Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 58-67).

CHAPITRE VII

recherche du testament


La recherche fut poursuivie jusqu’à neuf heures du soir ; M. Apjohn retourna à Carmarthen, en disant qu’il enverrait deux personnes pour continuer ce travail pendant la journée du mardi, et qu’il reviendrait lui-même le mercredi lire ce que l’on pourrait alors considérer comme l’expression de la dernière volonté du vieillard, le dernier testament fait, si l’on pouvait le trouver, et le précédent, si la recherche était infructueuse. « Il va sans dire, ajouta-t-il en présence des deux cousins, que l’acte de lire le testament n’ajoutera rien à sa valeur. Des documents trouvés déjà, le dernier en date sera le bon, — jusqu’à ce qu’on en trouve un autre plus récent. Il sera bon, pourtant, de prendre certaines dispositions, et l’on ne peut rien faire jusqu’après cette lecture. » Il prit ensuite congé et retourna à Carmarthen.

Isabel ne s’était pas montrée tout cet après-midi. Après l’exposé de M. Apjohn, et au moment où les recherches furent commencées, elle s’était retirée dans sa chambre. Il lui était impossible de prendre part à cette opération ; il lui était presque aussi impossible de rester, sans paraître prendre un intérêt trop vif à ce qui se serait fait sous ses yeux. Tout s’expliquait clairement pour elle, jusqu’aux moindres détails. Elle ne doutait pas que son oncle, sous l’empire du double sentiment que lui faisaient éprouver la présence de l’homme qu’il n’aimait pas et l’absence de celle qu’il chérissait si tendrement, ne fût revenu sur la décision qu’il avait prise. Voici comment elle s’expliquait la chose : l’affection de son oncle pour elle avait étouffé, pendant ces derniers jours d’affaiblissement physique et moral, ce qu’il croyait être la voix de sa conscience. C’était regrettable, bien regrettable ! Que n’avait-il eu près de lui quelqu’un qui le soutînt et le fortifiât dans ce déplorable moment de faiblesse, qui avait produit un si triste résultat ! Un testament, pensait-elle, doit être l’expression d’une volonté ferme et non l’acte d’un esprit irrésolu. Puisqu’il avait obéi à sa conscience, il aurait dû continuer à le faire. Mais ce qui était fait était fait. Isabel ne doutait pas qu’un autre testament n’eût été écrit en bonne forme. Et alors même qu’il n’eût pas été fait en bonne forme et ne dût pas être valable, il devait avoir existé à un certain moment. Où était-il maintenant ? Toutes ces pensées assiégeant son esprit, il lui était impossible d’assister aux recherches qui se poursuivaient dans la maison. Il lui répugnait d’être témoin de l’anxiété de son cousin et du tremblement nerveux qui secouait tous ses membres. Qu’il frissonnât, qu’il fût baigné de sueur sous l’influence d’un trouble si violent, elle le trouvait assez naturel. Ce n’était pas sa faute si la nature ne lui avait pas donné le courage d’un homme. La lâcheté le lui rendait plus antipathique qu’auparavant ; mais elle ne se croyait pas encore le droit de le soupçonner d’un crime.

Immédiatement avant de partir. M. Apjohn eut une entrevue avec elle dans sa chambre.

« Je ne puis partir sans vous dire un mot, c’est que je ne puis encore exprimer une opinion arrêtée sur l’affaire qui nous occupe.

— Ne supposez pas, monsieur Apjohn, que j’éprouve la moindre anxiété au sujet de l’existence d’un autre testament.

— Alors ce n’est pas comme moi ; mais cela ne fait rien à la chose. Qu’il ait fait un testament qu’ont signé avec lui les deux Cantor, cela, je crois, ne peut être mis en doute. Qu’il l’ait ensuite détruit sans le dire aux deux témoins qui devaient certainement raconter plus tard ce qu’ils avaient été appelés à faire, cela me semble tout à fait incompatible avec le caractère réfléchi et prudent de votre oncle. Mais l’affaiblissement de ses facultés a été rapide à ce moment. Le docteur Powell croit qu’il était sain d’esprit le jour où il a fait le testament, mais il croit possible qu’il l’ait détruit un ou deux jours après, alors qu’il n’avait plus l’esprit assez lucide pour pouvoir juger ce qu’il faisait. Si ce dernier testament n’est pas trouvé, nous devons, je crois, expliquer comme je viens de le faire ce qui s’est passé. Je vous le dis avant de partir, pour que vous puissiez, vous aussi, vous faire une opinion. »

Et il s’en alla.

Il était impossible à Isabel de ne pas être certaine qu’elle en savait plus là-dessus que M. Apjohn et le docteur Powell. C’était à elle que le vieillard avait confié ses dernières pensées. N’avait-il pas murmuré à son oreille ces paroles : « Tout va bien. C’est fait. » Alors même que son intelligence eût été très obscurcie et que sa force l’eût déjà abandonné, il ne lui aurait pas dit ces paroles, s’il avait détruit le testament. M. Apjohn lui avait parlé de se faire une opinion ; mais cette opinion, elle ne pouvait pas ne pas l’avoir toute faite déjà. Elle ne pouvait faire le vide dans son esprit. M. Apjohn avait dit que si l’on ne trouvait pas le testament, il conclurait que le vieillard avait encore changé d’idée et l’avait détruit. Pour elle, elle était certaine que cela n’était pas. Elle seule avait entendu ses dernières paroles. Était-ce pour elle un devoir de dire à M. Apjohn qu’elles avaient été prononcées ? Si c’était une autre personne qu’elles dussent concerner, sans doute ce serait un devoir pour elle. Mais dans l’état des choses, elle ne savait que faire. Elle ne voulait pas que l’on pût lui attribuer la pensée d’une revendication de droits. De quelle utilité d’ailleurs pouvait être la révélation de ces paroles ? Elles ne seraient considérées par aucun tribunal comme établissant une évidence. Tout bien considéré, elle prit le parti de ne plus se tourmenter à ce sujet et de ne rien dire à M. Apjohn. Si son cousin devait vivre dans la propriété comme seigneur et maître de Llanfeare, pourquoi chercherait-elle à le déconsidérer en mettant en doute la validité du testament qui lui conférait la qualité d’héritier ? Elle décida donc qu’elle ne ferait connaître à personne les dernières paroles de son oncle.

Mais quelle devait être son opinion sur toute cette affaire ? À ce moment, elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’acte cherché serait trouvé. Cette solution lui semblait être la seule qu’elle pût considérer sans terreur. Une autre, celle de la destruction du testament par son oncle lui-même, elle la repoussait absolument ! Et alors ne serait-il pas évident qu’une fraude avait été commise ? Dans ce cas, par qui ? Et tandis que ces réflexions se pressaient dans son esprit, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette figure livide, à ces mains tremblantes et aux grosses gouttes de sueur qui de temps en temps perlaient sur le front de son cousin. Il était naturel qu’il souffrît ; il était naturel que, se sentant l’objet des sentiments hostiles de tous ceux qui l’entouraient, il fût dans un trouble extrême. Mais cela n’expliquait pas suffisamment les signes de frayeur qu’il lui avait été impossible de ne pas remarquer sur son visage, dans la salle à manger, pendant que M. Apjohn rappelait les circonstances dans lesquelles avaient été faits les deux testaments. Un innocent aurait-il tremblé ainsi, parce qu’il se serait trouvé dans une situation difficile ? De si vives émotions ne trahissaient-elles pas une âme coupable ? Si des mains humaines avaient fait disparaître le testament, n’étaient-ce pas les siennes ? Quel autre était intéressé à le faire ? Quel autre, à Llanfeare, n’était pas intéressé à la conservation d’un testament qui la faisait elle-même héritière ? Elle ne lui enviait pas la propriété. Elle avait reconnu la force des raisons qui avaient déterminé le vieillard à laisser sa succession à son neveu ; mais elle se disait que, si le dernier document ne se trouvait pas, c’est qu’un acte infâme avait dû être commis par son cousin. Ces pensées, qui l’obsédaient et l’oppressaient, la tenaient éveillée pendant les longues heures de la nuit.

M. Apjohn était parti, les domestiques étaient allés se coucher, le sommelier avait fermé la porte avec deux barres de fer, comme il le faisait tous les jours ; le cousin Henry était encore assis, seul dans la chambre aux livres. Après avoir répondu aux questions de M. Apjohn, il n’avait plus parlé à personne, mais s’était assis, éclairé par une bougie, près de laquelle il était accoudé. Le sommelier était venu deux fois lui demander s’il n’avait besoin de rien, et insinuer qu’il ferait mieux de se mettre au lit. Mais l’héritier, — s’il était héritier, — n’avait vu dans cet acte du sommelier qu’une indiscrétion, et avait répondu qu’on pouvait bien le laisser seul. On l’avait laissé seul, et il restait là, assis.

Son esprit était alors soumis à une cruelle torture. Il pouvait prendre, à son choix, l’un des deux partis ; il s’agissait de se décider. « L’honnêteté est la meilleure politique ! l’honnêteté est la meilleure politique ! » Il se répéta cent fois à lui-même cette parole bien connue, sans remuer les lèvres, sans articuler un son. Il était là, assis, essayant de fixer sa pensée. Il était là, assis, ne cessant de trembler, dans son horrible agonie, tandis que les heures succédaient aux heures. Tantôt il était décidé à agir selon la maxime, de la vérité de laquelle il cherchait à se convaincre, que l’honnêteté est la meilleure politique ; tantôt il se rasseyait, irrésolu comme avant, se déclarant à lui-même que l’honnêteté ne l’obligeait pas à accomplir l’acte qui venait d’être l’objet de ses méditations. « Qu’ils le trouvent, disait-il enfin à haute voix, qu’ils le trouvent. C’est leur affaire, non la mienne. » Et il restait toujours assis, les yeux fixés sur la rangée de livres qui était devant lui.

Minuit était passé depuis longtemps déjà. Il se leva et marcha de long en large dans la chambre, tout en essuyant son front, comme s’il était échauffé par le mouvement, mais ne quittant pas les livres de l’œil. Il se pressait lui-même d’agir, il se faisait un devoir de mettre en pratique cette honnêteté. Enfin, il s’élança vers l’un des rayons, et, tirant un volume des œuvres de Jérémie Taylor, il le jeta sur la table. C’était le volume dans lequel son oncle lisait le sermon qui devait être sa dernière préparation au passage dans un monde meilleur. Il ouvrit le livre : entre les feuilles était le dernier testament que le vieillard avait écrit.

À ce moment il entendit marcher dans la salle d’entrée, puis le bruit léger d’une main qui se posait sur la porte. D’un mouvement rapide il cacha le testament sous le livre.

Il est bientôt deux heures, M. Henry, dit le sommelier. Que faites-vous si tard ?

— Je lis, dit l’héritier.

— Il est bien tard pour lire. Vous feriez mieux de vous coucher. Il n’aimait pas les gens qui lisent à ces heures indues. Il aimait qu’on se couchât. »

Qu’un homme qui était, pour ainsi dire, son serviteur, invoquât contre lui l’autorité d’un mort, c’était trop de sans-gêne et d’inconvenance. Henry sentit qu’il devait bien établir sa situation, sous peine de baisser de plus en plus dans l’estime de ceux qui l’entouraient. « Je resterai aussi tard qu’il me plaira, dit-il. Allez, et ne me dérangez pas davantage.

— On devrait bien lui obéir encore ; il n’y a pas vingt-quatre heures qu’il est sous terre, » dit le sommelier.

— Je serais resté à lire aussi longtemps qu’il m’aurait plu, de son vivant même, » dit le cousin Henry. Le sommelier murmura et partit en tirant la porte derrière lui.

Pendant quelques minutes, le cousin Henry demeura immobile ; puis il se leva doucement, silencieusement, et regarda si la porte était fermée. Elle l’était, et c’était la seule porte qui donnât entrée dans la pièce. Les fenêtres étaient fermées par des volets. Il regarda autour de lui et s’assura qu’il n’y avait pas dans la chambre d’autres yeux que les siens. Il tira l’acte de l’endroit où il l’avait caché, le replaça exactement entre les feuilles où il était enfermé auparavant, et remit le livre à sa place sur le rayon.

Il n’avait pas caché le testament. Il ne l’avait pas dérobé ainsi aux regards de ceux qui avaient intérêt à ce qu’il fût trouvé. Il n’avait rien soustrait, rien dissimulé. Il avait simplement pris le livre sur la table de son oncle, où il l’avait aperçu, et, en le remettant à sa place sur les rayons, il y avait trouvé le papier. C’était ce qu’il se disait en ce moment, ce qu’il s’était dit mille fois. Était-ce son devoir de produire aux yeux de tous cet acte, preuve de l’injustice monstrueuse dont il était victime ? Qui d’ailleurs pourrait mettre en doute cette injustice, parmi ceux qui savaient qu’on l’avait fait venir de Londres, pour l’installer à Llanfeare comme héritier de la propriété ? Ne commettait-il pas envers lui-même, en livrant le papier, une iniquité plus grande qu’en le laissant là où le hasard le lui avait fait trouver ?

Il n’avait pas eu la pensée qu’il agît mal, jusqu’au moment où M. Apjohn lui avait demandé si son oncle lui avait parlé de ce nouveau testament. Il avait menti alors. Son oncle lui avait annoncé en effet son intention, avant de l’écrire, et, après le départ des Cantor, lui avait dit que la chose était faite. Le vieillard n’avait pas ménagé l’expression de ses regrets, mais le jeune homme était resté impassible, sombre, anéanti. Il avait ressenti vivement, mais en silence, l’affront qu’on lui faisait. Il n’avait pas osé soumettre d’observations, ni même se plaindre de ce traitement injuste.

Et le testament était en son pouvoir ! Il comprenait très bien la force de sa position, mais il n’ignorait pas quel en était le point faible. S’il se déterminait à laisser l’acte enfermé dans le livre, personne ne pourrait l’accuser de malhonnêteté. Ce n’était pas lui qui l’avait mis là. Il n’avait rien fait. Quant au désarroi occasionné par la disparition du testament, il n’en était pas la cause ; mais c’était la négligence d’un homme usé par la vieillesse, et qui avait atteint l’âge où l’on n’est plus en état de prendre des décisions si importantes. Il lui semblait que la justice, l’honnêteté, exigeaient qu’un tel acte demeurât éternellement soustrait à tous les yeux. Pourquoi irait-il faire connaître la cachette ? C’était à ceux qui désiraient trouver que revenait le soin de chercher. N’avait-il pas assez servi déjà la cause de l’honnêteté en ne détruisant pas le papier qu’il pouvait si facilement anéantir ?

Mais, s’il restait là, ne serait-il pas certainement trouvé ? Y restât-il des semaines, des mois, des années même, ne serait-il pas fatalement découvert un jour, et n’établirait-il pas que Llanfeare ne lui appartenait pas ? À quoi lui servirait la propriété ? Quel bien-être pourrait-il éprouver, avec cette pensée, presque cette certitude, que tôt ou tard, un accident, un hasard l’en dépouillerait à jamais ? Son imagination était assez vive pour lui dépeindre la vie d’appréhension et de misère qu’il allait mener. Il tremblerait, quand un visiteur de passage entrerait dans la chambre. Il serait épouvanté si une servante se trouvait être trop soigneuse. Que ferait-il, si les sentiments religieux de sa femme future la portaient à se livrer aux mêmes lectures que son oncle ?

Plus d’une fois il s’était dit qu’il serait fou de laisser le testament où il l’avait trouvé. Il fallait en faire connaître l’existence à ceux qui le cherchaient, ou le détruire. Son bon sens lui disait qu’il lui était impossible de sortir de cette alternative. Il pouvait assurément le détruire, sans que personne en fût plus avancé. Il pouvait le réduire, dans la solitude de sa chambre, en cendres presque impalpables, qu’il avalerait ensuite. Il sentait que, malgré tous les soupçons que pourraient concevoir Apjohn, Powell, les fermiers, Isabel elle même, personne n’oserait l’accuser d’un tel acte. Et alors même qu’ils l’accuseraient, il n’y aurait aucune preuve contre lui.

Mais il ne pouvait se décider à détruire le testament. Plus il y pensait, plus il était forcé de reconnaître qu’il était incapable de montrer tant de résolution. Brûler un morceau de papier ; — oh ! chose bien facile ! Mais il savait que ses mains se refuseraient à le faire. Déjà il y avait renoncé ; il était décidé à tirer le testament du livre, à faire lever Isabel au milieu de la nuit et à le lui remettre. Il lui serait facile de dire qu’il avait ouvert les livres l’un après l’autre. Ce serait là, pensait-il, une grande et généreuse action. Puis il avait été interrompu, insulté par le sommelier, et, dans sa colère, il avait décidé que le papier resterait caché encore un jour.