Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 30-39).

CHAPITRE IV

mort de l’oncle indefer


Isabel partit toute triste pour Hereford : elle savait qu’elle laissait son oncle soucieux et contrarié.

« Je sais que je m’affaiblis tous les jours, » lui dit-il. Et pourtant, il n’y avait pas longtemps qu’il avait parlé de vivre encore deux ans.

« Dois-je rester ? demanda Isabel.

— Non ; ce ne serait pas bien. Vous devez aller voir votre père. J’espère bien vivre jusqu’à votre retour.

— Oh ! oncle Indefer !

— Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela fait que je meure ? Ce n’est pas cela qui me tourmente. » Elle l’embrassa et partit. Elle comprenait que toute question eût été inutile ; elle savait bien la cause de son souci. L’idée que son neveu devait être maître de Llanfeare lui était si odieuse qu’il, pouvait à peine la supporter ; et à cela venait, s’ajouter par surcroît l’ennui de la présence de ce neveu. Il fallait donc passer avec cet homme trois semaines, trois de celles qu’il lui restait à vivre ; c’était là une aggravation cruelle de ses ennuis. Isabel partit, et l’oncle et le neveu restèrent en face l’un de l’autre, mais non pour leur plus grand agrément à tous deux.

Isabel n’avait ni vu M. Owen, ni, entendu parler de lui, depuis qu’elle avait écrit la lettre renfermant la décision de son oncle. Elle allait maintenant le rencontrer inévitablement, et elle considérait avec effroi, presque en tremblant, cette nécessité. Sur un point elle s’était fait une résolution ; elle le croyait au moins. Comme elle avait refusé William, quand elle était l’héritière présumée de Llanfeare, elle ne l’accepterait certainement pas, si un sentiment d’honneur et de générosité le poussait à renouveler sa proposition, dans la situation si différente où elle était. Elle ne l’avait pas accusé dans son cœur d’être venu à elle à cause de sa richesse supposée : elle avait une trop haute opinion de lui. Mais, le fait était là ; elle l’avait refusé, quand elle était héritière présumée ; et, pas même au prix de son bonheur, elle ne voulait lui laisser croire qu’elle pût l’accepter à cause du renversement de ses espérances. Pourtant elle l’aimait, elle se l’avouait à elle-même. Sa position, à tous les points de vue, lui semblait bien cruelle. Si elle avait été héritière de Llanfeare, elle n’aurait pu l’épouser, par obéissance à la volonté de son oncle. Maintenant, ce devoir n’existait plus pour elle ; tout au moins il n’existerait plus après la mort de son oncle. N’étant qu’Isabel Brodrick, elle pouvait épouser qui elle voudrait, sans jeter de déconsidération sur les Indefer Jones. Mais le refus qu’elle avait dû faire, avant que son oncle changeât ses intentions, lui liait maintenant les mains.

Son sort était bien cruel ; mais elle se disait à elle-même qu’elle avait le devoir de l’endurer sans se plaindre. Elle connaissait la profondeur de l’affection que lui portait son oncle, et, comme elle l’aimait tendrement elle aussi, elle était prête à tout supporter pour lui. C’était l’irrésolution du vieillard qui avait fait son malheur à elle ; mais il avait fait ce qu’il croyait être le mieux. Peut-être éprouvait-elle quelque chose de la fierté du martyr. Peut-être trouvait-elle quelque gloire à tant souffrir. Mais elle était décidée à garder le secret de sa gloire et de son martyre. Nul être humain n’entendrait jamais sortir de ses lèvres une plainte contre l’oncle Indefer.

Le lendemain de son arrivée, son père lui fit quelques questions sur les intentions de son oncle relativement à la propriété.

« Je crois que tout est réglé, dit-elle. Je crois que Llanfeare est laissé à mon cousin Henry.

— Alors, il a changé ses dispositions, dit son père avec irritation. Il avait l’intention de faire de vous son héritière.

— Henry est en ce moment à Llanfeare, et Henry sera son héritier.

— Pourquoi ce changement ? C’est le comble de l’injustice de faire une promesse en pareille matière et de la violer ensuite.

— Qui vous a parlé d’une promesse ? Jamais je ne vous ai dit semblable chose. Papa, j’aimerais mieux ne pas parler de Llanfeare. Depuis le premier jour que je l’ai connu, l’oncle Indefer a été pour moi plein de tendresse. Je ne voudrais pas qu’une de mes pensées fût souillée par l’ingratitude. Quoi qu’il ait fait, il l’a fait croyant agir pour le mieux. Peut-être devrais-je vous dire qu’il a mis sur la propriété, en ma faveur, une charge, grâce à laquelle je ne serai pas un fardeau pour vous. »

Huit ou dix jours après cette conversation, une quinzaine de jours après son arrivée à Hereford, elle apprit que William Owen devait venir prendre le thé. Cet avis lui fut donné par sa belle-mère avec le ton sérieux que l’on prend pour annoncer une chose que l’on juge importante. Si c’eût été un autre chanoine ou un autre jeune homme qui avait dû venir prendre le thé, la communication eût été faite avec moins de solennité.

« Je serai enchantée de le voir, » dit Isabel, réprimant avec son énergie habituelle le plus léger signe d’émotion.

— Je l’espère, ma chère. Je suis certaine qu’il a le plus grand désir de vous voir. »

M. Owen vint prendre le thé avec la famille. Isabel put remarquer qu’il était un peu troublé, qu’il ne parlait pas avec la même liberté que d’ordinaire, et qu’il était embarrassé dans son attitude envers elle. Elle prit part à la conversation, comme s’il n’y avait entre eux rien de particulier. Elle parla de Llanfeare, de la santé affaiblie de son oncle, de la visite de son cousin, prenant soin de faire comprendre, par quelques paroles dites comme par hasard, que Henry avait été reçu en héritier. Elle joua bien son rôle, ne manifestant aucune émotion ; mais son oreille était au guet pour surprendre la plus légère altération dans la voix de William, après qu’elle lui eût appris sa situation nouvelle. Cette altération, elle la sentit, mais elle l’interpréta mal.

« Je viendrai dans la matinée, » dit-il en lui donnant la main à son départ. Sa main ne pressa pas celle d’Isabel, mais c’était à elle spécialement qu’il s’était adressé.

Pourquoi devait-il venir dans la matinée ? Elle s’était dit au premier moment que les nouvelles qu’elle apportait à William détermineraient celui-ci à renoncer à ses anciens projets. Et pourtant il avait dit qu’il reviendrait dans la matinée. Elle sentit alors que cette émotion du premier moment lui avait fait commettre une injustice cruelle. Oui, elle l’avait jugé injustement ; pourquoi aurait-il dit qu’il viendrait ? Mais s’il pouvait être généreux, elle pouvait l’être, elle aussi. Elle l’avait refusé quand elle croyait être l’héritière de Llanfeare elle ne l’accepterait certainement pas maintenant.

Il vint le lendemain matin vers onze heures. Elle savait que toute la famille avait pris ses dispositions pour qu’elle le vît seule ; elle n’essaya pas d’éviter une entrevue qui devait avoir lieu ; mieux valait que ce fût sur-le-champ. Ni sa belle-mère, ni ses demi-sœurs ne lui avaient fait de confidence à ce sujet. Mais elle savait qu’elles attribuaient la visite de M. Owen à l’intention de renouveler ses anciennes propositions. C’est ce qu’il fit, aussitôt arrivé.

« Isabel, dit-il, j’ai apporté avec moi la lettre que vous m’avez écrite. Voulez-vous la reprendre ? Et il la lui tendit.

— Non ; pourquoi reprendrais-je une lettre que j’ai écrite ? répondit-elle en souriant.

— Parce que j’espère, — je ne dis pas que je compte, — mais j’espère recevoir une autre réponse.

— Pourquoi auriez-vous cet espoir ? demanda-t-elle un peu étourdiment.

— Parce que je vous aime tendrement. Laissez-moi parler franchement. Si vous trouvez l’histoire un peu longue, pardonnez-moi, elle a tant d’importance pour moi ! J’avais cru que je ne vous déplaisais pas.

— Me déplaire ! Vous m’avez toujours plu. Vous me plaisez.

— J’espérais mieux. Peut-être pensais-je qu’il y avait dans votre cœur plus que cela pour moi. Non, Isabel, ne m’interrompez pas. Quand on m’a dit que vous deviez être l’héritière de votre oncle, j’ai compris que vous ne deviez pas m’épouser.

— Pourquoi non ?

— Parce que je pensais que cela ne devait pas être. Je savais que votre oncle le jugeait ainsi.

— Oui, il a jugé ainsi.

— Je le savais bien ; dans ma pensée, votre lettre ne faisait que m’apporter sa décision. Mon intention n’était pas de demander la main de l’héritière de Llanfeare.

— Pourquoi pas ? pourquoi pas ?

— Je n’avais pas l’intention de demander la main de l’héritière de Llanfeare, dit-il, en répétant ses paroles. J’ai appris hier soir que vous ne l’étiez plus.

— Non, je ne suis plus héritière.

— Pourquoi alors Isabel Brodrick ne serait-elle pas la femme de William Owen, s’il ne lui déplaît pas, si seulement elle croit pouvoir arriver à l’aimer assez pour cela ? »

Elle ne pouvait dire qu’elle ne l’aimait pas assez pour cela. C’eût été un mensonge qu’elle ne pouvait prendre sur elle de faire, et pourtant sa résolution n’était pas ébranlée. Ayant refusé William quand elle se croyait riche, elle ne pouvait le prendre maintenant qu’elle était pauvre. Elle secoua tristement la tête.

« Vous ne m’aimez pas assez pour cela ?

— Ce mariage ne doit pas se faire.

— Ce mariage ne doit pas se faire ? Et pourquoi ?

— Il ne peut se faire.

— Alors Isabel, dites que vous ne m’aimez pas.

— Je n’ai rien à dire, monsieur Owen. Et elle sourit de nouveau. Il me suffit de dire que cela ne peut pas être. Si je vous demande de ne pas me presser davantage, je suis sûre que vous me ferez cette grâce.

— Je vous presserai davantage, dit-il en la quittant ; mais je veux vous laisser une semaine de réflexion. »

Elle réfléchit pendant une semaine, et la réflexion amena, de jour en jour, un changement dans son esprit. Pourquoi ne l’épouserait-elle pas, si ce mariage faisait leur bonheur à tous deux ? Pourquoi rester immuable dans une résolution prise à un moment où les choses n’étaient pas ce qu’elles étaient devenues ? Elle le savait maintenant, elle en était certaine : la première fois qu’il était venu à elle, il ignorait que l’héritage lui fût promis. Il était venu à elle simplement parce qu’il l’aimait, et pour cette raison, pour cette raison seule, il était revenu cette fois. Et pourtant, — et pourtant, cette résolution, elle l’avait prise. Elle l’avait prise se croyant héritière. Peut-être William ne se rappelait-il pas, mais il se rappellerait dans la suite qu’elle l’avait refusé quand elle était riche, accepté quand elle était pauvre. Que deviendrait alors son martyre, sa fierté, sa gloire ? Si elle se mariait, elle ne serait plus qu’une jeune fille comme toutes les autres. Quoiqu’il n’y eût rien eu de bas dans sa conduite, elle pourrait être mal jugée elle se jugerait mal elle-même. Avant la fin de la semaine, elle s’était dit qu’elle devait rester fidèle à sa détermination.

La famille lui avait très peu parlé de William. La belle-mère redoutait Isabel, et elle cherchait à se faire illusion sur la peur qu’elle avait d’elle, en prenant un ton d’autorité ; les demi-sœurs aimaient Isabel, tout en la craignant un peu. Il y avait en elle si peu de la faiblesse féminine, elle était si dure à elle-même, elle ressemblait si peu aux autres jeunes filles de la ville ! On savait que M. Owen devait revenir un certain jour, à une certaine heure ; on savait aussi pourquoi il devait revenir ; mais personne n’avait osé demander ouvertement à Isabel quel serait le résultat de cette nouvelle entrevue.

Il vint, et cette fois la fermeté d’Isabel faillit l’abandonner. Quand il entra, il lui sembla plus grand qu’auparavant ; il lui sembla qu’il était devenu son maître. L’émotion qu’elle éprouvait lui montra qu’elle l’aimait plus que jamais. Elle commença à sentir qu’un homme de cet extérieur et de cet air était assuré de la conquérir. Elle ne se dit pas à elle-même qu’elle céderait ; mais son esprit était assiégé de cette pensée : Quelle est la meilleure manière de céder ?

« Isabel, dit-il, en lui prenant la main, Isabel, je suis revenu, comme je vous avais prévenue que je le ferais. »

Elle ne pouvait ni retirer sa main, ni lui parler de son ton ordinaire. Tandis qu’il avait les yeux fixés sur elle, elle sentait qu’elle avait déjà cédé ; mais tout à coup la porte s’ouvrit, et l’une des jeunes filles entra précipitamment dans la chambre.

« Isabel, dit-elle, voici pour vous un télégramme de Carmarthen. »

Elle l’ouvrit avec précipitation éperdue, tremblante. Il contenait ces mots.

« Votre oncle est très mal, tout à fait mal, et désire que vous reveniez sur-le-champ. »

Le télégramme n’était pas de son cousin Henry, mais du docteur.

Le temps lui manquait soit pour donner, soit pour refuser son amour. Elle présenta à William le papier pour qu’il le lût, et s’élança hors de la chambre, comme si le train qui devait l’emmener allait partir à l’instant.

« Vous me permettrez de vous écrire bientôt ? » dit M. Owen au moment où elle sortait ; mais elle ne répondit pas, dans sa précipitation à quitter la chambre ; elle ne répondit pas davantage aux paroles d’espoir et de consolation de ses parents. À quelle heure le train prochain ? À quelle heure atteindrait-elle Carmarthen ? Quand serait-elle, une fois encore, au chevet du vieillard ? Elle quitta Hereford dans l’après-midi, et à dix heures du soir, elle était à Carmarthen. Une personne qui connaissait bien le service des trains avait dû prévoir son arrivée pour cette heure : à la station une voiture l’attendait pour la conduire à Llanfeare. Avant onze heures, assise près du lit de son oncle, elle tenait la main du vieillard dans les siennes.

Son cousin Henry était dans la chambre, ainsi que la femme de charge, qui n’avait presque pas quitté son maître depuis le départ d’Isabel. Isabel avait vu tout d’abord, à l’attitude qu’avaient les vieux serviteurs à son entrée, à la figure désolée du sommelier, à la présence dé la cuisinière, qui était dans la maison depuis vingt ans, que l’on attendait quelque terrible événement. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aurait reçue si le danger n’avait pas été imminent.

« Le docteur Powell vous fait dire, mademoiselle, qu’il sera ici de grand matin. »

Cet avis de la cuisinière lui fit comprendre que tout ce que l’on espérait, c’était que le vieillard passerait la nuit.

« Oncle Indefer, dit-elle, comment cela va-t-il ? Oncle Indefer, parlez-moi. »

Il remua un peu la tête sur son oreiller ; il tourna un peu son visage vers celui d’Isabel ; sa main eut une faible étreinte ; un rayon de tendresse brilla dans ses yeux ; mais il ne put parler. Quand, une heure après, elle quitta la chambre pour aller retirer ses habits de voyage et se disposer pour veiller son oncle pendant le reste de la nuit, la femme de charge, qu’Isabel avait toujours connue à Llanfeare, lui déclara que, selon elle, le vieillard ne parlerait plus.

« C’était l’opinion du docteur, dit-elle, quand il est parti. »

Elle redescendit promptement et occupa la place que la vieille domestique n’avait pas quittée depuis trois jours et trois nuits. Elle la renvoya bientôt, pour avoir la satisfaction de faire elle-même tout ce qui serait à faire. Il n’y avait aucune nécessité que son cousin fût là. Si le vieillard avait encore quelque connaissance a son lit de mort, ce n’était certainement pas l’héritier choisi par lui qu’il désirait voir.

« Il faut vous retirer, dit Isabel.

Le cousin s’en alla, et quelques paroles persuasives décidèrent la femme de charge à en faire autant. Les heures s’écoulèrent ; Isabel était assise, la main posée légèrement sur celle du vieillard. Quand elle la retirait, ne fût-ce que pour humecter les lèvres du malade, il faisait un léger signe d’impatience. Enfin les premières lueurs du jour pénétrèrent dans la chambre par la fente des volets ; à ce moment, le vieillard sembla reprendre un peu de vie ; enfin, d’une voix basse, il murmura ces mots mal articulés, mais intelligibles :

« Tout est bien ; c’est fait. »

Bientôt après Isabel tira violemment la sonnette, et, quand la femme de charge entra dans la chambre, elle lui annonça que son vieux maître n’était plus. Arrivé à cheval de Carmarthen, à sept heures, le médecin n’eut plus qu’à certifier la mort d’Indefer Jones, en son vivant propriétaire de Llanfeare, dans le comté de Carmarthen.