Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 49-58).

CHAPITRE VI

l’explication de m. apjohn


Il est inutile d’arrêter longtemps le lecteur sur la description des funérailles. Tous les fermiers, tous les ouvriers de la propriété étaient là ; il y avait aussi beaucoup de personnes de Carmarthen. L’église de Llanfeare, située sur la pointe de terre qu’un petit cours d’eau, à son embouchure, forme avec la mer, n’est pas à moins de quatre milles de la ville ; cependant tel était le respect qu’on avait pour le vieux Jones qu’une foule considérable assista à la descente du corps dans le caveau. Après l’enterrement eut lieu la collation, comme l’avait dit Isabel. Avec le cousin Henry s’y trouvèrent le docteur et l’homme d’affaires, les fermiers qui avaient reçu une invitation, et aussi Joseph Cantor le jeune. On fit honneur aux mets, quoique la circonstance fût triste. La peine n’enlève pas toujours l’appétit, et les fermiers de Llanfeare mangèrent et burent, observant un silence funèbre, mais sans être indifférents à la bonne chère. M. Apjohn et le docteur Powell avaient faim aussi ; et, comme ils avaient l’habitude des repas de ce genre, ils ne laissèrent pas se perdre les excellentes choses qu’on avait préparées. Mais le cousin Henry, malgré ses efforts, ne put avaler une bouchée. Il prit un verre de vin, puis un autre, qu’il se versait lui-même de la bouteille placée près de lui ; mais il ne mangea rien et dit à peine un mot. Il essaya d’abord de parler, mais la voix sembla lui manquer. Pas un des fermiers ne lui adressa une parole. Avant les funérailles, il leur avait donné la main à tous, mais alors même personne ne lui avait parlé. C’étaient des hommes rudes de manières, incapables de cacher leurs sentiments, et il voyait bien à leur attitude qu’il leur était odieux. Aussi, tandis qu’il était à table avec eux, résolut-il de quitter Llanfeare aussitôt que l’affaire de la succession serait réglée, et alors même que Llanfeare lui appartiendrait. Pendant le repas, l’homme d’affaires et le docteur lui dirent quelques mots, faisant un effort évident pour être polis ; mais, après ce premier effort, ils gardèrent eux aussi le silence. D’ailleurs la taciturnité du jeune homme et même sa pâleur pouvaient s’expliquer par les circonstances.

« Maintenant, » dit M. Apjohn se levant de table quand on eut fini de manger et de boire, « nous pourrions passer dans la pièce voisine. Miss Brodrick, qui veut bien assister à notre réunion, nous attend sans doute. »

Ils passèrent, formant une longue file de la chambre aux livres dans la salle à manger. M. Apjohn, marchait le premier, suivi du cousin Henry. Ils trouvèrent Isabel assise, et, près d’elle, la femme de charge. Elle serra silencieusement la main à l’homme de loi, au docteur, à tous les fermiers, et dit en s’asseyant à M. Apjohn : « Comme il m’était pénible d’être seule, j’ai demandé à miss Griffith de rester avec moi. Il n’y a pas d’inconvénients, je l’espère ?

— Il n’y a aucune raison au monde, dit M. Apjohn, qui puisse empêcher miss Griffith d’entendre lire le testament de son maître, qui avait pour elle tant de considération. » Miss Griffith répondit à cette parole polie par une révérence et s’assit, vivement intéressée par la cérémonie qui commençait.

M. Apjohn tira de sa poche l’enveloppe contenant la clef, et, décachetant avec lenteur le petit paquet, ouvrit non moins lentement le tiroir, duquel il tira une liasse de papiers entourée d’un ruban rouge. Il défit le nœud, et, plaçant devant lui les papiers, il examina celui qui était au-dessus. Puis, les répandant devant lui, toujours avec la même lenteur, il garda dans sa main celui qu’il avait pris d’abord. En réalité, il songeait à ce qu’il devait dire. Il avait pensé, mais sans y compter beaucoup, qu’un autre acte pourrait être trouvé dans le tiroir. Tout près de lui, à sa droite, était le docteur Powell. Autour de la pièce, à quelque distance, étaient assis les six fermiers, tenant leur chapeau dans leurs mains, entre leurs genoux. Sur un sofa, vis-à-via, étaient Isabel et la femme de charge. Le cousin Henry était assis seul, près de l’une des extrémités du sofa, presque au centre de la pièce. Pendant que la cérémonie se continuait, l’une de ses mains tremblait tellement qu’il s’efforçait de la maintenir avec l’autre. Il n’était pas possible que l’on ne remarquât pas ce tremblement et le malaise trop évident du jeune homme.

Le testament qui était au-dessus du paquet fut ouvert lentement par l’homme de loi, qui l’étala avec la main avant d’en commencer la lecture. Puis il en regarda la date, pour s’assurer que c’était bien le dernier de ceux qu’il avait déjà rédigés lui-même. Il ne l’ignorait pas, d’ailleurs, et il savait que l’acte était légalement irréprochable. Il aurait pu en expliquer toutes les clauses sans en lire un mot, et c’était probablement ce qu’il aurait à faire avant la fin de la séance ; mais il différait, les yeux fixés sur le papier, dont il effaçait toujours les plis avec la main, se donnant évidemment quelques minutes pour recueillir ses idées. Le testament qu’il avait sous la main lui avait toujours déplu : Indefer l’avait fait contrairement à ses avis, et c’était ce qui avait amené la « gronderie » dont le vieillard s’était plaint à Isabel. Il donnait la propriété tout entière au cousin Henry. Une somme d’argent était laissée à Isabel, mais cette somme ne devait pas être une charge sur la propriété. Or, peu de jours auparavant, M. Apjohn avait appris qu’il ne restait pas d’argent comptant pour le payement de ce legs. Aussi le testament lui était-il odieux. S’il contenait bien réellement l’expression des dernières volontés du vieillard, il était de son devoir de déclarer que la propriété, avec tout ce qu’elle contenait, appartenait au cousin Henry, et que rien ne pouvait fournir même à un payement partiel de la somme léguée à miss Brodrick. C’était, dans sa pensée, le comble de la cruauté et de l’injustice.

Certains bruits étaient venus jusqu’à lui, qui lui faisaient un devoir de vérifier la validité du testament qu’il avait sous la main ; le moment était venu pour lui de s’expliquer à ce sujet.

« Le document que je tiens, dit-il, semble exprimer les dernières volontés de notre vieil ami. Tout testament est naturellement l’expression des dernières volontés du testateur ; mais il peut toujours y avoir un testament postérieur à un autre. Il s’arrêta, et regarda les fermiers l’un après l’autre.

— C’est ici le cas, dit Joseph Cantor le fils.

— Tenez votre langue, Joseph, jusqu’à ce que l’on vous interroge, » lui dit son père.

Pendant cette courte interruption, les fermiers faisaient tourner leurs chapeaux dans leurs mains. Le cousin Henry les regardait fixement, sans dire un mot. L’homme de loi jeta les yeux sur l’héritier, et vit de grosses gouttes de sueur perler sur son front.

« Vous avez entendu ce que vient de dire M. Cantor, dit l’homme d’affaires. Je suis heureux de cette interruption qui rend ma tâche plus facile.

— Voyez-vous, père ? dit le jeune homme d’un air triomphant.

— Tenez votre langue jusqu’à ce qu’on vous interroge, Joseph, ou je vais vous allonger un coup de poing.

— Je dois maintenant expliquer, continua M. Apjohn, ce qui s’est passé entre mon vieil ami et moi, quand j’ai reçu de lui, dans cette même pièce, mes instructions au sujet de l’acte qui est en ce moment devant vous. Vous m’excuserez, monsieur Jones, — il s’adressait directement au cousin Henry, — si je dis que je n’approuvais pas les intentions nouvelles de mon vieil ami. Il voulait prendre des dispositions tout autres quant à la propriété, et, quoiqu’il ne pût y avoir de doute, pas l’ombre d’un doute, sur le bon état de ses facultés mentales à ce moment, je ne croyais pas qu’un vieillard affaibli déjà par les années agît bien en changeant une détermination prise dans l’âge mûr, après de longues réflexions, sur un sujet si grave. J’exprimai énergiquement mon opinion, et il m’expliqua ses raisons. Il me dit qu’il croyait devoir transmettre la propriété dans la ligne directe de sa famille. J’essayai de lui faire comprendre qu’il atteindrait ce but, en transmettant la propriété même à une femme, à la condition que cette femme prît le nom de la famille et le donnât à son mari, si elle se mariait dans la suite. Vous comprendrez tous sans doute ce que je voulais dire.

— Nous le comprenons tous, dit John Griffith de Coed, que l’on regardait comme le principal fermier de la propriété.

— Eh bien, j’exprimai mes sentiments avec trop de vivacité peut-être. Je dois dire que j’étais sous l’empire d’une émotion très vive. M. Indefer Jones me fit observer que je n’avais pas à lui faire la leçon sur un sujet qui intéressait sa conscience. En cela il avait assurément raison ; mais je persistai à croire que je n’avais fait que mon devoir, et je ne pus qu’être peiné de voir mon vieil ami se fâcher contre moi. Je puis vous affirmer que pas un moment je n’éprouvai à son égard un sentiment d’irritation. Il était absolument dans son droit, et n’obéissait qu’à l’impulsion de sa conscience.

— Nous en sommes convaincus, dit Samuel Jones de La Grange, un vieux fermier que l’on croyait être un cousin éloigné de la famille.

— J’ai voulu, par cet exposé, continua l’homme de loi, expliquer pourquoi il n’était pas probable que M. Jones me fît appeler, si, pendant ses derniers jours, il se croyait obligé à changer une fois de plus la décision qu’il avait prise. Vous pouvez comprendre que si, pendant sa maladie, il s’est déterminé à faire encore un autre testament…

— Qu’il a fait, dit le jeune Cantor.

— C’est exact, nous allons y arriver.

— Joseph, je vais vous envoyer à la cuisine, dit Cantor le père.

— Vous comprenez, dis-je, qu’il ne pouvait lui être agréable de revenir, en ma présence, sur ce sujet. Il aurait dû en effet se ranger à l’opinion que j’avais soutenue ; et quoique personne ne fût plus prompt qu’Indefer Jones en bonne santé à reconnaître une erreur, nous savons tous que le courage faiblit en même temps que les forces. C’est, je pense, ce qui s’est produit en lui, et c’est pour cette raison qu’il n’a pas eu recours à mes services. S’il y a un autre testament…

— Il y en a un ! » s’écria l’incorrigible Joseph Cantor le jeune. Son père se berna à le regarder. « Notre nom y est, continua Joseph.

— Nous ne pouvons parler d’une façon si affirmative, monsieur Cantor, dit l’homme de loi. Le vieillard peut avoir fait un autre testament et l’avoir détruit. Il faut que nous ayons le testament pour agir conformément aux dispositions qu’il contient. S’il a laissé un autre testament, nous le trouverons dans ses papiers. Je n’ai encore fait aucune recherche mais, comme c’était ici, dans ce tiroir, et dans ce paquet noué que M. Jones avait coutume de placer ses testaments, comme le dernier qu’il a fait est ici, ainsi que je m’attendais à l’y trouver avec ceux qu’il a écrits auparavant et qu’il semble n’avoir jamais voulu détruire, je devais vous donner toutes ces explications. Est-il vrai, monsieur Cantor, que vous et votre fils ayez été appelés par M. Indefer Jones à être témoins de la signature qu’il a apposée sur un acte, un testament, le lundi 15 juillet ? »

Joseph Cantor le père raconta alors comment les choses s’étaient passées. « Il y avait environ quinze jours que M. Henry Jones était à Llanfeare, et une semaine que miss Isabel était partie, quand lui, Cantor, vint faire à son maître la visite qu’il lui faisait au moins une fois chaque semaine. Son maître lui avait dit qu’il avait besoin de lui et de son fils pour être les témoins d’un acte. M. Jones avait ajouté que cet acte devait être son dernier testament. Le vieux fermier avait insinué qu’il serait bon d’appeler M. Apjohn. Indefer Jones avait répondu que cela n’était pas nécessaire ; qu’il avait lui-même copié exactement un testament antérieur, qu’il les avait comparés mot par mot, et que la seule différence était dans la date. Il ne manquait plus qu’une chose, sa signature, apposée en présence de deux témoins. L’acte avait été signé alors par le vieillard, et, après lui, par le fermier et son fils. Il était écrit, dit Joseph Cantor, non sur une longue et large feuille de papier, comme celle qui a servi pour le testament déplié en ce moment devant l’homme d’affaires, mais sur un carré de papier, comme on en voyait encore dans le bureau. Lui, Cantor, n’avait pas lu un mot de l’acte, mais il avait pu voir que l’écriture était bien cette écriture soignée et difficilement tracée que l’on connaissait à M. Indefer Jones, qui d’ailleurs écrivait le moins souvent qu’il pouvait. »

Voilà ce que raconta Cantor, ou du moins ce qu’il avait à raconter pour le moment. Le tiroir fut ouvert et soigneusement examiné, ainsi que les autres tiroirs de la table. Puis une recherche minutieuse fut faite dans la pièce par l’homme de loi, accompagné du docteur, du sommelier, de la servante, et fut continuée pendant tout l’après-midi, mais en vain. Les femmes avaient été congédiées après l’exposé fait par M. Apjohn. Pendant le reste de la journée, le cousin Henry demeura assis, suivant des yeux les quatre personnes occupées à faire les recherches. Il n’offrit pas de les aider, ce qui était naturel, et ne fit aucune observation, ce qui était tout aussi naturel. La chose était d’une si grande importance pour lui que l’on ne devait guère s’attendre à le voir en parler. Allait-il avoir la propriété de Llanfeare et de ses dépendances, ou allait-il n’avoir rien ? Et puis, quoiqu’on ne l’accusât de rien, quoique personne n’insinuât que sa conduite, dans la circonstance, pouvait prêter au soupçon, il se voyait de la part de tout le monde l’objet d’une antipathie non dissimulée. Qui avait fait disparaître ce testament, dont l’existence à un certain moment ne pouvait être mise en doute ? L’idée se présenta naturellement à son esprit qu’on devait l’en accuser. Dans ces conditions, il n’était pas étrange qu’il ne parlât pas et ne fît rien.

À une heure avancée de la soirée, M. Apjohn, au moment de quitter la maison, posa une question au cousin Henry, et reçut de lui une réponse.

« Mistress Griffith me dit, monsieur Jones, que vous avez été enfermé avec votre oncle pendant une heure environ après que les deux Cantor l’ont eu quitté, immédiatement après l’apposition des signatures. Est-ce vrai ? »

La sueur perla de nouveau sur le front de Henry. M. Apjohn le vit, mais sans en conclure à sa culpabilité, même au fond de son cœur. Sentir qu’on le soupçonnait était pour le jeune homme une torture et une humiliation assez pénible pour que l’on s’expliquât la sueur qui couvrait son front. Il fut quelques instants sans répondre, et, prenant l’air d’un homme qui réfléchit : « Oui, » dit-il, « je crois que j’ai été avec mon oncle ce matin-là.

— Et saviez-vous que les Cantor avaient été avec lui ?

— Non, que je me souvienne. Je savais, je pense, que quelqu’un avait été avec mon oncle… Ah ! oui, je le savais. J’avais vu leurs chapeaux dans la salle d’entrée.

— Votre oncle vous a-t-il parlé d’eux ?

— Non, que je me souvienne. Que vous a-t-il dit ? Pouvez-vous me le faire connaître ? Je me figure qu’il ne vous parlait pas beaucoup.

— Je crois que c’est dans cette circonstance qu’il m’a dit le nom de ses fermiers. Il me grondait souvent, parce que je ne comprenais pas la nature de leurs baux.

— Ce jour-là vous a-t-il grondé ?

— Oui, je crois. Il me grondait toujours. Il ne m’aimait pas. Je pensais à m’en aller et à le laisser là. Je voudrais n’être n’être jamais venu à Llanfeare ; oui, je le voudrais. »

Il y avait dans ces paroles un accent de vérité qui adoucit un peu le cœur de M. Apjohn en faveur du pauvre garçon. « Voudriez-vous répondre à une autre question, monsieur Jones ? dit-il. Votre oncle vous a-t-il dit qu’il avait fait un autre testament ?

— Non.

— Ni qu’il avait l’intention d’en faire un ?

— Non.

— Il ne vous a jamais parlé d’un autre testament ; un testament postérieur qui mettrait votre cousine en possession de la propriété ?

— Non, » dit le cousin Henry, le front encore baigné de sueur.

Et pourtant M. Apjohn était convaincu que si le vieillard avait changé ses intentions, il avait dû en avertir son neveu.