Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/V

Henry Kistemaeckers (p. 61-69).


V

Le vieux Blas manque de courage.


Le soleil couchant refléta ses rougeurs dans le granit de la montagne ; ce fut comme un incendie dans le fond d’un miroir noir ; puis l’ombre peu à peu monta et il se fit un grand silence obscur, où le vieux Blas n’entendait plus que le bruit sinistre de l’eau.

C’était l’heure : il fallait rentrer à la ferme. Rentrer seul, sans le petit. Dieu vivant ! qu’allait dire la mère ?

Il avait pris un bâton dans la cabane ; il avait besoin d’un bâton, maintenant.

Comme ils étaient gais les soupers, naguère, au retour, après la besogne finie ! On vidait parfois un pot de cidre, et le petit, à qui le grand-père avait passé sous la table les meilleurs morceaux de son assiette, s’endormait enfin sur sa chaise haute, content, repu, avec de grasses joues.

Hélas ! le souper de ce soir !

Le vieux marchait lentement, comme quelqu’un qui ne voudrait pas avancer. Il s’arrêtait quelquefois contre un arbre, ne voulait pas aller plus loin, et se déchirait la face à l’écorce, en pleurant un reste amer de larmes.

Annoncer la chose à la Cadije ! et au père ! Comment ? avec quelles paroles ?

Le cri de la mère, quand il lui dirait : « Le petit Blas est noyé, » ce cri aigu et terrible, il l’avait déjà dans les oreilles ! Antonin Perdigut lui apparaissait dans l’ouverture de la porte, entendant la nouvelle.

Et non-seulement il verrait sangloter sa fille et son gendre pâlir ; non-seulement il redoutait leur poignant désespoir, mais il prévoyait, comme une angoisse suprême, leurs reproches.

Il le comprenait bien : une mère et un père ne peuvent pas entrer dans ces considérations qu’on doit songer aux autres avant de songer aux siens et à soi-même. « Il fallait sauver le petit, s’écrierait la Cadije, et laisser mourir tous ces gens que nous ne connaissons pas ! » Oui, la Cadije dirait cela, et l’aïeul, vieil esprit troublé où la catastrophe avait augmenté le désordre, pensait que sa fille aurait peut-être raison de parler ainsi.

Héroïque par instinct, momentanément, il n’était pas bien sûr à présent d’avoir fait ce qu’il fallait faire ; et peut-être lui-même, si la Cadije, un soir, en rentrant à la ferme, lui avait dit : « Tu sais, j’ai sacrifié le petit pour sauver un tas de gens », peut-être aurait-il crié : « Tu es une mauvaise mère ! »

Tout cela l’accablait. Il avait la tête basse, les épaules courbées comme quelqu’un qui porte de très lourds fardeaux. Il aurait voulu que la ferme fût très loin, à dix lieues, à vingt lieues, ou qu’il y eût entre elle et lui une grande montagne à pic, qu’on ne pût pas gravir.

Si lentement que l’on marche, on arrive. C’était la nuit tout à fait ; il longea la haie, se faisant petit pour ne point être aperçu. Il se souvint qu’il avait passé là au point du jour, joyeusement. Et il était si faible qu’il eut à peine la force de pousser la grille de bois : il recula tout effrayé au bruit de chaîne que fit le chien dans la niche.

Il s’avança vers l’autre côté de la cour. La porte de la salle, grande ouverte, laissait voir la table bien éclairée où fumait la soupe du soir.

La Cadije parut sur le seuil.

— Hé ! vieux ! dit-elle avec un bon rire, qu’avez-vous fait de vos jambes de vingt ans ? L’homme est déjà rentré. J’ai vidé la marmite dans la soupière ; les choux avec le lard, ce n’est bon que quand c’est chaud. Dépêchez-vous, vieux Blas ! j’ai monté un pot de cidre pour vous égayer les idées.

Il s’approchait d’une allure timide, qui hésite, avec l’air d’un chien qu’on va battre.

Dans la salle, Antonin Perdigut venait de s’asseoir devant la table, et inclinait la tête pour flairer la bonne odeur des choux.

— Assez causé ! cria-t-il joyeusement ; on crève de faim ici.

Ce calme, pareil à celui de tous les soirs, ce retour, semblable aux autres retours, épouvantait le vieux Blas. Ah ! comme tout cela allait changer, comme ils cesseraient de rire, comme ils allaient ne plus avoir faim !

La mère demanda :

— Mais, dites donc, où est le petit ?

Voilà, le moment était venu ; il n’y avait plus à retarder l’aveu. Il fallait répondre : « le petit est noyé ! »

Il leva la tête, bouche béante, œil stupide ; il considérait, comme on regarderait la mort si elle se dressait tout à coup devant vous, la forte et fraîche Cadije, heureuse, au rire franc.

Enfin, il baissa le front et bégaya dans sa barbe :

— L’enfant est là, derrière la haie, il a marché plus lentement, à cause d’un nid que nous avons trouvé. C’est la vérité, c’est la vraie vérité. Attendez-nous un instant, il est là, derrière la haie, je vais le chercher.

— Hé ! Blas ! appela la mère.

— Non, non, reprit-il, tremblant de tous ses membres ; il ne… n’obéirait pas, il croirait qu’on veut le gronder, parce qu’il est en retard. Je vous dis que je vais le chercher moi-même. Ne vous impatientez pas, mettez-vous à table.

Alors le vieux Blas s’en retourna, dépassa la grille, la referma.

Quand il fut seul, hors de la ferme, il se dit :

— Non, vraiment, non, je n’ose pas, je ne peux pas !

Et brusquement, sans autre pensée que de ne pas dire l’affreuse parole, que de ne pas voir sa fille désespérée, que de ne pas entendre la malédiction de son gendre, il se mit à courir, à travers plaine, dans les ténèbres, dans le vent, pareil à quelqu’un qui a commis un crime ou à une bête prise tout à coup de folie.