Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 15

Librairie nouvelle (p. 94-100).


CHAPITRE XV

INTERROGATOIRE SUBI PAR L’INCONNU


Introduit par l’hôte du Mulet, Antonin Goulard trouva l’inconnu dans la pièce de laquelle il avait fait un salon, et il se vit sous le coup d’un lorgnon tenu de la façon la plus impertinente.

— Monsieur, dit Antonin Goulard avec une espèce de hauteur, je viens d’apprendre, par la femme de l’aubergiste, que vous refusez de vous conformer aux ordonnances de police, et, comme je ne doute pas que vous ne soyez une personne distinguée, je viens moi-même…

— Vous vous nommez Goulard ?… demanda l’inconnu d’une voix de tête.

— Je suis le sous-préfet, monsieur… répondit Antonin Goulard.

— Votre père n’appartenait-il pas aux Simeuse ?…

— Et moi, monsieur, j’appartiens au gouvernement, voilà la différence des temps…

— Vous avez un domestique nommé Julien, qui veut enlever la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?…

— Monsieur, je ne permets à personne de me parler ainsi, dit Goulard, vous méconnaissez mon caractère…

— Et vous voulez savoir le mien ! riposta l’inconnu. Je me fais donc connaître… On peut mettre sur le livre de l’aubergiste : Impertinent, Venant de Paris, Questionneur, Âge douteux, Voyageant pour son plaisir. Ce serait une innovation très-goûtée en France, que d’imiter l’Angleterre dans sa méthode de laisser les gens aller et venir selon leur bon plaisir, sans les tracasser, sans leur demander à tout moment des papiers… Je suis sans passe-port, que ferez-vous ?

— Monsieur, le procureur du roi est là, sous les tilleuls… dit le sous-préfet.

— Monsieur Marest !… vous lui souhaiterez le bonjour de ma part…

— Mais qui êtes-vous ?…

— Ce que vous voudrez que je sois, mon cher monsieur Goulard, dit l’inconnu, car c’est vous qui déciderez en quoi je serai dans cet arrondissement. Donnez-moi un bon conseil sur ma tenue. Tenez, lisez.

Et l’inconnu tendit au sous-préfet une lettre ainsi conçue :

(Cabinet).PRÉFECTURE DE L’AUBE.
« Monsieur le Sous-préfet,

« Vous vous concerterez avec le porteur de la présente pour l’élection d’Arcis, et vous vous conformerez à tout ce qu’il pourra vous demander. Je vous engage à garder la plus entière discrétion, et à le traiter avec les égards dus à son rang. »

Cette lettre était écrite et signée par le préfet.

— Vous avez fait de la prose sans le savoir ! dit l’inconnu en reprenant la lettre.

Antonin Goulard, déjà frappé par l’air gentilhomme et les manières de ce personnage, devint respectueux.

— Et comment, monsieur ? demanda le sous-préfet.

— En voulant débaucher Anicette… Elle est venue nous dire les tentatives de corruption de Julien, que vous pourriez nommer Julien l’Apostat, car il a été vaincu par le jeune Paradis, mon tigre, et il a fini par avouer que vous souhaitiez faire entrer Anicette au service de la plus riche maison d’Arcis. Or, comme la plus riche maison d’Arcis est celle des Beauvisage, je ne doute pas que ce ne soit mademoiselle Cécile qui veut jouir de ce trésor…

— Oui, monsieur…

— Eh bien ! Anicette entrera ce matin au service des Beauvisage !

Il siffla. Paradis se présenta si rapidement que l’inconnu lui dit : Tu écoutais !

— Malgré moi, monsieur le comte ; les cloisons sont en papier… Si monsieur le comte le veut, j’irai dans une chambre en haut…

— Non, tu peux écouter, c’est ton droit… C’est à moi à parler bas quand je ne veux pas que tu connaisses mes affaires… Tu vas retourner à Cinq-Cygne, et tu remettras de ma part cette pièce de vingt francs à la petite Anicette… — Julien aura l’air de l’avoir séduite pour votre compte. Cette pièce d’or signifie qu’elle peut suivre Julien, dit l’inconnu en se tournant vers Goulard. Anicette ne sera pas inutile au succès de notre candidat…

— Anicette ?…

— Voici, monsieur le sous-préfet, trente-deux ans que les femmes de chambre me servent… J’ai eu ma première aventure à treize ans, absolument comme le régent, le trisaïeul de notre roi… Connaissez-vous la fortune de cette demoiselle Beauvisage ?

— On ne peut pas la connaître, monsieur ; car hier, chez madame Marion, madame Séverine a dit que M. Grévin, le grand-père de Cécile, donnerait à sa petite-fille l’hôtel de Beauséant et deux cent mille francs en cadeau de noces…

Les yeux de l’inconnu n’exprimèrent aucune surprise ; il eut l’air de trouver cette fortune très-médiocre.

— Connaissez-vous bien Arcis ? demanda-t-il à Goulard.

— Je suis le sous-préfet et je suis né dans le pays.

— Eh bien ! comment peut-on y déjouer la curiosité ?

— Mais en y satisfaisant. Ainsi, monsieur le comte a son nom de baptême, qu’il le mette sur les registres avec son titre.

— Bien, le comte Maxime…

— Et si monsieur veut prendre la qualité d’administrateur du chemin de fer, Arcis sera content, et on peut l’amuser avec ce bâton flottant pendant quinze jours.

— Non, je préfère la condition d’irrigateur, c’est moins commun… Je viens pour mettre les terres de Champagne en valeur. Ce sera, mon cher monsieur Goulard, une raison de m’inviter à dîner chez vous avec les Beauvisage, demain… je tiens à les voir, à les étudier.

— Je suis trop heureux de vous recevoir, dit le sous-préfet ; mais je vous demande de l’indulgence pour les misères de ma maison…

— Si je réussis dans l’élection d’Arcis, au gré des vœux de ceux qui m’envoient, vous serez préfet, mon cher ami, dit l’inconnu. Tenez, lisez, dit-il en tendant deux autres lettres à Antonin.

— C’est bien, monsieur le comte, dit Goulard en rendant les lettres.

— Récapitulez toutes les voix dont peut disposer le ministère, et surtout n’ayons pas l’air de nous entendre. Je suis un spéculateur et je me moque des élections !…

— Je vais vous envoyer le commissaire de police pour vous forcer à vous inscrire sur le livre de Poupard.

— C’est très-bien… Adieu, monsieur. Quel pays que celui-ci ! dit le comte à haute voix. On ne peut pas y faire un pas sans que tout le monde, jusqu’au sous-préfet, soit sur votre dos.

— Vous aurez à faire au commissaire de police, monsieur, dit Antonin.

On parla vingt minutes après chez madame Mollot d’une altercation survenue entre le sous-préfet et l’inconnu.

— Eh bien ! de quel bois est le soliveau tombé dans notre marais ? dit Olivier Vinet à Goulard en le voyant revenir du Mulet.

— Un comte Maxime qui vient étudier le système géologique de la Champagne dans l’intention d’y trouver des sources minérales, répondit le sous-préfet d’un air dégagé.

— Dites des ressources, répondit Olivier.

— Il espère réunir des capitaux dans le pays ?… dit monsieur Martener.

— Je doute que nos royalistes donnent dans ces mines-là, répondit Olivier Vinet en souriant.

— Que présumez-vous, d’après l’air et les gestes de madame Marion, dit le sous-préfet qui brisa la conversation en montrant Simon et sa tante en conférence.

Simon était allé au-devant de sa tante, et causait avec elle sur la place.

— Mais s’il était accepté, je crois qu’un mot suffirait pour le lui dire, répliqua le substitut.

— Eh bien ! dirent à la fois les deux fonctionnaires à Simon qui venait sous les tilleuls.

— Eh bien ! ma tante a bon espoir. Madame Beauvisage et le vieux Grévin, qui partait pour Gondreville, n’ont pas été surpris de notre demande ; on a causé des fortunes respectives, on veut laisser Cécile entièrement libre de faire un choix. Enfin, madame Beauvisage a dit que, quant à elle, elle ne voyait pas d’objections contre une alliance de laquelle elle se trouvait très-honorée, qu’elle subordonnerait néanmoins sa réponse à ma nomination et peut-être à mon début à la Chambre, et le vieux Grévin a parlé de consulter le comte de Gondreville, sans l’avis de qui jamais il ne prenait de décision importante…

— Ainsi, dit nettement Goulard, tu n’épouseras pas Cécile, mon vieux !

— Et pourquoi ? s’écria Giguet ironiquement.

— Mon cher, madame Beauvisage va passer avec sa fille et son mari quatre soirées par semaine dans le salon de ta tante ; ta tante est la femme la plus comme il faut d’Arcis, elle est, quoiqu’il y ait vingt ans de différence entre elle et madame Beauvisage, l’objet de son envie, et tu crois que l’on ne doit pas envelopper un refus de quelques façons…

— Ne dire ni oui, ni non, reprit Vinet, c’est dire non, eu égard aux relations intimes de vos deux familles. Si madame Beauvisage est la plus grande fortune d’Arcis, madame Marion en est la femme la plus considérée ; car, à l’exception de la femme de notre président, qui ne voit personne, elle est la seule qui sache tenir un salon ; elle est la reine d’Arcis. Madame Beauvisage paraît vouloir mettre de la politesse à son refus, voilà tout.

— Il me semble que le vieux Grévin s’est moqué de votre tante, mon cher, dit Frédéric Marest.

— Vous avez attaqué hier le comte de Gondreville, vous l’avez blessé, vous l’avez grièvement offensé, car Achille Pigoult l’a vaillamment défendu… et on veut le consulter sur votre mariage avec Cécile !…

— Il est impossible d’être plus narquois que le vieux père Grévin, dit Vinet.

— Madame Beauvisage est ambitieuse, répondit Goulard, et sait très-bien que sa fille aura deux millions ; elle veut être la belle-mère d’un ministre ou d’un ambassadeur, afin de trôner à Paris.

— Eh bien ! pourquoi pas ? dit Simon Giguet.

— Je te le souhaite, répondit le sous-préfet en regardant le substitut avec lequel il se mit à rire quand ils furent à quelques pas. Il ne sera pas seulement député ! dit-il à Olivier, le ministère a des intentions. Vous trouverez chez vous une lettre de votre père qui vous enjoint de vous assurer des personnes de votre ressort, dont les votes appartiennent au ministère, il y va de votre avancement, et il vous recommande la plus entière discrétion.

— Et pour qui devront voter nos huissiers, nos avoués, nos juges de paix, nos notaires ! fit le substitut.

— Pour le candidat que je vous nommerai…

— Mais comment savez-vous que mon père m’écrit, et ce qu’il m’écrit ?…

— Par l’inconnu…

— L’homme des mines !

— Mon cher Vinet, nous ne devons pas le connaître, traitons-le comme un étranger… Il a vu votre père à Provins, en y passant. Tout à l’heure, ce personnage m’a salué par un mot du préfet qui me dit de suivre, pour les élections d’Arcis, toutes les instructions que me donnera le comte Maxime. Je ne pouvais pas ne point avoir une bataille à livrer, je le savais bien ! Allons dîner ensemble et dressons nos batteries : il s’agit pour vous de devenir procureur du roi à Mantes, pour moi d’être préfet, et nous ne devons pas avoir l’air de nous mêler des élections, car nous sommes entre l’enclume et le marteau. Simon est le candidat d’un parti qui veut renverser le ministère actuel et qui peut réussir ; mais pour des gens aussi intelligents que nous, il n’y a qu’un parti à prendre…

— Lequel ?

— Servir ceux qui font et défont les ministères… Et la lettre que l’on m’a montrée est d’un des personnages qui sont les compères de la pensée immuable.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’expliquer quel était ce mineur, et ce qu’il venait extraire de la Champagne.