Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 14

Librairie nouvelle (p. 88-94).


CHAPITRE XIV

OÙ LE CANDIDAT PERD UNE VOIX


En ce moment, Simon Giguet, qui venait d’achever ses courbettes en paroles à tous les gens influents d’Arcis, et qui se regardait comme sûr de son élection, vint se joindre au cercle qui entourait Cécile et mademoiselle Mollot. La soirée était assez avancée. Dix heures sonnaient. Après avoir énormément consommé de gâteaux, de verres d’orgeat, de punch, de limonades et de sirops variés, ceux qui n’étaient venus chez madame Marion, ce jour-là, que pour des raisons politiques, et qui n’avaient pas l’habitude de ces planches, pour eux aristocratiques, s’en allèrent d’autant plus promptement qu’ils ne se couchaient jamais si tard. La soirée allait donc prendre un caractère d’intimité. Simon Giguet espéra pouvoir échanger quelques paroles avec Cécile, et il la regarda en conquérant. Ce regard blessa Cécile.

— Mon cher, dit Antonin à Simon en voyant briller sur la figure de son ami l’auréole du succès, tu viens dans un moment où les gens d’Arcis ont tort…

— Très-tort, dit Ernestine à qui Cécile poussa le coude. Nous sommes folles, Cécile et moi, de l’inconnu ; nous nous le disputons !

— D’abord, ce n’est plus un inconnu, dit Cécile, c’est un comte !

— Quelque farceur ! répliqua Simon Giguet d’un air de mépris.

— Diriez-vous cela, monsieur Simon, répondit Cécile piquée, en face à un homme à qui la princesse de Cadignan vient d’envoyer ses gens, qui a dîné à Gondreville aujourd’hui, qui va passer la soirée ce soir chez la marquise de Cinq-Cygne ?

Ce fut dit si vivement et d’un ton si dur, que Simon en fut déconcerté.

— Ah ! mademoiselle, dit Olivier Vinet, si l’on se disait en face ce que nous disons tous les uns des autres en arrière, il n’y aurait plus de société possible. Les plaisirs de la société, surtout en province, consistent à se dire du mal les uns des autres…

— Monsieur Simon est jaloux de ton enthousiasme pour le comte inconnu, dit Ernestine.

— Il me semble, dit Cécile, que monsieur Simon n’a le droit d’être jaloux d’aucune de mes affections…

Sur ce mot, accentué de manière à foudroyer Simon, Cécile se leva ; chacun lui laissa le passage libre, et elle alla rejoindre sa mère qui terminait ses comptes au whist.

— Ma petite ! s’écria madame Marion en courant après l’héritière, il me semble que vous êtes bien dure pour mon pauvre Simon !

— Qu’a-t-elle fait, cette chère petite chatte ? demanda madame Beauvisage.

— Maman, monsieur Simon a souffleté mon inconnu du mot de farceur.

Simon suivit sa tante, et arriva sur le terrain de la table à jouer. Les quatre personnages dont les intérêts étaient si graves se trouvèrent alors réunis au milieu du salon, Cécile et sa mère d’un côté de la table, madame Marion et son neveu de l’autre.

— En vérité, madame, dit Simon Giguet, avouez qu’il faut avoir bien envie de trouver des torts à quelqu’un pour se fâcher de ce que je viens de dire d’un monsieur dont parle tout Arcis et qui loge au Mulet

— Est-ce que vous trouvez qu’il vous fait concurrence ? dit en plaisantant madame Beauvisage.

— Je lui en voudrais, certes, beaucoup, s’il était cause de la moindre mésintelligence entre mademoiselle Cécile et moi, dit le candidat en regardant la jeune fille d’un air suppliant.

— Vous avez eu, monsieur, un ton tranchant en lançant votre arrêt, qui prouve que vous serez très-despote, et vous avez raison ; si vous voulez être ministre, il faut beaucoup trancher…

En ce moment, madame Marion prit madame Beauvisage par le bras et l’emmena sur un canapé. Cécile, se voyant seule, rejoignit le cercle où elle était assise, afin de ne pas écouter la réponse que Simon pouvait faire, et le candidat resta très-sot devant la table où il s’occupa machinalement à jouer avec les fiches.

— Il a des fiches de consolation, dit Olivier Vinet qui suivait cette petite scène.

Ce mot, quoique dit à voix basse, fut entendu de Cécile, qui ne put s’empêcher d’en rire.

— Ma chère amie, disait tout bas madame Marion à madame Beauvisage, vous voyez que rien maintenant ne peut empêcher l’élection de mon neveu.

— J’en suis enchantée pour vous et pour la chambre des députés, dit Séverine.

— Mon neveu, ma chère, ira très-loin… Voici pourquoi : sa fortune à lui, celle que lui laissera son père et la mienne, feront environ trente mille francs de rentes. Quand on est député, que l’on a cette fortune, on peut prétendre à tout.

— Madame, il aura notre admiration, et nos vœux le suivront dans sa carrière ; mais…

— Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfants se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature ?… Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de Chargebœuf de l’avoir épousé ; la voilà bientôt femme d’un garde des sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.

— Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’inconnu que, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis, Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père, qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…

— Certainement ! dit madame Marion stupéfaite de cette confidence qui rendait le mariage de son fils d’autant plus difficile avec Cécile.

— Cécile n’aurait rien à attendre de son grand-père Grévin, reprit madame Beauvisage, qu’elle ne se marierait pas sans le consulter. Le gendre que mon père avait choisi vient de mourir ; j’ignore ses nouvelles intentions. Si vous avez quelques propositions à faire, allez voir mon père.

— Eh ! bien, j’irai, dit madame Marion.

Madame Beauvisage fit un signe à Cécile, et toutes deux elles quittèrent le salon.

Le lendemain, Antonin et Frédéric Marest se trouvèrent, selon leur habitude, après déjeuner, avec monsieur Martener et Olivier sous les tilleuls de l’Avenue aux Soupirs, fumant leurs cigares et se promenant. Cette promenade est un des petits plaisirs des autorités en province, quand elles vivent bien ensemble.

Après que les promeneurs eurent fait quelques tours, Simon Giguet vint se joindre à eux, et d’un air mystérieux :

— Tu dois rester fidèle à un vieux camarade qui veut te faire donner la rosette d’officier et une préfecture, lui dit-il.

— Tu commences déjà ta carrière politique, dit Antonin en riant, tu veux me corrompre, enragé puritain ?

— Veux-tu me seconder ?

— Mon cher, tu sais bien que Bar-sur-Aube vient voter ici. Qui peut garantir une majorité dans ces circonstances-là ? Mon collègue de Bar-sur-Aube se plaindrait de moi si je ne faisais pas les mêmes efforts que lui dans le sens du gouvernement, et ta promesse est conditionnelle, tandis que ma destitution est certaine.

— Mais je n’ai pas de concurrents…

— Tu le crois, dit Antonin ; mais…

Il s’en présentera, garde-toi d’en douter.

— Et ma tante, qui sait que je suis sur des charbons ardents, et qui ne vient pas !… s’écria Giguet. Oh ! voici trois heures qui peuvent compter pour trois années…

Et son secret lui échappa ! Il avoua à son ami que madame Marion était allée le proposer au vieux Grévin comme le prétendu de Cécile.

Les deux amis s’étaient avancés jusqu’à la hauteur de la route de Brienne, en face de l’hôtel du Mulet. Pendant que l’avocat regardait la rue en pente par laquelle sa tante devait revenir du pont, le sous-préfet examinait les ravins que les pluies avaient tracés sur la place.

Arcis n’est pavé ni en grès, ni en cailloux, car les plaines de la Champagne ne fournissent aucuns matériaux propres à bâtir, et encore moins de cailloux assez gros pour faire un pavage en cailloutis. Une ou deux rues et quelques endroits ont des chaussées ; mais toutes les autres sont imparfaitement macadamisées, et c’est assez dire en quel état elles se trouvent par les temps de pluie. Le sous-préfet se donnait une contenance, en paraissant exercer ses méditations sur cet objet important ; mais il ne perdait pas une des souffrances intimes qui se peignaient sur la figure altérée de son camarade.

En ce moment, l’inconnu revenait du château de Cinq-Cygne, où vraisemblablement il avait passé la nuit. Goulard résolut d’éclaircir par lui-même le mystère dans lequel s’enveloppait l’inconnu qui, physiquement, était enveloppé dans cette petite redingote en gros drap, appelée paletot et alors à la mode. Un manteau, jeté sur les pieds de l’inconnu comme une couverture, empêchait de voir le corps. Enfin, un énorme cache-nez en cachemire rouge montait jusques sur les yeux. Le chapeau, crânement mis sur le côté, n’avait cependant rien de ridicule. Jamais un mystère ne fut si mystérieusement emballé, entortillé.

— Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupard ! ouvrez ! cria-t-il d’une voix aigrelette.

Les trois domestiques du Mulet s’attroupèrent, et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l’inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l’auberge.

— Madame Poupard, dit Antonin, voulez-vous demander à votre monsieur… monsieur !…

— Je ne sais pas son nom, dit la sœur de Gothard.

— Vous avez tort ! les ordonnances de police sont formelles, et M. Groslier ne badine pas, comme tous les commissaires de police qui n’ont rien à faire.

— Les aubergistes n’ont jamais de torts en temps d’élection, dit le tigre qui descendait de cheval.

— Je vais aller répéter ce mot à Vinet, se dit le sous-préfet. — Va demander à ton maître s’il peut recevoir le sous-préfet d’Arcis.

Et Antonin Goulard rejoignit les trois promeneurs, qui s’étaient arrêtés au bout de l’Avenue en voyant le sous-préfet en conversation avec le tigre, illustre déjà dans Arcis par son nom et par ses reparties.

— Monsieur prie monsieur le sous-préfet de monter, il sera charmé de le recevoir, vint dire Paradis au sous-préfet quelques instants après.

— Mon petit, lui dit Olivier, combien ton maître donne-t-il par an, à un garçon de ton poil et de ton esprit ?…

— Donner, monsieur ?… Pour qui nous prenez-vous ? Monsieur le comte se laisse carotter… et je suis content.

— Cet enfant est à bonne école, dit Frédéric Marest.

— La haute école ! monsieur le procureur du roi, répliqua Paradis en laissant les cinq amis étonnés de son aplomb.

— Quel Figaro ! s’écria Vinet.

— Faut pas nous rabaisser, répliqua l’enfant. Mon maître m’appelle petit Robert-Macaire. Depuis que nous savons nous faire des rentes, nous sommes Figaro, plus la caisse d’épargnes.

— Que gagnes-tu donc ?

— Il y a des courses où je gagne mille écus… sans vendre mon maître, monsieur…

— Enfant sublime ! dit Vinet. Il connaît le turf.

— Et tous les gentlemen riders, dit l’enfant en montrant la langue à Vinet.

— Le chemin de Paradis mène loin, dit Frédéric Marest.