Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 136-146).

CHAPITRE XV

le cousin henry fait une nouvelle tentative


Quand M. Apjohn fut parti, le cousin Henry resta pendant une heure, non à réfléchir, — on n’a plus la force de penser quand on est accablé à ce point, — mais paralysé sous le poids de son malheur, se répétant à lui-même que jamais personne n’avait été si cruellement traité. S’il avait été un autre homme, il aurait jeté M. Apjohn hors de la maison, à la première parole qui trahissait chez lui un soupçon injurieux ; mais la force lui avait manqué pour cela. Il s’avoua à lui-même sa faiblesse, sans pouvoir se résoudre à s’avouer aussi qu’il était coupable : pourquoi ne trouvaient-ils pas le testament ? leurs attaques et ses tourments auraient ainsi leur terme. Sentant à la fin qu’il serait incapable de rassembler ses idées, tant qu’il demeurerait dans la bibliothèque, et comprenant en même temps qu’il lui fallait arrêter une ligne de conduite, il prit son chapeau et se dirigea vers les rochers.

Il avait un mois devant lui, juste un mois, avant le jour où il devait paraître au banc des témoins. Voilà ce qu’à tout prix il voulait éviter. Il résolut, quoi qu’il dût en résulter, de ne pas se soumettre à l’interrogatoire de ses adversaires. On ne pouvait le tirer de son lit, s’il s’y disait retenu par une maladie. On ne pouvait envoyer des agents de police à sa recherche, s’il se cachait dans Londres. À moins qu’il ne se déclarât lui-même coupable de connaître l’existence du testament, on ne pouvait produire aucune charge contre lui. Ou enfin, s’il avait seulement le courage de se précipiter des rochers, il serait certain d’échapper au moins ainsi à ses ennemis. Pourquoi toutes ces attaques dirigées contre lui ? Il se le demandait, assis sur les rochers, regardant la mer à ses pieds. Pourquoi toutes ces attaques ? Si l’on voulait que sa cousine Isabel eût la propriété, on n’avait qu’à la lui donner. Il ne désirait qu’une chose, pouvoir quitter ce pays maudit, n’en plus entendre parler et y être oublié. Ne pouvait-il renoncer à la propriété par un acte légal, et réduire au silence les voix ennemies qui s’élevaient contre lui ? Mais cela était possible sans qu’il eût besoin de recourir à un acte légal : il n’avait qu’à prendre le livre contenant le testament et à le remettre à l’homme de loi. Cela pouvait se faire ; et puisque personne ne savait d’une façon certaine qu’il connût l’existence de ce testament, il semblerait agir non seulement en honnête homme, mais en homme généreux. Quel jugement porterait-on sur lui si, réellement, c’était ce jour-là même qu’il découvrait le testament ? On le jugerait le plus honnête des hommes. Eh bien, il pouvait encore faire croire qu’il en était ainsi. Il avait pris le livre, dirait-il, pour y trouver quelque soulagement à sa peine, et voilà qu’il avait trouvé le papier dans les feuillets ! Personne ne le croirait. Il se disait que telle était déjà sa réputation dans le comté, que personne n’ajouterait foi à ses paroles. Mais, alors même qu’on ne le croirait pas, on accepterait assurément la restitution sans récriminations. Alors, plus de banc des témoins, plus d’avocat, plus de limier féroce, avide de le déchirer. Qu’on le sût ou non, on le laisserait aller. Au moins dirait-on de lui que, ayant le testament entre les mains, il ne l’avait pas détruit. Là-bas, à Londres, où l’on ne connaissait pas les détails de cette malheureuse affaire, on parlerait favorablement de lui. Et alors il aurait le temps et le loisir d’apaiser sa conscience par le repentir.

Mais à qui remettre le testament, et que dire en le remettant ? Il se savait malhabile à formuler un mensonge. C’était actuellement à M. Apjohn, et personne ne lui faisait peur comme M. Apjohn. S’il portait le livre et le papier à l’homme de loi et essayait de lui faire le récit préparé, en une minute M. Apjohn aurait tiré de lui la vérité ses yeux perçants et ses sourcils froncés le rendaient impuissant à tenir caché ce qu’il voulait dissimuler. Il ne trouverait ni reconnaissance, ni pitié, ni justice chez l’homme de loi : il accepterait la restitution, pour le fouler ensuite aux pieds. Ne vaudrait-il pas mieux aller à Hereford, sans parler à personne de son départ, et remettre l’acte à Isabel ? Mais Isabel l’avait outragé ; elle l’avait traité avec le plus absolu mépris. S’il craignait M. Apjohn, il haïssait sa cousine. S’il y avait encore dans son cœur un sentiment vigoureux, c’était la haine qu’il portait à Isabel.

La seule voix qui lui eût parlé avec bienveillance, depuis son arrivée dans ce pays détesté, était celle du vieux fermier Griffiths. Encore cette voix était-elle devenue sévère ; mais dans cette sévérité même il y avait un peu de compassion. Il pensa que s’il y avait quelqu’un à qui il pût conter son histoire, c’était à M. Griffiths. Il se décida sur-le-champ à aller à Coed. Il avait bien encore devant lui cet autre moyen d’échapper à ses tourments que lui offraient les rochers et la mer. Tandis qu’il se rendait, le matin, à l’endroit où il était couché en ce moment, il en avait eu la pensée, mais sans croire qu’il aurait l’énergie nécessaire pour un tel acte ; il était presque certain, au contraire, que, le moment venu, le courage lui manquerait. Pourtant, se disait-il, le courage viendra peut-être. Qu’un mouvement soudain l’emportât en avant, il espérait que Dieu, ayant égard à ses souffrances, lui pardonnerait sa faute. Mais en considérant l’endroit, en voyant qu’il tomberait sur les rochers et non dans la mer, et que sa mort serait instantanée, il réfléchit que Dieu ne pardonnerait pas une faute dont il n’aurait pas le temps de se repentir. C’était donc encore un moyen auquel il ne pouvait avoir recours. Il ne lui restait plus qu’à s’adresser au fermier Griffiths.

« Vous voilà donc encore à rôder sur les terres de mon père ? »

Le cousin Henry reconnut aussitôt la voix de son ennemi le plus acharné, le jeune Cantor, et, si accablé qu’il fût, il éprouva le sentiment d’orgueil froissé d’un propriétaire à qui l’on interdit l’accès de sa propre terre. « Je suppose que j’ai le droit de me promener sur mes terres ? dit-il.

— Je ne sais pas si ce sont vos terres, répliqua le fils du fermier ; je n’en sais rien du tout. Il y a des gens qui en parlent beaucoup ; moi, je ne dis rien : j’ai mon opinion, mais je ne dis rien. Il y en a d’autres qui ne se gênent pas, vous devez le savoir, monsieur Jones ; mais moi, je ne dis rien.

— Comment osez-vous parler si insolemment à votre maître ?

— Mon maître ? Je n’en sais rien. Je sais que mon père a un bail et qu’il paye son fermage, que ce soit un autre ou vous qui le receviez ; et mon opinion est que vous n’avez pas plus le droit qu’un autre étranger d’entrer chez nous. Sortez donc d’ici, s’il vous plaît.

— Je resterai aussi longtemps qu’il me conviendra, » dit le cousin Henry.

« Très bien ! Alors mon père vous fera un procès pour violation de propriété, et vous devrez vous présenter devant une cour de justice. Une fois cité, vous serez bien obligé d’y aller. Vous avez beau vous appeler propriétaire, vous n’avez aucun droit ici. Si vous avancez, je vous rosserai, voilà tout. Vous n’oseriez pas paraître devant un magistrat ; bien sûr, vous n’oseriez pas. »

Le jeune homme resta quelque temps comme s’il attendait une réponse ; puis il partit avec un grand éclat de rire.

On pouvait donc impunément l’insulter et le battre sans qu’il pût obtenir réparation, puisqu’il n’osait pas se soumettre à l’épreuve du témoignage en justice. Tout le monde le savait autour de lui. Sa position fausse ou sa lâcheté le tenaient en dehors de la protection de la loi. Évidemment il fallait agir de quelque manière ; et, n’ayant pas le courage de se noyer, il devait se rendre chez M. Griffiths et lui débiter son mensonge. Il irait sur-le-champ. Il n’avait ni le livre ni le testament, mais peut-être n’en serait-il que plus à l’aise pour parler.

À Coed, il trouva le fermier dans sa cour.

« Vous voyez un homme bien ennuyé, » dit le cousin Henry, commençant son histoire.

« Qu’y a-t-il, monsieur ? Le fermier s’assit sur une barre mobile et basse qui fermait l’entrée d’une grange ouverte, et le cousin Henry s’assit près de lui.

— Le jeune Cantor vient de m’insulter grossièrement.

— Il a eu tort. Quoi qu’il advienne de tout ceci, il n’aurait pas dû agir ainsi. C’est un roquet qui a toujours été trop hardi.

— J’ai été bien durement traité parmi vous.

— Quant à cela, monsieur Jones, vous savez quelles opinions on émet bien haut au sujet du testament. Je vous l’ai dit hier quand je vous ai vu.

— Quelque chose est arrivé depuis hier, quelque chose que je venais justement vous dire.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? » Le cousin Henry poussa un gémissement lamentable en voyant venir le moment de la révélation. Il sentit que l’observation qu’il venait de faire relativement au jeune Cantor rendait inopportune pour l’instant cette révélation. Il aurait fallu qu’il lançât immédiatement son histoire. « Oh ! monsieur Griffiths, j’ai trouvé le testament ! » Voilà comment il aurait dû procéder. Il comprenait maintenant qu’il avait maladroitement laissé échapper l’occasion.

« Qu’est-ce qui est arrivé, monsieur Jones, depuis que je suis allé hier à Llanfeare ?

— Je crois que ce n’est pas ici le lieu et le moment de vous le dire.

— Quand, alors ?

— Pas aujourd’hui. Le jeune Cantor m’a mis hors de moi ; je ne sais plus ce que je dis.

— S’il ne s’agit que de dire quelque chose, monsieur, pourquoi ne pas vous expliquer ?

— J’ai aussi quelque chose à vous montrer, répondit le cousin Henry, et, si vous pouviez venir chez moi demain ou après-demain, je vous expliquerais tout.

— Eh bien, demain, dit le fermier. Après-demain je dois aller au marché à Carmarthen. Je serai chez vous à onze heures, si ce n’est pas trop tôt. »

Une heure, ou trois heures, ou cinq heures, ou même le surlendemain aurait plu davantage au cousin Henry, qui ne demandait qu’à reculer l’heure fatale. Il accepta pourtant la proposition et partit. Il s’était donc engagé à faire une révélation ; il ne pouvait plus éviter de la faire. Il avait un vif regret de sa sotte conduite pendant le dernier quart d’heure. Si quelque chose pouvait faire croire au vieux fermier que le testament avait été trouvé le matin même, c’était un récit fait comme sous le coup de l’émotion d’une découverte inattendue. Il sentait bien que sa maladresse et son manque d’énergie lui créaient à chaque pas de nouvelles difficultés. Comment pourrait-il maintenant prendre l’attitude d’un homme qui vient d’éprouver une violente surprise ? N’importe, il lui fallait poursuivre son plan jusqu’au bout ; c’était son unique moyen de salut. Le fermier ne le croirait pas ; mais au moins il pourrait ainsi fuir cet odieux Llanfeare.

Il veilla bien avant dans la nuit, pensant à tout cela. Depuis plusieurs jours, il n’avait pas touché le livre ni regardé le testament. Il s’était déclaré à lui-même que le papier resterait là, tant que le hasard ne le ferait pas découvrir. La chose ne le regardait plus. Pendant les quinze derniers jours, il avait conformé sa conduite à cette résolution. Mais maintenant tout était changé : il allait livrer le testament de sa propre main ; il fallait bien qu’il s’assurât qu’il était toujours là.

Il prit le livre ; le papier y était. Il déplia l’acte et le lut avec attention dans les moindres détails. L’acte avait été composé et rédigé dans l’étude d’un avoué, avec le défaut de ponctuation et l’inintelligible phraséologie qu’on trouve habituellement dans les actes légaux. Il avait été copié à la lettre par le vieillard ; c’était bien là un testament valable, qui ne pouvait manquer d’être considéré comme tel. Jamais il ne l’avait si longuement examiné. Il aurait craint qu’une marque laissée par son doigt, une tache, une brûlure faite par une étincelle ne révélât qu’il l’avait déjà lu. Mais maintenant il était décidé à bannir toute crainte et à faire connaître à tous que le testament avait été entre ses mains. Aussi se croyait-il autorisé à le relire, sans redouter d’être trahi par ces petits accidents. Que les femmes de la maison le vissent occupé à cette lecture, qu’est-ce que cela pouvait faire désormais ?

Il le lut trois fois, pendant que les heures de la nuit s’écoulaient ; trois fois il lut cet acte, rédigé avec une habileté diabolique en vue de le dépouiller d’un bien qui lui avait été promis. S’il avait commis une faute en le cachant, en dissimulant son existence, quelle faute plus grande avait commise ce vieillard qui, à son lit de mort, avait employé ses dernières forces à le dépouiller ! Maintenant que le jour, presque le moment, était venu de remettre en d’autres mains la propriété qu’il avait si sincèrement maudite quelques heures auparavant, il sentit renaître en lui l’amour de l’argent et le sentiment de la dignité que lui donnait la possession d’un domaine étendu. Il pensa tout à coup qu’avec un peu de courage, de persévérance, de patience, il verrait un jour la fin de tous ses maux. En se représentant ce qu’il serait dans cinq ans peut-être, propriétaire de Llanfeare, pourvu de bonnes rentes, il eut honte de sa faiblesse. Quelques questions qu’on pût lui poser, on n’établirait aucune charge contre lui. S’il brûlait le testament, nul ne le saurait. Si le testament restait caché, on pourrait peut-être tirer de lui son secret ; mais aucun avocat, si habile qu’il fût, n’arriverait jamais à lui faire dire qu’il avait livré le papier aux flammes.

Il était là assis à le regarder, en grinçant des dents et en serrant les poings. S’il osait ! s’il pouvait ! Un instant il fut décidé. Mais aussitôt apparurent devant ses yeux le juge, le jury, tout l’appareil de la cour et les longues horreurs d’un emprisonnement à vie. En ce moment même, ces femmes qui l’épiaient pouvaient être occupées à surveiller ses actions. Et alors même qu’il n’y aurait eu ni femmes curieuses, ni jugement, ni preuves, il aurait toujours sur la conscience une faute entraînant la damnation de son âme, un crime que le repentir ne pourrait effacer que s’il l’expiait en se livrant lui-même à la justice. À peine avait-il résolu de détruire le testament, qu’il se sentait incapable de le détruire. À peine avait-il senti son impuissance, que le désir d’agir renaissait plus vif en lui. Quand, à trois heures, il se traîna péniblement jusqu’à son lit, le papier était de nouveau dans le livre de sermons, et le livre à sa place habituelle sur le rayon.

À l’heure dite, M. Griffiths arriva ; son attitude montrait qu’il croyait à un heureux dénouement de l’affaire ; il voulait être bienveillant et gracieux.

« Eh bien, monsieur, voyons ce que c’est ; j’espère que ce que vous allez me dire mettra enfin votre esprit en repos. Vous avez été bien malheureux depuis la mort de votre oncle.

— Vraiment oui, monsieur Griffiths.

— Qu’y a-t-il maintenant ? Quoi que ce soit, soyez certain que vous aurez en moi un confident charitable. Je ne chercherai pas le mal, et si je peux vous être utile, ce sera bien volontiers. »

En entendant la porte s’ouvrir et les pas du fermier résonner dans les pièces voisines, le cousin Henry avait résolu de ne pas révéler ce jour-là son secret. C’était encore impossible, après sa manière d’être de la veille. Il ne voulut même pas tourner les yeux vers le livre il resta les yeux fixés sur la grille vide du foyer.

« Qu’y a-t-il, monsieur Jones ? demanda le fermier.

— Mon oncle a fait un testament, dit faiblement le cousin Henry.

— Sans doute, il a fait un testament ; il en a fait plusieurs, — un ou deux de plus qu’il n’aurait dû, à mon sens.

— Il a fait un testament après le dernier.

— Après celui qui était en votre faveur ?

— Oui, après celui-là. Ce que j’ai vu ne me permet pas d’en douter, et j’ai voulu vous le dire.

— C’est tout ?

— J’ai cru devoir vous dire que j’avais cette certitude. Qu’est devenu le testament depuis qu’il a été fait, c’est une autre question. Je crois qu’il doit être dans la maison et qu’il faut faire des recherches. Si l’on croit que ce testament existe, pourquoi ne pas venir faire une perquisition minutieuse ? Je n’y mettrais certes pas empêchement.

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

— J’ai beaucoup pensé à cela, et la bienveillance que vous m’avez montrée me faisait un devoir de tout vous raconter.

— Mais, vous aviez quelque chose à me montrer.

— Oui, c’est vrai. Si vous voulez monter, je vous ferai voir l’endroit où le vieillard a écrit ce dernier testament.

— Rien de plus ?

— Rien de plus, monsieur Griffiths.

— Alors bonjour, monsieur Jones. Je crains que vous ne soyez pas encore au bout de vos peines. »