Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 220-228).

CHAPITRE XXIV

conclusion


Isabel passa une agréable semaine à Hereford avec son fiancé, et fut appelée ensuite dans le comté de Carmarthen. Sur l’invitation de M. Brodrick, M. Apjohn vint à Hereford et insista pour emmener Isabel à Llanfeare.

« Il y a mille choses à faire, » dit-il, « et plus tôt vous vous mettrez à l’œuvre, mieux ce sera. Naturellement, vous vivrez dans la maison de votre oncle, et il sera bon que vous y habitiez quelque temps avant ce nouveau changement de condition. » Par ces mots, il entendait le mariage prochain, que l’on avait appris à l’homme d’affaires.

Puis, d’autres questions furent soulevées. Son père irait-il avec elle, ou serait-ce son prétendu ? Il fut enfin décidé qu’elle partirait sans aucun des siens, mais avec M. Apjohn. C’était elle que l’on avait connue à Llanfeare, c’était elle que l’on devait y revoir, comme représentant son oncle.

« Vous vous appellerez miss Jones, dit l’homme d’affaires, « miss Indefer Jones. Il y aura une formalité à remplir, pour laquelle nous aurons des droits à payer, je le crains mais il vaut mieux prendre le nom tout de suite. Votre signature aura successivement des formes différentes. Vous deviendrez d’abord miss Isabel Brodrick Indefer Jones, puis Mrs. William Owen, puis, après le règlement de toutes les affaires de succession, Mrs. William Owen Indefer Jones. J’espère que sous ce nom on vous connaîtra un jour comme la plus ancienne habitante du comté. »

M. Apjohn la conduisit à Carmarthen, puis à Llanfeare. À la station, beaucoup de personnes étaient venues à sa rencontre, et son triomphe, quand elle monta dans la voiture, lui fut presque pénible. Quand elle entendit sonner les cloches des églises voisines, elle eut peine à se persuader que ce joyeux carillon fêtait son retour. On lui fit faire un détour par Coed, afin qu’elle entendît bien distinctement le tintement des cloches de sa propre paroisse. Si son retour dans la propriété semblait aux autres un événement si important qu’ils le célébrassent par ces démonstrations, quel sentiment profond ne devait-elle pas avoir de ses devoirs !

La voiture s’arrêta à la porte de la ferme de Coed, et le vieux fermier sortit pour lui adresser quelques mots.

« Dieu vous bénisse, miss Isabel ! C’est un bonheur pour moi de vous revoir.

— Vous êtes bien bon, M. Griffiths.

— Nous avons passé de mauvais moments, miss Isabel, — non que je veuille blâmer votre cher oncle, ou que nous ayons le droit de mal parler du pauvre garçon qui est parti ; — mais c’était vous que nous attendions, et nous avons vu avec dépit nos espérances déçues. C’est vous que nous considérerons toujours comme notre véritable maîtresse : mais, en même temps, je vous souhaite tout le bonheur possible avec le nouveau maître que vous allez nous donner. Il fallait bien s’y attendre ; mais au moins vous ne nous quitterez plus. » Isabel, dont le visage était baigné de larmes, ne put que presser en partant la main du vieillard.

« Ma chère demoiselle, » dit M. Apjohn, « il n’a fait que vous exprimer nos sentiments à tous. Naturellement, ils sont encore plus vifs chez vos fermiers et vos domestiques. Mais tout le pays pense comme eux. Quand une maison appartient personnellement à un homme, il peut en faire ce qu’il en veut, comme de l’argent qu’il a dans sa poche mais s’il s’agit de terres, il faut compter avec les sentiments de ceux qui les occupent. Dans un sens, Llanfeare appartenait à votre oncle, et il pouvait en faire ce qu’il voulait ; mais, dans un autre sens, il ne faisait que le partager avec ses fermiers ; aussi quand, d’après une théorie qu’il ne comprenait pas très bien lui-même, il a fait venir le cousin Henry au milieu d’eux, il les a blessés dans leurs plus légitimes sentiments.

— Il croyait accomplir un devoir, M. Apjohn.

— Certainement, mais il s’en est fait une idée fausse. Il ne comprenait pas cette idée de la transmission à l’héritier mâle. Le but en a été, dans le principe, de maintenir toujours, autour d’une ancienne famille, les mêmes fermiers et dépendants, et les mêmes terres. L’Angleterre doit beaucoup à cette coutume. Mais, dans ce cas, votre oncle, se tenant à la lettre, aurait violé l’esprit, et il aurait été justement contre la pratique qu’il voulait continuer. Voici un sermon auquel, je crois, vous ne comprenez pas un mot.

— Je le comprends jusqu’à la dernière syllabe, M. Apjohn. »

Ils arrivèrent bientôt à la maison, où ils trouvèrent non seulement Mrs. Griffith et la vieille cuisinière, qui étaient toujours restées, mais aussi le vieux sommelier, qui était parti, par aversion pour le cousin Henry, et qui était revenu, comme si son service n’eût pas été interrompu. Ils la reçurent avec des cris de joie et de bienvenue. L’arrivée du cousin Henry, la mort de leur vieux maître, le départ de leur jeune maîtresse avaient été pour eux comme la fin du monde. Être au service était leur seule ambition — mais ils voulaient que ce service leur donnât un bien-être honorable. Servir le cousin Henry, c’était le comble de l’humiliation. Leur vieux maître avait fait un acte, qu’ils savaient bien n’avoir été qu’une erreur, mais qui ne leur en avait pas moins été une cruelle déception. S’entendre dire tout d’un coup qu’ils devaient être les serviteurs d’un homme comme le cousin Henry, sans contrat ni consentement de leur part ; être livrés, comme des articles de mobilier, à un clerc de Londres, de réputation médiocre, que, dans leur esprit, ils regardaient comme inférieur à eux-mêmes ! Eux aussi, comme M. Griffith et les autres fermiers, s’étaient habitués à considérer comme chose naturelle le règne futur de la reine Isabel. Dans ce cas, c’eût été comme si on les avait consultés, et qu’ils eussent accepté la destination qu’on leur donnait dans l’avenir. Mais un cousin Henry ! Maintenant, le tort qu’on leur avait fait à eux-mêmes et à tous ceux qui dépendaient de Llanfeare était réparé ; justice était faite. Ils avaient été fortement convaincus que leur maître avait laissé en mourant un autre testament. Le sommelier était certain que l’acte avait été détruit par le cousin Henry, et il avait juré qu’il ne se tiendrait pas derrière la chaise d’un criminel. Le jardinier avait été aussi violent, et avait refusé de couper un seul chou pour l’usage du cousin Henry. Les femmes en étaient restées aux soupçons. Elles croyaient fermement qu’un acte coupable avait été commis, mais elles hésitaient entre plusieurs explications. Maintenant, tous les droits avaient reçu satisfaction ; l’héritier légitime était arrivé ; plus d’ennuis pour eux ; Llanfeare redevenait un séjour heureux.

« Oh, miss Isabel ! » dit Mrs. Griffith, sanglotant aux pieds de sa jeune maîtresse, dans la chambre à coucher « Je disais bien que cela ne pourrait aller ainsi. Le Tout-Puissant ne pouvait le permettre. Il n’était pas possible que M. Henry Jones demeurât pour toujours le maître de Llanfeare. »

Quand Isabel descendit et s’assit, par hasard, dans le vieux fauteuil qui avait été celui de son oncle, M. Apjohn lui prêcha un autre sermon, ou plutôt lui chanta un chant de victoire, avec une joie qu’il ne pouvait réprimer.

« Maintenant, ma chère demoiselle, il faut que je vous laisse — heureusement dans votre propre maison. Vous pouvez à peine vous imaginer quel bonheur j’éprouve.

— Je sais combien je vous dois.

— Dès qu’il m’annonça son intention de changer ses dernières dispositions, j’en fus si malheureux que j’en perdis presque le repos. Je savais que, dans les objections que je lui faisais, j’allais au delà de la liberté que peut prendre un homme d’affaires, et il le supporta avec bonté.

— Il était toujours bon.

— Cependant je ne pus modifier ses idées. Je lui dis ce que je vous ai dit tout à l’heure sur la route, mais sans effet. Je n’avais donc plus qu’à obéir à ses ordres : je le fis de mauvaise grâce. J’en avais le cœur brisé, non pas seulement à cause de vous, ma chère demoiselle, mais à cause de la propriété, et de ce que j’avais entendu dire de votre cousin. Puis, le bruit se répandit qu’il avait fait un nouveau testament. Il a dû l’écrire aussitôt après votre départ de Llanfeare.

— Il ne m’avait pas dit qu’il eût cette intention.

— Il ne l’a dit à personne, c’est certain ; mais cela prouve combien son esprit travaillait. Peut-être mes remontrances ont-elles fait enfin quelque impression sur lui. C’est alors que les Cantor m’apprirent qu’ils avaient été appelés à signer un testament. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que j’éprouvai à ce moment. Il aurait mieux valu pour lui qu’il me fît venir.

— Oh oui !

— Cela eût mieux valu aussi pour ce pauvre garçon. » Le pauvre garçon était naturellement le cousin Henry. « Mais je ne pouvais intervenir. Je ne pouvais qu’entendre ce que l’on m’apprenait, — et attendre. Puis votre oncle mourut.

— Je savais alors qu’il avait fait ce testament.

— Vous saviez qu’il avait pensé l’avoir fait ; mais peut-on croire avec quelque certitude les paroles d’un mourant, dont l’intelligence est affaiblie, et dont les pensées sont fugitives ? Quand nous avons cherché ce testament, et lu l’autre, j’étais assuré que les Cantor avaient été appelés comme témoins et avaient réellement signé l’acte. Comment en douter ? Mais votre oncle, qui avait fait secrètement le testament, pouvait l’avoir détruit secrètement aussi. Insensiblement la conviction se fit chez moi qu’il ne l’avait pas détruit, qu’il existait encore — ou que votre cousin l’avait détruit. Mais ceci, je ne l’ai jamais cru fermement. Il n’était pas homme à le faire, — il n’était ni assez courageux, ni assez méchant.

— Je crois qu’il n’était pas assez méchant.

— Pour quelque cause que ce fût, il en était incapable. Pourtant, il était clair comme le jour que sa conscience était troublée. Il se renferma dans sa misère, sans comprendre que son air malheureux parlait contre lui. Pourquoi ne se réjouissait-il pas de sa position inespérée ? C’est alors que je me dis à moi-même qu’il sentait combien cette position était peu sûre.

— Il doit avoir été bien malheureux.

— Oui, sans doute. Je le plaignais de tout mon cœur. La façon injurieuse dont il était traité par tout le monde me faisait souffrir, quoique je fusse convaincu qu’il agissait mal. Je savais qu’il était coupable, — mais de quoi ? Ce pouvait être de tenir caché le testament, ou de savoir qu’il était caché. Quoique fripon, il n’était pas habile. La moindre ruse le mettait en défaut. Quand je lui demandai s’il savait où le testament était caché, il répondit faiblement que non, mais ses yeux disaient ouvertement qu’il mentait. Il était comme une petite fille qui hésite, rougit, et a déjà avoué toute la vérité avant d’avoir à demi murmuré le conte qu’elle invente pour sa défense. Comment se fâcher sérieusement contre l’enfant qui ment en quelque sorte malgré elle ? Je dus être sévère avec lui, jusqu’à ce que tout devînt clair pour moi ; mais je le plaignais et j’avais pitié de lui.

— Vous avez été bon pour tout le monde.

— Enfin, je ne doutai plus que votre oncle n’eût mis lui-même l’acte quelque part. Je me rappelai par hasard qu’il avait l’habitude de lire des sermons, et peu à peu je trouvai quelle devait être la cachette. Quand, le dernier jour, le cousin Henry nous engagea à faire une recherche dans la chambre à coucher de son oncle, mais nous défendit de toucher à quoi que ce fût dans la bibliothèque, je fus convaincu. Je n’eus qu’à parcourir des yeux les rayons jusqu’à ce que je découvrisse la série, et je compris que nous avions remporté la victoire. Votre père vous a dit comment il sauta sur moi, quand je voulus mettre la main sur les livres. L’angoisse lui donna un moment de courage. C’est alors que votre père fit tomber le papier des feuilles de l’un des volumes.

— Ce dut être un moment de triomphe pour vous.

— Oui. J’étais assez fier de mon succès. Et je suis fier de vous voir assise ici, et je sens que justice a été faite.

— Par vos mains.

— Que justice a été faite, et que chacun est remis à sa place. Je conviens que les hommes de loi aiment les luttes et les batailles. Mais une cause à la justice de laquelle je ne crois pas est un tourment pour moi. Vaincre l’injustice et la fouler aux pieds, voilà le triomphe que je désire. Il n’arrive pas souvent à un homme de loi d’avoir une si heureuse chance, et personne n’en aurait joui plus que moi. » Enfin, après une longue conversation, il lui dit adieu. « Dieu vous bénisse et vous donne ici le bonheur, ainsi qu’à votre époux ! Si vous voulez suivre mon conseil, vous substituerez la propriété. Vous aurez sans doute des enfants, et vous la transmettrez à l’aîné de vos garçons. C’est une sage mesure. Vous voyez au contraire quels terribles inconvénients il y a à laisser ignorer à ceux qui viennent après vous ce qu’ils peuvent attendre. »

Isabel resta seule à Llanfeare pendant quelques semaines ; pendant ce temps, tous les fermiers vinrent lui faire visite, ainsi qu’une grande partie de la noblesse des environs.

« Je le savais bien, dit le jeune Cantor, en se frappant presque du poing. « J’en étais sûr, et j’avais peine à me contenir. Mais penser qu’il l’avait laissé dans un livre de sermons ! »

Quand Isabel fut demeurée assez longtemps à Llanfeare pour donner ses ordres, signer des actes, et bien connaître la propriété dont elle devenait maîtresse, son père vint la chercher pour la ramener à Hereford. Elle dut alors accomplir cet autre devoir de se donner, elle, et sa fortune, à celui qui l’aimait. Comme ce sont plutôt les incidents relatifs à la fortune de notre héroïne, que son amour, qui donnent à cette histoire le peu d’intérêt qu’elle peut avoir, — comme ce n’est pas une histoire d’amour que nous avons racontée, — le lecteur ne demande pas à suivre l’heureux couple jusqu’au pied de l’autel. Mais nous pouvons dire, en anticipant sur l’avenir, que plusieurs fils leur naquirent ; que la propriété fut transmise à l’aîné et, après lui, à sa descendance masculine ; et qu’à son baptême il fut inscrit avec cette suite majestueuse de noms : William Apjohn Owen Indefer Jones.