux heures des repas et, tirant sur la corde, hennissaient en frappant du pied, appelant en vain les musettes d’avoine ou la botte de fourrage. Ils rongeaient tout ce qui leur tombait sous les dents, le cuir, le bois ; ils se mangeaient la crinière et la queue, retrouvant un instant la force de ruer et de mordre ; puis ils se recouchaient, une détresse dans leurs yeux vitreux, et leur longue agonie recommençait.

Un beau soleil à son déclin chauffait la plaine ; dans la clarté fauve, les derniers arbres balançaient des bouquets de feuilles jaunes. Au bivouac, un sergent lui désigna la tente du capitaine Védel. Elle était plus blanche que ses voisines, tendue avec plus de soin sur un tertre entouré d’ingénieuses rigoles. Védel était assis sur un pliant. Il recousait avec du gros fil un bouton à sa capote. Des écorchures sillonnaient ses fortes mains rouges.

— Tu es tombé ?

— Dans les pierres, à l’attaque du château de Ladonchamps. Il raconta l’affaire. Ses partisans étaient de rudes gars ! Mais quelle misère que de pareils hommes eussent faim ! Beaucoup de soldats sans armes allaient déterrer des pommes de terre, près des avant-postes ennemis, qui laissaient faire. Par exemple, au 4e corps, à Lessy, de pauvres diables de lignards avaient été dupes de leur convoitise. Les Allemands avaient hissé un drapeau blanc, tendu de belles miches de pain croustillantes, d’appétissans quartiers de lard, en criant : « Bons Frantsous, camarates, nix capout ! » Les nôtres, un, puis dix, puis cinquante, s’étaient avancés ; on les avait harponnés, retenus prisonniers.

— Crois-tu ! fit Védel indigné. Les Prussiens appellent ça la pêche aux renseignemens.

Le pire est qu’affamés certains se faisaient prendre exprès, désertaient même. Il rappela d’autres tours de l’ennemi, les uns, gais : à Ladonchamps, une batterie qu’on redoutait de loin, se trouvait composée de longs tuyaux de poêle montés sur des avant-trains de charrues. D’autres, sinistres : des détachemens en pleine bataille, levant la crosse en l’air et, quand on s’approchait sans défiance, épaulant et faisant feu. Il soupçonna les Prussiens d’employer des balles explosibles ; il réclamait une guerre loyale.

Hospitalier, il força son cousin à accepter un « rafraîchissement », un « quart » d’eau-de-vie et d’eau, sucré avec des dragées. Du Breuil éprouvait un réel plaisir à le voir s’agiter, parler de la prochaine sortie. Ce n’est pas lui qui se tourmentait de savoir si Bourbaki allait revenir, si Bazaine négociait ! La propreté, la nourriture, l’entretien de sa compagnie, seuls, le préoccupaient.

— Judin va mieux, dit-il. Il s’en tirera, grâce à cette bonne Mlle Sorbet. Mais dans les ambulances, c’est terrible ; presque tous les amputés succombent à la diarrhée ou au typhus. La pourriture d’hôpital nettoie les autres.

Il regarda Du Breuil dans les yeux, avec une bonne figure énergique :

— C’est comme ça, qu’est-ce que tu veux ? Il faut de la philosophie. On en sortira. Je ne comprends pas ceux qui crient, ceux qui ergotent. L’un tranche de la politique, l’autre des plans de campagne. C’est si simple de faire son métier.

Tranquille, il se croisa les bras. Il avait la peau du nez qui pelait, des boutons dans la barbe ; sa coquetterie n’en souffrait pas. Bien calé dans ses gros souliers, il ressemblait à ces paysans durs que les privations fortifient. Il n’avait pas de besoins. Il achetait de son argent des pommes de terre pour ses hommes, mais la souscription, faite en faveur des pauvres de Metz, venait de vider sa bourse. Bast ! un bon manteau, une couverture, un morceau de savon, que lui fallait-il de plus ? Il raccompagna Du Breuil, fraternellement, jusqu’à mi-chemin :

— Voilà Judin réformé du coup, dit-il. Manchot, ça vaut bien la croix ? Si la proposition te passe par les mains, tu pourrais l’appuyer ?

— Eh bien, fit Du Breuil en souriant, et toi ?

— Moi ? — Védel devint rouge : — Mais il y en a d’autres, avant. Rien qu’au bataillon, le commandant, un rude homme, n’est pas décoré !

« Un brave garçon, ce Védel ! » songeait Du Breuil en rentrant au Ban Saint-Martin. Mais il ne le disait plus du même ton qu’autrefois. Au lieu de son injuste dédain, il éprouvait une sympathie, presque une admiration.

Restaud l’attendait, en causant avec Gex, Cussac, d’autres officiers des divers états-majors. Le conseil durait encore.

— Le général Coffinières n’y assiste pas, dit le comte de Cussac, mais les oreilles doivent lui tinter. Parions qu’il est sur la sellette !

L’attitude du gouverneur de Metz était en effet critiquée par certains commandans de corps. Il eût suffi, affirmaient-ils, de quelques perquisitions pour doubler nos approvisionnemens, avec les ressources cachées en ville. Sa faiblesse vis-à-vis des journaux était leur second grief : « il visait à la popularité » ! Il faut avouer en ce cas qu’il y réussissait mal. Les séances des conseils étaient orageuses, toutes d’aigreur et de récriminations. Bazaine, disait-on, voyait sans déplaisir la zizanie entre ses lieutenans, l’entretenait au besoin en secret, écoutant leurs plaintes, les encourageant avec une bonhomie perfide.

Les maréchaux parurent, Canrobert les traits animés, Lebœuf mécontent, mâchonnant ses grosses moustaches, Ladmirault et Frossard soucieux. Quelles nouvelles ? On s’interrogeait ; le colonel Jacquemère, qui était au mieux avec Boyer, bavarda. Le maréchal avait proposé de sortir vers Thionville : le 6e corps et la Garde marchant sur la rive gauche de la Moselle, le 4e corps suivant les hauteurs qui dominent la vallée, le 3e et le 2e longeant la rive droite. Lebœuf avait fait de fortes objections, le rôle assigné à ses cinq divisions lui paraissait trop lourd. Le maréchal avait répondu : « Sortir de nos lignes sans combattre est impossible. Je vous ai présenté le plan qui m’a paru offrir le moins de difficultés ; si vous ne l’acceptez pas, veuillez m’en indiquer un autre qui sera discuté à son tour, et nous ferons ensuite ce qui aura été décidé par le conseil. »

Du Breuil trouvait, le soir, son lit bordé d’une grande couverture ouatée. Mme Guimbail l’avait entendu dire que les nuits étaient fraîches. Elle rougissait toujours quand elle le rencontrait dans l’escalier ; il la trouvait maintenant presque jolie, tant il est vrai qu’un sentiment vif transforme le plus ingrat visage. Si la solitude pesait à tant d’hommes dans la force de l’âge, qui sait, se demandait-il, ce que pouvait, dans son prude isolement, éprouver, vis-à-vis de tous ces militaires, la maigre veuve ? Par bien des petits soins, des prévenances furtives, elle lui laissait deviner sa prédilection. Restaud en avait même plaisanté. Frisch exploitait à son profit ces bonnes dispositions, se faisant dorloter à la cuisine.

Le lendemain matin, l’espoir d’un départ se confirma. On évacuait toutes les ambulances de l’armée sur la ville, on renvoyait dans la place les hommes malingres. Les batteries, par manque de chevaux, étaient réduites à quatre pièces ; dans la cavalerie, à peine pourrait-on former un escadron par régiment. Une lettre du général Coffinières, apportée par le capitaine Chagres, demandait en même temps au maréchal d’élever à 29 000 hommes l’effectif de la garnison. Bazaine fit remarquer au général qu’il se contentait, le 14 août, de 18 000 hommes. Néanmoins la division de Laveaucoupet serait grossie des petits dépôts et de 5 000 cavaliers démontés. Metz conserverait donc plus de 25 000 hommes de troupes régulières.

Floppe taquinait le capitaine Chagres ; il avait beau jeu. Une récente mésaventure du gouverneur avait égayé l’État-major général. Coffinières ne s’était-il pas avisé d’écrire au Gouvernement provisoire une longue lettre d’adhésion, et de la confier au ballon qui emportait chaque jour les correspondances sur papier pelure ? Cette lettre dépeignait la situation de la ville, l’état des esprits, et renfermait des plaintes amères contre Bazaine. Le ballon était tombé dans les mains des Prussiens, et Frédéric-Charles venait de se donner le malin plaisir de renvoyer au maréchal la missive compromettante, soulignée au crayon rouge. Bazaine ne s’était pas ému, avait même affecté de plaisanter sur le mauvais caractère du général Coffinières.

Cependant l’a sortie restait en suspens. Lebœuf insistait sur la difficulté de déboucher avec ses seules troupes, demandait que la Garde lui fût adjointe. Néanmoins, dans la journée, chacun croyait partir. Bien des visages rayonnaient.

Le 6 au matin, d’étranges nouvelles. On venait d’inviter Lebœuf à faire une opération sur Courcelles-sur-Nied. « Ce n’est pas le chemin de Thionville ! » maugréait Floppe. Mais le plus étonnant était la lettre que Coffinières venait d’écrire au maréchal. Il lui reprochait d’abandonner Metz après en avoir épuisé les approvisionnemens ; il affirmait que la ville ne pouvait résister sans l’armée ; il faisait entrevoir 15 000 nouveaux blessés, venant, à la suite du combat, s’entasser dans les ambulances, déjà remplies par 20 000 malades. Cette sortie, c’était, à brève échéance, la chute de la ville et la perte de la Lorraine. Il rejetait sur le maréchal la responsabilité des événemens et en appelait, d’avance, au jugement de la postérité.

Mourgues, exubérant, attribuait cette fluctuation à des nouvelles apprises, le matin même, dans des journaux saisis sur des prisonniers : l’armistice se négociait ; on avait communiqué à Jules Favre les conditions imposées par le roi de Prusse, et on attendait, le soir, à Ferrières, la réponse du Gouvernement de la Défense nationale.

Mourgues ajoutait :

— Le fort de Montretout est aux mains des Prussiens. Maîtres des hauteurs qui dominent Paris, ils peuvent le bombarder à leur aise. Les Parisiens terrifiés (il faisait sonner les rr) forceront le gouvernement à se soumettre. Dès lors, pourquoi tenter le sort d’un combat ? Attendons, tout va s’arranger.

— Attendre ! répétait Charlys, attendre que nous ayons mangé notre dernier morceau de pain ? Attendre que la faiblesse nous fasse tomber les armes des mains ? Parce que vous ne maigrissez pas (Mourgues avait de l’embonpoint), est-ce que vous ne voyez pas l’épuisement des soldats, combien ils sont hâves, pâles, exténués ? Cela crève le cœur, pourtant !

— C’est justement pour remplir nos magasins, disait d’Homolle, autre officier du maréchal, que Lebœuf a reçu l’ordre d’enlever les grands approvisionnemens de Courcelles-sur-Nied.

Il n’y eut à cela qu’un empêchement : Lebœuf venait expliquer, le lendemain, qu’il jugeait l’opération impossible. Bazaine n’insistait pas, et ordonnait à Canrobert de faire exécuter un fourrage sur les fermes des Grandes et des Petites-Tapes, sur Bellevue et Saint-Rémy. Les voltigeurs de la Garde soutiendraient l’opération. Le 3e et le 4e corps feraient diversion de leur côté. L’attaque devait commencer à onze heures. Mais les troupes, par suite de la transmission tardive des ordres, n’entrèrent en ligne que vers une heure.

Le soir, Restaud, envoyé sur le terrain, rapporta des nouvelles :

— Le 3e et le 4e corps ont mollement donné. Le 6e, avec élan. Boisjol, sous les yeux du maréchal, a enlevé avec une crânerie superbe les voltigeurs de la Garde. J’ai rencontré un officier allemand prisonnier. Des tringlots, près de moi, ont ricané. Mais lui s’est redressé : « Ça n’est pas bien de rire, a-t-il dit, et me regardant : — Ne soyez pas si fiers, votre tour approche ! »

Restaud ajoutait :

— Malheureusement le fourrage, sous le feu violent de l’ennemi, n’a pu s’exécuter. Les troupes rentrent en bon ordre.

Connu, le bulletin ! Toujours le même. Pour que rien n’y manquât, le soir, les deux Tapes, incendiées par les Prussiens, flambèrent. Et 1 250 blessés allèrent grossir les ambulances où l’on ne guérissait plus, où l’on mourait.

Le 8 au matin, ciel sombre, temps froid, la pluie. Frisch, qui allumait un feu maigre dans la cheminée, demanda :

— Est-ce que mon commandant se rappelle les bourgeois chez qui il a couché, à Moulins, le soir de la bataille de Borny ?

Les Poiret ? Oui, c’était cela, le vieux ménage affairé, aux yeux d’angoisse, à la voix faible et criarde. Poiret ? Le bonhomme rencontré à la bifurcation de la route de Moulins-lès-Metz, quelques jours après Saint-Privat ? Eh bien ?

— Il voudrait parler à mon commandant, il a dit à Mme Guimbail que c’était un grand secret.

Du Breuil descendait chez son hôtesse. Une casquette de fourrure entre les doigts, le vieillard tenait les lèvres serrées, les paupières basses, tout confit d’importance :

— Commandant, dit-il, bien que vous ne m’ayez pas reconnu, je vous ai rencontré souvent depuis le soir de Borny, je viens m’ouvrir à vous parce que votre visage m’inspire de la confiance. Écoutez donc ! — Il baissa la voix, en regardant autour de lui : — Votre maréchal nous trahit tous ! Je l’ai vu allez chez les Prussiens !

— Monsieur Poiret, un homme de votre âge…

Le vieillard reprit avec énergie :

— Un homme de mon âge, commandant, sait ce qu’il dit, quand il a vu. C’était le 26 septembre, un lundi soir. Je portais une bouteille d’eau-de-vie aux francs-tireurs d’Ars pour leur faire boire la goutte. Il faut vous dire que j’ai un cousin parmi eux. Je me suis arrêté au bout du pont. J’entends arriver des chevaux et je vois passer le maréchal Bazaine avec un trompette d’artillerie et un chasseur ou un hussard, qui portait un fanion blanc. Un peu plus tard, ils sont revenus seuls. Je leur ai dit : « Comment, vous revenez seuls ? » Ils m’ont répondu : « Oui, nous avons l’ordre de rentrer au Ban Saint-Martin. » Même, j’ai donné une prise de tabac au trompette. Où était donc allé Bazaine ? chez les Prussiens, monsieur !

Du Breuil restant incrédule, il s’irrita :

— Si j’étais le seul, encore ! Mais un menuisier de Moulins, Paquin (c’est son nom), par deux fois a reconnu le maréchal qui se rendait vers les lignes d’Ars, et l’a vu entrer chez les Prussiens. Je suis un vieil homme tranquille, quel intérêt aurais-je à venir vous raconter cela pour m’attirer des ennuis ? Je vous le dis et je vous le répète ; — il étendit la main solennellement — Bazaine va comploter avec l’ennemi !

Du Breuil, afin de calmer la surexcitation croissante du vieillard, cherchait à le convaincre qu’il s’était trompé, et non sans peine le congédiait, en lui recommandant le silence.

« C’est bien fort ! se disait-il une fois seul, c’est impossible ! » Il y songea tout le jour. Le lendemain, une lugubre corvée lui échut ; il allait au cimetière de l’armée, dans l’île Chambière, s’assurer qu’il était impossible de rendre le corps d’un lieutenant de dragons d’Oldenbourg, mort à l’hôpital et réclamé avec instance par sa famille. Il traversait ensuite le bivouac des lanciers de la Garde. Dans la boue, sous l’ondée, les grands chevaux étiques, sans crinière et sans queue, le poil enlevé montrant le cuir, se tenaient debout sur leurs jambes de faucheux ou couchés dans les flaques. Par endroits gisait une bête morte, à laquelle ses voisins mangeaient les oreilles. Un cheval aux yeux fous se précipita sur Du Breuil, les oreilles coincées, les dents en avant. Point d’hommes pour garder ces agonies résignées ou furieuses. Sous les tentes inondées, les lanciers cuvaient leur dégoût de vivre, vautrés dans le sommeil ; ou bien, les yeux ouverts, en une torpeur d’alcool et de tabac, ils rêvassaient au pays, à la paix, au repos, puisqu’on ne voulait pas les mener se battre. L’un d’eux, géant blond, exhala un bâillement de fauve.

Poignant alors, le souvenir de Lacoste ! Comme il eût souffert de voir cela !… Du Breuil aperçut, auprès d’une jument étendue, si évidée que les côtes lui crevaient la peau, deux lanciers accroupis. L’un était cet homme de garde qui, portant le falot, l’avait conduit à travers la caserne de Saint-Cloud chez Lacoste, avait ensuite éclairé leur ronde ; l’autre, le vieux Saint-Paul. Il introduisait une poignée de paille entre les dents de la bête. Mais, sans avoir la force de mâcher, elle haletait par saccades, à petits souffles qui semblaient, sur sa misérable carcasse, faire courir les frissons suprêmes, les dernières ondes de la vie.

— Rien à faire, Gouju, dit le maréchal des logis. Porte ça à mon vieux Clairon.

Et Du Breuil vit cet homme rude se pencher sur la jument, baiser les naseaux caves avec une tendresse impuissante et découragée :

— Adieu, Musette, dit-il d’une voix rauque.

Musette ! une douleur aiguë, atroce, traversa Du Breuil. Comment reconnaître, dans ce long cadavre vivant, la fine bête au poil lustré qui, dans son box à Saint-Cloud, réveillée d’un demi-sommeil, avait henni vers son maître, — la jument piaffante qui, le jour du départ de la Garde pour Boulay, quillait d’un trot leste l’hôtel de l’Europe tandis que Titan, par bonds lourds, voltait autour d’elle ? Musette, que Lacoste avait tant aimée, c’était Musette, ce pauvre animal moribond, cette dépouille pour la fosse !

À trois pas de là, Gouju caressait un vieux cheval de troupe tout muscles, tout nerfs, véritable anatomie d’écorché. Il broyait de ses dents jaunes la paille. Saint-Paul s’approcha et, le contemplant avec des yeux fixes et secs, sembla reporter sur lui toute son affection. Gouju, ému, détournait la tête.

— Maréchal des logis ! appela Du Breuil.

Saint-Paul le regarda, lui vit un visage bouleversé. Leurs âmes si différentes, si lointaines, rapprochées par une commune pitié, malgré la distance du rang et l’abîme des castes, fraternisèrent. Du Breuil, d’un élan de cœur où sa sympathie, sa gratitude cherchaient à s’exprimer, tendit la main au vétéran. Saint-Paul hésita, devint rouge, prit cette main, et ce fut, entre l’officier et le soldat, une longue étreinte silencieuse.

En abaissant les yeux, Du Breuil remarqua le pied blessé de Saint-Paul :

— Vous souffrez toujours ?

Gouju osa intervenir :

— Il ne veut pas aller à l’ambulance.

— Je ne veux pas crever de pourriture ! fit l’autre.

Il expliqua en deux mots son remède, bien simple : de l’eau-de-vie sur la plaie, puis, avec son couteau, il enlevait au fur et à mesure la chair pourrie, comme on creuse un fruit véreux.

Du Breuil cherchait quelques bonnes paroles, une manière d’obliger, de secourir le vétéran ; il craignit de le blesser, sourit tristement et dit, en touchant son képi :

— À des temps meilleurs !

Saint-Paul, raide, la main au bonnet de police, salua. La discipline avait rétabli la barrière.

Du Breuil rentrait en ville.

— Commandant ! dit une voix. M. Dumaine, toujours gras, toujours rose, mais piteux sous la pluie, l’air inquiet d’un chien qui rôde, s’accrochait à lui, et, roulant les yeux, demandait :

— Est-il vrai que Bourbaki soit en prison à l’École d’application ? On affirme qu’il voulait sortir à tout prix et qu’il a dit son fait à Bazaine ? D’autres répètent que le maréchal le garde dans sa maison du Ban Saint-Martin, avec des canons braqués, de crainte qu’on ne vienne l’enlever.

Du Breuil essayait de se dépêtrer du gros homme.

— Vraiment, répétait Dumaine, vous m’assurez que Bourbaki est sorti avec ce Régnier ?… Mais c’est si invraisemblable ! Bien peu de gens y croient. Tout à l’heure encore, des soldats prétendaient qu’il avait giflé Bazaine et que le maréchal, l’ayant tué en duel, l’avait fait enterrer dans son parc ?

Du Breuil, pour détourner la conversation, parlait des Bersheim. Dumaine, mal à l’aise, éluda : — « Il ne les avait pas vus depuis longtemps, il avait été souffrant ; » et son regard, sa voix mielleuse, laissaient deviner un mensonge. Il s’esquiva.

Du Breuil s’était promis de prendre des nouvelles de Blache à l’école Saint-Clément. Il tomba sur Décherac, pâle encore, qui accompagnait Mme de Fontades. Ils sortaient d’une confiserie où ils avaient, en croquant des mirabelles, attendu que la pluie cessât. Mme de Fontades portait à son corsage un bouquet de roses d’automne, délicates comme la pâleur de son teint. Elle avait les paupières meurtries, une grâce d’amoureuse. Son altitude indiquait une mainmise sur Décherac, qui paraissait ravi. Il allait reprendre son service dans quelques jours, annonça-t-il. C’est par ordre du médecin, — il sourit à son amie, — qu’il prenait l’air.

Mme de Fontades respira ses roses. De toutes les rues, de toutes les maisons, de tous les pavés transsudait, dans l’air mouillé, un relent de phénol et de chlore, qui ne parvenait pas à étouffer l’odeur affreuse des plaies purulentes et des chairs décomposées. Décherac tint à accompagner Du Breuil ; il estimait Blache. Tous trois marchèrent de front, Mme de Fontades entre eux, sous son parapluie qui leur faisait gouttière dans le cou.

— Le Père Desroques ?

Il était très malade, leur apprit un Père jésuite : son dévouement l’avait épuisé. « C’est un flambeau qui va s’éteindre, avait dit le médecin. »

— Le commandant Blache ?

Le Père eut un geste d’impuissance :

— Une opération si bien réussie !… la guérison s’annonçait… et puis, du jour au lendemain, la dysenterie… il n’y a plus d’espoir.

À pas légers, les deux officiers et Mme de Fontades, — le Père jeta sur elle un regard inquiet, — s’avançaient dans le dortoir. Un blessé attira leur attention, si grand que sa tête et ses pieds dépassaient presque le lit. C’était Couchorte. Une armature d’osier soulevait ses draps en arc de cercle, pour qu’aucun contact ne l’effleurât. Il paraissait gigantesque de la sorte. Sa rouge face tuméfiée se tourna vers eux, ses moustaches énormes se retroussaient, les yeux lui sortaient de la tête ; il mâchonna une phrase incohérente.

— Il est resté frappé, dit tout bas le Père ; et, avec une admiration naïve : — Quel dommage, un si bel homme !

Le Père était tout petit, tout ratatiné, si faible qu’une chiquenaude l’eût renversé. Là-bas, cette forme raidie, ce visage terreux dont la peau trop large flottait et pendait, ce corps miné, réduit à rien, c’était Blache. Son œil terne ne le reconnut pas.

— Blache, c’est nous, Du Breuil, Décherac, vos amis !

Rien ne bougea. Les dents saillantes du Sanglier, hargneusement montrées, rappelaient les crocs de la bête acculée qui va mourir.

Une émotion poignante saisit Du Breuil, gagna même le léger Décherac. Ils revoyaient Blache infatigable au travail, impassible au feu, dévoué à son maître, le maréchal Lebœuf, comme ces dogues grondans qui sont les plus fidèles. Des hommes de cette trempe, il y en avait peu ! N’était-ce pas une stupide ironie, une cruauté révoltante du sort, que ce vieux soldat eût échappé aux balles, aux obus, à la pointe des sabres et des baïonnettes, fût sorti par de miraculeux hasards des champs de bataille en flammes, pour venir, misérable et solitaire, agoniser dans ce lit d’hôpital, vidé par une mort fétide, dans les souillures les plus abjectes ?

— Blache, me reconnaissez-vous ? C’est moi, Du Breuil.

Un silence pénible ; le visage terreux restait rigide. Et pourtant Blache les voyait, Blache les entendait. Du Breuil allongea la main pour prendre celle que son vieux camarade laissait pendre sur les draps, mais, avec une pudeur farouche, le Sanglier la retira. Que de choses tenaient dans un geste pareil ! Quelle humiliation, quelle révolte, quel reproche ! « Laissez-moi mourir ! pourquoi contempler ma misère ? » semblait dire Blache.

Du regard, Du Breuil, Décherac et Mme de Fontades se consultèrent ; le silence était si lourd qu’ils étouffaient : ils se sentaient honteux, comme d’une involontaire injure, faite à ce que la souffrance et la mort ont de plus sacré. Mme de Fontades ôta le bouquet de roses de son corsage et, l’ayant baisé, elle le plaça, par une inspiration pieuse, sur le lit, contre la poitrine du Sanglier. Quelque chose d’indéfinissable parut sur le visage de Blache. De ses doigts tremblans il prit avec précaution, avec lenteur, les roses, il les respira, et cet homme qui avait vu la mort en face et que rien n’émouvait, se tourna vers la muraille et pleura.

Du Breuil et Décherac s’en allèrent sur la pointe des pieds ; Mme de Fontades les suivait avec un visage altéré.

En sortant, le parapluie d’un monsieur très élégant heurta le capuchon de Du Breuil.

— Maxime !

La figure maigre s’éclaira ; Judin souriait, le bras droit en écharpe. Son parapluie le gêna pour saluer. Son infirmité lui causait plus de chagrin que de douleur physique. Devant la jeune femme surtout, à laquelle on le présentait, son humiliation fut visible. Mme de Fontades avait poussé un petit cri :

— Le vicomte Judin ! mais, était-il parent de… ?

Il se trouva qu’il était en effet parent par alliance d’une tante à elle, un peu son cousin par conséquent. Elle l’invita bien vite à dîner, ravie de trouver en lui un homme de son monde, de ses goûts, — et pour que Décherac ne fût pas jaloux, elle lui pressait le bras gentiment.

— Il y a donc à Metz des tailleurs chic ? demandait Du Breuil.

Il retrouvait, pincé dans une redingote, — pantalon gris perle, guêtres blanches et souliers vernis, — son Judin, le Judin du Cercle, des parties avec Bloomfield, Lapoigne, Peyrode, le Judin d’un temps qui lui paraissait si loin, si loin…

— Comment ! dit Judin, j’ai le propre tailleur du maréchal et du général Boyer. Ces messieurs viennent de se faire faire des habits bourgeois. Vous voyez que je suis informé. Boyer a même dit à cet homme qui lui prenait mesure : « Si je dois défiler devant les Prussiens, j’aime autant que ce ne soit pas en uniforme ! » Textuel ! Pour moi, j’ai rendu ma capote et mon pantalon rouge. Réformé ! Mais, vous savez, sans le dévouement de Mlle Sorbet, j’y passais !

Du Breuil rentrait percé jusqu’aux os au grand Quartier général.

— Vous savez, dit Francastel, après-demain on ne donnera plus rien aux chevaux. Dans cinq jours, plus de pain ! Dans onze jours !… Il claquait de l’ongle sur sa dent.

Ainsi l’armée, la ville… Et Du Breuil eut la vision de l’immense bête aux deux cent mille bouches. Tourmentée d’un besoin vorace et régulier, elle avait englouti depuis deux mois des montagnes d’approvisionnemens, tari des rivières de vin. Des moissons entières s’étaient égrenées avec les piles innombrables des sacs ; des troupeaux avaient été dévorés par centaines. Il fut hanté par l’image des soldats affamés. Les uns mâchaient avec un dégoût avide la viande de cheval, mal cuite, dépecée de la minute. D’autres s’arrachaient les morceaux de pain. Tous, dans leur maigreur blême, prostrés ou fébriles, avaient une tension bestiale des traits. Ceux qui pouvaient se procurer des provisions se cachaient pour manger, pris d’un égoïsme farouche. Tous les liens étaient rompus. Les chefs et les soldats n’osaient plus se regarder en face. Chacun devenait sauvage. Seules, les heures des distributions rapprochaient encore cette foule inassouvie. Mais bientôt, quand les derniers chevaux morts d’inanition auraient servi de pâture, que devenir, qu’espérer ?

Le 10, par la pluie incessante qui transformait le Ban Saint-Martin en lac, la fange rejaillissait sous les roues des voitures et les fers des chevaux. Les commandans de corps, les chefs de service arrivaient ; et, sous la présidence du maréchal, se tenait le conseil suprême d’où, selon ses propres termes, devait sortir la solution définitive de la situation de l’armée. Il durait interminablement. Allait-il en résulter une inspiration désespérée, mais glorieuse, ou cet éternel acquiescement, cette résignation désolée aux circonstances ? Le général Jarras, qui y assistait, mais comme toujours sans voix délibérative, parut. Avec anxiété, des généraux, les colonels Charlys, Jacquemère, l’entourèrent. Quantité d’officiers de tous grades et de toutes armes, anxieux, se pressaient aux nouvelles. Du Breuil apprit alors le compte rendu de la séance.

La nécessité d’un parti immédiat avait été reconnue. Tous les rapports des commandans de corps d’armée concluaient à une capitulation honorable, ou à une vigoureuse sortie en masse. Le maréchal avait démontré l’impossibilité de celle-ci. Seule restait donc la voie d’un expédient politique. En s’adressant au roi de Prusse, au nom de l’ordre et de la paix, on le trouverait peut-être disposé à utiliser l’armée du Rhin pour le rétablissement ou le maintien d’un pouvoir stable : l’Empire, sous-entendait chacun, et sinon, le Gouvernement de fait établi à Paris et à Tours, ou tout autre… Coffinières, — et il fallait l’en louer, — avait alors protesté : « Il n’était pas admissible que les Prussiens nous laissassent rentrer en France pour rétablir l’ordre ; ces ouvertures ne serviraient qu’à traîner jusqu’à l’épuisement de nos faibles ressources. Ne valait-il pas mieux tenter d’abord le sort des armes ? on négocierait ensuite, si le malheur voulait qu’on y fût réduit. » Mais la majorité avait passé outre ; d’abord les pourparlers, et, si les conditions de l’ennemi portaient atteinte à l’honneur militaire, on essaierait alors de se frayer un chemin par la force. Sentant l’urgence, Ladmirault avait demandé que les négociations fussent entamées dans moins des quarante-huit heures. On avait désigné sur-le-champ le général Boyer pour se rendre à Versailles auprès du roi de Prusse.

Quand Laune sut la décision du conseil, il fut pris d’un grand frisson, son teint verdit sous un flot de bile ; il se raidit pourtant. À quoi bon se répandre davantage en paroles ? La discipline étouffait ses révoltes. L’amère conscience qu’il avait de la situation l’éclairait sur son devoir : servir sans dévier, avec la rectitude d’un outil d’acier.

Mais Charlys s’écriait :

— Quelle responsabilité ils porteront devant l’histoire ! Ils croient sauver l’armée, et s’étayent sur une planche pourrie qui craque sous leurs pieds. Ils se noieront, et nous serons tous noyés avec eux, oui. noyés dans cette boue !

D’un grand geste, il indiquait le bourbier vaseux qui s’étendait sous la fenêtre, les cloaques des camps, Metz dans le flot limoneux de son fleuve, sous le déluge.

— Messieurs, disait Floppe après le dîner, une triste nouvelle ; notre éminent chef le colonel Laune a la jaunisse. Quant au colonel Charlys, il m’a tout l’air d’un conspirateur. Bazaine n’a qu’à se bien tenir !

Le 11, le temps se remit au beau. Du Breuil allait à Metz. Le va-et-vient tromperait son cœur malade, son esprit torturé. Il passerait chez les Bersheim. Pourquoi fuyait-il cette maison hospitalière ? Quelle mauvaise honte le retenait, tour à tour repoussé, attiré ? D’une part, oui, c’était d’Avol, leur malentendu grandissant ; il lui en coûtait de revoir l’ami par lequel il avait souffert, souffrirait encore. Mais, d’autre part, c’était Anine ; elle l’invitait par la grâce parlante de son silence, le charme sérieux de son sourire. Il la revoyait toujours si digne, si fière, telle qu’après les allusions perfides de d’Avol à Mme de Guïonic, elle lui était apparue dans le couloir.

Que pense-t-elle, qu’éprouve-t-elle, — se demandait-il, — cette jeune fille renfermée, maîtresse de ses émotions, d’un tact si sûr, d’une volonté si égale ? Elle lui semblait de plus en plus une de ces âmes pondérées de la Lorraine, une vraie fille de Metz-la-Pucelle. Par momens il la confondait avec la cité dont elle incarnait l’orgueil placide, l’inviolé prestige. Quand il entendait les doléances indignées des Messins tremblant que leur ville servît à payer la rançon de la paix, c’est à Anine qu’il songeait. Metz à l’ennemi, Metz prussienne, c’était Anine qu’il s’imaginait avec un affreux serrement de cœur, une haine jalouse. Il se rappela ses adieux, le matin de Borny, et ce qu’il avait éprouvé alors d’indicible. Depuis, tout le travail obscur de sa pensée, l’invisible, l’intangible, ce qu’on ne prononce pas, ce qu’on ne s’avoue pas ! Au nom seul d’Anine, il devenait triste : rien d’amer, mais quelque chose de grave et d’ému qui descendait dans les profondeurs de son être ; il se raidissait alors, se fermait à une émotion si pénétrante qu’elle en devenait douloureuse. Ensuite, pendant des jours, il écartait le souvenir avec une pudeur ombrageuse, comme s’il craignait de le profaner.

En ville, des passans interrogèrent Du Breuil, des groupes bourdonnaient à tous les coins de rue. Les femmes parlaient avec une volubilité saccadée. Un gros de monde, soldats et Messins, faisaient cercle autour d’un caporal de ligne :

— La dépêche ! lui criait-on. Lisez !

Du Breuil fendit la foule. « Je l’ai copiée, dit le caporal exalté par l’importance qu’il prenait, sur un chiffon de papier tenu par un officier. Lui-même l’avait copiée je ne sais où. » — Lisez ! lisez ! criait la foule. Le caporal lut : « Trois victoires devant Paris. 180 000 hommes hors de combat. L’armée prussienne en retraite sur Châlons. Les francs-tireurs des Vosges et de la Franche-Comté ont repris Lunéville. Ils marchent sur Nancy. Que Metz tienne bon. Signé : Bazaine. »

Une explosion de vivats, de bravos, de cris… Arrêté dix fois, forcé de répondre aux interrogations, il atteignit la demeure des Bersheim. Le petit Thibaut, blême, maigre, — où étaient ses joues de pomme rose ? — jouait avec des têtards, pullulant dans une grande cuve. Des tonneaux, à côté, rappelaient la menace de bombardement du 16 septembre, les précautions prises ; leur eau avait croupi, devenue couleur de feuille morte.

— Bonjour, m’sieu ! — Le gamin fit le salut militaire : — Ma petite sœur est bien malade.

— Veux-tu bien ne pas déranger monsieur !

Louise, énorme et près de son terme, s’élançait de la buanderie. Du Breuil l’interrogea. Hélas ! oui, sa petite fille avait une fièvre de cheval. « C’est cet air puant ! Une enfant qui se portait si bien à la ferme ! » Dans les maisons voisines, trois nourrissons étaient morts… Plus de lait ! Du pain de boulange. On rencontrait dans les rues beaucoup de petits cercueils. Partout des robes noires, des boutiques fermées avec cette étiquette aux volets : Pour cause de décès ! Et penser que derrière leurs abris, bien au chaud, les Prussiens s’empiffraient de saucisse aux pois… « J’en ai vu de prisonniers. Monsieur, c’est dégoûtant, comme ils sont gras ! » Une crise de larmes la suffoquait, elle rentra dans sa buanderie.

Grand’mère Sophia, Mme Bersheim, Anine, successivement arrivaient au salon. Toutes trois associées, fondues en un seul dévouement par leur ministère de charité, le contemplaient avec une expression de visage si semblable qu’il en fût frappé. Il s’émut de voir à quel point la douleur les avait identifiées. La joie du retour de Maurice s’était plus vite dissipée que la douleur d’avoir perdu André ; et toutes ces morts dans leur maison, toutes ces agonies dans la rue, le quartier, la ville, les camps, les avaient saturées d’horreur. Leurs yeux secs semblaient taris ; mais, tandis que, chez la grand’mère Sophia les traits conservaient une bonhomie admirable, on lisait dans les beaux yeux clairs de Mme Bersheim une révolte que la religion n’apaisait pas. Une émotion soudaine avait transfiguré Anine ; elle n’avait eu pour Du Breuil qu’un regard, mais éloquent : de leur court serrement de mains, il gardait une expression d’élan, de confiance ; le bonheur qu’il en éprouva fut mâle et grave. Les trois femmes en deuil, le contemplant toujours, paraissaient attendre, espérer de lui une parole d’espoir, un acte d’énergie, une pesée quelconque, si légère fût-elle, sur l’affreux destin qui les écrasait tous. Il sentit cruellement son impuissance.

— Comment va Maurice ?

— On l’a, comment dites-vous cela ? réincorporé, fit Mme Bersheim, dans un régiment de ligne, au camp du Sablon. Il est de service. Vous ne le verrez pas aujourd’hui.

— Et d’Avol ? demanda-t-il.

— Presque guéri ; vous allez le voir. Il porte son bras en écharpe, il rentre demain à son régiment, dit la grand’mère.

Le silence retomba, lourd comme un reproche. Des voix fortes, qui venaient du jardin, se disputaient.

— Vous trouverez auprès de mon mari, reprit Mme Bersheim, beaucoup de vos camarades. Ils sont en grande conférence.

— Vous n’y serez pas de trop, quand ce ne serait que pour conseiller le calme et l’entente, dit Anine.

Elle soulevait un store, poussait la porte-fenêtre. Du Breuil apercevait une réunion houleuse ; des faces inquiètes, d’autres cordiales, se tournaient vers lui. Il reconnut les capitaines Rossel, Boyenval, d’autres meneurs. La discussion continuait, aussi haut, aussi fort. Il serrait des mains. D’Avol feignit de ne pas le voir ; — peut-être sa conversation avec Gex l’absorbait-elle vraiment ? — il abandonna sa main comme à un indifférent, puis s’étonnant :

— Tiens, Pierre ? Tu es donc des nôtres ? Nous avons semé, en ton absence.

Il se retourna vers Gex :

— Changarnier est trop vieux, Canrobert seul est notre homme. Croyez-vous qu’il consentira ?

Gex, prudent, venu là pour flairer le vent, répondit :

— Soyez assuré que Bazaine ne se démettra en faveur de personne. Dès lors une acceptation de Canrobert me paraît impossible. Sa loyauté, son caractère chevaleresque, son respect de la discipline ne lui permettent aucune situation fausse.

Le comte de Cussac s’approchait. D’Avol le sonda sur Ladmirault ; il faisait la même réponse. Cependant, malgré les interruptions de Barrus, Carrouge invectivait le Gouvernement provisoire :

— C’est honteux, disait le vieux commandant de la Garde impériale, honteux, ces hommes du Quatre Septembre qui choisissent pour faire une révolution le moment où l’ennemi foule le sol de la patrie !

Barrus protesta, les yeux enflammés, la voix vibrante :

— L’épée de la France gisait dans la boue, ces hommes l’ont relevée pour frapper l’ennemi. Personne n’a renversé l’Empire Il est tombé de lui-même, comme une chose pourrie.

— Vous parlez en démagogue ! criait Carrouge.

— Je parle en patriote. Toute la France s’est prononcée contre lui, nous sommes les seuls à le reconnaître encore.

Carrouge affirma :

— Nous sommes liés par notre serment !

— Notre serment à qui ? À un Empereur prisonnier ? À une Impératrice en fuite ? Sommes-nous les soldats d’un homme ou d’un pays ? Où est la France ? à Wilhemshohe ? à Hastings ?

— Barrus a raison, intervint Bersheim, s’il n’y a plus d’Empire, la patrie reste ! En quoi le serment du maréchal l’empêche-t-il de remplir ses devoirs militaires ? Quelles que soient leurs opinions politiques, des soldats ne doivent pas avoir une autre idée que de quitter Metz et de se soustraire par tous les moyens à la capitulation honteuse qui se prépare ?

Avec son bon sens têtu, c’est à ce point qu’il ramenait la discussion, toujours prête à s’écarter au gré des récriminations stériles. Carrouge, très animé, écoutait, sans les entendre, les plaintes d’un vieux bourgeois de Metz, M. Krudger, dont le fils était un des membres les plus actifs du conseil municipal :

— Comparez, disait-il avec exaspération, ces deux feuilles de l’Indépendant de la Moselle d’aujourd’hui. Voici les épreuves, sabrées par la censure, et voici le numéro du journal, mutilé, avec des vides ! Pis encore ! Un article du colonel Humbert, secrétaire de la bibliothèque de l’École d’application, démontrait que la situation n’est pas désespérée, que la France s’arme. On vient de l’anéantir sur épreuves. Et voilà ce que vous ne soupçonneriez jamais : le colonel Humbert n’a pris la plume qu’après la visite d’un officier d’état-major, venu de la part de Bazaine, demander l’ouvrage de Thiers où il est question des capitulations de Baylen, de Gênes et de Dantzig !

Il y avait là une douzaine d’officiers, quelques-uns appuyés sur des béquilles, d’autres le bras en écharpe, pâles encore de leur séjour à l’ambulance. Tous se regardèrent avec dégoût. D’Avol ricana en se tournant vers Du Breuil.

— Jolie commission ! Tu connais peut-être l’envoyé ? un de tes camarades ?

Plus sèchement qu’il n’aurait voulu, Du Breuil répondit :

— J’ignore… EN tout cas, il n’est pas responsable, il obéit.

— Oui, oui, l’obéissance passive, connu ! Elle mène loin !… Mais moi, je le déclare, quand le joug est honteux, on le brise ! Reconnais-tu qu’à l’heure qu’il est, une sortie avec ou sans espoir, seule, peut sauver l’honneur du drapeau ? Oui ou non ?

Du Breuil fronça le sourcil. Il pressentait le choc. Son cœur aimant en soutirait, autant que son amour-propre froissé à vif. Pourquoi d’Avol était-il à ce point entier, fougueux ?

— Je le reconnais, concéda-t-il enfin.

— Alors tu approuves la démarche que certains généraux vont faire auprès de Bazaine ?

— J’approuve tout ce que la discipline tolère, rien au delà.

— Donc, fit d’Avol, tu nous blâmes, si Bazaine se refuse à sortir, de lui substituer un chef meilleur ? Tu nous blâmerais de préférer la révolte à l’opprobre ; en un mot, s’il le faut, tu capituleras ?

Du Breuil se retourna ; Anine était derrière eux, accompagnée de sa mère : leur présence lui fouetta le sang : il se redressa sous l’insulte :

— Je t’ai répondu. Que Bazaine, ou un chef régulièrement investi du pouvoir, nous mène à la trouée, je serai à mon poste !

— En attendant, tu te croises les bras. Tu te dis : Je suis couvert, j’obéis. On me commande de marcher, je marche ; on me commande de rendre mes armes, je les rends. La discipline, toujours ! Et tu ne songes pas qu’au-dessus de cette discipline inerte, aveugle, sans âme, il y a une loi suprême, le sentiment de l’honneur ?

— Halte ! fit Du Breuil avec fermeté. Ne mêlons pas, s’il te plaît, un pareil mot à une discussion courtoise. Je crois entendre l’honneur aussi bien que toi.

D’Avol lui jetaun regard noir, mais se tut ; son bras à l’écharpe tressaillait. Un grand malaise, un grand silence suivirent. Mme Bersheim et son mari paraissaient fort en peine, Anine demeurait impassible.

À ce moment, Gustave Le Martrois accourut, si échauffé que le verre de ses lunettes était couvert d’une buée. Il annonça d’un air inspiré qu’une émeute se préparait, et il en paraissait tout fier, car il professait des sentimens républicains avancés, alarmes de sa mère, la prudente Mme Le Martrois. — Les délégués des officiers de la garde nationale, conduits par le maire, expliqua-t-il, venaient de se rendre chez le gouverneur, pour obtenir, s’il était possible, — son air fut ironique — des renseignemens sûrs… Ces bruits de négociation, cette prétendue grande victoire, tout cela affolait la ville. Pendant ce temps, un des officiers demeurés à la maison commune avait brisé le buste de l’Empereur ; un autre, au milieu d’applaudissemens et de sifflets, avait arraché et jeté sur la place l’aigle du drapeau. On s’était un peu bousculé ; et dans la bagarre, une de leurs connaissances, M. Dumaine, venait de recevoir quelques bons horions.

— Bien fait ! dit Bersheim, ce gros égoïste ! cet accapareur ! Croyez-vous qu’à la dernière visite domiciliaire, on a découvert dans sa cave plus de trente-six sacs de farine et de blé, des tonneaux de harengs, des jambons, des paniers d’œufs, des conserves, — de quoi nourrir un régiment ! Il se gorgeait en cachette sans rien donner aux pauvres, ni aux blessés. Nous lui avons signifié de ne jamais remettre les pieds ici, tant sa conduite nous a révoltés !

Cependant Carrouge, furieux, exigeait de Gustave des détails ; l’aigle arrachée et jetée sur la place l’indignait :

— Tas de braillards ! dit-il, en raccrochant son sabre, j’y vais !

On ne put le retenir, mais d’Avol et le vieux M.Krudger, par précaution, l’accompagnèrent. Tous les officiers présens gardaient un air contraint, les uns baissaient les yeux, les autres mordaient leur moustache. Cet aigle, étincelant à la hampe des drapeaux, avait, de ses ailes d’or ouvertes, traversé l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, tous les champs de bataille de l’Europe. Du Breuil, bien qu’il se crût résigné à la catastrophe où pour la seconde fois la dynastie avait sombré, sentit l’affront et murmura :

— L’anarchie commence ! et l’on voudrait que de vrais soldats portassent atteinte à la discipline ! Allons, c’est criminel ! Comment d’Avol ne voit-il pas à quel gâchis effroyable, à quel chaos une conjuration militaire peut nous mener ?

Il lui sembla qu’Anine, inquiète, le dévisageait, cherchait à le pénétrer, à le comprendre. Il crut, sous son calme apparent, la sentir flottante, irrésolue. L’héroïsme de d’Avol — héroïsme facile, tout de nerfs et de bile, d’orgueil et de bravade — devait la séduire ! Mais peut-être aussi comprenait-elle, avec sa droiture, son bon sens, à quel douloureux sacrifice s’immolaient ceux qui voulaient garder jusqu’au bout l’inflexible respect de la règle ? Sans doute elle se demandait, comme lui-même, où était le devoir ? Comment le démêler, dans ces heures troubles ? Comment l’appliquer surtout ? Qu’il était cruel de le chercher dans l’aigreur, les récriminations et les reproches ! Combien il était pénible, ce devoir discuté, qui mettait face à face les anciens amis, déchirait les consciences les plus sincères ! D’Avol ?… Restaud ?… La discipline ? L’honneur ?…

III

Le 12, Du Breuil lut sur la feuille nouvelle de son calendrier : Bataille d’Elchingen, 1806. Quel reproche, ces souvenirs glorieux, ces noms flamboyans ! Hier Masséna ; aujourd’hui Ney, le héros de la Moscowa ! Ney, qui, à Waterloo, disait : « Je voudrais que tous ces boulets m’entrassent dans le ventre ! » Ney qui se fût fait sauter sur une poudrière, plutôt que de se rendre !

D’heure en heure, la situation empirait. Le maréchal avait, dans un communiqué, démenti la prétendue grande victoire. La veille, toute distribution aux chevaux avait cessé ; dans deux jours, le pain manquerait. Frédéric-Charles avait d’abord refusé de laisser partir Boyer, puis, sur avis favorable de Versailles, consenti. Son parlementaire venait d’arriver : Boyer était autorisé à se rendre auprès du Roi, un train express l’attendrait à Ars, l’aide de camp du Prince l’accompagnerait.

Le général était parti vers midi.

— Belle occasion, dit Francastel, de montrer aux Prussiens ses étoiles neuves !

— Peuh ! des étoiles filantes ! fit méchamment Floppe.

Cependant le Conseil, convoqué par le maréchal, à la suite du refus primitif de Frédéric-Charles, tenait séance. Devant cette solution favorable qui répondait au vœu de presque tous les membres, le conseil n’avait eu qu’à s’occuper des dernières manifestations de la ville. Frossard et Lebœuf demandaient avec violence que l’aigle fût rétablie sur la hampe du drapeau de l’hôtel de ville. On attachait, répondait Coffinières, trop d’importance à cet événement. Il lui fallait un ordre écrit. Mais Bazaine gardait le silence. Coffinières réclamait alors à nouveau qu’on séparât le sort de la ville et celui de l’armée ; le 20 octobre, il ne pourrait plus rien céder des ressources de sa place.

— Hé ! hé ! votre patron s’agite, disait Floppe au capitaine Chagres. Encore un que Bazaine a joliment roulé ! Vous y voyez clair maintenant, hein ? vous faites la grosse voix, vous voulez sauver Metz ! Trop tard ! mon gros ; si nous y passons, vous y passerez aussi !

Chagres haussa les épaules, c’était un homme très brave, mais que la discussion ennuyait. Il avait, l’autre jour, fait descendre à un braillard l’escalier de son bureau, d’un coup de pied dans le derrière.

Dans la soirée, bien des pensées suivaient Boyer. Réussirait-il dans cette étrange mission, à laquelle les plus sages ne songeaient qu’avec malaise ? Il allait, disait-on, proposer au roi de Prusse les clauses suivantes : « La ville laissée à elle-même pour se défendre ; évacuation des blessés ; départ de l’armée avec armes et bagages pour le sud de la France ou l’Algérie, sous la condition d’y rester jusqu’à la fin de la guerre. » Mais pourquoi le vainqueur accepterait-il de semblables offres ? Par humanité ? une sortie, même infructueuse, pouvant coûter aux Prussiens de 20 à 30 000 hommes ? Bien sentimental, cela, pour un ennemi qui ne voyait que les résultats, sacrifiait tout au but ! Par avantage politique ? l’armée du Rhin, seule, était capable de rétablir l’ordre social ?… Espoir chanceux, espoir précaire ! Au cas improbable où le Roi et ses conseillers l’accueilleraient, l’armée suivrait-elle ses chefs ?

Et cependant, si intense était le besoin d’espérer, que des âmes bien trempées, de solides courages, des hommes dont on ne pouvait suspecter l’honneur, en arrivaient à se cramponner à ce dernier moyen de salut. La fièvre où chacun vivait enfantait des cauchemars ; toute vie normale était abolie. Il fallait faire la part de ces circonstances uniques : cette armée bloquée, tenue dans l’ignorance des événemens tragiques qui se succédaient autour d’elle, passant des sursauts de l’espoir délirant à la plus morne prostration. Pis qu’une absence totale de nouvelles : des rumeurs insensées, grands souffles invisibles qui faisaient vaciller les âmes.

Nul espoir du dehors. Un gouvernement partagé fuyant lui-même devant l’ennemi, ou bloqué dans Paris, qui certainement ne pouvait tenir ! Certes, s’ils avaient connu l’héroïque défense de la capitale, les efforts désespérés du Gouvernement provisoire, tous ces généraux d’Afrique, d’Italie et de Crimée, ces chefs glorieux du Conseil supérieur n’eussent pas été frappés d’un tel engourdissement de l’honneur militaire, d’une telle paralysie de la volonté. Beaucoup en venaient à se demander si une boucherie nouvelle était nécessaire. Sans chevaux pour traîner les canons, sans cavalerie, rien que des fantassins forcés de franchir un cercle foudroyant d’obus et de balles, n’irait-on pas à un monstrueux massacre ? La captivité n’offrait aux gens de cœur que l’image d’une catastrophe pire, et la honte d’une humiliation à laquelle la mort était préférable. Pourquoi donc alors se refuser à une convention honorable qui permettrait de sortir avec armes et bagages ? Gagner du temps semblait la plus pressante nécessité… Ne ppuvait-on croire aussi — on avait tant besoin de croire ! — que les commandans en chef cédaient à un devoir d’humanité, en s’efforçant de sauvegarder, des souffrances de la captivité comme des horreurs du massacre, cette foule lamentable de soldats amaigris, courbés, phtisiques par centaines ? Était-il invraisemblable de supposer que ces maréchaux et ces généraux eussent senti quelque pitié devant les faces innombrables de leurs soldats, les faces jaunes et hâves, sur lesquelles ils pouvaient lire une anxiété si étrange ?… Hélas ! quel manque de perspicacité, quel triste aveuglement, en ce cas ! S’être laissé acculer de la sorte !

Car le malheur, pensaient Du Breuil, Restaud, Laune, bien d’autres, est que ces considérations humaines, justifiables si l’on voulait oublier quels arrière-mobiles personnels s’y mêlaient, reposaient sur une bulle de savon. Que Bismarck la crevât d’un souffle, tout s’évanouissait. L’ennemi, fidèle à sa tactique, aurait gagné du temps, et l’armée du Rhin, roulant sur la pente par le seul poids de ses chevaux morts et de ses hommes sans force, se réveillerait au fond du sépulcre.

Le 13, on attendait Boyer dans la soirée. Quelle probabilité cependant qu’il pût revenir sitôt ? Du Breuil, retenu par son service, n’eut tout le jour pour distraction que les interminables conversations de ses voisins : il en était écœuré. D’avance, il savait ce que chacun allait dire ; les manies, les tics de tous lui étaient familiers. Massoli, qui crachotait, l’exaspérait, autant que Francastel, louchant avec satisfaction sur ses moustaches en croc. Tristes heures, à entendre, à regarder tomber la pluie. Elle dévidait à perte d’horizon son écheveau de fils gris ; on entendait le sanglot des gouttières dégorgées. Et Du Breuil songeait aux bivouacs gluans, aux petites tentes percées, aux soldats couchés sur une paille devenue fumier, à ceux qui, pour trouver du bois, saccageaient les dernières charpentes, à ceux qui, observant un armistice tacite, blottis dans les fossés d’avant-postes, regardaient, sous leur capuchon pointu, les casques ennemis également immobiles dans un lointain de brume et d’eau.

Il se disait : « Qu’est-ce que je fais ici ? Comme les autres, j’attends le retour de Boyer, ainsi que j’ai attendu celui de Bourbaki. » Il se représentait le voyage du conseiller intime de Bazaine : quelles émotions pouvait ressentir un général français, à traverser son pays mis à feu et à sang, sous la conduite du gardien courtois, mais inflexible, qui l’empêchait d’échanger la moindre parole avec ses compatriotes ? Sans doute, il préparait les argumens, les paroles persuasives qui allécheraient le vieux Guillaume et ses dogues soupçonneux, Moltke et Bismarck. Et malgré lui, Du Breuil subissait une impression pénible. Boyer semblait trop, vraiment, avec sa figure ingrate, l’agent d’affaires d’une négociation louche.

Reviendrait-il seulement ? Qu’était devenu Bourbaki, dupe d’une mission secrète ? Bourbaki dont le départ, l’absence inexplicables avaient affolé Metz à ce point qu’une députation récente s’assurait que le général n’était pas enfermé à l’École d’application sur l’ordre de Bazaine…

La pluie tombait, tombait sans relâche ; Du Breuil la contemplait l’âme navrée. Elle allait contribuer, autant que la famine, à notre perte. Elle amollissait le cœur, éteignait le feu de la révolte. Des révolutions, l’histoire en témoigne, ont été novées par un orage. Que dire de ces flots, dont le ruissellement, nuit et jour, balayait toute action énergique ? Du Breuil pensa : La conjuration est dans l’eau. Pour courir les camps, pour recruter des adhérens, il ne faut pas que la boue colle aux semelles, que le vent et la pluie vous aveuglent.

Vraiment, le maréchal, dans sa maison chaude, pouvait jouer à l’aise au billard, tandis que les meneurs de la grande réunion, les Rossel, les Boyenval, d’Avol, Carrouge, Charlys, s’évertuaient, trempés, crottés, exténués de rage et de fatigue ! Cette première démarche, où l’on avait bien spécifié que toutes les formes de la discipline seraient respectées, cette visite en corps de quelques généraux à Bazaine n’avait abouti à rien. En vain Boisjol, éloquent dans sa rudesse, avait dit quelques mots étranglés par l’émotion ; en vain Chenot avait insinué, avec bonhomie, les avantages d’une sortie ; Bazaine, surpris du blâme implicite de cette démonstration, avait dissimulé, pris son air de rondeur : « Il était décidé à ne pas capituler, il leur en donnait l’assurance formelle. Le général Boyer allait arrêter à Versailles une convention militaire, qui permettrait à l’armée de quitter honorablement la place. Dans quarante-huit heures, on saurait s’il avait réussi. S’il échouait, le maréchal pensait comme eux qu’il fallait sortir à tout prix. » Et prenant la carte, il improvisait un plan de marche : sur les deux rives de la Moselle, cette fois dans la direction du sud. Il ajournait des mesures immédiates, en se déclarant prêt ; ajoutait que sa situation à l’armée était peu agréable, et que si un autre, quel qu’il fût, voulait s’en charger, il la lui abandonnerait volontiers.

— Oui, comptez là-dessus ! avait grommelé Carrouge.

Décherac, reprenant son service au quartier général. — on lui fit fête, — racontait les troubles : Coffinières avait signifié aux commissions de perquisitions réunies à l’hôtel de ville, que le produit de leurs opérations serait versé, non aux greniers de la ville, comme on l’avait dit, mais aux magasins militaires. Grand tapage, d’autant plus que le gouverneur avait annoncé le départ prochain de l’armée et le bombardement inévitable qui suivrait, en ajoutant : « On devra dès lors s’attendre à des choses effroyables ! »

— Hier, reprit Décherac, Coffinières a appris par lettre au conseil municipal l’affreux état des ressources de la ville et de l’armée. Là-dessus, indignation, stupeur de ces messieurs exprimant par une adresse au gouverneur leur douloureux étonnement. Coffinières a répondu aujourd’hui par une reconnaissance du Gouvernement de la Défense nationale. Les manifestations durent encore !

Il ajouta :

— Les femmes de Metz, qui ont été si admirables pour nos blessés, se montrent les plus excitées. Les gardes nationaux sont en effervescence ; en ce moment même, ils demandent à Coffinières de monter la garde dans les forts ; leurs députés vont offrir à Changarnier de se mettre à leur tête. « Nous sommes trahis, vendus ! » disent-ils. On a déposé une couronne d’immortelles sur la tête de la statue de Fabert, on a mis un drapeau dans sa main. Coffinières en a assez, il donne sa démission.

— C’est une pétaudière, dit Massoli. Si j’étais gouverneur de Metz…

Décherac le regarda bouche bée. Il avait, le jour de sa blessure, le 31 août, quitté un Massoli aux cheveux cirage, et le Massoli qui lui parlait avait les cheveux complètement blancs. Son étonnement fit rire.

Le 15, le 16, l’attente et l’inaction consumèrent Du Breuil. Dimanche lugubre, dans sa chambre. Judin, par bonheur, venait le voir. Metz se calmait un peu. Le maréchal, n’ayant trouvé personne qui voulût remplacer Coffinières, l’avait forcé en termes aimables à reprendre sa démission. « L’un et l’autre, lui écrivait-il. nous avons fait dans l’esprit des règlemens tout ce qu’il était possible de faire. » L’esprit des règlemens ? Allons donc, la lettre morte ! Oser parler de vaines formules, quand la vie d’une armée, le salut d’une place de guerre sont en jeu ! Du Breuil, d’ailleurs, était las d’entendre parler de la ville, dont les griefs, à la longue, l’irritaient. N’était-ce pas l’armée, après tout, qui avait mis les forts en défense, l’armée qui, par sa présence, avait évité un bombardement ? Les malheureux soldats, grelottans de froid dans leurs bivouacs, l’intéressaient davantage. Judin lui raconta la démarche des délégués de la garde nationale auprès de Changarnier. Le vieux brave les avait indisposés par l’éloge de Bazaine et l’apologie de la discipline. Évidemment personne ne se mettrait en avant. Cissey, Ladmirault, tous ceux qu’on avait pressentis, s’étaient dérobés. Le maréchal avait reçu les officiers de la garde nationale et répété que, si l’on trouvait mauvaise sa manière de commander, on n’avait qu’à nommer un autre chef. Pour couper court aux tentatives des meneurs, il avait mandé les capitaines Rossel et Boyenval, admonesté le premier, envoyé le second en prison dans un fort.

Judin, qui allait et venait par la chambre, s’arrêta devant les éphémérides du calendrier :

— 10 octobre 1805, Prise d’Ulm par les Français. Diable, fit-il, l’histoire a l’esprit cruel !

Boyer arrivait enfin, le 17, sur les trois heures, et s’enfermait aussitôt avec le maréchal. Son voyage avait encore duré quarante-huit heures. À l’aller, le train s’était arrêté à une station au delà de Château-Thierry, tunnels et ponts coupés. La poste prussienne l’avait conduit jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges, d’où il avait tourné autour de Paris, pour gagner Versailles. Au retour, même itinéraire.

La nouvelle de son arrivée courait comme une flambée de poudre. L’armée anxieuse voulut connaître son destin. Généraux, officiers de tous grades affluèrent au Quartier-général, mais Boyer se montrait très réservé sur la réponse donnée par le roi, feignant d’être assez satisfait et de compter sur une solution favorable. Quant aux renseignemens obtenus sur l’état de la France, il les déclara lamentables. Une horrible anarchie la démembrait. Le Gouvernement de la Défense nationale, déjà divisé entre Paris et Tours, se déchirait à Paris même, au point que Gambetta et Kératry avaient dû se sauver en ballon pour échapper à l’animosité de leurs collègues et à celle de la population. Le fantôme de pouvoir établi à Tours fuyait jusqu’à Toulouse, on disait même jusqu’à Pau. Le nord demandait la paix, Rouen, le Havre réclamaient des garnisons prussiennes. Lyon avait proclamé un gouvernement révolutionnaire, Marseille un autre, le Midi tentait de se séparer, l’Ouest se constituait à part, au nom du principe catholique. Un semblant d’armée, 40 000 mobiles sur la Loire, venaient d’être battus à Artenay, à quelques lieues d’Orléans. Une Assemblée nationale devait sortir des élections des 16 et 17 octobre, mais, ce décret ayant été rapporté, elles restaient ajournées à la délivrance du territoire ! La dictature demeurait aux mains de Gambetta. À tant de calamités venait s’ajouter encore l’ingratitude d’un pays qui nous devait tant : l’Italie réclamait la possession de Nice et de la Savoie !

Le 18, le conseil se réunissait pour entendre ce navrant récit, connaître le résultat des négociations et prendre un nouveau parti : Bismarck ne voulait traiter du sort de l’armée, qu’à la condition de la voir rester fidèle au Gouvernement de la Régence, seul capable de faire la paix et de la rétablir. Il fallait donc s’adresser à l’Impératrice. Le général Boyer repartirait tout de suite pour aller la supplier de reprendre le pouvoir, et d’entrer en pourparlers avec le Quartier-général de Versailles. L’armée, par reconnaissance, lui assurerait son appui ; on irait avec elle dans une ville ouverte, où l’on convoquerait les anciens corps de l’État ; là, le Gouvernement impérial serait restauré, la paix signée.

Du Breuil et Décherac passèrent dans la chambre de Restaud une soirée lugubre, chacun complétant ce que disait l’autre, dressant un noir et terrible tableau des misères connues, envisageant tour à tour l’impasse funèbre où Bazaine avait engagé l’armée, et que fermait un mur infranchissable de cimetière.

— En résumé, déclarait Du Breuil, Paris et ses forts tiennent toujours. Quant aux fâcheuses nouvelles répandues par Boyer, elles sont toutes de source allemande. Il n’a pas communiqué au conseil les journaux qu’il a rapportés !… Est-ce parce qu’ils mentionnent des actes modérés du Gouvernement de la Défense nationale et sont en désaccord avec ses récits pessimistes ? — Vous doutez ? fit-il, à un geste de protestation de Restaud : eh bien, oui ! il a rapporté deux journaux ; le médecin du maréchal les a lus !… J’augure mal d’une mission dont le récit commence par un mensonge. D’ailleurs, lui a-t-il été aussi impossible qu’il l’affirme d’interroger des compatriotes ? Il a échangé quelques mots, au retour, avec le maire de Bar-le-Duc. À Versailles, sa présence a causé une manifestation à l’hôtel des Réservoirs, le bruit s’étant répandu de l’arrivée d’un général français. On a dû faire l’impossible pour lui faire parvenir des renseignemens ! Dans la maison qu’il habitait, un barbier, une vieille servante, ont été mis à sa disposition… Si mis au secret qu’il ait été, n’a-t-il pu se procurer d’autres détails ? Mais enfin, croyons Boyer sur parole. Les conditions qu’il expose en sont-elles moins un leurre ? Que veut Bismarck ? Nous traîner jusqu’à l’épuisement complet ! Pour que Bazaine en juge autrement, il faut que l’ambition l’aveugle ou que le péril le fascine !

— Pourquoi ? objecta Décherac, la proposition de Bismarck est peut-être notre salut. Réfléchissez ! Dans le désordre actuel, la restauration impériale peut offrir assez d’avantages à la Prusse pour qu’elle cherche à l’assurer par sa modération.

Restaud hasarda, mais sans conviction, et comme s’il cherchait à se persuader lui-même :

— Puisqu’on a tant fait que d’entrer dans cette voie périlleuse des négociations, l’acceptation de l’Impératrice sauverait tout. Nous ne sommes pas déliés de notre serment ; nous n’avons reçu aucune communication du Gouvernement provisoire. Si l’Impératrice vient loyalement se confier à nous, l’armée suivra cette femme belle et malheureuse, et pour ma part…

— Mais songez donc, Restaud, dit Du Breuil, que si l’Impératrice refuse, comme c’est probable, notre dernière espérance s’évanouit ! Pensez-vous que Boyer ait chance de réussir, là où Bourbaki a sans doute échoué, car je n’augure rien de bon de son silence. Il faut être bien malade pour croire à de pareils fantômes de fièvre ! Dans quelques jours, la faim aura raison de cette foule démoralisée, à bout de patience et de résignation. Bismarck joue de nous comme le chat de la souris. Et l’inepte Bazaine et le Conseil aveugle ne le voient pas !… Ils décidaient, il y a une semaine, que les ouvertures seraient entamées dans les quarante-huit heures, et que, si les conditions de l’ennemi portaient atteinte à l’honneur militaire, on essayerait de se frayer passage par la force… Voilà des résolutions formelles ! Ils se déjugent aujourd’hui. Bien plus, ils se raccrochent à la branche cassée, au régime déchu ; ils n’envisagent même pas l’horreur d’une guerre civile, et dans cette tentative criminelle, pas un d’entre eux ne se demande si l’armée les suivra.

— Nous le saurons demain, dit Beslaud, puisque aujourd’hui même, les commandans de corps d’armée ont réuni les généraux, les chefs de corps et de services pour leur exposer l’état des choses et connaître leur sentiment.

— Oui, railla Du Breuil, et l’on escompte si bien les réponses des généraux que, sans attendre de les connaître, Bazaine, aussitôt après la séance, a fait demander à Frédéric-Charles le sauf-conduit pour Boyer.

Les trois officiers, jusqu’à deux heures du matin, échangeaient leurs réflexions. Changarnier, sur l’invitation de Bazaine, avait assisté au conseil ; son expérience était précieuse, on pouvait s’abriter derrière !

— Avez-vous remarqué, dit Du Breuil, que tout ce qui pouvait frapper, abaisser le moral de l’armée, le maréchal vient de le faire ? Nos pertes depuis le début de la guerre établies avec soin ! que l’on sache bien que nous avons perdu 40 000 hommes, plus de 300 officiers et 24 officiers généraux ! Les forces ennemies dénombrées en regard de l’infériorité des nôtres ! Tous les journaux insérant par ordre la nomenclature, certainement exagérée, des travaux de siège allemands ! Et que dire des communications officielles faites aux troupes, aujourd’hui même : énumération, en dix-huit paragraphes, desdits ouvrages, avec emplacement des corps d’armée ?

— Ajoutez, fit Décherac, la corruption par les faveurs, les médailles, les croix données à profusion.

— Ah ! murmura Du Breuil avec désespoir, si le maréchal voulait encore sortir !

Décherac hocha la tête tristement :

— Il est déjà bien tard. Dans trois ou quatre jours, que sera-ce ? La dissolution commence. Des milliers d’hommes maraudent chaque nuit, au delà des avant-postes. Une sorte d’armistice règne. Le feu allemand a cessé sur certains points, on s’abouche avec l’ennemi, qui fait miroiter à nos hommes l’espoir d’une paix immédiate. Pour tout dire, le soldat est dégoûté, il n’en veut plus.

— Qu’on essaie, dit Du Breuil, on verra !

Le lendemain 19, un second conseil de guerre se réunissait ; Boyer partait aussitôt après. Séance orageuse. Une chaude intervention de Changarnier avait rallié les suffrages à la démarche de Boyer auprès de l’Impératrice. Au milieu des récriminations les plus aigres, on avait violemment accusé Coffinières de surexciter la ville ; on lui reprochait d avoir reconnu dans ses actes officiels le Gouvernement de la Défense nationale. Un chef de corps le traitait de Président de la République de Metz, et demandait sa destitution immédiate. Un autre s’écriait qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir contresigné sa nomination. Coffinières répondait que sa démission avait été offerte, il en renouvelait l’offre au maréchal, qui refusait. De nouveau, il insistait sur la séparation complète de la ville et de l’armée, et rappelait que, le lendemain 20, il s’était engagé à ne plus fournir de vivres à l’armée. L’intendant-général s’était ému. Les hommes, à qui l’on n’avait pu prolonger les distributions de pain que par un extrême rationnement, n’auraient plus, dans deux jours, que de la viande de cheval. Chaque membre du conseil, décidait-on, userait de son influence sur les officiers et les troupes, pour leur faire accepter la solution désirée.

Le 19, le 20, le 21, la pluie, toujours. Du Breuil, Restaud, l’insouciant Décherac même, passaient par toutes les formes de l’attente maladive. Le vendredi, Du Breuil, pendant une éclaircie, fit le tour du Ban Saint-Martin. Il s’arrêtait auprès de chaque bivouac ; tous étaient mornes. C’était l’heure de la soupe ; les feux de bois mouillé s’allumaient avec peine, un vent violent rabattait la fumée aux visages. Les soldats trempés dans leurs manteaux, penchant des dos perclus, se coulaient, leurs gamelles à la main, sous les tentes, avalaient leur bouillon de cheval sans pain ni sel, et s’endormaient bien vite. Sommeil de jour, sommeil de nuit, une torpeur continue hébétait ces hommes qui avaient trop souffert, Du Breuil avait détourné les yeux, pour ne pas voir les chevaux. Il en mourait maintenant un millier par jour. Les tombereaux à cadavres ne suffisaient pas à les conduire aux fosses, on ne parvenait même plus à les abattre et à les enfouir ; charognes et squelettes, ils empestaient l’air, pourrissaient la boue.

Barrus, en train de propager dans les camps ses idées de révolte, était sorti d’une tente d’officier. Sa barbe, qu’il ne rasait plus, poussait drue et noire, ses yeux brûlaient :

— Eh bien, dit-il, l’infamie se consomme ! Nos chefs font appel, sans pudeur, à l’Empire qui nous a perdus ! Mais l’histoire racontera un jour ces ténébreuses machinations. La communication verbale que les chefs de corps ont faite à leurs officiers est inouïe, sans exemple. Et la déclaration aux généraux ! il la récita de mémoire :

Si la Régente donne son acquiescement aux propositions de paix, elle sera représentée par le maréchal Bazaine. L’armée ne touchera pas de vivres demain ; et après-demain, on lui donnera du vin et de la viande. Dans trois jours, l’armée française quittera Metz, avec le consentement des Prussiens, pour aller rétablir l’ordre en France. On demande aux chefs de corps de faire de nombreuses propositions pour la croix et la médaille. Les officiers toucheront la solde du mois de novembre. — Mais ce qu’on ne sait pas, ajouta-t-il d’un air mystérieux, c’est les termes du traité qu’emporte Boyer : Bazaine y stipule des pouvoirs si étendus qu’ils lui donnent la dictature. Et personne pour agir ! Les Messins ergotent et se disputent comme les Grecs de Byzance. Il y a des momens où j’ai envie de pénétrer chez Bazaine et de lui brûler la cervelle. On me fusillera, qu’est-ce que ça me fait ?

Il eut un geste désespéré, son exaltation grandit :

— Regardez : les routes sont des rivières, les bivouacs des marais, les tentes ont pris la couleur de la terre ; ne dirait-on pas, à voir leurs longues files, les tumulus d’un cimetière ? Ces hommes en loques sont des spectres plutôt que des soldats ! Voilà ce que Bazaine a fait de la plus belle armée de la France. Mais qu’il y prenne garde, un vengeur peut se lever !

Brusquement, il tira un papier de sa poche, dit : — « Tenez, lisez cela ! » et s’éloigna rapidement. Cela, c’était une proclamation manuscrite des gardes nationaux de Metz à leurs frères de l’armée, un appel aux armes. — À quoi bon ? songeait Du Breuil avec rage. L’armée se résignera, parce qu’elle est impuissante. Et la ville ? Que peut-elle ?… Mais s’avouer cela lui était la pire humiliation. Étre ainsi ligotté, jugulé, étouffé ; vouloir et ne pouvoir, ne rien être, ne rien oser, avoir aux poignets les menottes, au cou le carcan du devoir et de l’obéissance passive !…

Le dimanche 23, par un temps affreux, il allait à Metz ; il fut surpris de rencontrer en route d’Avol, monté sur un pur-sang plein de feu. Les deux mains libres, il maîtrisait de la gauche, avec un tact sûr, la bête indocile. Sans le vouloir, il éclaboussa d’une ruade Du Breuil, qui fronça le sourcil, en secouant sa manche tachée. D’Avol s’arrêta, mécontent ; et avec un sourire agressif :

— Il a besoin d’être sorti, il ne demande qu’à charger !

— Un nouveau cheval ? fit Du Breuil.

— Oui, des écuries de l’Empereur. Le prince d’Eylau me l’a vendu. Je le nourris du meilleur blé.

— Tu te mets bien ! Le maréchal a pourtant défendu la semaine dernière de nourrir ainsi les chevaux, fit Du Breuil en essayant de sourire, mais son aigreur perçait.

D’Avol dit :

— Désormais je ne prends conseil que de moi-même. Fou serait le soldat qui, voulant trouer, laisserait dépérir son cheval, rouiller ses armes. Qui veut la fin, veut les moyens… N’est-ce pas, mon vieux ? — il flatta l’encolure du pur-sang.

La bête tressaillit, prête à bondir des quatre pieds, l’œil brillant, le poil en sueur. D’Avol regarda de haut son ami :

— Eh bien, ton Juif ? on l’a fusillé !

— Quel Juif ?

— L’espion, Gugl. Tu ne portes donc plus ta bague ?

Du Breuil eut un « Non ! » sec.

— Tu vas chez les Bersheim ? continua d’Avol. Tu y trouveras Anine, elle sera charmée de te voir, n’en doute pas.

Stupéfait, Du Breuil le regarda. Le visage de d’Avol était mauvais :

— Bien du plaisir ! fit-il, et, sans autre adieu, il rassembla son cheval qui piaffait. Puis, au moment de rendre la main, se ravisant :

— Un conseil ! Tu as porté sur moi un blâme l’autre jour, en mon absence, devant Anine.

— Moi ?

— Oui, toi ! Tu as dit qu’il était criminel de vouloir sortir par une conjuration de l’impasse honteuse où nous sommes embourbés.

— Je le pense.

— C’est possible, ne le dis plus.

— Pourquoi ?

— Parce que je m’abstiens, moi, de dire devant Anine comment je juge ton inaction !

— Tu m’as pourtant blessé devant elle.

— Et toi, qui m’attaques par derrière ! Il y eut un dur, affreux silence, ils se pénétraient jusqu’au fond de l’âme. D’Avol reprit :

— Et puis, pendant que j’y suis, mon cher, retiens cela ; j’ai donné quelquefois des leçons de correction, je n’en ai jamais reçu.

— Il est encore temps.

D’Avol devint pâle :

— Tu me provoques !

Du Breuil répondit :

— Je suis las de tes railleries et de tes dédains. Je ne les mérite pas.

— Je n’aime pas les fourbes, reprit d’Avol avec une fureur concentrée. Qui t’a introduit chez les Bersheim ? Pourquoi me dessers-tu auprès d’Anine ? Est-ce que je n’ai pas compris vos regards, vos silences, l’accord de vos sourires ?

— Ne parlons pas de cette jeune fille, Jacques. Nous n’en avons le droit ni l’un ni l’autre !

Le visage de d’Avol prit une rigidité douloureuse :

— Si, puisque tu l’aimes ! Eh bien, qu’elle juge entre nous ! Moi, du moins, je risque ma vie pour l’honneur.

— Et moi, fit railleusement Du Breuil, je risque l’honneur pour sauver ma vie ? C’est cela que vous voulez dire ?

— Vous m’en épargnez le soin.

Du Breuil fit avec hauteur :

— Votre cheval s’impatiente…

D’Avol lui cria :

— Nous nous reverrons !

Et dans son regard, où se mêlaient jalousie, haine, reproches, parut toute l’horreur d’une affection qui s’infecte de venin. Il eut un geste d’adieu, de menaces. Son cheval, éperon au flanc, dans un bond de surprise l’emportait à travers un rejaillissement de flaques. Du Breuil éprouvait une douleur cuisante, mêlée de regrets, de remords ; son orgueil crispé ne l’empêchait pas de s’attendrir. En perdant d’Avol, il sentit combien son ami lui avait été cher. Il maudit cette affreuse guerre qui aigrissait le sang, exaspérait les caractères. L’appel au verdict d’Anine lui laissait une anxiété profonde. Ainsi Jacques s’avouait, se proclamait son rival, et tous deux luttaient, sans savoir ce que la jeune fille, enjeu de leur querelle, penserait de se voir ainsi disputée. Rien qu’en se rejetant son nom, ne lui faisaient-ils pas offense ? Du Breuil souffrit, à voir ses doutes, ses soupçons réalisés. Quoi ! d’Avol l’avait aimée, désirée ! Entreprenant, peut-être lui avait-il avoué son amour ?… La jalousie l’étreignit… Il connut la haine ; et en même temps l’injustice des accusations de son ami le révoltait. Fourbe, lui, si discret, si réservé ! lui qui ne pensait à Anine qu’avec une respectueuse ferveur !…

Dans la cour des Bersheim, un petit sous-lieutenant, blême et grelottant sous la pèlerine, le salua. Maurice, trois jours avant, avait reçu l’épaulette. Il arrivait du camp, lui aussi ; les fièvres d’Afrique l’avaient repris. Il tremblait comme un vieux. Bersheim sortit d’une des pièces du rez-de-chaussée, accompagné du docteur Sohier. Il avait vieilli, le père Coupe-Toujours : le surmenage, trop d’amputations !… Sa lèvre se relevait en une moue de dégoût et ses yeux exprimaient une violente antipathie pour tout ce qu’il apercevait. Il en avait trop vu, il en avait assez !

— Que voulez-vous que j’y fasse ? disait-il. Cette enfant a une bonne fièvre typhoïde. Si elle s’en tire, elle aura de la chance. Il parlait de la fillette des Thibaut.

— Et la mère qui est sur le point d’accoucher ! elle choisit bien son moment ! Et celui-là, fit-il en tâtant le pouls de Maurice ; va, mon garçon, tu peux avaler ta quinine ! Si Boyer ne nous tire pas d’ici, nous y claquerons tous !

Il eut un geste de colère contre le ciel sombre, la pluie, la ville pleine de blessés, avec son odeur de fièvre et de pourriture.

— Le Père Desroques se meurt, victime de sa charité et de son dévouement, dit Bersheim à Du Breuil, vous savez combien nous l’aimions.

À ce moment, Maurice toussa, d’une quinte sèche, violente, prolongée. Tout le monde le regarda, dans un silence. Sohier, brusquement furieux, répétait :

— Avale ta quinine, mon garçon, et porte de la laine sur le corps !

Un malaise pénible suivit son départ. On entra dans le cabinet de travail de Bersheim, Maurice s’éclipsait.

— Le général Boisjol sort d’ici, annonça Bersheim, il est outré. Chaque jour est une bataille perdue, m’a-t-il dit. Eh bien, quoi de neuf ? Boyer ?

Une dépêche du Luxembourg avait annoncé un retard de vingt-quatre heures, éprouvé par le général. Son retour ne pouvait tarder. Du Breuil ne savait rien d’autre, sinon les racontars sur l’échec de Bourbaki… L’Impératrice lui aurait laissé voir à quel point on avait abusé de sa crédulité. Ce Régnier, elle ne le connaissait pas, avait refusé de le recevoir ; le passeport dont il s’était autorisé, cette photographie signée du Prince impérial, venait de l’entourage. Elle-même, avec un noble patriotisme, répugnait à se jeter au travers des volontés de la France. Du Breuil eut aux yeux l’image de la Souveraine, traversant les salons de Saint-Cloud, avec son charme despotique, ses yeux altiers, dans tout l’éclat de sa beauté blonde. Un tel visage ne pouvait tromper : elle conserverait jusqu’au bout la majesté du renoncement et du silence… Boyer, à Versailles, avait vu une lettre de Bourbaki au roi de Prusse ; le général, autorisé sur ses instances à rentrer enfin à Metz, remerciait le souverain. Comment, dès lors, n’était-il pas encore revenu ? Sans doute, il avait été se mettre aux ordres du Gouvernement de la Défense. Le maréchal, d’autre part, venait de se décider à envoyer des émissaires au pouvoir nouveau. Deux interprètes, Valcourt et Prieskiewitch, avaient emporté une dépêche, où Bazaine, se plaignant de n’avoir reçu aucune nouvelle, en réclamait d’urgence ; car la famine, sous peu, allait le forcer à prendre un parti dans l’intérêt de la France et de l’armée.

— Comment, fit Bersheim indigné, le voilà qui court deux lièvres, à présent ! Ah ! oui, je comprends, si l’Impératrice refuse, il aura cherché à se mettre en règle avec le Gouvernement de fait. Il ne songe qu’à lui, toujours à lui, un peu tard à la vérité. Que son armée pourrisse et meure de misère, que lui importe !… On a fusillé des traîtres pour moins que cela !

Il reprit :

— Décidément, c’est la fin de Metz, la fin de l’armée, la fin de tout. Coffinières a fait savoir au conseil que, le 28, les habitans mangeront leur dernière bouchée de pain. Alors, c’est bien simple, si l’armée nous abandonne, les Allemands entreront ici au bout de quelques jours ; et quand ils auront pris possession de Metz, ils ne la rendront jamais ! jamais ! Ils déchireront un grand morceau de la France et en feront de la terre prussienne. Que deviendrons-nous. Messins, Français ? Pour moi, je m’expatrierai avec les miens ! Je dirai adieu à cette ville où ma famille a vécu, où mon père et ma mère reposent au cimetière. Ma fortune, je n’en parle pas, j’en laisserai les ruines derrière moi. La guerre m’aura tout pris ; mon fils André est mort, et celui qui me reste est faible et malade ! Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop de douleurs !…

Bersheim, accoudé sur son bureau, éclata en sanglots. Du Breuil en eut le cœur chaviré :

— Mon pauvre ami… du courage ! Rien n’est perdu… Boyer peut réussir… Nous pouvons encore trouer !… Demain c’est l’inconnu !…

]Mais il n’y croyait pas, et Bersheim n’y croyait pas davantage ; c’était pour les deux hommes une horrible détresse. La porte s’ouvrit, Anine entra. Elle vit son père qui pleurait, elle s’élança, l’entourant de ses bras :

— Père !… vous, si brave ! Vous qui donnez l’exemple… Quoi, vous aussi ? fit-elle, en se tournant vers Du Breuil, qui avait les yeux pleins de larmes, — si j’étais homme, non, je ne pleurerais pas. On ne pleure pas, lorsqu’on a rempli son devoir et qu’on n’a rien à se reprocher.

Dans le lourd cauchemar qui l’oppressait, Du Breuil sentit un allégement inexprimable ; elle l’absolvait donc, elle comprenait, elle le plaignait. Elle ne se payait pas de mots et de bravades. Elle lui faisait crédit d’honneur, elle ne doutait pas qu’il eût fait, qu’il fût prêt à faire tout le possible.

— Votre conscience est là, père !

Elle se tourna encore vers Du Breuil. Il ne put se méprendre à l’affectueux éclat de son regard.

— Si vous saviez, dit-elle avec un enthousiasme touchant, tout ce qu’il a dépensé de dévouement, de zèle, de charité dans ces trois mois. Mais nos ouvriers, nos blessés, tous ceux qui nous connaissent s’en souviendront. Allez, père ! Si Metz doit succomber, ce ne sera pas de votre faute ! Ce ne sera celle d’aucun soldat, d’aucun officier de cette armée vaillante ! À ceux qui ont la responsabilité d’en supporter le poids ! Pour eux le blâme, pour eux la honte ! Si Metz cesse d’être française, nous partirons ensemble et nous nous serrerons davantage pour moins sentir le froid de l’exil !…

— Ah ! murmura Bersheim, si l’armée voulait !

C’était son dernier cri de révolte ; il ne s’expliquait pas ce que l’armée pouvait faire, par quels moyens elle devait agir. Pour lui, elle n’avait qu’à se ruer en masse, en foule aveugle ; il oubliait qu’il faut des chefs aux soldats, un cerveau moteur à ce corps de géant muet.

— Père, dit doucement Anine, crois-tu que nos amis ne veuillent pas ?… Il faut pouvoir !

Nos amis : en disant ce mot, elle enveloppait Du Breuil d’un regard de pitié, de bonté loyales… Il en eut chaud au cœur.

— Certes ! déclara-t-il, on est allé aussi loin qu’on a pu sans ruiner la discipline. Lapasset, Bisson, ont réclamé des troupes et offert de trouer. Desvaux, Deligny, Boisjol, ne demandent qu’à foncer avec la Garde, mais il faut un ordre !

— Ah ! fit Bersheim, je comprends que Bazaine n’ose se montrer en ville, il y serait insulté, honni ; les pavés, d’eux-mêmes, se soulèveraient pour le lapider.

Du Breuil tristement rentrait à l’éternel Ban Saint-Martin. Marquis, rencontré sur la place Fabert, lui confia que le Comte de Paris était roi de France, avec Thiers et Trochu pour ministres. La paix était signée, elle nous coûtait quatre milliards. Marquis paraissait désolé :

— Juste au moment où les gens résolus allaient percer !

Le 24, pluie torrentielle. Frisch, en poussant la porte, apportait avec ses sabots la boue et le froid du dehors :

— Mon commandant, il n’y a plus d’avoine pour Cydalise. Mais j’ai trouvé un sac de graine de betteraves à acheter. Le cheval du capitaine Restaud est bien malade. — Il hasarda : — On dit qu’il y a des régimens où les hommes pleurent de faim.

Trois heures après, l’arrivée d’un parlementaire, apportant une dépêche de Frédéric-Charles, détruisait les dernières espérances de Bazaine : Bismarck télégraphiait l’échec de Boyer. L’Impératrice s’était refusée à toute espèce de transaction, comme à tout traité ayant pour base une cession de territoire. Le Gouvernement impérial, décidément, ne rencontrerait en France aucun appui. Le roi ne voulait pas l’imposer. Le maréchal n’avait d’ailleurs donné aucune des garanties demandées comme base première de toute convention, c’est-à-dire la cession de la ville de Metz et la signature des chefs de l’armée reconnaissant la Régence et s’engageant à la rétablir. Dans ces conditions, il n’y avait plus lieu de continuer les négociations politiques. La question se posait militairement ; c’était aux événemens de la guerre à la résoudre.

Chose étrange. Du Breuil la pressentait, l’attendait, cette réponse du chancelier ; et pourtant elle le frappa d’une déception si cruelle qu’une rage indicible lui montait au cœur. Le maréchal et son conseil joués, dupés ! L’Impératrice, avec une grandeur digne, refusait de s’entremettre, la partie de l’Empire était perdue depuis le premier jour. Bismarck, en faisant luire le mirage des négociations, nous avait acculés à l’épuisement final ! Il levait le masque, maintenant ! Quel parti allait prendre le Conseil, convoqué sur l’heure ? quelles résolutions énergiques et désespérées ?…

Quand ce Conseil interminable prit fin. Du Breuil et ses compagnons apprirent que le recours aux armes était jugé impossible. Crédules jusqu’au bout, Bazaine et son Conseil investissaient le général Changarnier de la pénible mission de parlementer avec le vainqueur. Avec l’autorité de son nom illustre, le vétéran consentait à aller demander au prince Frédéric-Charles les conditions suivantes : Neutralisation de l’armée sur place et armistice de ravitaillement ; offre de faire appel aux députés et aux pouvoirs en exercice lors de la constitution de mai 1870, pour traiter de la paix. Si ce premier article n’était pas accepté, demander l’internement sur un point du territoire pour y remplir la même mission d’ordre ; sinon, obtenir, dans les clauses d’une capitulation pour manque de vivres, l’envoi de l’armée en Algérie.

— Non, fit Du Breuil, se bercer encore d’espoirs politiques en un pareil moment, cela dépasse toute imagination !

Les opinions des commandans en chef étaient sévèrement discutées. Seuls, Desvaux, Lebœuf et Coffinières avaient réclamé une sortie désespérée. La Garde, avait dit Desvaux, suivrait ses généraux et ses officiers. Mais tous les autres s’étaient élevés contre une sortie partielle ; Ladmirault, prêt d’ailleurs à obéir, entrevoyait le plus grand désastre, Frossard et Soleille confirmaient ses dires ; la cavalerie était à pied, l’artillerie ne pouvait être traînée. Toutes directions de sortie avaient été reconnues impraticables. Plus de pain, la viande allait manquer. Il ne restait qu’à traiter.

Du Breuil passa une nuit funèbre. En vain appelait-il le sommeil ; mille pensées ardentes, furieuses, taons dévorans, le dévorèrent. Les ténèbres l’étouffaient. En dépit du froid, de l’humidité des murs, il haletait, le sang aux tempes ; il ralluma sa bougie. Où était-il ? Pourquoi était-il là ? Jamais l’horreur de la situation ne lui était apparue à ce point saisissante.

Voilà donc où d’heure en heure, de minute en minute, par nonchalance, par inertie, au leurre des pourparlers incertains, on en était arrivé… La capitulation !… Malgré les éclairs qui lui avaient, en certains momens de lucidité, dévoilé la pente ténébreuse, il n’avait jamais sondé la profondeur du gouffre. Toutes les protestations de sa conscience indignée se firent alors jour. Ses révoltes contenues s’ameutèrent contre le chef qui, par son imprévoyance, son incurie, son incapacité, avait préparé le désastre qu’achevaient aujourd’hui son égoïsme et son ambition. Il revécut ces trois mois, toutes ces heures dont aucune n’avait été sans souffrance. Les fautes, inconscientes ou voulues, du maréchal l’obsédaient.

C’étaient, au moment de la retraite sur Verdun, le 14 août, la mise à l’écart de son indispensable collaborateur, le général Jarras, la lenteur des ordres, tardifs et insuffisans, les ponts non détruits, l’emploi d’une seule route quand il s’en offrait quatre, le licenciement du train auxiliaire qui portait les vivres ; puis, sitôt débarrassé de l’Empereur, cet incompréhensible arrêt, le 16 août, après le glorieux combat de Rezonville. Ensuite le retour sous Metz, que ne justifiaient ni l’état des vivres ni celui des munitions, la façon honteuse dont il avait laissé écraser Canrobert, le 18, malgré ses appels pressans et réitérés. Il avait trompé l’Empereur en alléguant le manque de vivres pour ne pas reprendre sa marche, en laissant croire, le 19, qu’il allait gagner Montmédy, — ce qui avait déterminé Mac-Mahon à lui porter secours, enfin en annonçant au ministre de la guerre, le 26 août, qu’il ne pouvait forcer les lignes ennemies, tandis qu’il assurait à Mac-Mahon qu’il percerait quand il voudrait !

Une fois rentré dans le camp retranché, — s’il était décidé à n’en pas sortir, quelles mesures avait-il prises pour approvisionner son armée ? Aucune. Les ressources des environs de Metz, il ne les avait pas fait rentrer. Et celles qui existaient, il les avait dilapidées en ne rationnant pas immédiatement l’armée et la ville, en laissant les soldats gaspiller les denrées et le pain, en donnant aux chevaux le blé ou le seigle qui eussent nourri les hommes. Mais peut-être avait-il compté sortir ? La conférence de Grimont n’était alors qu’une comédie, il avait trompé ses lieutenans : non content de leur cacher la marche de l’armée de Châlons, qu’une dépêche lui avait apprise, il s’était bien gardé de leur communiquer ses propres dépêches à l’Empereur, au ministre, au maréchal. Il avait, sachant les approvisionnemens reconstitués, laissé Soleille affirmer qu’il n’y avait plus de munitions que pour une bataille. Et pourquoi n’avait-il pas percé à Noisseville, le 31 août et le 1er septembre ? Depuis Sedan, qu’avait-il fait, sinon d’entamer des ouvertures avec l’ennemi : les renseignemens demandés au prince Frédéric-Charles, Régnier pris pour confident, Bourbaki se rendant librement à Hastings, Boyer envoyé à Bismarck, puis à l’Impératrice ?

Jusqu’au bout, il avait trompé le Conseil. Le 10 octobre, il avait tu ses pourparlers, l’incident Régnier, les motifs du départ de Bourbaki, les dépôts de vivres de Thionville et de Longwy ! Les négociations que le Conseil était d’avis d’engager, il n’avouait pas les avoir déjà tentées lui-même sans succès ! Le 18, il interceptait les journaux apportés par Boyer. Il exagérait les mauvaises nouvelles, les faisait répandre dans les camps. Pas de moyens qu’il n’eût trouvés bons pour énerver son armée, et briser en elle toute énergie, pour la transformer en eunuque docile, en instrument passif de sa politique… Qu’avait-il donc rêvé, ce soldat heureux, ce parvenu de la guerre, enrichi d'honneurs ? Quel pouvoir ? quelle domination ? Comment, pas une fois, il n’avait été ému par la détresse de ses soldats, leur faim, leur misère ! Jamais le râle des blessés n’était parvenu à son oreille ; jamais il n’avait mis le pied dans les hôpitaux ou les ambulances ! Inconnu aux troupes mêmes, passant obscur et sans escorte au milieu d'elles, vite retiré dans sa louche maison, il semblait étranger à toutes ces souffrances dont il avait la garde, à toutes ces vies dont l’honneur lui avait été confié.

Les fautes, les erreurs de chacun, ne couvraient pas les siennes. En vain avait-il cherché à s’abriter derrière ceux qu’il laissait écraser dans le péril. La loi était formelle. Il commandait à tous, il paierait pour tous. Les portes de l’histoire s’étaient ouvertes devant lui : l’une menait vers des champs de lauriers sous la lumière ; l’autre entre-bâillait sa sentine obscure.

Il avait choisi.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre et 1er et 15 octobre.