Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 40-48).

CHAPITRE V

avant les funérailles


Restée seule, Isabel sentit quel terrible fardeau le devoir faisait peser sur elle. Si elle avait pu se livrer à sa douleur bien légitime, elle aurait éprouvé quelque soulagement à pleurer son bon oncle. Mais on lui expliqua que, jusqu’après les funérailles et après la lecture du testament, elle devait tout ordonner à Llanfeare. Cette nécessité d’agir lui était pénible dans un moment surtout où la douleur ne lui laissait voir que confusément ce qu’elle avait à faire.

Le docteur fut bienveillant pour elle et lui donna quelques avis avant de la quitter. « Dois-je donner les clefs à mon cousin ? lui demanda-t-elle. Mais tout en faisant cette question, elle se demandait ce que signifiaient les derniers mots prononcés par son oncle. Quoique sa peine fût vive et que sa douleur fût sincère, elle ne pouvait s’empêcher de penser à ces paroles. Ce n’était pas qu’elle désirât posséder la propriété. Non, elle ne pensait pas à elle. Mais l’intention qu’elle attribuait à son oncle ne lui imposait-elle pas un devoir ? Devait-elle, ou non, faire connaître ces paroles ? Devait-elle leur prêter une signification ? Si elles en avaient une, ne fallait-il pas les comprendre par rapport au testament ?

« Je crois que vous devez garder les clefs jusqu’après la lecture du testament, dit le docteur.

— Même s’il les demandait ?

— Même s’il les demandait. Il n’insistera pas, si vous lui dites que c’est mon avis. Si vous rencontrez quelque difficulté, envoyez chercher M. Apjohn. »

M. Apjohn était l’homme d’affaires ; mais tout récemment il y avait eu un désaccord entre lui et l’oncle Indefer ; aussi le conseil du docteur ne plaisait-il pas à Isabel.

« D’ailleurs, continua-t-il, vous ne rencontrerez aucune difficulté de ce genre. Il serait bon que les funérailles eussent lieu lundi ; le testament sera lu immédiatement après. M. Apjohn viendra pour cet objet. Tout cela ne peut soulever aucune objection ; je connais les sentiments de M. Apjohn : il vous est tout dévoué, comme il l’était à votre oncle. »

M. Apjohn avait pris sur lui de « gronder » le vieillard à cause du changement, désavantageux pour Isabel, qu’il avait fait dans son testament. Le vieillard l’avait dit à Isabel. « Si je crois bien agir, quel droit a-t-il de me gronder ? » La « gronderie » n’avait été sans doute qu’un de ces avis qu’un homme d’affaires se croit souvent appelé par son métier à donner à ses clients.

Isabel pensa que le mieux était de tenir ces paroles secrètes, au moins pour le moment. Elle prit même la résolution de ne jamais les rapporter, à moins que d’autres faits ne permissent d’en interpréter le sens avec certitude. Elle ne voulait pas laisser croire que ces mots l’eussent amenée à espérer la propriété. Elle était pourtant convaincue que le vieillard pensait à sa propriété en parlant ainsi : « Tout est bien, c’est fait. » Quand son oncle avait, en rassemblant tout ce qui lui restait de forces, prononcé ces mots, il avait voulu faire entendre que sa dernière décision avait été « bonne » pour Isabel. Elle en était convaincue. Mais, en même temps, elle se rappelait l’intelligence affaiblie du vieillard et ses pensées fugitives, qui s’efforçaient sans doute de se fixer sur elle et sur la propriété, en associant l’une avec l’autre. Combien il était probable qu’il songeait à quelque chose qu’il aurait été bien heureux de faire, et qu’il se figurait avoir fait ! Elle savait aussi que les paroles n’avaient aucune valeur légale, même proférées devant une douzaine de témoins. S’il y avait un testament ultérieur, ce testament parlerait assez par lui-même. Sinon, les paroles n’étaient que du vent.

Par-dessus tout, elle ne voulait pas qu’on pût lui attribuer le désir d’hériter, qu’on pût la croire piquée de ne pas hériter. Elle n’avait ni ce désir, ni cette susceptibilité. L’affaire en question était si grave, elle avait pesé si lourdement sur l’esprit de son oncle, qu’elle ne pouvait pas n’en pas sentir elle-même l’importance ; mais quant à ses désirs, ils se réduisaient à celui que le testament de son oncle, quel qu’il pût être, fût entièrement exécuté. N’avoir pas Llanfeare, n’avoir pas même un centime de la fortune de son oncle, ne la laisserait pas indifférente ; elle n’en serait pas blessée. Mais savoir que d’autres pouvaient la croire déçue dans son espoir, voilà ce qui lui était odieux et insupportable ! Aussi parla-t-elle au docteur Powell, et même à son cousin, comme si la propriété appartenait maintenant sans aucun doute à ce dernier.

Henry Jones, à ce moment, pendant les jours qui suivirent immédiatement la mort de son oncle, considéra sa nouvelle position avec une sorte de crainte respectueuse qui le rendait incapable d’action. Il obéissait presque servilement à sa cousine Isabel. Avec hésitation et en baissant la voix, il émit l’idée que les clefs pourraient lui être données à lui-même ; c’était, disait-il, pour éviter tout ennui à sa cousine. Mais quand elle lui eut répondu qu’il était de son devoir de les garder jusqu’après les funérailles, et de faire acte de maîtresse dans la maison jusqu’après la cérémonie, il se soumit docilement.

« Tout se fera comme vous le jugerez bon, Isabel. Je ne vous contrarierai en rien. »

Quelque temps après, le lendemain, il l’assura que, quelles que fussent les dispositions du testament, elle devait se regarder à Llanfeare comme chez elle, aussi longtemps qu’elle voudrait y demeurer.

« Je ne tarderai pas à retourner chez mon père, lui avait-elle répondu. Je partirai aussitôt mes malles faites. Je l’ai déjà écrit à mon père.

— Ce sera comme vous voudrez, répliqua-t-il ; mais veuillez bien croire que tout ce que je pourrai pour votre commodité, je le ferai. »

Elle fit à ces paroles une réponse banale, polie, mais sans doute peu gracieuse. Elle ne croyait pas à la sincérité de ce langage obséquieux ; elle ne pensait pas qu’au fond du cœur il lui voulût du bien, et elle ne pouvait se contraindre jusqu’à prendre une attitude qui mentît à ses sentiments. Après ce dialogue, pendant les jours qui s’écoulèrent avant les funérailles, ils échangèrent peu de paroles. L’aversion d’Isabel pour son cousin devint plus vive, quoiqu’elle ne pût s’en expliquer la cause à elle-même. Elle savait que son oncle avait été réellement aussi peu porté qu’elle à aimer le jeune homme, et cette pensée la justifiait à ses yeux. Les dernières paroles du vieillard le lui avaient clairement montré et, quoique sûre de sa propre conscience, quoique certaine de ne pas convoiter la possession du domaine, elle était malheureuse à la pensée de le voir passer aux mains d’un homme qu’elle méprisait. Quand ce n’eût été que pour les fermiers, les serviteurs, pour la vieille maison elle-même, c’était une pitié ! Et alors dans son esprit s’affermissait la conviction que son oncle, dans la dernière expression de ses volontés, n’avait pas voulu que son neveu fût son héritier.

Pendant ces jours, elle reçut des rapports qui semblaient confirmer sa croyance. Elle n’avait pas l’habitude de parler familièrement aux servantes, quoiqu’il n’y eût pas à Llanfeare d’autres femmes avec qui elle pût avoir quelque intimité. Elle avait un sentiment de sa dignité qui lui rendait déplaisante et qui réprimait toute familiarité chez les domestiques. Mais à ce moment la femme de charge vint lui faire un récit auquel Isabel ne put s’empêcher de prêter l’oreille. On racontait dans les environs que le vieillard avait certainement fait un autre testament, depuis qu’Isabel avait quitté Llanfeare pour aller à Hereford.

« Si cela est, dit sévèrement Isabel, on le trouvera quand M. Apjohn viendra dépouiller les papiers de mon oncle. »

Mais ces paroles ne semblèrent pas satisfaire la femme de charge. Elle croyait que son maître avait écrit un acte, et pourtant on n’avait pas envoyé chercher M. Apjohn, comme auparavant, dans les autres circonstances semblables. Toutes les fois que le vieillard avait fait un testament, nul ne l’avait ignoré à Llanfeare. On avait mandé M. Apjohn, qui était revenu un ou deux jours après avec deux clercs. On comprenait bien que les clercs devaient être les témoins. Le vieux sommelier, qui apportait le xérès et les biscuits après que l’acte était dressé, était bien au courant de ce qui se passait dans ces occasions. Cette fois, rien de semblable. Le vieux Joseph Cantor, l’un des fermiers de la famille depuis trente ans, et son fils Joseph, avaient été appelés et l’on supposait qu’ils avaient servi de témoins. La femme de charge semblait croire que, quand on les avait interrogés, ils avaient refusé de donner aucun renseignement sur ce sujet. Elle ne les avait pas vus elle-même, mais elle avait vu d’autres fermiers, et la croyance générale à Llanfeare était, disait-elle, que le vieillard avait fait un autre testament après le départ de sa nièce.

En réponse à tous ces propos, Isabel disait que si un testament nouveau, qui serait alors seul valable, avait été fait, on le trouverait parmi les papiers de son oncle. Elle savait que les testaments précédents étaient liés en un paquet et déposés dans l’un des tiroirs du bureau de son oncle. Celui-ci l’avait invitée à les lire ; de mille manières, il lui avait montré qu’il ne voulait pas avoir de secrets pour elle. La clef de ce tiroir même était en ce moment dans les mains d’Isabel. Rien ne pouvait l’empêcher de faire des recherches, si elle l’avait voulu ; mais elle ne toucha jamais au tiroir. Elle en renferma la clef dans une enveloppe qu’elle mit encore sous clef. Tout en écoutant les récits de la vieille servante, elle la grondait. « Il ne faut point parler de ces choses-là, disait-elle ; mon oncle a eu l’intention d’instituer son neveu héritier de Llanfeare ; je crois qu’il l’a fait en réalité. Il vaut mieux que l’on n’en cause pas jusqu’après la lecture du testament. »

Pendant ces jours, elle ne sortit pas du jardin et évita soigneusement de rencontrer les fermiers, même quand ils venaient à la maison. Elle ne vit pas M. Apjohn, et ne revit pas le docteur avant les funérailles. L’homme d’affaires lui avait écrit plusieurs fois et lui avait expliqué comment il avait l’intention de procéder. Il arriverait, avec le docteur Powell, à la maison, à onze heures. Les funérailles seraient terminées à midi et demi ; on ferait une collation à une heure, et, aussitôt après, on chercherait le testament pour le lire. Les mots « on chercherait » étaient soulignés dans la lettre, sans que rien expliquât pourquoi ils étaient soulignés. Il continuait en disant que les fermiers suivraient naturellement le convoi, et qu’il avait pris sur lui d’inviter ceux d’entre eux qui avaient connu leur maître le plus intimement à assister à la lecture du testament. Il donnait leurs noms ; parmi eux étaient les deux Joseph Cantor, le père et le fils. Isabel remarqua aussitôt que le fils n’était pas lui-même l’un des fermiers, et que, pourtant, la liste ne contenait que des noms de fermiers. Elle en conclut que M. Apjohn connaissait aussi l’histoire que la femme de charge lui avait racontée. Pendant ces quelques jours, Isabel n’eut que très peu de rapports avec son cousin. Ils ne se rencontraient qu’au dîner et ne se parlaient presque pas. Ce que Henry faisait pendant la journée, elle ne le savait même pas. Il y avait, entre le salon et la salle à manger, une pièce qu’on appelait la chambre aux livres ; c’est là qu’étaient rangées les quelques centaines de volumes qui composaient la bibliothèque de Llanfeare. L’oncle Indefer ne l’avait guère fréquentée de temps en temps, il y entrait pour prendre sur les rayons un volume de sermons. Depuis longtemps il avait l’habitude de se tenir dans la pièce où il faisait ses repas, et détestait d’aller dans le salon. Isabel avait un salon à elle, au premier étage ; elle ne s’était jamais tenue dans la chambre aux livres. C’était là que s’était installé le cousin Henry ; il y restait toute la journée, et l’on ne croyait pourtant pas qu’il y lût beaucoup. Pour le déjeuner et le souper, il allait seul à la salle à manger. Au dîner, Isabel descendait. Mais, pendant les longues heures du jour, il demeurait au milieu des livres, et ne quitta jamais la maison, jusqu’au moment où il dut recevoir M. Apjohn et le docteur Powell, avant la cérémonie des funérailles. La femme de charge se demandait ce qu’il pouvait faire dans la bibliothèque et manifestait quelquefois son étonnement. Mais Isabel n’accordait en apparence aucune attention à ses paroles et faisait remarquer simplement qu’il était naturel que, dans de si tristes moments, le jeune homme restât enfermé.

« Mais il devient si pâle, mademoiselle, disait la femme de charge. Il n’était pas blanc comme cela la première fois qu’il est venu à Llanfeare. » Isabel ne répondait pas mais elle avait remarqué, elle aussi, la pâleur et l’abattement de son cousin.

Le lundi matin, tandis que les hommes chargés de l’ensevelissement accomplissaient leur lugubre tâche, avant l’arrivée du docteur et de l’homme d’affaires, elle descendit le trouver pour lui dire quelques mots du programme des cérémonies de la journée. Jusque-là, on, s’était borné à avertir Henry que, le matin de ce jour, on devait enterrer le corps au pied des murs de la vieille église, et, qu’après les funérailles, lecture serait faite du testament. Entrant dans la pièce d’une façon un peu soudaine, elle le trouva assis, inoccupé ; il y avait bien un livre ouvert sur une table près de lui mais, d’après la position qu’avait le livre, elle vit que son cousin ne le lisait pas. Il était là ; ses yeux paraissaient fixés sur les rayons et, quand elle entra dans la chambre, il bondit, pour aller la recevoir, avec une expression manifeste de surprise.

« M. Apjohn et le docteur Powell seront ici à onze heures, dit-elle.

— Ah oui, répondit-il.

— J’ai cru devoir vous le dire, pour que vous soyez prêt.

— Oui ; c’est bien aimable à vous. Mais je suis prêt. Les hommes viennent d’arriver ; ils ont mis le crêpe à mon chapeau et ont posé ici mes gants. Vous ne viendrez pas, naturellement ?

— Si, je suivrai le corps, Je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas comme vous. Une femme peut avoir assez d’énergie pour rendre ce devoir. Ensuite on reviendra faire une collation.

— Oh ! vraiment ? Je ne savais pas qu’il dût y avoir une collation.

— Si, le docteur Powell dit que c’est convenable. Je n’y assisterai pas, mais vous, naturellement, vous devrez occuper la place d’honneur.

— Si vous le désirez.

— Oui, sans doute, ce sera convenable. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui semble les recevoir. Après la collation, M. Apjohn trouvera et lira le testament. Richard servira la collation ici, pour que vous puissiez ensuite passer sans retard dans la salle à manger, où le testament sera lu. On m’a dit que je devais assister à cette lecture. Je le ferai, mais avec une profonde tristesse. Le docteur Powell sera là avec quelques-uns des fermiers. M. Apjohn a pensé qu’il était bien de les inviter ; j’ai cru devoir vous en prévenir. Ceux qui seront présents sont John Griffith, de Coed ; William Griffith, qui occupe la ferme même de la maison ; M. Mortimer Green, de Kidwelly ; Samuel Jones, de Llanfeare Grange, et les deux Joseph Cantor, le père et le fils. Je ne sais si vous les connaissez.

— Oui, dit-il, je les connais. » Il avait, en parlant ainsi, l’air d’un spectre ; en le regardant, elle vit ses lèvres trembler légèrement, tandis qu’elle prononçait plus distinctement encore que les autres les deux derniers noms de la liste.

« J’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir de tout cela, ajouta-t-elle. Si cela m’est possible, je serai à Hereford mercredi. J’ai déjà fait, en grande partie, mes préparatifs de départ. Peut-être quelque circonstance me retiendra-t-elle mais, autant que possible, je m’en irai mercredi. »