Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/VII

Henry Kistemaeckers (p. 82-87).


VII

Cruauté des choses.


Il s’enfonça dans une ravine du mont, vieux lit de torrent, sec en cette saison ; les pierres, sous ses pieds lourds, roulaient en lui faisant du mal.

Quoi ! le petit Blas avait péri en l’appelant, en lui tendant les bras ; il avait dû quitter, lui, la bonne ferme où riait sa vieillesse heureuse, et ce n’était pas assez ! Maintenant on l’accusait d’un crime, et parce qu’il avait été honnête on le croyait infâme ?

Tout ceci lui semblait cruel ; il souffrait d’autant plus que, dans sa conscience obscure, la certitude du bien accompli n’était pas assez nette pour qu’il pût, grâce à l’orgueil, se consoler de l’injustice.

Un esprit ferme se fût redressé, certain de sa grandeur. Lui, humble intelligence, il se courbait, avait quelquefois l’idée qu’il avait eu tort, puisque tout le monde lui donnait tort.

Où irait-il à présent ? On le renvoyait de là, on le renverrait de partout. Retourner à la ferme ? Oh ! il n’oserait jamais. Comme elle devait lui en vouloir, la Cadije, comme il devait le détester, Antonin Perdigut, puisque des gens qui n’étaient ni la mère ni le père du petit le haïssaient si furieusement. S’en aller, c’était ce qu’il fallait ; mais s’en aller sans savoir où, quand on a le cœur gros de chagrin et les yeux pleins de larmes, quand on est vieux, quand on va avoir faim, quand on va avoir sommeil, c’est une chose bien terrible, vraiment, et, sans se révolter, bon et soumis, il ne pouvait s’empêcher de trouver pourtant que tout le monde était bien acharné contre lui, triste vieux.

Il montait toujours, écartant les branches de sapin qui lui déchiraient la face, lui arrachaient la barbe ; maltraité par les choses comme par les hommes, il pensa qu’il ressemblait un peu au petit Guignonet de l’histoire, toujours puni, bien qu’il ne fît jamais rien de mauvais.

La journée lui parut longue ; ses vieilles jambes étaient fatiguées de gravir lentement, mais sans relâche, la ravine pierreuse.

Quand le soir vint, il n’avait ni bu ni mangé ; il n’en pouvait plus, il se laissa tomber sur une pierre, contre un tronc de sapin. Il resta là, les mains pendantes entre les jambes, stupidement désolé.

Autour de lui s’entassaient les blocs de granit, énormes, dans le hasard des chutes immémoriales ; de furieux jets de sombre verdure sortaient d’entre les roches ; et sous le grand ciel où s’amoncelaient des nuages, la sauvage hauteur se hérissait noire et verte.

Tout à coup, avec l’impétuosité d’un déchaînement, une rafale secoua les arbres, émut les grands rocs, s’engouffra dans un tourbillon de branches et de pierres.

Ces brusques bourrasques sont fréquentes dans les monts pyrénéens : le voyageur à peine a vu l’éclair qu’il est déjà enveloppé par la tourmente.

Les nuages, en se heurtant, tonnèrent : de leurs flancs crevés se précipita l’averse que la rafale tordait ou aplatissait en larges flaques sur les parois des roches.

Troncs rompus qui roulent avec des échevèlements de feuillages, pans de granit qui se détachent, bondissent et retentissent, ce fut tout une suite d’écroulements sonores sous la poussée torrentielle du vent.

Et la tourmente avait emporté le vieux Blas, de pierre en pierre, d’arbre en arbre, parmi cette descente tumultueuse de toutes les choses ; les mains sanglantes, le crâne rompu, comme traîné sur une immense claie, il ne s’arrêta qu’au fond de la chute, dans l’abîme. Les pierres en l’achevant s’amassaient sur son corps, qui était presque un cadavre, comme si le ciel, par morceaux, lui jetait une tombe.