Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 17

Librairie nouvelle (p. 106-112).


CHAPITRE XVII

PORTRAIT AVEC NOTICE


Le comte, quoique d’une taille assez élevée, et d’une constitution sèche, avait pris un peu de ventre, mais il le contenait au majestueux, suivant l’expression de Brillat-Savarin. Ses habits étaient d’ailleurs si bien faits, qu’il conservait, dans toute sa personne, un air de jeunesse, quelque chose de leste, de découplé, dû sans doute à ses exercices soutenus, à l’habitude de faire des armes, de monter à cheval et de chasser. Maxime possédait toutes les grâces et les noblesses physiques de l’aristocratie, encore rehaussées par sa tenue supérieure. Son visage, long et bourbonien, était encadré par des favoris, par un collier de barbe soigneusement frisés, élégamment coupés, et noirs comme du jais.

Cette couleur, pareille à celle d’une chevelure abondante, s’obtenait par un cosmétique indien fort cher, en usage dans la Perse, et sur lequel Maxime gardait le secret. Il trompait ainsi les regards les plus exercés sur le blanc qui, depuis longtemps, avait envahi ses cheveux. Le propre de cette teinture, dont se servent les Persans pour leurs barbes, est de ne pas rendre les traits durs ; elle peut se nuancer par le plus ou le moins d’indigo, et s’harmonie alors à la couleur de la peau. C’était sans doute cette opération que madame Mollot avait vu faire ; mais on continue encore par certaines soirées la plaisanterie de se demander ce que madame Mollot a vu.

Maxime avait un très-beau front, les yeux bleus, un nez grec, un bouche agréable et le menton bien coupé ; mais le tour de ses yeux était cerné par de nombreuses lignes fines comme si elles eussent été tracées avec un rasoir, et au point de n’être plus vues à une certaine distance. Ses tempes portaient des traces semblables. Le visage était aussi passablement rayé. Les yeux, comme ceux des joueurs qui ont passé des nuits innombrables, étaient couverts comme d’un glacis ; mais, quoique affaibli, le regard n’en était que plus terrible, il épouvantait. On sentait là-dessous une chaleur couvée, une lave de passions mal éteinte.

Cette bouche, autrefois si fraîche et si rouge, avait également des teintes froides ; elle n’était plus droite, elle fléchissait sur la droite. Cette sinuosité semblait indiquer le mensonge. Le vice avait tordu ses lèvres ; mais les dents étaient encore belles et blanches.

Ces flétrissures disparaissaient dans l’ensemble de la physionomie et de la personne. Les formes étaient toujours si séduisantes, qu’aucun jeune homme ne pouvait lutter au bois de Boulogne avec Maxime à cheval où il se montrait plus jeune, plus gracieux que le plus jeune et le plus gracieux d’entre eux. Ce privilége de jeunesse éternelle a été possédé par quelques hommes de ce temps.

Le comte était d’autant plus dangereux, qu’il paraissait souple, indolent, et ne laissait pas voir l’épouvantable parti pris qu’il avait sur toute chose. Cette effroyable indifférence qui lui permettait de seconder une sédition populaire avec autant d’habileté qu’il pouvait en mettre à une intrigue de cour, dans le but de raffermir l’autorité d’un prince, avait une sorte de grâce. Jamais on ne se défie du calme, de l’uni, surtout en France, où nous sommes habitués à beaucoup de mouvement pour les moindres choses.

Vêtu selon la mode de 1839, le comte était en habit noir, en gilet de cachemire bleu foncé, brodé de petites fleurs d’un bleu clair, en pantalon noir, en bas de soie gris, en souliers vernis. Sa montre, contenue dans une des poches du gilet, se rattachait par une chaîne élégante à l’une des boutonnières.

— Rastignac, dit-il en acceptant la tasse de thé que la jolie madame de Rastignac lui tendit, voulez-vous venir avec moi à l’ambassade d’Autriche ?

— Mon cher, je suis trop nouvellement marié pour ne pas rentrer avec ma femme !

— C’est-à-dire que plus tard ?… dit la jeune comtesse en se retournant et regardant son mari.

— Plus tard, c’est la fin du monde, répondit Maxime. Mais n’est-ce pas me faire gagner mon procès que de me donner madame pour juge ?

Le comte, par un geste gracieux, amena la jolie comtesse auprès de lui, elle écouta quelques mots, regarda sa mère, et dit à Rastignac : — Si vous voulez aller avec monsieur de Trailles à l’ambassade, ma mère me ramènera.

Quelques instants après, la baronne de Nucingen et la comtesse de Rastignac sortirent ensemble. Maxime et Rastignac descendirent bientôt, et quand ils furent assis tous deux dans la voiture du baron : — Que me voulez-vous, Maxime ? dit le nouveau marié. Qu’y a-t-il de si pressé pour me prendre à la gorge ? Qu’avez-vous dit à ma femme ?

— Que j’avais à vous parler, répondit monsieur de Trailles. Vous êtes heureux, vous ! Vous avez fini par épouser l’unique héritière des millions de Nucingen, et vous l’avez bien gagné… vingt ans de travaux forcés !…

— Maxime !

— Mais moi, me voici mis en question par tout le monde, dit-il en continuant et tenant compte de l’interruption. Un misérable, un du Tillet, se demande si j’ai le courage de me tuer ! Il est temps de se ranger. Veut-on ou ne veut-on pas se défaire de moi ? vous pouvez le savoir, vous le saurez, dit Maxime en faisant un geste pour imposer silence à Rastignac. Voici mon plan, écoutez-le. Vous devez me servir, je vous ai déjà servi, je puis vous servir encore. La vie que je mène m’ennuie et je veux une retraite. Voyez à me seconder dans la conclusion d’un mariage qui me donne un demi-million ; une fois marié, nommez-moi ministre auprès de quelque méchante république d’Amérique. Je resterai dans ce poste aussi longtemps qu’il le faudra pour légitimer ma nomination à un poste du même genre en Allemagne. Si je vaux quelque chose on m’en tirera ; si je ne vaux rien, on me remerciera. J’aurai peut-être un enfant, je serai sévère pour lui ; sa mère sera riche, j’en ferai un diplomate, il pourra être ambassadeur.

— Voici ma réponse, dit Rastignac. Il y a un combat, plus violent que le vulgaire ne le croit, entre une puissance au maillot et une puissance enfant. La puissance au maillot, c’est la Chambre des députés, qui, n’étant pas contenue par une chambre héréditaire…

— Ah ! ah ! dit Maxime, vous êtes pair de France.

— Ne le serais-je pas maintenant sous tous les régimes ?… dit le nouveau pair. Mais ne m’interrompez pas, il s’agit de vous dans tout ce gâchis. La Chambre des députés deviendra fatalement tout le gouvernement, comme nous le disait de Marsay, le seul homme par qui la France eût pu être sauvée, car les peuples ne meurent pas, ils sont esclaves ou libres, voilà tout. La puissance enfant est la royauté couronnée au mois d’août 1830. Le ministère actuel est vaincu, il a dissous la Chambre et veut faire les élections pour que le ministère qui viendra ne les fasse pas ; mais il ne croit pas à une victoire. S’il était victorieux dans les élections, la dynastie serait en danger ; tandis que, si le ministère est vaincu, le parti dynastique pourra lutter avec avantage, pendant longtemps. Les fautes de la Chambre profiteront à une volonté qui, malheureusement, est tout dans la politique. Quand on est tout, comme fut Napoléon, il vient un moment où il faut se faire suppléer, et comme on a écarté les gens supérieurs, le grand tout ne trouve pas de suppléant. Le suppléant, c’est ce qu’on nomme un cabinet, et il n’y a pas de cabinet en France, il n’y a qu’une volonté viagère. En France, il n’y a que les gouvernants qui fassent des fautes, l’opposition ne peut pas en faire, elle peut perdre autant de batailles qu’elle en livre, il lui suffit, comme les alliés en 1814, de vaincre une seule fois. Avec trois glorieuses journées, enfin, elle détruit tout. Aussi, est-ce se porter héritier du pouvoir que de ne pas gouverner et d’attendre. J’appartiens par mes opinions personnelles à l’aristocratie, et par mes opinions publiques à la royauté de Juillet. La maison d’Orléans m’a servi à relever la fortune de ma maison et je lui reste attaché à jamais.

— Le jamais de M. de Talleyrand, bien entendu ! dit Maxime.

— Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac ; nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais ; nous connaissons notre sort en nous formant, nous sommes un ministère bouche-trou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer, si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documents secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talents, sur votre dévouement, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille, et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries.

— Faites-moi prêter, par votre beau-père, vingt-cinq mille francs pour attendre jusque-là ; il sera intéressé à ce qu’on ne me paye pas en eau bénite de cour après le succès, et il poussera au mariage.

— Vous êtes fin, Maxime, vous vous défiez de moi ; mais j’aime les gens d’esprit, j’arrangerai votre affaire.

Ils étaient arrivés. Le baron de Rastignac vit dans le salon le ministre de l’intérieur et alla causer avec lui dans un coin.

Le comte Maxime de Trailles était, en apparence, occupé de la vieille comtesse de Listomère ; mais il suivait, en réalité, le cours de la conversation des deux pairs de France ; il épiait leurs gestes, il interprétait leurs regards, et finit par saisir un favorable coup d’œil jeté sur lui par le ministre.

Maxime et Rastignac sortirent ensemble à une heure du matin, et, avant de monter chacun dans leurs voitures, Rastignac dit à de Trailles, sur les marches de l’escalier : Venez me voir à l’approche des élections. D’ici là, j’aurai vu dans quelle localité les chances de l’opposition sont les plus mauvaises, et quelles ressources y trouveront deux esprits comme les nôtres.

— Les vingt-cinq mille francs sont pressés ! lui répondit de Trailles.

— Hé, bien ! cachez-vous.

Cinquante jours après, un matin avant le jour, le comte de Trailles vint rue de Varennes, mystérieusement, dans un cabriolet de place. À la porte du magnifique hôtel que le baron de Nucingen avait acheté pour son gendre, il renvoya le cabriolet, regarda s’il n’était pas suivi, puis il attendit dans un petit salon que Rastignac se levât. Quelques instants après, le valet de chambre qui avait porté la carte de Maxime l’introduisit dans la chambre à coucher, où l’homme d’état achevait sa toilette du matin.

— Mon cher, lui dit le ministre, je puis vous dire un secret qui sera divulgué dans deux jours par les journaux et que vous pouvez mettre à profit. Ce pauvre Charles Keller, qui dansait si bien la mazurka, a été tué en Afrique, et il était notre candidat dans l’arrondissement d’Arcis. Cette mort laisse un vide. Voici la copie de deux rapports, l’un du sous-préfet, l’autre du commissaire de police, qui prévenait le ministère que l’élection de notre pauvre ami rencontrerait des difficultés. Il se trouve dans celui du commissaire de police des renseignements sur l’état de la ville qui suffiront à un homme de votre habileté, car l’ambition du concurrent du pauvre feu Charles Keller vient de son désir d’épouser une héritière. À un entendeur tel que vous, ce mot suffit. Les Cinq-Cygne, la princesse de Cadignan et Georges de Maufrigneuse sont à deux pas d’Arcis ; vous saurez avoir au besoin les votes légitimistes… Ainsi…

— N’use pas ta langue, dit Maxime. Le commissaire de police est encore là ?

— Oui.

— Fais-moi donner un mot pour lui.

— Mon cher, dit Rastignac en remettant à Maxime tout un dossier, vous trouverez là deux lettres écrites à Gondreville pour vous. Vous avez été page, il a été sénateur, vous vous entendrez. Madame François Keller est dévote, voici pour elle une lettre de la maréchale de Carigliano. La maréchale est devenue dynastique, elle vous recommande chaudement et vous rejoindra d’ailleurs. Je ne vous ajouterai qu’un mot : défiez-vous du sous-préfet que je crois capable de se ménager dans ce Simon Giguet un appui auprès de l’ex-président du conseil. S’il vous faut des lettres, des pouvoirs, des recommandations, écrivez-moi.

— Et les vingt-cinq mille francs ? demanda Maxime.

— Signez cette lettre de change à l’ordre de du Tillet, voici les fonds.

— Je réussirai, dit le comte, et vous pouvez promettre au château que le député d’Arcis leur appartiendra corps et âme. Si j’échoue, qu’on m’abandonne.

Maxime de Trailles était en tilbury sur la route de Troyes une heure après.