Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 154-164).

CHAPITRE XVII

m. cheekey


Le cousin Henry avait un mois pour considérer ce qu’il devait faire, un mois, depuis le jour où il avait été contraint d’accepter la proposition de M. Apjohn, jusqu’à celui où il serait en présence, à Carmarthen, de l’avocat de ses adversaires, s’il était assez brave pour affronter l’épreuve. Or cette épreuve, il était absolument décidé à ne pas l’affronter. Il n’était ni cordes ni police qui pussent le traîner au banc des témoins. Mais il avait un mois devant lui. Des pensées diverses agitaient son esprit. La poursuite allait donner lieu à de grands frais, frais inutiles, s’il avait l’intention de se dérober avant le jour fatal, — et qui payerait ces frais ? Il ne croyait pas que la propriété demeurât entre ses mains ; il ne désirait d’ailleurs qu’une chose : en être délivré, fuir loin de Llanfeare, et n’avoir plus à s’occuper de fermiers et de fermages. Mais ce serait toujours à lui qu’incomberaient ces frais énormes. M. Apjohn lui avait expliqué qu’il pouvait intenter au propriétaire du journal soit une action criminelle, soit une action civile avec demande de dommages-intérêts. M. Apjohn avait fortement insisté pour qu’il adoptât l’action criminelle. Elle lui coûterait moins cher, avait-il dit, et montrerait que le demandeur voulait simplement venger son honneur. Il dépenserait moins, parce que son intention serait moins de faire rendre un verdict, que de prouver, par sa présence devant la cour, qu’il n’avait peur de personne. S’il poursuivait en dommages-intérêts et que, comme il fallait s’y attendre, on ne les lui accordât pas, il aurait alors à supporter les frais à la fois comme demandeur et comme défendeur. Tels étaient les arguments que M. Apjohn avait fait valoir ; mais il avait considéré aussi que, s’il amenait le cousin Henry à attaquer les journalistes au criminel, la malheureuse victime ne pourrait plus se dérober. Dans ce cas, en effet, si le courage lui manquait au dernier moment, un agent de police le conduirait de force au banc des témoins. Dans une action civile, il conservait toute sa liberté. C’est pour ces raisons que M. Apjohn avait représenté la poursuite au criminel comme beaucoup plus avantageuse, et le cousin Henry était tombé dans le piège. Il le comprenait bien maintenant, mais il n’avait pas eu le temps de la réflexion au moment où il avait été mis en demeure de choisir. Il s’était donc engagé à poursuivre, et, il n’en pouvait pas douter, on le conduirait de force à Carmarthen, si auparavant il n’avait fait connaître la vérité relativement au testament. S’il faisait la révélation, il pensait que la poursuite tomberait d’elle-même. S’il allait leur dire : « Voyez, j’ai enfin trouvé le testament. Le voici ! Prenez-le, prenez Llanfeare, et que je n’entende plus parler de rien, » alors assurément on ne le contraindrait plus à se présenter pour une affaire que les faits mêmes auraient décidée en faveur des adversaires. Il avait laissé échapper l’occasion de livrer le testament à la justice par les mains de M. Griffiths, mais il était bien décidé à trouver un autre moyen, avant que le mois fût écoulé. Les heures étaient précieuses ; les jours se passaient, et il ne faisait rien. Sa dernière idée fut d’envoyer le testament à M. Apjohn avec une lettre, dans laquelle il lui dirait qu’il avait trouvé le papier dans un livre de sermons, et qu’il était prêt à quitter la propriété. Mais la lettre ne s’écrivait pas, et le testament était toujours entre les feuillets du livre.

On parlait beaucoup à Carmarthen de la tournure nouvelle que les choses avaient prise. On savait que Henry Jones, de Llanfeare, attaquait M. Gregory Evans, de la Gazette de Carmarthen, pour la publication de plusieurs articles calomnieux : on savait aussi que M. Jones avait pour avoué M. Apjohn ; mais on n’ignorait pas non plus que M. Apjohn et M. Evans n’étaient adversaires qu’en apparence. M. Apjohn était d’ailleurs parfaitement honnête et bien intentionné. Il ferait tout son possible pour établir la calomnie, à la condition que son client fût le légitime possesseur de Llanfeare. En réalité, leur objet à tous était d’amener Henry Jones au banc des témoins, afin qu’on pût tirer de lui, s’il était possible, l’exacte vérité.

De jour en jour, de semaine en semaine, depuis les funérailles, l’opinion avait été s’affermissant à Carmarthen qu’un acte coupable avait été commis. On était irrité qu’un Henry Jones eût pu accomplir un tel crime, et n’en pût être convaincu. Le vieil Indefer Jones avait été respecté par tous ses voisins. Miss Brodrick, bien que peu connue personnellement dans le pays, y jouissait d’une réputation très avantageuse. L’idée que Llanfeare devait lui appartenir avait été agréable à tout le monde. Puis, on avait appris que le vieillard avait changé ses dispositions, et sa conduite avait été énergiquement désapprouvée, par M. Apjohn le premier ; et, quoique la discrétion soit une qualité nécessaire chez un homme d’affaires, on avait su leur dissentiment. Ensuite on avait appris que le vieillard était revenu à ses premières intentions. Les Cantor ne s’étaient pas gênés pour parler. On connaissait à Carmarthen tout ce qui s’était fait à Llanfeare, et même ce qui n’y avait jamais été fait. Enfin M. Griffiths, le dernier défenseur de l’honnêteté du cousin Henry, avait parlé.

On était donc convaincu que le cousin Henry avait tout simplement volé la propriété ; et pouvait-on supporter qu’un tel homme eût commis un tel acte, et qu’il n’en pût être convaincu ? On louait beaucoup M. Apjohn d’avoir, par son énergie, forcé le coupable à poursuivre M. Evans, et M. Evans lui-même n’était pas celui qui le louait le moins. Ceux qui avaient vu le cousin Henry croyaient qu’on le contraindrait à dire la vérité ; et ceux qui avaient seulement entendu parler de lui ne doutaient pas que l’audience ne dût présenter le plus vif intérêt. La vente du journal s’était énormément accrue, et M. Evans était le héros du jour.

« Ainsi vous aurez M. Balsam contre moi ? » dit un jour M. Evans à M. Apjohn. M. Balsam était un respectable avocat qui, pendant bien des années, avait plaidé dans la circonscription judiciaire du pays de Galles, et qui était renommé pour la douceur de ses manières et sa science exacte du droit, deux qualités qui d’ailleurs ne sont pas d’une absolue nécessité dans un avocat d’assises.

« Oui, monsieur Evans. M. Balsam, je n’en doute pas, nous fera obtenir ce que nous voulons.

— Ce que vous voulez, c’est, je suppose, me faire mettre en prison ?

— Certainement, s’il est prouvé que vous l’avez mérité. Les imputations calomnieuses sont si évidentes qu’il suffira de les lire à un jury. À moins que vous ne puissiez les justifier, je crois que vous devez aller en prison.

— Je le crois aussi. Vous viendrez m’y voir, n’est-ce pas, monsieur Apjohn ?

— Je suppose que M. Cheekey trouvera le moyen de vous épargner ce désagrément. »

M. Cheekey était un homme d’une cinquantaine d’années, qui depuis peu avait acquis une grande considération dans les cours de justice. Ses confrères l’appelaient « Jean le Foudroyant », à cause d’un mouvement de sourcils qu’il avait, quand il voulait intimider un témoin. C’était un Irlandais solidement bâti, à la physionomie jeune encore, généralement gai, et qui avait toutes sortes de bonnes qualités. Jamais il n’aurait voulu agir par la crainte contre une femme, — ni même contre un homme, à moins que, selon sa façon d’envisager le cas, il ne fût nécessaire d’employer ce moyen. Mais quand il croyait devoir procéder par intimidation, — et la lecture des procès de cour d’assises montrerait que cela arrivait très souvent, — Jean le Foudroyant faisait sentir des dents plus aiguës que celles d’un terrier. Il s’arrêtait dans un interrogatoire, regardait son homme, avançant peu à peu la figure, sans le quitter des yeux, avec une expression qui terrifiait un faux témoin insuffisamment pourvu de courage, — et souvent aussi, hélas ! un témoin véridique. Malheureusement en effet, malgré sa volonté de ne soumettre à ses procédés d’intimidation que ceux qui en avaient besoin, comme il le disait, il se trompait quelquefois. Il avait aussi un autre don précieux, dont il usait a la perfection, celui d’intimider le juge lui-même. Il se faisait ce raisonnement, qu’en faisant peur au juge, il le rabaissait dans l’estime des jurés et diminuait ainsi la force de la prévention. On s’était assuré ses services pour cette affaire, dont toutes les circonstances lui avaient été expliquées. On sentait que ce serait un grand jour que celui où M. Cheekey interrogerait dans la cour de justice le cousin Henry.

« Oui, » dit M. Evans en riant, « je crois que M. Cheekey m’épargnera ce désagrément. Quelle sera l’issue, monsieur Apjohn ? » demanda-t-il brusquement.

— Comment puis-je le savoir ? S’il se montre un homme, il y aura naturellement un verdict de culpabilité.

— Mais le pourra-t-il ? demanda le journaliste.

— Je l’espère de tout mon cœur, — s’il n’a rien fait qu’il ait dû ne pas faire. Dans cette affaire, monsieur Evans, je suis partagé entre deux sentiments. Je déteste l’homme cordialement, et il m’est bien indifférent qu’on le sache. L’idée qu’il venait supplanter ici cette jeune demoiselle m’a été insupportable dès le premier moment. Quand je l’ai vu, que je l’ai entendu parler, que j’ai vu ce qu’il était, — un pauvre être, rampant et lâche, — mon antipathie a pris plus de force encore. Je souffrais de voir que le vieil Indefer Jones, que j’avais toujours respecté, eût amené un tel homme au milieu de nous. Il l’a fait venir pour l’instituer son héritier. Si en effet il l’a fait son héritier, si le testament que j’ai lu était bien le dernier, alors j’espère de tout mon cœur que M. Cheekey ne pourra rien contre mon client. Et, s’il en est ainsi, je serai heureux de vous rendre visite dans votre nouveau domicile.

— Mais, s’il y a eu un autre testament, monsieur Apjohn, — un testament postérieur ?

— Alors on peut se demander si cet homme en a connaissance.

— Et s’il en a connaissance ?

— Alors j’espère que M. Cheekey tirera de lui la vérité lambeau par lambeau.

— Mais vous avez la conviction qu’il a cette connaissance ?

— Je n’en sais rien. Il est si difficile d’être certain d’une chose. Quand je le vois, je suis presque sûr qu’il est coupable ; mais, à la réflexion, mes doutes me reviennent. Ce ne sont point des êtres de ce calibre-là qui commettent des crimes. J’ai peine à m’imaginer qu’il ait détruit un testament.

— Ou caché ?

— S’il était caché, il serait dans les transes et craindrait toujours de le voir découvrir. J’ai eu cette pensée, quand j’ai su qu’il passait des journées entières assis dans la même pièce. Maintenant, il sort plusieurs heures de suite. Deux ou trois fois il est allé chez le vieux Griffiths, à Coed, et deux fois le jeune Cantor l’a vu couché sur les rochers. Je ne crois pas qu’il se serait tant éloigné de la maison, si le testament y avait été caché.

— Ne peut-il pas l’avoir sur lui ?

— Il n’est pas assez courageux pour cela. S’il l’avait sur lui, on le verrait aux mouvements de ses mains. Ses doigts tâteraient fréquemment la poche qui le renfermerait. Je ne sais que penser. Et c’est à cause de cette incertitude, que je l’ai mis sous la vis de pression de M. Cheekey. C’est un cas dans lequel je voudrais contraindre un homme, si c’est possible, à confesser contre lui-même la vérité. Et voilà pourquoi j’ai insisté pour qu’il vous poursuivît. Mais, en honnête homme, je dois espérer qu’il aura gain de cause contre vous, s’il est le légitime possesseur de Llanfeare.

— Personne ne le croit, monsieur Apjohn, personne à Carmarthen.

— Je ne dirai pas ce que je crois, moi ; je n’en sais rien moi-même. Mais ce que j’espère, c’est qu’avec l’aide de M. Cheekey, ou par quelque moyen, nous arriverons à connaître la vérité. »

Dans le cercle de ses amis, avec M. Geary, l’avoué, M. Jones, le commissaire-priseur, M. Powell, le propriétaire de l’hôtel du Buisson, M. Evans était plus glorieux. Il était pour eux, comme pour la population de Carmarthen en général, une sorte de héros.

On croyait que l’intrus serait expulsé de la propriété qui ne lui appartenait pas, et que le mérite en serait à M. Evans. « Apjohn prétend que son opinion n’est pas faite, » dit celui-ci à ses amis.

« Apjohn a son opinion faite, » dit M. Geary, « mais il parle toujours avec circonspection.

— Apjohn a très bien agi, » fit observer l’hôtelier. « Sans lui, on n’aurait jamais amené le coquin à comparaître. Il est sorti une fois dans une de mes voitures, mais je ne veux plus les donner pour une besogne comme celle-là.

— Je suppose que vous en donnerez bien une pour conduire le cousin Henry devant la justice, » dit le commissaire-priseur. On avait pris l’habitude de l’appeler le cousin Henry, depuis le moment où l’on avait commencé à croire qu’il avait dépouillé sa cousine Isabel.

— Ce jour-là, je le conduirai pour rien, et je lui donnerai son déjeuner par-dessus le marché, plutôt que de lui faire manquer le plaisir de se rencontrer avec M. Cheekey.

— Cheekey tirera de lui tout ce qu’il y aura à tirer, dit M. Evans.

— Je pense que M. Cheekey va le réduire au mutisme. S’il a quelque chose à cacher, il sera si terrifié qu’il ne pourra ouvrir la bouche. On ne lui fera pas dire qu’il a commis le crime, mais il sera incapable de dire qu’il ne l’a pas commis. » Telle fut l’opinion de M. Geary.

« À combien se monteront les frais ? » demanda M. Powell.

— Le jury acquittera M. Evans. Voilà ce qu’il en coûtera, dit l’avoué.

— Et le cousin Henry retournera à Llanfeare, pour y être désormais tranquille, » fit observer M. Jones. C’était par ce résultat désastreux que probablement seraient récompensés leurs efforts : ils le prévoyaient bien.

Ils s’accordaient à penser que M. Cheekey lui-même aurait bien du mal à faire avouer au cousin Henry qu’il avait détruit de ses propres mains le testament. Il n’y avait pas d’exemple que l’avocat le plus habile eût obtenu, par un interrogatoire, un semblable succès. Que le cousin Henry restât muet, qu’il se trouvât mal, qu’il fût poursuivi pour refus de paraître en justice, — tout cela était possible, ou, au moins, n’était pas impossible ; mais qu’il dît : « Oui, je l’ai fait, j’ai brûlé le testament de mes propres mains, » ils reconnaissaient tous que c’était impossible. Et ainsi, le cousin Henry retournerait à Llanfeare, confirmé dans la possession de la propriété.

« Il rira de nous dans sa manche, quand tout sera fini, » dit le commissaire-priseur.

Ils ne se doutaient pas des tourments dans lesquels vivait le malheureux. Ils n’imaginaient pas combien il était invraisemblable qu’il rît dans sa manche de qui que ce fût. Nous sommes trop portés, quand nous pensons aux crimes ou aux fautes des autres hommes, à oublier qu’ils ont une conscience et qu’ils peuvent être torturés par le remords. Tandis qu’ils parlaient ainsi du cousin Henry, celui-ci essayait en vain de se consoler par la réflexion qu’il n’avait pas commis de crime, que la voie du repentir lui était encore ouverte, que si seulement on le laissait partir pour Londres, pour y regretter et expier sa faute, il serait heureux d’abandonner Llanfeare et tous ses honneurs. Le lecteur aura de la peine à supposer qu’après le jugement, le cousin Henry dût revenir dans la bibliothèque pour y rire dans sa manche.

Quelques jours après, M. Apjohn eut, à Londres, une entrevue avec M. Balsam. « Le client dont vous m’avez confié la cause, dit M. Balsam, ne me semble pas être la fleur des gentilshommes.

— Non certes. Vous comprendrez, monsieur Balsam, que mon seul objet, en lui persuadant de poursuivre le journal, a été de l’amener au banc des témoins. Je le lui ai dit, naturellement. Je lui ai expliqué que, s’il n’y paraissait point, il ne pourrait pas marcher la tête haute.

— Et il a adopté votre avis ?

— De bien mauvaise grâce. Il aurait donné sa main droite pour échapper à cette nécessité. Mais je ne lui ai pas laissé d’alternative. Je lui ai présenté la chose de telle manière qu’il ne pouvait me faire un refus sans se déclarer lui-même un coquin. Vous dirai-je ce qui va arriver, à mon avis ?

— Qu’arrivera-t-il ?

— Il ne paraîtra pas. Je suis certain qu’il n’aura pas le courage de se montrer devant la justice. Quand le jour sera venu, ou, peut-être, un ou deux jours auparavant, il s’enfuira.

— Que ferez-vous alors ?

— Ah ! voilà la question. Que ferons-nous alors ? Il est tenu de poursuivre, et aura à payer une amende. Nous pourrons le faire rechercher et comparaître aux prochaines assises. Mais que pourrons-nous alors ? Quelque sévèrement qu’on le punisse pour avoir fait défaut, on ne peut lui enlever la propriété. S’il a détruit le testament ou s’il le cache, nous ne pouvons rien sur Llanfeare, tant qu’il saura tenir sa langue. Si l’on peut le faire parler : à nous, je crois, la propriété. »

M. Balsam secoua la tête. Il admettait bien que son client fût le méprisable personnage que dépeignait M. Apjohn ; mais il n’admettait pas que M. Cheekey fût l’adversaire irrésistible qu’on le disait être.