Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 146-154).

CHAPITRE XVI

à hereford


Bon nombre d’habitants de Carmarthen s’occupaient activement de cette affaire. Un exemplaire de la Gazette était régulièrement envoyé à M. Brodrick, un autre à Isabel, un autre à M. Owen. On voulait qu’ils fussent au courant de tout ce qui se passait. Le numéro publié après la dernière visite de M. Apjohn à Llanfeare contenait un article où le rédacteur récapitulait tout ce qui avait déjà été dit sur ce sujet. « M. Henry Jones, » écrivait-il dans le dernier paragraphe, est enfin forcé d’intenter un procès en diffamation contre le journal. Nous doutons beaucoup qu’il poursuive l’affaire jusqu’au bout. Mais, s’il le fait, il devra se présenter comme témoin, et nous saurons enfin la vérité sur le dernier testament fait par M. Indefer. » Ceci fut lu à Hereford, et avec un vif intérêt, par les personnes que l’affaire concernait.

Après avoir laissé quelques jours s’écouler depuis l’entrevue qu’il avait eue avec Isabel, M. Owen recommença à la voir fréquemment, et trouva souvent le moyen d’être, pendant quelques instants au moins, seul avec elle. Elle ne chercha pas à l’éviter ; elle aurait été heureuse de pouvoir le traiter simplement comme son ami le plus cher. Mais il persistait à la vouloir considérer comme sa future femme. Ce n’est pas qu’il l’entourât de ses bras, qu’il fût familier dans ses gestes. Isabel ne l’aurait pas permis. Mais les termes affectueux dont il se servait en parlant d’elle ou en lui parlant, montraient qu’il la regardait comme lui appartenant ; et il riait doucement quand elle lui assurait que cela ne pouvait être.

« Vous pouvez bien me tourmenter un peu, » disait-il en souriant ; « tant de forces sont réunies contre vous que vous n’avez pas une chance de votre côté. Il serait monstrueux de supposer que vous voulez me rendre malheureux pour toujours, et vous aussi. »

À cela que pouvait-elle répondre, sinon qu’elle ne s’inquiétait pas de son propre malheur, et qu’elle ne croyait pas au sien. « Serait-ce convenable ? disait-elle. Comme je juge que non, je ne me marierai pas. » Il répondait en souriant encore, et en lui disant que, dans un ou deux mois au plus, elle serait absolument vaincue.

C’est à ce moment que les journaux commencèrent à leur arriver. Quand M. Owen vit clairement combien étaient fondés les doutes des habitants de Carmarthen relativement à la validité du testament qui déshéritait Isabel, il fit des visites plus rares et prit une autre attitude. Il venait simplement comme un ami de la famille et ne cherchait plus les entrevues particulières avec Isabel. Il ne parla pas à la jeune fille des articles de la Gazette, mais il s’en entretint longuement avec M. Brodrick. M. Brodrick déclara à son futur gendre qu’il croyait fermement aux accusations du journal, qui, après avoir été des insinuations, étaient devenues si précises. Puisque ces choses avaient été dites et imprimées, il n’était point douteux qu’on n’y donnât créance à Carmarthen. Et pourquoi n’y donnerait-on créance, si l’on n’avait de fortes raisons de croire que quelqu’un s’était rendu coupable du crime odieux de détruire un testament ? Les cheveux de l’avoué se hérissaient presque sur sa tête, quand il parlait d’un acte aussi monstrueux ; il ne doutait pas cependant qu’il n’eût été commis. Un journal respectable comme la Gazette de Carmarthen mettrait-il tant d’acharnement dans ses attaques, s’il n’avait pas une certitude absolue ? En quoi toutes ces affaires importaient-elles à la Gazette ? La continuité des articles ne montrait-elle pas que les lecteurs étaient d’accord avec le journaliste ? Et le public de Carmarthen, s’il n’y avait aucun fondement, approuverait-il de semblables accusations ? Lui, homme de loi, était convaincu de la culpabilité du cousin Henry ; mais il convenait que les preuves manquaient. Si, pendant son séjour à Llanfeare, avant ou après la mort du vieillard, mais avant les funérailles, il avait mis la main sur le testament et l’avait détruit, comment pouvait-on espérer faire la preuve de la culpabilité ? Quant à l’idée d’amener, par la torture de l’interrogatoire, un homme à avouer un si grand crime, il la rejetait. Celui qui avait eu la force de détruire un testament aurait celle de résister aux pièges d’un avocat. Peut-être, s’il avait connu le cousin Henry, n’aurait-il pas pensé ainsi. Parmi toutes les possibilités qui se présentaient à son esprit, — et son esprit était plein alors de ces pensées, — aucune n’approchait de la vérité. Il souffrait de voir son enfant privée de son bien, de se voir ravir la gloire d’être le beau-père du possesseur de Llanfeare, et de ne pouvoir faire triompher des droits incontestables. Il était entièrement d’accord avec le rédacteur ; il lui était reconnaissant ; il le proclamait un noble cœur et un galant homme. Mais il ne pensait pas que le journal pût servir la cause d’Isabel et la sienne.

M. Owen se demandait si le rédacteur avait bien le droit d’agir comme il le faisait. Ses yeux ne lui montraient aucune preuve contre le cousin Henry. Il lui semblait injuste d’accuser un homme d’un grand crime, simplement parce qu’il était possible qu’un crime eût été commis, et parce que c’était à lui que le crime profitait, s’il avait été commis. Le plan qui consistait à amener un homme à se dénoncer lui-même, par les terreurs d’un interrogatoire, révoltait sa droiture. Le rédacteur ne lui semblait pas si estimable. Cependant il crut devoir cesser d’affecter, quant à la possession d’Isabel, cet air de certitude qu’il avait pris depuis que le cousin Henry était entré dans la jouissance de ses droits de propriétaire. Il avait pensé alors qu’Isabel était à jamais privée de l’héritage. Il apprenait maintenant que telle n’était pas l’opinion générale dans le comté de Carmarthen, et son intention n’était pas de demander la main de l’héritière de Llanfeare. Il reprenait l’attitude qu’il avait cru convenable de garder quand telle avait déjà été la position d’Isabel. Lorsque l’affaire serait définitivement réglée en faveur du cousin Henry, il reparaîtrait en prétendant.

Isabel était absolument certaine que le rédacteur avait raison. Ne se rappelait-elle pas les dernières paroles de son oncle, lui disant qu’il l’avait faite de nouveau son héritière, et n’avait-elle pas toujours devant les yeux la mine piteuse du misérable ? Elle était intelligente et raisonnable ; mais elle était femme, et avait le penchant de son sexe à suivre ses sentiments plutôt que l’évidence des faits. M. Owen lui avait dit que son oncle était bien faible d’esprit quand il avait prononcé ces paroles, que ses idées étaient sans doute confuses et sans suite ; peut-être avait-il parlé dans un rêve. Dans de semblables conditions, quelques mots ne constituaient pas une preuve suffisante pour que l’on crût un homme coupable d’un si grand crime. Mais elle, elle savait bien — elle se le disait du moins — que les paroles de son oncle n’avaient pas été vagues. Quant à la figure malheureuse de son cousin, M. Owen lui avait dit qu’elle n’avait pas le droit de faire une preuve d’un témoignage de si peu de valeur ; que ce serait vouloir s’attribuer un coup d’œil infaillible. Elle ne voulait pas contredire un avis si sage, mais elle était certaine de ne s’être pas trompée ; elle ne doutait pas que cet air malheureux ne fût l’indice de la culpabilité.

Elle s’était juré mille fois à elle-même qu’elle ne convoiterait pas la maison et la propriété. Quand son oncle lui avait annoncé la première fois sa détermination de la déshériter, elle s’était sentie assez sûre de son affection pour lui pour ne pas craindre qu’elle fût diminuée par ce changement d’intentions. Elle était fière de penser qu’elle était capable de s’élever au-dessus de mesquines considérations d’argent, de conserver la noblesse de ses sentiments dans la pauvreté absolue à laquelle elle pouvait être réduite. Mais maintenant elle était tentée de désirer que le rédacteur eût raison. Y avait-il un homme qui méritât autant que M. Owen de grandir dans le monde et qui pût occuper aussi honorablement une haute position ? Si elle ne désirait pas Llanfeare pour elle-même, ne devait-elle pas le désirer pour lui ? Il lui avait dit combien il était assuré de son amour, que tôt ou tard il obtiendrait sa main. Elle commençait presque à penser qu’elle devrait céder en effet, et que sa volonté plierait fatalement devant celle de l’homme qu’elle aimait. Mais combien son triomphe serait doux si elle pouvait lui dire un jour que le moment était venu où elle serait fière de devenir sa femme ! « Je vous aime assez pour être heureuse de vous donner quelque chose ; mais je vous aime trop pour avoir voulu vous imposer un fardeau, quand je ne pouvais rien vous donner. » C’est alors que l’on échangerait de doux baisers ! Quant au cousin Henry, elle n’avait même pas de compassion pour lui. Il serait temps de prendre son sort en pitié quand il aurait été contraint d’abandonner ce qu’il avait acquis par des moyens malhonnêtes, et de confesser ses fautes.

On n’expliqua pas à Mrs. Brodrick ce que disaient les journaux, et elle attachait d’ailleurs peu d’intérêt à cette campagne entreprise contre le cousin Henry. Que l’on amenât Isabel à accepter le legs, de manière que M. Owen pût l’épouser et l’emmener, c’était tout ce qu’elle désirait. Si les revenus réunis d’Isabel et de M. Owen étaient suffisants pour que le nouveau couple ne dût pas être aidé par M. Brodrick, c’était assez pour Mrs. Brodrick ; elle s’inquiétait fort peu de Llanfeare. Qui sait même si elle désirait voir la demi-sœur de ses propres enfants s’élever si haut au-dessus de leur modeste position ? Et il était si facile à Isabel de s’assurer sur-le-champ cette aisance ! Il suffisait d’un mot, d’un mot qu’une fille moins entêtée n’aurait pas hésité à prononcer. Quant à l’héritage considérable qui devait dépendre d’un aveu de culpabilité si invraisemblable, elle le considérait comme aussi éloigné que jamais.

« Maudits soient les journalistes ! » disait-elle à sa fille aînée ; « pourquoi ne signe-t-elle pas un reçu et ne touche-t-elle pas son revenu, comme le ferait une autre ? Elle a commandé hier des bottines neuves chez Jackson ; où est l’argent pour les payer ? »

Sa malveillance était encore envenimée par des reproches sévères qu’elle avait reçus de son mari. Isabel était allée trouver son père, quand sa belle-mère lui avait dit qu’elle était une charge pour la maison.

« Papa, lui avait-elle dit, permettez-moi de quitter la maison et de gagner quelque chose. Je puis toujours bien me procurer mon pain. »

M. Brodrick s’était fâché. Il avait désiré, lui aussi, hâter le mariage de sa fille avec M. Owen, pensant que, par amour pour son futur mari, elle accepterait l’argent. Il avait été ennuyé lui aussi de la persistance de ses refus. Mais il avait été bien loin de songer à chasser sa fille de la maison, ou à lui faire les reproches humiliants et cruels que sa femme n’hésitait pas à lui adresser.

« Ma chère enfant, lui avait-il répondu, je ne vois pas que cela soit nécessaire. Votre mère et moi ne pensons qu’à votre bonheur. Je crois que vous devriez prendre l’argent de votre oncle, sinon pour vous, du moins pour celui auquel nous espérons vous voir bientôt unie. Mais, laissant de côté cette question, vous avez le même titre que vos sœurs à rester ici, et jusqu’à votre mariage, cette maison sera la vôtre. »

Ces paroles soulagèrent le cœur d’Isabel, mais elles rendirent plus difficiles encore ses relations avec sa belle-mère. Mrs. Brodrick se soumettait habituellement à son mari et s’appliquait à lui obéir ; mais elle avait certaines idées à elle, desquelles elle ne voulait pas se départir. Elle considérait la présence d’Isabel dans la maison comme un tort qui lui était fait à elle-même. Quelques années avant, quand Isabel avait quitté Hereford, on lui avait donné à entendre que c’était pour toujours. Dès ce moment, plus de dépenses, plus d’ennuis, plus de jalousies relativement à Isabel. Le vieil oncle avait promis de pourvoir à son avenir ; c’était donc un souci dont elle était délivrée. Mais voilà qu’Isabel était revenue et insistait pour rester dans la maison, — alors qu’elle pouvait faire autrement. Et puis, ces bottines commandées à Jackson, et toutes les dépenses que devaient occasionner un corps de plus à habiller, une bouche de plus à nourrir ! De plus, il était si évident qu’à Hereford on avait une grande estime pour Isabel, tandis qu’on ne pensait que peu de bien de ses filles à elle, ou même on ne s’en inquiétait pas du tout ! Il était inévitable qu’une femme du caractère de Mrs. Brodrick montrât une humeur fort désagréable dans les circonstances présentes.

« Isabel, lui dit-elle un jour, je ne vous ai pas parlé de quitter la maison.

— Personne n’a dit que vous m’en eussiez parlé, ma mère.

— Vous n’auriez pas dû entretenir votre père de votre idée d’être servante ailleurs.

— J’ai dit à papa que, si c’était son avis, je chercherais à gagner mon pain.

— Vous lui avez dit que je m’étais plainte de votre présence ici.

— Vous vous en êtes plainte en effet. Il fallait bien le lui dire pour lui faire comprendre mon intention. Je suis une charge, je le sais bien. Tout être humain qui mange et s’habille, sans rien gagner, est une charge. Et je sais que l’on m’en veut plus encore, parce que l’on avait espéré que j’entrerais dans une autre maison.

— Vous le pouvez encore, si vous le voulez.

— Mais je ne le veux pas. C’est une matière sur laquelle je n’accepte d’avis de personne. Voilà pourquoi je désirais m’en aller pour gagner mon pain. Comme je voulais garder ma liberté d’action, dans cette question d’argent, il était naturel que je supportasse les conséquences de ma conduite ; et je comprends que l’on me considère comme un fardeau. »

Les autres jeunes filles entrèrent, et la conversation fut interrompue. Une heure ou deux après, Mrs. Brodrick et Isabel se retrouvèrent seules.

« Bien certainement, je trouve bizarre que vous ne preniez pas l’argent, dit Mrs. Brodrick.

— Pourquoi revenir là-dessus ? Je ne le prendrai pas.

— Et tous ces gens de Carmarthen qui sont si convaincus de vos droits à une fortune bien plus grande encore ! Ne parlons pas de charges ; mais je ne puis comprendre que votre conscience ne vous reproche rien, quand vous voyez votre père obligé de payer tant de choses et si peu en état de le faire. »

Isabel ne voulut pas répéter qu’elle entendait garder sa liberté.

« Vous vous obstinez, continua Mrs. Brodrick, à vouloir faire triompher vos idées sur celles de gens qui ont plus d’expérience et de raison que vous. Quant à M. Owen, vous l’amènerez un jour ou l’autre à chercher ailleurs. Il faut une femme à ce jeune homme, et naturellement il en trouvera une. Toute chance alors sera perdue pour vous. »

C’est ainsi qu’Isabel passait tristement son temps à Hereford.