Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 201-210).

CHAPITRE XXII

le cousin henry quitte llanfeare


Ce fut un moment de triomphe pour M. Apjohn, de consternation pour le cousin Henry. Les deux hommes, tandis que M. Brodrick examinait le papier, luttaient sur le plancher. Le cousin Henry se débattait comme un furieux pour échapper à son adversaire et saisir le testament, sans réfléchir que cela ne lui servirait à rien maintenant. M. Apjohn, de son côté, était déterminé à donner à M. Brodrick le temps de mettre en sûreté les papiers qu’il pourrait trouver, et, échauffé par la lutte, tenait sa proie de plus en plus étroitement serrée. « La date y est, » dit M. Brodrick, qui s’était retiré avec le papier dans le coin le plus éloigné de la chambre. « C’est sans aucun doute le dernier testament de mon beau-frère, et, autant que je puis le voir à première inspection, il est absolument régulier.

— Chien ! » s’écria M. Apjohn en repoussant loin de lui le cousin Henry. « Misérable, voleur ! » Il se releva alors et commença à réparer le désordre de sa toilette, remettant sa cravate et lissant ses cheveux avec sa main. « La brute m’a enlevé la respiration, dit-il. Mais comment penser que nous serions réduits à le prendre de cette façon ! » Et il y avait dans sa voix comme un cri de triomphe qu’il ne pouvait comprimer. C’était un grand succès pour lui que d’avoir restitué à Isabel Brodrick la propriété qu’il avait, de tout temps, été si désireux de lui assurer ; mais, en ce moment, il triomphait bien plus encore d’avoir trouvé, par son intelligence et, en quelque sorte, par son flair, l’endroit précis où le testament était caché.

Toute l’ardeur belliqueuse du cousin Henry était tombée. Il n’essaya pas de renouveler la lutte, il n’essaya pas de nier sa faute, il ne répondit rien aux injures que M. Apjohn ne lui ménageait pas. Il se releva lui aussi, et s’assit sur la chaise la plus proche, cachant son visage dans ses mains.

« C’est le cas le plus extraordinaire que j’aie jamais connu, dit M. Brodrick.

— Que ce misérable ait caché le testament ? demanda M. Apjohn.

— Pourquoi dites-vous que je l’ai caché ? gémit le cousin Henry.

— Reptile ! s’écria M. Apjohn.

— Non pas qu’il l’ait caché, dit l’avoué d’Hereford, mais que vous l’ayez trouvé, et trouvé sans perquisitions, que vous l’ayez en quelque sorte suivi à la trace jusque dans le livre où le vieillard l’avait laissé.

— Oui, dit le cousin Henry ; il l’y avait laissé. Je ne l’ai pas caché.

— Voulez-vous nous faire croire, » dit M. Apjohn en le regardant avec toute la sévérité dont il était capable, « voulez-vous nous faire croire que, pendant tout ce temps, vous n’avez pas su où était le testament ? » Le malheureux ouvrit la bouche et essaya de parler, mais les mots ne vinrent pas. « Nous direz-vous que quand vous avez refusé, il y a un instant de nous laisser chercher dans cette chambre, tout en nous permettant de chercher ailleurs, vous ne connaissiez pas la cachette ? Quand je vous ai demandé l’autre jour, dans mon cabinet, si vous saviez où était le testament, et que la peur vous a empêché de me répondre, vous saviez bien jurer que vous n’aviez pas caché vous-même le papier, mais ignoriez-vous ce que contenait le livre ? Quand vous avez dit à M. Griffiths, à Coed, que vous aviez quelque chose à révéler, n’était-ce pas votre couardise et la crainte du jugement qui vous réduisaient à dire la vérité ? Et n’est-ce pas par lâcheté encore que vous vous y êtes refusé, après votre promesse ? Vil poltron ! oseriez-vous nous dire que, quand nous sommes entrés dans cette chambre ce matin, vous ne saviez pas ce qu’il y avait dans le livre ? » Le cousin Henry ouvrit encore la bouche, sans pouvoir articuler un son. « Répondez, monsieur, si vous voulez échapper au châtiment que vous avez mérité.

— Il ne faut pas lui demander de s’accuser lui-même, dit M. Brodrick.

— Non ! cria le cousin Henry ; non il ne devrait pas demander à un homme de parler contre lui-même. C’est de la cruauté ; n’est-ce pas, oncle Brodrick ?

— Si je ne vous avais pas amené d’une façon ou d’une autre à parler contre vous-même, dit M. Apjohn, le testament serait encore là, et nous ne saurions rien. Il y a des circonstances où il faut extorquer d’un homme la vérité. C’est ce que nous avons fait pour vous, misérable créature ! Brodrick, voyons le papier. Je suppose que tout est en règle. » Il pouvait à peine contenir sa satisfaction et sa joie. Ce n’était pas qu’il eût la perspective d’un profit dans l’affaire. Il pouvait même se faire que tous les frais, y compris les honoraires de Cheekey, dussent être payés par, lui. Mais il était trop fier de son succès pour s’arrêter à des considérations de ce genre. Pendant tout un mois, il n’avait eu dans l’esprit que cette affaire du testament : y avait-il, ou non, un testament ? S’il y en avait un, où était-il caché ? Et voici que cette fatigue d’esprit, ces méditations, cette anxiété de tout un mois étaient couronnées par un triomphe ! Peu lui importait d’avoir à payer la carte. « Autant que je puis le voir, dit M. Brodrick, tout est en règle.

— Voyons. » M. Apjohn, étendant la main, reçut le papier, et, s’asseyant sur le fauteuil du cousin Henry, à la table où était encore le déjeuner, il le lut attentivement du commencement à la fin. Le vieillard avait copié avec une exactitude merveilleuse le testament précédent, dans les mêmes termes, avec les mêmes signes de ponctuation, et, quelquefois, avec le même défaut de signes de ponctuation. « C’est mon œuvre, jusqu’à la moindre virgule, » dit M. Apjohn avec satisfaction. « Mais pourquoi n’a-t-il pas brûlé le testament intermédiaire qu’il avait fait en faveur de ce coquin, — il désignait le coquin par un mouvement de tête, — et prévenu ainsi toutes ces difficultés ?

— Il y a des gens qui pensent qu’un testament, une fois fait, ne doit pas être détruit, dit M. Brodrick.

— Voilà pourquoi, sans doute. C’était un bon vieillard, mais entêté comme une mule. Eh bien, qu’allons-nous faire maintenant ?

— Mon neveu devra s’entendre avec son homme d’affaires pour savoir s’il veut, ou non, contester ce testament.

— Je ne veux rien contester, dit en pleurnichant le cousin Henry.

— Naturellement, nous lui laisserons le temps d’y penser, dit M. Apjohn. Le temps ne lui manquera pas, puisqu’il est en possession. Il aura aussi à répondre à quelques questions de M. Cheekey, qui l’embarrasseront un peu.

— Oh non ! cria la victime.

— Je crains bien que ce ne doive être ! Oh si. M. Jones ! Comment vous retirerez-vous du procès ? Vous êtes tenu de poursuivre M. Evans, de la Gazette de Carmarthen, pour diffamation. Naturellement, on saura, au cours du procès, que nous avons trouvé cet acte. Il n’y a pas de raison pour que je tienne la chose secrète, M. Brodrick non plus, je suppose.

— Je pensais que vous agissiez comme mon avoué.

— J’ai agi, j’agis encore et j’agirai comme votre avoué. Tant que l’on vous supposait un honnête homme, ou, plutôt, qu’il a été possible que l’on vous supposât un honnête homme, je vous ai dit ce que vous étiez tenu de faire, à titre d’honnête homme. La Gazette de Carmarthen savait que vous n’étiez pas un honnête homme, et elle l’a dit. Si vous êtes prêt à paraître devant la cour et à jurer que vous ne saviez rien de l’existence de ce testament, que vous ignoriez qu’il fût caché dans ce livre, que vous n’aviez rien fait ce matin pour nous empêcher de le chercher, je serai votre avoué. Si l’on m’appelle comme témoin contre vous, je devrai déposer selon la vérité, et M. Brodrick devra faire comme moi.

— Mais pourquoi le procès se ferait-il ?

— Il ne se fera pas, si vous êtes disposé à admettre qu’il n’y avait pas de diffamation dans les articles du journal. Si vous reconnaissez que ce qui a été écrit était vrai, alors vous aurez à payer les frais pour les deux parties, et la poursuite sera annulée. Il me semble difficile qu’on puisse descendre jusque-là ; mais on peut tout attendre d’un homme de votre caractère.

— Je vous trouve bien dur pour lui, dit M. Brodrick,

— Moi ? Peut-on être trop dur pour l’homme qui n’a pas eu honte d’agir ainsi ?

— Il est bien dur, n’est-ce pas, M. Brodrick ?

— Dur ? Oui, je le suis, je veux l’être ; je piétinerai sur vous jusqu’à ce que je voie votre cousine, miss Brodrick, mise en pleine possession de cette propriété. Je ne veux pas que, par pitié, on vous ménage quelque moyen d’échapper aux conséquences de votre conduite. En ce moment, vous êtes Henry Jones, propriétaire de Llanfeare, et vous le serez jusqu’au moment où la loi, bien autrement dure que moi, vous en chassera. Imaginez quelque chose pour votre défense, si vous le voulez dites que ce testament est un faux.

— Non, non !

— Que M. Brodrick et moi sommes entrés avec le testament, et que nous l’avons mis dans le livre.

— Je ne dirai rien de semblable.

— Qui l’a mis là ? » Le cousin Henry soupira, gémit, mais ne dit rien. « Qui l’a mis là ? Si vous voulez nous mieux disposer en votre faveur, si vous voulez que nous essayions de vous sauver, dites la vérité. Qui a mis le testament dans ce livre ?

— Comment puis-je le savoir ?

— Vous le savez ! Qui l’a mis là ?

— Je suppose que c’est l’oncle Indefer.

— Et vous l’aviez vu ? » Le cousin Henry soupira et gémit de nouveau.

— Ne lui faites pas de semblables questions, dit M. Brodrick.

— Si ! Si nous pouvons quelque chose pour lui, c’est de lui faire comprendre qu’il doit nous aider et rendre notre tâche facile. Vous l’y aviez vu ? Dites-le, et nous ferons tout notre possible pour vous laisser échapper.

— Oui, accidentellement, dit-il.

— Vous l’aviez vu, alors ?

— Oui, par hasard.

— Ainsi, vous l’avez vu. Alors le démon s’est mis à l’œuvre et vous a suggéré de le détruire ? » Il s’arrêta après cette question ; mais le cousin Henry ne trouva rien à répondre. « Pourtant le démon n’a pu vous amener à le faire ? N’est-ce pas cela ? Vous n’étiez pas absolument sans conscience ?

— Oh ! non.

— Mais votre conscience n’a pu vous contraindre à livrer le testament, quand vous l’avez eu trouvé ? » Le cousin Henry éclata en sanglots. « C’est ainsi que les choses se sont passées, je suppose. Si vous pouvez vous décider à tout expliquer, vous rendrez votre position meilleure.

— Puis-je m’en aller à Londres ? demanda-t-il.

— Quant à cela, il faut y réfléchir un peu. Mais je crois pouvoir dire que, si vous rendez notre tâche facile, nous rendrons votre situation moins mauvaise. Vous reconnaissez que c’est bien là le dernier testament de votre oncle ?

— Oui.

— Vous reconnaissez que M. Brodrick l’a trouvé dans le livre que je tiens à la main ?

— Je le reconnais.

— Voilà tout ce que je vous demande de signer de votre nom. Quant au reste, il suffit que vous ayez avoué la vérité à votre oncle et à moi. J’écrirai quelques lignes que vous signerez, et nous retournerons à Carmarthen, où nous ferons notre possible pour arrêter le procès. » Là-dessus, M. Apjohn sonna et demanda à Mrs. Griffith de lui apporter du papier et de l’encre. Il écrivit une lettre, adressée à lui-même, qu’il invita le cousin Henry à signer, après l’avoir lue à haute voix à lui et à M. Brodrick. Le cousin Henry reconnaissait les deux faits mentionnés plus haut, et autorisait M. Apjohn, comme avoué du signataire, à retirer la poursuite intentée contre le propriétaire de la Gazette de Carmarthen, « en conséquence, disait la lettre, de la manière dont la possession de Llanfeare se trouvait, par une découverte inattendue, être réglée à nouveau. »

La lettre achevée, les deux avoués partirent, laissant le cousin Henry à ses méditations. Il resta assis quelque temps, confondu par la soudaineté des événements qui venaient de se succéder, et incapable de recueillir ses pensées. Ainsi, la découverte du testament mettait un terme à cette agitation, faisait tomber toutes ces ardeurs. Il n’avait plus à se demander maintenant ce qu’il devait faire. Tout était fini. Il redevenait un employé ayant quelque argent en dehors de son salaire de clerc ; il retournait à son humble, mais tranquille position. Si seulement ses adversaires pouvaient être discrets ; si seulement ses camarades de Londres pouvaient croire que le testament avait été trouvé sans qu’il en connût la cachette, il serait satisfait. Il avait été frappé d’un coup terrible ; mais ce serait une consolation pour lui, si, en même temps qu’il perdait la propriété, il était déchargé des responsabilités et des accusations qui avaient pesé si lourdement sur lui. Le terrible M. Apjohn lui avait presque promis qu’on lui ménagerait une retraite facile. Tout au moins, il n’aurait pas à subir l’interrogatoire de M. Cheekey ; tout au moins, il n’aurait pas à paraître en justice. M. Apjohn avait promis aussi qu’il parlerait le moins possible. Il aurait à faire, pensait-il, une sorte de renonciation légale ; il était tout disposé à la signer au plus tôt, à la seule condition qu’on lui permît de partir, sans revenir sur l’affaire. N’avoir pas à voir les fermiers ; n’avoir pas à dire un mot d’adieu aux domestiques, n’avoir pas à aller à Carmarthen, n’avoir pas à affronter M. Cheekey et la cour de justice, — voilà tout ce qu’il souhaitait maintenant.

Vers deux heures, Mrs. Griffith entra dans la chambre, en apparence pour desservir la table du déjeuner. Elle avait vu le visage triomphant de M. Apjohn, et compris qu’il avait remporté une victoire. Mais quand elle vit que le cousin Henry n’avait pas touché au déjeuner, elle s’attendrit un peu. Le moyen d’attendrir une Mrs. Griffith, c’est de ne pas manger. « Eh quoi ! M. Jones, vous n’avez pas mangé une bouchée ! Voulez-vous que je vous fasse une rôtie ? » Il accepta la rôtie, et la mangea avec plus d’appétit qu’il n’en avait jamais eu depuis la mort de son oncle. Peu à peu, il en vint à sentir que son cœur était soulagé d’un grand poids. Le testament n’était plus caché dans le livre. Il n’avait rien fait dont il ne pût se repentir. Il n’avait plus la perspective d’une vie à jamais flétrie par une grande faute et, s’il ne pouvait être propriétaire de Llanfeare, il ne serait pas un criminel, à ses propres yeux du moins. En somme, bien qu’il n’en convînt pas encore avec lui-même, les transactions de la matinée avaient amélioré sa condition.

« Vous ne m’approuvez pas dans tout ce que j’ai fait ce matin ? » dit M. Apjohn, aussitôt que les deux avoués furent remontés en voiture.

— J’admire la justesse de votre coup d’œil.

— Ah ! c’est que j’ai concentré toutes mes pensées dans cette seule affaire. Je l’ai retournée dans mon esprit, jusqu’à ce qu’enfin j’y visse clair. C’est curieux, n’est-ce pas, que je vous aie dit à l’avance tout ce qui arriverait, que j’aie presque désigné le volume ?

— Vous l’avez désigné.

— Oui, le volume de sermons. Votre beau-frère ne lisait que des sermons. Mais vous pensez que je n’aurais pas dû poser ces questions à votre neveu ?

— Je n’aime pas à forcer un homme à s’accuser lui-même, dit M. Brodrick.

— Moi non plus, quand j’ai déjà à l’accuser moi-même. Je veux le laisser partir. Mais il nous fallait bien pour cela connaître exactement et ce qu’il savait et ce qu’il avait fait. Vous dirai-je la pensée qui m’est venue, tandis que vous faisiez tomber le testament du livre ? Que serait-il arrivé, s’il avait déclaré que nous avions apporté le testament avec nous ? S’il avait été assez rusé pour cela, le fait que nous sommes allés droit au livre aurait témoigné contre nous.

— Il n’était pas de force à trouver cela.

— Non, le pauvre diable ! À mon avis, il a déjà le châtiment qu’il mérite. Il aurait pu lui arriver bien pire. Nous lui devons d’ailleurs de la reconnaissance pour n’avoir pas détruit le testament. Sa cousine aura à lui donner les 4.000[1] livres qu’il devait lui payer à elle.

— Certainement, certainement.

— Il a été maltraité, vous le savez, par son oncle ; et, sur ma foi, il a passé un bien triste mois. Je ne voudrais pas, pour deux fois Llanfeare, avoir été haï et insulté comme il l’a été par tout le monde. Je crois que nous l’avons maté ; il filera doux. S’il en est ainsi, nous le laisserons partir tranquillement. Si je l’avais traité moins durement, il se serait enhardi et aurait fait une résistance plus longue. Il aurait fallu alors l’écraser complètement. Je me demandais, pendant toute la fin de l’entrevue, par quel moyen nous pourrions lui ménager un départ facile.




  1. Environ 100.000 francs.