Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 16

Librairie nouvelle (p. 100-105).


CHAPITRE XVI

CHEZ MADAME D’ESPARD


Environ deux mois avant le triomphe de Simon Giguet comme candidat, à onze heures, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré, au moment où l’on servit le thé chez la marquise d’Espard, le chevalier d’Espard, son beau-frère, dit en posant sa tasse et en regardant le cercle formé autour de la cheminée : — Maxime était bien triste, ce soir, ne trouvez-vous pas ?…

— Mais, répondit Rastignac, sa tristesse est assez explicable, il a quarante-huit ans ; à cet âge, on ne se fait plus d’amis ; et quand nous avons enterré de Marsay, Maxime a perdu le seul homme capable de le comprendre, de le servir et de se servir de lui…

— Il a sans doute quelques dettes pressantes, ne pourriez-vous pas le mettre à même de les payer ? dit la marquise à Rastignac.

En ce moment Rastignac était pour la seconde fois ministre, il venait d’être fait comte presque malgré lui ; son beau-père, le baron de Nucingen, avait été nommé pair de France, son frère était évêque, le comte de la Roche-Hugon, son beau-frère, était ambassadeur, et il passait pour être indispensable dans les combinaisons ministérielles à venir.

— Vous oubliez toujours, chère marquise, répondit Rastignac, que notre gouvernement n’échange son argent que contre de l’or, il ne comprend rien aux hommes.

— Maxime est-il homme à se brûler la cervelle ? demanda le banquier du Tillet.

— Ah ! tu le voudrais bien, nous serions quittes, répondit au banquier le comte Maxime de Trailles que chacun croyait parti.

Et le comte se dressa comme une apparition du fond d’un fauteuil placé derrière celui du chevalier d’Espard. Tout le monde se mit à rire.

— Voulez-vous une tasse de thé ? lui dit la jeune comtesse de Rastignac que la marquise avait priée de faire les honneurs à sa place.

— Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.

Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelés Gants jaunes, et depuis Lions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfants méchants.

Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée la Belle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs de madame de Restaud, la sœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.

Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa sœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’État dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la révolution de Juillet.

Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés ; mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait ; il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefois avoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.

Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur ; il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différents ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée.

Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, car les dynasties qui commencent ont, comme les enfants, des langes tachés.

Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage ; il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup d’œil qui constitue les bravi de la pensée et de la haute politique. De semblables instruments sont à la fois rares et nécessaires.

Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.

— En politique, on ne fait chanter qu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.

Maxime était homme à sonder la profondeur de ce mot.

De Marsay mort, le comte Maxime de Trailles était retombé dans sa vie antérieure. Il allait jouer tous les ans aux eaux, il revenait passer l’hiver à Paris ; mais, s’il recevait quelques sommes importantes, venues des profondeurs de certaines caisses extrêmement avares, cette demi-solde due à l’homme intrépide qu’on pouvait employer d’un moment à l’autre, et qui avait la confidence de bien des mystères de la contre-diplomatie, était insuffisante pour les dissipations d’une vie aussi splendide que celle du roi des dandies, du tyran de quatre ou cinq clubs parisiens. Aussi le comte Maxime avait-il souvent des inquiétudes sur la question financière. Sans propriété, il n’avait jamais pu consolider sa position en se faisant nommer député ; puis, sans fonctions ostensibles, il lui était impossible de mettre le couteau sous la gorge à quelque ministère pour se faire nommer pair de France. Or, il se voyait gagné par le temps, car ses profusions avaient entamé sa personne aussi bien que ses diverses fortunes. Malgré ses beaux dehors, il se connaissait et ne pouvait se tromper sur lui-même, il pensait à faire une fin, à se marier.

Homme d’esprit, il ne s’abusait pas sur sa considération ; il savait bien qu’elle était mensongère. Il ne devait donc y avoir de femmes pour lui ni dans la haute société de Paris, ni dans la bourgeoisie ; il lui fallait prodigieusement de méchanceté, de bonhomie apparente et de services rendus pour se faire supporter, car chacun désirait sa chute, et une mauvaise veine pouvait le perdre. Une fois envoyé à la prison de Clichy ou à l’étranger par quelques lettres de change intraitables, il tombait dans le précipice où l’on peut voir tant de carcasses politiques qui ne se consolent pas entre elles.

En ce moment même, il craignait les éboulements de quelques portions de cette voûte menaçante que les dettes élèvent au-dessus de plus d’une tête parisienne. Il avait laissé les soucis apparaître sur son front, il venait de refuser de jouer chez madame d’Espard, il avait causé avec les femmes en donnant des preuves de distraction, et il avait fini par rester muet et absorbé dans le fauteuil d’où il venait de se lever comme le spectre de Banquo.

Le comte Maxime de Trailles se trouva l’objet de tous les regards, directs ou indirects, placé comme il l’était au milieu de la cheminée, illuminé par les feux croisés de deux candélabres. Le peu de mots dits sur lui l’obligeait en quelque sorte à se poser fièrement, et il se tenait, en homme d’esprit, sans arrogance, mais avec l’intention de se montrer au-dessus des soupçons.

Un peintre n’aurait jamais pu rencontrer un meilleur moment pour saisir le portrait de cet homme, certainement extraordinaire. Ne faut-il pas être doué de facultés rares pour jouer un pareil rôle, pour avoir toujours séduit les femmes pendant trente ans, pour se résoudre à n’employer ses dons que dans une sphère cachée, en incitant un peuple à la révolte, en surprenant les secrets d’une politique astucieuse, en ne triomphant que dans les boudoirs ou dans les cabinets ?

N’y a-t-il pas je ne sais quoi de grand à s’élever aux plus hauts calculs de la politique, et à retomber froidement dans le néant d’une vie frivole ? Quel homme de fer que celui qui résiste aux alternatives du jeu, aux rapides voyages de la politique, au pied de guerre de l’élégance et du monde, aux dissipations des galanteries nécessaires, qui fait de sa mémoire une bibliothèque de ruses et de mensonges, qui enveloppe tant de pensées diverses, tant de manéges sous une impénétrable élégance de manières ! Si le vent de la faveur avait soufflé dans ces voiles toujours tendues, si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun, sans Pignerol.