Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 126-136).

CHAPITRE XIV

une poursuite en diffamation


Quand le fermier lui avait fait cette question : « Y a-t-il un secret que vous pourriez révéler ? » le cousin Henry eut pendant quelques secondes la pensée de lui raconter toute l’histoire et de lui faire connaître ce qui c’était passé. Mais il se rappela le mensonge qu’il avait fait, le mensonge qu’il avait signé de son nom, quand il était allé à Carmarthen pour entendre déclarer le testament valable. N’avait-il pas, en agissant alors si inconsidérément, commis un crime pour lequel il pourrait être poursuivi et emprisonné ? N’avait-il pas été parjure ? Dès le premier moment, il avait résolu de n’employer aucun moyen criminel pour s’assurer la possession de la propriété. Il n’avait pas caché le testament dans le livre. Il n’avait pas entravé les recherches. Il n’avait rien fait qui l’empêchât de se considérer comme strictement innocent, et cela, jusqu’au moment où on l’avait invité, sans lui laisser un instant de réflexion, à mettre son nom au bas de cette déclaration. Ce souvenir lui revint alors qu’il était presque décidé à se lever pour aller prendre le livre. Puis il eut une autre pensée. Ne pouvait-il pas dire à M. Griffiths qu’il avait découvert le testament depuis le jour où il avait fait cette déclaration — qu’il l’avait découvert seulement ce matin-là ? Mais il avait senti qu’une semblable histoire ne rencontrerait aucune créance, et il avait craint de s’aliéner, par un mensonge évident, le seul ami qu’il eût. Il avait donc dit qu’il n’y avait pas de secret, — il l’avait dit après un long silence qui avait fait croire tout le contraire à M. Griffiths, — il l’avait dit avec un visage dont l’expression seule montrait assez quelle était la vérité.

Il savait bien que le fermier, en le quittant, doutait de sa bonne foi, bien plus, qu’il était convaincu de sa culpabilité. C’était ce qui était arrivé pour tous ceux qu’il avait rencontrés, depuis sa venue à Llanfeare. Son oncle, qui l’avait appelé, s’était détourné de lui ; sa cousine l’avait insulté ; les fermiers lui avaient refusé, sans motif, le respect qu’ils avaient eu pour leur ancien maître ; M. Apjohn l’avait regardé tout d’abord avec des yeux accusateurs ; ses serviteurs l’espionnaient ; cette gazette le mettait à la torture ; et voici que son seul ami l’avait abandonné. Il pensa que, s’il en avait le courage, le mieux serait bien de se jeter à la mer.

Mais il n’avait pas ce courage. La pensée qui dominait en lui était celle d’échapper aux horreurs d’une poursuite criminelle. S’il ne touchait pas au testament, s’il ne montrait par aucun signe qu’il savait que cet acte existait, on ne pourrait prouver qu’il en eût connaissance. Si seulement on pouvait trouver le testament, et le laisser ensuite lui-même retourner à sa vie tranquille de Londres ! Mais on ne le trouvait pas, et il ne pouvait mettre personne sur la trace. Quant à ces articles diffamatoires, M. Griffiths lui avait demandé pourquoi il n’en attaquait pas les auteurs en justice et ne les confondait pas par une attitude énergique. Il comprenait toute la justesse, toute la force de cette observation. Pourquoi ne se montrait-il pas capable d’entendre sans trouble les observations qu’un avocat retors lui poserait ? Simplement parce qu’il n’était pas capable de les entendre. On tirerait de lui la vérité, au cours du procès. Il aurait beau prendre les plus fermes résolutions, il lui serait impossible de ne pas laisser voir à ses adversaires qu’il n’ignorait pas l’existence du testament. Il se connaissait assez pour en être convaincu. Il était assuré que, par son attitude, il témoignerait si fortement contre lui-même, qu’il passerait du banc des témoins dans la prison.

Le journal dirait ce qu’il voudrait, il n’irait pas, de son propre mouvement, se jeter dans la gueule du lion. Mais, en prenant cette détermination, il ne prévoyait pas par quels moyens irrésistibles on l’y entraînerait. Quand le vieux fermier lui avait dit sévèrement qu’il devait avoir le courage d’aller témoigner devant la cour et tout raconter sous la foi du serment, il avait frémi en recevant cet avis. Mais c’était peu de chose auprès de ce qui l’attendait. Le lendemain matin arriva à Llanfeare M. Apjohn venant de Carmarthen ; il fut sur-le-champ introduit dans la bibliothèque. L’avoué était un homme que ses amis et ses clients en général considéraient comme un agréable compagnon, mais comme un homme d’affaires sérieux. Il était affectueux, à une table bien servie, toujours prêt à obliger, quand il avait le fusil à la main ; il était de la plus charmante humeur, quand il faisait une promenade à cheval. C’était un pêcheur adroit et il avait une faiblesse pour le whist. On ne le regardait certainement pas comme un homme dur ou cruel. Mais le cousin Henry lui avait toujours vu l’œil sévère, les sourcils froncés, et était fort mal à l’aise devant lui. Dès le début de leurs relations, il avait eu peur de lui. Il sentait que cet homme cherchait toujours à lire dans son cœur et à le trouver coupable. M. Apjohn avait été naturellement favorable à Isabel. Tout Carmarthen savait qu’il avait fait son possible pour amener le vieillard à conserver son héritage à sa nièce. Le cousin Henry ne l’ignorait pas. Mais pourquoi cependant l’avoué ne le regardait-il jamais qu’avec des yeux accusateurs ? Quand lui, Henry Jones, avait signé cette déclaration à Carmarthen, l’avoué avait montré, par l’expression de son visage, qu’il croyait la déclaration fausse. Et cet homme était là, devant lui, et il lui fallait endurer ses questions.

« M. Jones, dit l’homme de loi, j’ai cru qu’il était de mon devoir de faire près de vous une démarche à l’occasion de ces articles de la Gazette de Carmarthen ?

— Je ne puis empêcher la Gazette de Carmarthen de parler.

— Mais si, vous le pouvez, M. Jones. Il y a des lois qui donnent à un homme le moyen d’arrêter la diffamation et d’en faire punir les auteurs, s’il le juge à propos. » Il s’arrêta un moment ; mais, voyant que le cousin Henry ne répondait pas, il continua. « Pendant plusieurs années, j’ai été l’homme d’affaires de votre oncle, comme mon père l’avait été avant moi. Vous ne m’avez jamais chargé de vos intérêts, mais, dans les circonstances présentes, je dois en prendre soin, jusqu’à ce que vous les mettiez en d’autres mains. Telle étant la situation, je considère comme un devoir de faire une démarche auprès de vous au sujet de ces articles. Certainement ils sont calomnieux.

— Ils sont cruels ; je le sais bien, » dit le cousin Henry, avec des larmes dans la voix.

« Des accusations de ce genre sont cruelles, si elles sont fausses.

— Elles sont fausses, odieusement fausses.

— Je n’en doute pas ; aussi suis-je venu vous dire qu’il est de votre devoir de les repousser par les plus énergiques dénégations.

— Dois-je aller témoigner pour moi-même ?

— Oui, c’est tout à fait cela. Vous devez témoigner pour vous-même. Quel autre que vous peut dire le vrai de cette affaire ? Vous comprendrez d’ailleurs, monsieur Jones, que ce que vous devez poursuivre, ce n’est pas la condamnation du journaliste.

— Quoi donc alors ?

— Vous devez vous montrer prêt à répondre à toutes les questions « Me voici, direz-vous. S’il est un point sur lequel vous désiriez que je sois interrogé, dans cette affaire d’héritage et de testament, je suis là pour répondre. » Vous montrerez ainsi que vous n’avez pas peur d’un interrogatoire. »

Mais c’était justement de quoi le cousin Henry avait peur. « Sans doute vous savez ce qu’on dit à Carmarthen ?

— Je le sais par le journal,

— C’est mon devoir de vous montrer les choses telles qu’elles sont. Tout le monde, aussi bien dans la campagne qu’à la ville, exprime l’opinion qu’un acte coupable a été commis.

— Que veulent-ils donc ? Je n’y puis rien si mon oncle n’a pas fait un testament qui leur plaise.

— Ils pensent qu’il a fait un testament qui leur aurait plu davantage, mais qu’on l’a fait criminellement disparaître.

— M’accusent-ils ?

— Réellement, oui. Ces articles du journal ne sont qu’un écho de la voix publique. Et cette voix devient chaque jour plus forte et plus bruyante, parce que vous ne tentez rien pour la faire taire. Avez-vous lu le numéro d’hier ?

— Oui, je l’ai vu, » dit le cousin Henry avec une respiration entrecoupée.

Alors M. Apjohn tira de sa poche un exemplaire du journal et se mit à lire une liste de questions que l’éditeur était supposé adresser au public. Chaque question était une insulte, et le cousin Henry, s’il l’eût osé, aurait arrêté le lecteur, l’eût traité d’insolent et l’eût mis à la porte de la salle.

« M. Henry Jones a-t-il exprimé une opinion personnelle relativement à la disparition du testament que MM. Cantor ont signé comme témoins ?

« M. Henry Jones a-t-il consulté quelque ami, versé ou non dans la connaissance de la loi, au sujet de son droit à posséder Llanfeare ?

« M. Henry Jones a-t-il, dans tout le comté, un ami à qui il puisse parler ?

« M. Henry Jones a-t-il cherché à connaître la cause de l’isolement où on le laisse ?

« M. Henry Jones a-t-il quelque idée du motif pour lequel nous l’attaquons dans tous les numéros de notre journal ?

« M. Henry Jones a-t-il considéré quelle pouvait être l’issue de tout ceci ?

« M. Henry Jones a-t-il pensé à nous poursuivre pour diffamation ?

« M. Henry Jones a-t-il jamais entendu dire qu’un héritier se vît aussi mal accueilli à son entrée en possession ? »

Et ainsi de suite ; la liste des questions était interminable, et l’homme d’affaires les lut successivement d’une voix basse, lente, en accentuant, dans chacune, les mots importants. Certainement, jamais homme n’avait été soumis à un semblable martyre. Dans chaque ligne était une accusation de vol. Et pourtant il supporta cette torture. Quand M. Apjohn eut parcouru la série de ces abominables questions, il était toujours assis, silencieux, essayant de sourire. Que devait-il dire ?

« Avez-vous l’intention d’endurer tout cela ? demanda M. Apjohn avec ce froncement de sourcils qui causait tant d’épouvante au cousin Henry.

— Que dois-je faire ?

— Que devez-vous faire ? Tout, plutôt que de rester assis à dévorer silencieusement tant d’outrages. À défaut d’autre chose, je lui arracherais la langue du gosier, ou tout au moins la plume de la main.

— Comment le trouver ? Je n’ai jamais employé de procédés si violents.

— Ce n’est pas nécessaire. Je veux dire seulement ce que ferait un homme de cœur, s’il n’avait pas d’autres moyens de vengeance. C’est bien simple. Donnez-moi mission d’aller devant les magistrats de Carmarthen et de poursuivre le journal pour diffamation. Voilà ce que vous avez à faire. »

M. Apjohn parlait avec un ton d’autorité auquel il était presque impossible de ne pas obéir. Néanmoins, le cousin Henry essaya faiblement de résister. « Je serais engagé dans un procès.

— Un procès ! naturellement. Quel procès ne serait pas préférable à votre situation ? Il vous faut faire ce que j’ai dit, ou consentir à ce qu’on répète dans tout le comté que vous vous êtes rendu coupable d’un acte criminel, et que vous avez, comme un vulgaire filou, dérobé une fortune à votre cousine.

— Je n’ai commis aucune action coupable, » dit le malheureux, pleurant à chaudes larmes.

« Alors, allez le déclarer à la face du monde, » dit l’avoué, frappant violemment la table de son poing. « Allez le dire, et qu’on vous entende, au lieu de rester ici à pleurer comme une femme. Comme une femme ! Quelle femme honnête supporterait de telles insultes ? Si vous n’agissez pas, vous convaincrez tout le monde, vous convaincrez vos voisins et moi que vous avez fait disparaître le testament. Dans ce cas, nous remuerons ciel et terre pour découvrir la vérité. L’éditeur du journal s’expose de parti pris à une poursuite, pour vous forcer à subir l’interrogatoire d’un avocat, et tout le monde dit qu’il a raison. Vous ne pouvez prouver qu’il a tort qu’en acceptant le défi. Si vous le refusez, vous reconnaissez, comme je vous le disais, que… que vous avez, dans l’ombre, commis un crime ! »

Y eut-il jamais torture plus cruelle, plus injuste que celle-là ? On lui demandait de tendre ses mains aux menottes, d’aller, de lui-même, s’étendre sur la roue, pour s’y voir briser les membres et arracher le cœur ! Il devait aller volontairement dans une cour de justice, pour y être harcelé comme un rat par un terrier, pour y être mis en pièces par un habile chicaneur, un bourreau de profession, pour y être contraint de révéler malgré lui les secrets les plus cachés de son âme, — ou autrement se résigner à vivre dans le mépris des hommes. Il se demanda s’il avait mérité tout cela, et il se répondit à lui-même qu’il n’avait pas mérité un si dur châtiment. S’il n’était pas tout à fait innocent, s’il n’était pas aussi blanc que la neige, il n’avait rien fait qui pût lui faire valoir un si cruel traitement.

« Eh bien ? » dit M. Apjohn, comme pour demander une réponse définitive.

— J’y penserai, » balbutia le cousin Henry.

« Il ne s’agit plus d’y penser. Le temps de la réflexion est passé. Si vous voulez me donner vos instructions pour commencer les poursuites contre la Gazette de Carmarthen, j’agirai comme votre avoué. Sinon, je dirai dans toute la ville quelle proposition je vous ai faite, et comment vous l’avez acceptée. Il faut que tout cela finisse. »

Le malheureux sanglotait, haletait, luttait avec lui-même, tandis que l’avoué, assis, le considérait. La seule chose qu’il s’était appliqué à éviter, c’était la comparution en justice. Et voici que, de sa propre initiative, il allait se présenter devant la cour.

« Quand cela devra-t-il se faire ? demanda-t-il.

— J’irai demain devant les magistrats. Votre présence n’est pas encore nécessaire. La partie adverse ne demandera pas de délai ; elle est toute prête à soutenir l’épreuve. Les assises commencent à Carmarthen le 29 du mois prochain. Vous serez probablement interrogé ce jour-là, un vendredi, ou le lendemain. Vous serez appelé a prouver la diffamation. Mais les questions qui vous seront posées par votre avoué ne compteront pour rien.

— Pour rien ! s’écria le cousin Henry.

— Vous serez là pour autre chose, continua l’homme de loi. Quand cet interrogatoire insignifiant aura été fait, vous serez mis à la disposition de la partie adverse, afin que l’on arrive enfin à éclaircir la question qui est le fond de toute cette affaire.

— Quelle question ?

— Je ne sais comment s’y prendra l’avocat de vos adversaires, mais il vous faudra dire si vous avez, ou non, connaissance d’un testament disparu. »

En parlant ainsi, M. Apjohn s’arrêta et regarda bien en face son client. Il semblait faire lui-même l’interrogatoire que devait faire au cours du procès l’avocat des défendeurs. « Il vous demandera si vous avez connaissance du testament disparu. » Il s’arrêta de nouveau ; mais le cousin Henry ne dit rien. « Si vous n’en avez pas connaissance, si vous n’avez de ce chef aucune faute à vous reprocher, rien qui puisse vous faire pâlir sous le regard d’un juge, rien qui vous fasse redouter le verdict d’un jury, alors vous lui répondrez, les yeux fixés sur ses yeux, d’une voix claire et ferme, que votre propriété est à vous aussi légitimement qu’aucune autre dans le royaume. »

Chacune de ces paroles était une condamnation. Dans la pensée du cousin Henry, M. Apjohn se plaisait à le livrer à une torture affreuse, en lui représentant que le seul moyen d’échapper à l’infamie était de montrer une énergie dont il était absolument incapable. Il était évident pour lui que M. Apjohn voulait le mener adroitement non à une réhabilitation, mais à une honteuse défaite. M. Apjohn était venu à lui, se donnant hypocritement pour son conseiller et son ami ; mais, en réalité, il était ligué avec tous les autres pour le pousser à sa ruine. Il en était bien convaincu ; il le voyait dans les yeux, la physionomie, les gestes, la voix de son odieux visiteur. Il ne pouvait pourtant céder à un mouvement d’indignation et chasser cet homme de chez lui. Cette cruauté, cette barbarie était, selon lui, bien plus criminelle que tout ce qu’il avait pu faire lui-même.

« Eh bien ? dit M. Apjohn.

— Je crois comme vous qu’il faut en arriver là.

— J’ai vos pouvoirs alors ?

— Ne m’avez-vous pas entendu dire qu’il fallait en arriver là ?

— Très bien. Demain l’affaire sera portée devant les magistrats, et comme je ne doute pas que la poursuite ne soit autorisée, je mènerai rondement les choses. Je vous dirai qui nous choisirons pour notre conseil aux assises, et je vous ferai savoir quel est le leur, aussitôt que je le saurai. Laissez-moi seulement vous supplier de ne pas vous contenter de dire des vérités, mais de dire toute la vérité. Si vous essayez de cacher quelque chose, on aura bientôt fait de le tirer de vous. »

Et, sur ces paroles encourageantes, il quitta son client.