Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/VI

Henry Kistemaeckers (p. 70-81).


VI

Méchanceté des gens.


Il ne revint pas. Il traversa la plaine, monta la montagne, de nuit, dormit plein de cauchemars sous une pierre avancée, et dès le réveil s’enfuit encore, jugeant qu’il ne serait jamais assez loin. Jamais assez loin de l’horrible rivière qui lui avait pris son petit-fils et de la ferme là-bas, si heureuse, où maintenant on devait pleurer.

En traversant un village, il mangea n’importe quoi, n’importe où, grâce à quelques sous qu’il avait dans la poche de sa veste.

Les gens se défiaient de lui, parce qu’il était très pâle, regardait en arrière toujours, comme quelqu’un qui a peur d’être suivi ; une femme qui semait de la luzerne le voyant se mettre à courir tout à coup quand il eut dépassé la dernière maison de la bourgade, se dit en elle-même : « On dirait que ce vieux-là vient de faire un mauvais coup. »

Le lendemain, il arriva dans un autre vallon où personne ne le connaissait — car les montagnes, dans le pays basque, sont des espèces de frontières qu’on franchit rarement, — et comme il lui restait une dizaine de sous à peine, il demanda à un cantonnier qui cassait des pierres sur la route, s’il n’y aurait pas moyen d’en casser aussi pour gagner, tant bien que mal, sa vie.

Il n’inspirait pas de confiance à cause de l’air farouche qu’il avait maintenant ; cependant le cantonnier répondit :

— Un emploi comme le mien, cela ne s’obtient pas en un jour. Il faut des protections dans le gouvernement. Je vous conseille de chercher un autre métier. Tenez, si vous êtes un brave homme — ne vous offensez pas de ce que je dis, tous les gens qui passent ne sont pas d’honnêtes gens, — vous ferez bien d’aller à la scierie, oui, à cette baraque en bois que vous voyez d’ici au fond de la vallée, près du ruisseau. Le patron a besoin d’ouvriers, et quoique vous n’ayez pas l’air bien solide, il vous louera peut-être pour surveiller le moulin ou pour quelque autre besogne pas trop fatigante.

Il suivit ce conseil, s’en alla du côté de la scierie, demanda à voir le maître de l’établissement, s’offrit et fut accepté ; mais on fit d’abord quelques difficultés, parce qu’il n’avait pas de papiers et qu’il n’avait pas bonne mine.

On ne se soucie pas d’accueillir des vagabonds qui viennent on ne sait d’où, qui sortent du bagne, peut-être. Le patron se dit :

— J’aurai l’œil sur ce vieux-là.

Des jours, des semaines passèrent. Le travail qui lui avait été confié, c’était de racler avec un couteau les palettes de la roue du moulin, pour qu’il n’y séjournât pas de pierres ni de sable. D’abord ce métier-là lui fut très pénible, à cause du bruit de la rivière tout autour de lui, qui lui faisait horreur ; mais il se résigna. Très vieux, très courbé, il promenait son couteau sur les planchettes, avec l’air de songer à autre chose, ne songeant peut-être à rien.

La mort de son petit-fils l’avait tué à demi. Il n’était pas bien sûr de vivre encore. Peu d’idées nettes, l’esprit trouble et obscur. Ces pensées à peine : que le petit Blas était dans l’eau, que c’était vrai, que tout était fini, et que maintenant, dans la ferme, sa fille et son gendre, qui devaient avoir tout appris, le maudissaient en pleurant ; et il était comme assoupi dans l’inertie de sa douleur.

Étant ainsi, il ne s’apercevait pas des regards que lui jetaient en-dessous les autres ouvriers. À l’heure du repas commun, personne ne lui parlait ; mais comme sans doute il n’eût pas entendu si on lui avait adressé la parole, il ne prenait pas garde à ce méchant silence ; il ne savait pas non plus qu’il courait sur lui des histoires.

On disait que ce vieux-là avait peut-être plus d’argent qu’il n’en laissait voir. Il arrive souvent qu’un voleur, après avoir dévalisé des passants, fait semblant de travailler et d’être pauvre pendant un temps, afin de ne pas éveiller les soupçons. Des gens même soupçonnaient qu’il avait bien pu assassiner quelqu’un pour le dépouiller plus sûrement ; parce qu’un soir, assis au bord de l’eau, et la regardant couler d’un œil morne, il avait été surpris répétant à voix basse : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvre Blas, je l’ai tué. »

Tous ces dires eurent pour résultat que le maître de la scierie jugea bon de prendre des informations.

Les colporteurs qui vont de vallée en vallée savent beaucoup de choses, et se gardent bien de se taire.

De sorte qu’un beau jour, le patron fit venir le vieux Blas, et comme c’était un homme sévère, il lui dit dûrement, avec une mauvaise figure :

— Vous savez, vieux, il faut vous en aller d’ici.

Blas, stupéfait, s’écria :

— M’en aller ! Pourquoi ?

— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, répliqua le patron. On connaît votre histoire.

— Eh bien ? dit le vieux.

— Eh bien ! dit le patron, il est possible que vous n’ayez pas tué le petit ; non, je ne dis pas que vous l’ayez tué. Mais, enfin, vous êtes parti avec lui, vous étiez seuls tous les deux, l’enfant n’est pas revenu, et vous avez pris la fuite sans rien dire aux parents.

Le vieux Blas fondit en larmes.

Ah ! Dieu ! Voilà ce qu’on croyait ! il avait tué Blas, son petit Blas, l’enfant pour qui il se serait arraché un à un tous les poils de la barbe, pour qui il serait mort vingt fois de suite, si la chose avait été possible, qui était toute sa vie, toute sa joie, tout son amusement !

Il voulut expliquer les choses. Mais cette histoire du pont qui se lève et qui se baisse ne paraissait pas claire ; un enfant qui tombe dans l’eau au moment où le train passe, c’est bien invraisemblable. Comment supposer, d’ailleurs, que ce pauvre homme, campagnard, sachant lire à peine, avait eu le parfait héroïsme de sacrifier son petit-fils pour le salut de quelques voyageurs inconnus ? Il aurait fallu l’estimer si grand qu’il était plus simple de le juger coupable. Lui-même, qui avait commis une action sublime, sans l’analyser, naturellement, parce qu’il lui semblait qu’il devait faire cela, il ne se rendait pas bien compte du sentiment qui l’avait poussé ; et il ne trouvait pas de paroles pour s’expliquer, s’embrouillait, avait presque honte.

Le patron dit :

— Tout est possible, ne discutons pas. Ce n’est pas moi qui vous chasse. Tous mes ouvriers me quitteraient si je ne vous renvoyais pas. Tenez, les voici, parlez-leur, ils ne vous cacheront pas leur idée.

Les ouvriers entraient deux à deux dans l’atelier de bois, ayant sur l’épaule de longues planches qui fléchissent.

Ils se groupèrent, se consultèrent à voix basse ; enfin ce furent de toutes parts des paroles comme celles-ci, avec des gestes, en tumulte :

— Oui, oui, il faut que le vieux s’en aille. Nous n’en voulons plus parmi nous. C’est ennuyeux de travailler avec quelqu’un qui a tué un enfant, de s’asseoir à côté de lui à table. Rien qu’à lui regarder les mains, on frissonne. Il a une figure, d’ailleurs, qui dit bien ce qu’il est. Allons, tire tes grègues, vieux, et qu’on ne te voie plus dans notre endroit, ou l’un de nous, Dieu vivant ! te fera ton affaire.

Sous ces injustes colères, devant ces menaces, le vieux Blas courba le front comme s’il eût été criminel en effet, poussa la porte avec des mains tremblantes, et s’en alla, pauvre vieil homme admirable ; quand il eut commencé de monter la côte au fond de la vallée, il vit, en tournant la tête, tous les ouvriers groupés devant la scierie qui l’injuriaient encore avec des cris qu’il n’entendait plus et qui lui montraient des poings furieux.