Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 210-220).

CHAPITRE XXIII

la demande d’isabel


Les nouvelles furent bientôt connues à Carmarthen. On avait trouvé un nouveau testament, d’après lequel miss Brodrick allait devenir propriétaire de Llanfeare, et — ce qui était bien plus important à ce moment pour les habitants de Carmarthen — le procès n’aurait pas lieu. Voici quelle était l’explication qui avait cours : M. Apjohn avait eu l’habileté de trouver le testament. L’acte avait été enfermé dans un livre de sermons, et M. Apjohn, se rappelant tout à coup que le vieillard lisait des sermons peu de temps avant sa mort, était allé droit au volume. Il y avait trouvé en effet le testament, dont la validité avait été reconnue par l’infortuné pseudo propriétaire. Henry Jones reconnaissait sa cousine comme héritière et pensait qu’il était inutile de continuer la poursuite. Voilà ce que l’on racontait ; et M. Apjohn, qui sentait bien que l’histoire n’était pas acceptée facilement, faisait de son mieux pour expliquer qu’on ne pouvait raisonnablement attendre d’un homme dépouillé tout à coup d’une belle propriété, qu’il parût devant la cour pour y subir l’interrogatoire de M. Cheekey.

« Je sais bien tout cela, » disait M. Apjohn, quand le propriétaire du journal lui faisait remarquer qu’il y avait toujours diffamation, que M. Jones fût ou ne fût pas le propriétaire de Llanfeare. « Je sais bien cela ; mais vous ne pouvez attendre qu’un homme vienne s’embarrasser encore de difficultés et se faire dire des choses désagréables, au moment où il éprouve un si terrible malheur. Vous avez attaqué à votre aise, et vous n’en serez point puni : cela devrait vous suffire.

— Et qui payera les frais ? demanda M. Evans.

— Vous, naturellement, vous n’aurez rien à payer, » dit M. Apjohn en se grattant la tête. Geary réglera tout cela avec moi. Ce serait ce pauvre diable de cousin Henry qui devrait payer.

— Il n’aurait pas l’argent nécessaire.

— En tout cas, j’arrangerai les choses avec Geary. N’ayez pas d’inquiétude. »

Cette question des frais fut très discutée à Carmarthen. Qui payerait les longs mémoires des hommes de loi, et les voitures de louage qui plusieurs fois, avaient fait le trajet de Carmarthen à Llanfeare ? En dépit des explications bien intentionnées de M. Apjohn, le public de Carmarthen était absolument convaincu que le cousin Henry avait caché le testament. S’il en était ainsi, il ne devait pas seulement payer tous les frais, mais encore être envoyé en prison et jugé au criminel. Le jeudi et le vendredi, l’opinion lui fut très défavorable. S’il s’était montré dans la ville, on aurait été presque jusqu’à le mettre en pièces. Le tuer, vendre sa carcasse pour ce qu’elle pouvait valoir, et diminuer ainsi les dépenses faites à cause de lui, semblait être la chose la plus juste du monde. M. Apjohn était naturellement le héros du moment, et c’était lui, à ce que l’on pensait, qui aurait à payer les frais. Tous ces propos arrivèrent aux oreilles de M. Brodrick et l’amenèrent à dire quelques mots à M. Apjohn.

« Cette affaire, dit-il, sera naturellement à la charge de la propriété.

— Quelle affaire ?

— Le procès qui n’aura pas lieu, et tout le reste.

— Le procès n’a rien de commun avec la propriété.

— Le procès et la propriété ne font qu’un. Je vous le dis, parce que j’ai l’intention, comme père d’Isabel, de m’occuper ensuite de tout cela.

— En vérité, Brodrick, » dit l’avoué de Carmarthen avec cet air triomphant qu’on lui avait vu si souvent depuis la découverte du testament, « cette affaire a été pour moi la cause d’un si vif plaisir que je me soucie de mes dépenses comme d’un fétu. Si je paye de ma bourse tous les frais, depuis le commencement jusqu’à la fin, au moins aurai-je eu de la satisfaction pour mon argent. Peut-être miss Isabel me récompensera-t-elle en me faisant faire un jour son testament. »

Tels étaient les sentiments, tels étaient les propos à Carmarthen. Disons seulement, avant de quitter cette ville, que les opérations nécessaires pour établir la validité du dernier testament et pour annuler le précédent, pour déposséder le cousin Henry et pour mettre Isabel en pleine jouissance de son nouveau titre, furent terminées aussi promptement que cela fut possible, grâce à l’activité combinée de M. Apjohn et de tous ses clercs.

Le cousin Henry, auquel nous pouvons dire adieu maintenant, fut autorisé à rester enfermé dans Llanfeare jusqu’à ce qu’il eût apposé sa signature sur le dernier des actes nécessaires. Personne ne lui dit un mot, personne ne vint le voir. S’il y eut quelques curieux qui rôdèrent aux environs, avec l’espoir d’apercevoir le pseudo-propriétaire, ils furent désappointés.

Mrs. Griffith, d’après les recommandations de l’avoué, fut plus polie avec lui qu’auparavant. Elle s’efforça de lui faire de bons petits plats et de le consoler par des morceaux friands. Aucun fermier ne parut devant lui ; pas une parole dure ne lui fut adressée, même par le jeune Cantor. Tout cela diminuait un peu le chagrin du cousin Henry ; et ce fut un autre grand soulagement pour lui que d’apprendre qu’il pouvait rentrer à Londres dans sa place.

La Gazette de Carmarthen, la dernière fois qu’elle parla des affaires de Llanfeare, déclara simplement que le testament valable avait été enfin trouvé, et que miss Isabel Brodrick avait été rétablie dans ses droits. Les directeurs de la compagnie où le cousin Henry était employé crurent que leur clerc avait été plus à plaindre qu’à blâmer.

Quant au cousin Henry lui-même, il sera, de la part de nos lecteurs, nous l’espérons, l’objet de quelque compassion. Il avait été attiré à Llanfeare par des promesses qui devaient n’être pas tenues. Victime d’un traitement injurieux et injuste, et déshérité, il était assez naturel qu’il eût l’idée de se venger, quand l’occasion s’en présenta à lui. Ne pas faire tout ce que commande la justice est, pour celui qui a quelque conscience, plus facile que de commettre un acte évidemment frauduleux ! Enfin, sa conscience le sauva, et M. Apjohn avait peut-être raison de dire qu’on lui devait beaucoup de reconnaissance pour n’avoir pas détruit le testament. Il fut amplement récompensé d’avoir reculé devant le crime.

Aussitôt qu’on put réaliser de l’argent sur la propriété, quatre mille livres lui furent comptées : c’était la somme dont le vieil Indefer Jones voulait charger la propriété en faveur d’Isabel, au moment où il avait cru devoir la déshériter.

Nous pouvons ajouter que, malgré la notoriété de l’affaire dans le comté de Carmarthen, on ne sut presque rien à Londres de la conduite coupable du cousin Henry.

Revenons maintenant à Hereford. Les deux avoués furent d’avis qu’il ne fallait pas faire connaître sur-le-champ à Isabel le changement heureux de sa position. « Il y a souvent si loin de la coupe aux lèvres, » dit M. Apjohn à M. Brodrick. Mais dès le commencement de la semaine suivante, M. Brodrick porta lui-même les nouvelles chez lui.

« Ma chère enfant, » dit-il à Isabel aussitôt qu’il fut seul avec elle, et après l’avoir avertie qu’il avait à lui faire une communication très importante, « après tout, votre oncle Indefer a fait un autre testament.

— J’en étais certaine, mon père.

— Comment en étiez-vous certaine ?

— Il me l’a dit, mon père.

— Il vous l’a dit ! Vous ne m’en aviez jamais parlé.

— Il me l’a dit — au moment de mourir. À quoi servait-il d’en parler ? Mais comment a-t-il été trouvé ?

— Il était caché dans un livre de la bibliothèque. Aussitôt que les opérations nécessaires auront été faites, Llanfeare vous appartiendra. Il est mot pour mot le même que celui qu’il avait signé avant de faire venir votre cousin Henry.

— Alors le cousin Henry ne l’a pas détruit ?

— Non, il ne l’a pas détruit.

— Ni caché dans un endroit où l’on ne pût pas le trouver ?

— Ni caché.

— Combien j’ai été coupable et injuste envers lui !

— Quant à cela, ne disons rien, Isabel. Vous n’avez pas été injuste envers lui. Mais ne parlons plus de tout ce passé. Vous voilà donc l’héritière de Llanfeare. »

Naturellement, il lui raconta ensuite les choses en détail — comment le testament avait été trouvé par le cousin Henry, qui avait commis la faute de n’en pas révéler l’existence ; mais il fut convenu entre eux qu’aucune parole malveillante ne serait désormais prononcée dans la famille contre leur infortuné parent. Il aurait pu leur faire un tort irréparable, et il ne l’avait pas fait.

« Papa, » dit-elle à son père, quand ils se retrouvèrent seuls le même soir, « il faut dire tout cela à M. Owen. Racontez-lui tout ce que vous m’avez raconté.

— Certainement, ma chérie, si vous le désirez.

— Je le désire.

— Pourquoi ne vous donneriez-vous pas le plaisir de le lui apprendre vous-même ?

— Ce ne serait pas un plaisir ; aussi est-ce vous que j’en charge. Mon plaisir, si plaisir il y a, ne viendra qu’après. Je voudrais qu’il sût tout, avant que je le voie moi-même.

— Il aura certainement quelque idée insensée, dit le père en souriant.

— Je veux qu’il ait son idée, insensée ou non, avant de le voir. Si vous pouvez aller le trouver le plus tôt possible, je vous en serai obligée. »

Isabel, quand elle se trouva seule, eut aussi son triomphe. Elle était loin d’être insensible au plaisir de devenir héritière. Pendant une période de sa vie, elle s’était regardée comme le possesseur assuré de Llanfeare, et elle avait été fière de cette haute position. Les fermiers l’avaient connue comme la future propriétaire des terres qu’ils cultivaient ; ils avaient conçu pour une elle sincère affection et la lui avaient témoignée. Elle connaissait toutes les dépendances de la propriété, toutes les bornes, tous les champs. Elle savait quels étaient les pauvres à secourir, quels étaient les besoins de la petite école. Tout, à Llanfeare, avait un intérêt pour elle. Ensuite était survenu ce changement soudain dans les dispositions de son oncle — cette idée nouvelle de devoir — et elle avait héroïquement supporté la ruine de ses espérances. Non seulement elle ne lui avait jamais dit un mot de reproche, mais elle s’était juré à elle-même que, dans le secret même de son cœur, elle ne le blâmerait jamais. Un grand coup l’avait frappée, mais elle l’avait accepté de la main du Tout-Puissant — comme un mal physique, la cécité ou la paralysie. Elle se promit de tenir cette conduite, et elle eut l’énergie d’être fidèle à la parole qu’elle s’était donnée. Un moment abattue par le coup, elle s’était relevée aussitôt, et, après un jour de méditation, elle avait repris sa tâche avec courage. Puis étaient venues la dernière maladie de son oncle, ces paroles à peine articulées, la mort du vieillard, et la conviction que son cousin était un criminel. À ce moment, elle avait été malheureuse, et la lutte contre la mauvaise fortune lui avait semblé difficile à soutenir. Ajoutez à cela les reproches de sa belle-mère et la peine que sa résolution avait causée à son père. La maison dans laquelle elle était rentrée avait été pour elle un triste séjour. Elle avait pris ensuite la pénible résolution de ne pas donner sa main à l’homme qui l’aimait et qu’elle aimait si tendrement. Elle était convaincue que sa conduite était dictée par des sentiments délicats, et pourtant elle était mécontente d’elle-même. Elle était décidée à être fidèle à sa résolution, et elle craignait que sa résolution ne fût pas bonne. Elle avait refusé M. Owen quand elle était riche ; devenue pauvre, sa fierté l’avait empêchée d’aller à lui. Elle avait persévéré dans sa détermination, mais elle avait déjà commencé à comprendre que sa fierté était une mauvaise fierté.

Le jour du triomphe était enfin venu. Ses yeux brillaient de joie, quand elle pensait, quand elle sentait qu’elle allait pouvoir donner le bonheur en le recevant. Oui, sans doute, il aurait tout d’abord une idée déraisonnable, comme l’avait dit M. Brodrick ; mais elle le ramènerait à la raison. Femme, elle triompherait d’un homme. Il avait raillé son obstination à elle, jurant qu’il la vaincrait ; ce serait elle qui vaincrait certainement l’obstination de celui qu’elle aimait.

Pendant un jour ou deux, on ne vit pas M Owen. Elle apprit de son père qu’il avait été mis au courant des nouvelles, mais elle ne sut pas autre chose. M. Owen ne parut plus à la maison ; elle s’y attendait d’ailleurs. Sa belle-mère devint tout à coup gracieuse — n’hésitant pas à expliquer que le changement de son attitude était causé par le changement de la position d’Isabel.

« Ma chère Isabel, » dit-elle, « quelle différence ! Vous allez être une riche dame, et vous n’aurez pas à vous préoccuper du prix des bottines. » Les sœurs parlaient avec la même franchise et avaient pour Isabel une sorte d’admiration respectueuse.

Trois ou quatre jours après le retour de M. Brodrick, Isabel mit son châle et son chapeau et alla seule chez M. Owen. Elle connaissait ses habitudes, et savait qu’on le trouvait généralement chez lui une heure avant son diner. Ce n’était pas le moment, se disait-elle, d’être formaliste. Leurs relations avaient été trop familières pour qu’elle vît quelque inconvenance dans sa démarche ; peu lui importait ce qu’on en penserait. Néanmoins elle rougit sous son voile, quand elle demanda à la porte si M. Owen était chez lui. M. Owen était chez lui, et on la fit entrer dans le salon.

« William, » dit-elle, — malgré leur intimité, elle ne l’avait jamais appelé William auparavant, — « vous avez appris les nouvelles ?

— Oui, j’en ai eu connaissance, » dit-il d’un ton très sérieux, sans ce sourire avec lequel il avait jusque-là accueilli les objections d’Isabel.

« Et vous n’êtes pas venu me féliciter ?

— J’aurais dû le faire. Je conviens que j’ai mal agi.

— Mal — très mal ! Comment pouvais-je être heureuse de me voir rétablie dans mes droits, si vous n’étiez pas heureux avec moi ?

— Cela ne me regarde pas, Isabel.

— Au contraire, absolument, monsieur.

— Non, ma chère.

— Ce changement est considérable pour moi ; sans vous, il me laissera indifférente. Vous le savez, je suppose ? » Elle attendit sa réponse. « Vous le savez, n’est-ce pas ? Vous connaissez mes sentiments pour vous ? Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Hésitez-vous à le faire ?

— Les événements nous ont séparés, Isabel.

— Rien ne peut nous séparer. » Elle s’arrêta un moment. Elle avait pensé à cette entrevue, mais il lui fallait recueillir ses pensées avant d’exécuter son projet. Elle avait son plan tout prêt ; mais il lui fallait d’abord faire appel à son courage, à sa fermeté. Elle s’approcha de lui, le regardant en face, tandis que M. Owen se reculait un peu, comme pour se soustraire au danger de ce voisinage trop proche. « William, » dit-elle, « prenez-moi dans vos bras et donnez-moi un baiser. Combien de fois me l’avez-vous demandé pendant ce dernier mois ! Je suis venue pour cela. »

Il resta un moment immobile, comme si, après avoir rassemblé toute son énergie, il devait être assez fort pour résister à cette demande. Mais il fut bientôt vaincu il la prit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, couvrit de baisers ses lèvres, son front, ses joues, — tandis qu’Isabel, qui avait obtenu ce qu’elle voulait, essayait en vain de se dégager de ces longs embrassements.

« Maintenant, je serai votre femme, » dit-elle enfin, lorsqu’elle eut pu reprendre haleine.

— Cela ne devrait pas être.

— Comment, après tout cela ? osez-vous le dire ? — après tout cela ? Vous ne pourriez plus marcher la tête haute. Dites, dites-moi que vous êtes heureux. Pensez-vous que je puisse l’être, sinon avec vous ? » Naturellement il lui donna toutes les assurances possibles ; et Isabel n’eut pas à répéter sa demande.

« Je vous prie, M. Owen, désormais, de venir à moi, pour ne pas m’obliger d’aller à vous. Ma démarche m’a été désagréable ; elle a été coupable et donnera lieu à bien des propos. Il a fallu, pour m’y déterminer, que j’eusse l’intention bien arrêtée de vous imposer ma volonté. » Naturellement encore, il lui promit de lui éviter désormais un tel désagrément.