Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 67-76).

CHAPITRE VIII

la lecture du testament


Pendant tout le jour suivant on continua la recherche. Quoiqu’il eût pris peu de repos les nuits précédentes, le cousin Henry se leva tôt, ne s’occupa en rien des investigations qui se faisaient dans les autres pièces, et resta, comme auparavant, assis au milieu des livres. Les deux hommes que M. Apjohn avait envoyés de son bureau, et avec eux le sommelier et M. Griffith, commencèrent l’opération par la chambre à coucher du vieillard et la continuèrent par la salle à manger. Quand ils arrivèrent à la bibliothèque, qui était à la suite, le cousin Henry prit son chapeau et descendit au jardin. Il allait et venait sur l’allée sablée, voulant s’imposer à lui-même de ne pas s’approcher de la fenêtre, mais il n’y réussissait pas. Il ne pouvait se tenir dans un endroit d’où il lui eût été impossible de voir ce qui se passait dans la pièce. Il craignait, et cette crainte le faisait trembler, que l’on ne mît la main sur le fatal volume. Et pourtant il se répétait et s’affirmait à lui-même qu’il désirait qu’on le trouvât. N’était-ce pas ce qui pouvait lui arriver de plus heureux ? Puisqu’il n’avait pas l’énergie de se résoudre à le détruire, sans aucun doute, tôt ou tard, il serait trouvé.

On tirait tous les livres des rayons, évidemment pour regarder dans l’espace vide laissé par derrière. À travers la fenêtre, il pouvait voir tous les mouvements. Par hasard, la partie de la bibliothèque qui contenait le fatal rayon — celui sur lequel était le volume — fut la dernière que l’on visita. On n’examinait pas les livres un à un ; mais ce volume, si épais qu’il attirait les yeux, s’ouvrirait certainement de lui-même. Il l’avait si souvent ouvert que les deux parties s’écarteraient seules. Eh bien ! Il pouvait s’ouvrir ! Personne ne dirait alors qu’il eût connaissance de ce qu’il contenait. Il savait pourtant qu’il serait incapable de parler, qu’il balbutierait, et qu’il démontrerait sa culpabilité par son silence et sa consternation.

On tirait les livres trois par trois, et on les replaçait. On était arrivé au rayon. Pourquoi ne pouvait-il s’éloigner de la fenêtre, près de laquelle il était comme fixé ? Il n’avait rien fait, rien, rien et pourtant il était là tout tremblant, immobile, le visage baigné de sueur, impuissant à détourner un instant les yeux de ce qui se faisait dans la chambre. Enfin descendirent les trois volumes, au milieu desquels était celui qui contenait le testament. Il s’appuya contre un arbre, incapable de se soutenir, tandis que ses yeux suivaient l’opération. On regarda dans l’espace vide derrière les livres, puis on les replaça. On ne pensa pas à les examiner. Les hommes qui dirigeaient la recherche ne savaient évidemment pas que ces volumes avaient été sans cesse entre les mains du vieillard. Ils furent replacés, et la perquisition, dans cette pièce au moins, fut terminée. Quand les clercs furent sortis, le cousin Henry retourna dans la chambre et y demeura pendant le reste de la journée. Ce que l’on faisait dans les autres parties de la maison ne l’intéressait plus.

Sans doute, la disparition du testament causerait un préjudice à d’autres ; sans doute il y aurait quelqu’un qui souffrirait plus particulièrement de ce préjudice ; mais celui-là, pensait-il, ne serait pas l’objet d’un traitement aussi cruel que celui qu’on lui avait infligé à lui-même. Le testament dût-il ne jamais être trouvé, de quelle injustice n’était-il pas la victime ! Il n’avait pas demandé d’être fait héritier de la propriété. Il avait été invité à venir pour être reçu en qualité d’héritier, et, depuis son arrivée, on n’avait eu pour lui que de mauvais procédés. Les fermiers l’avaient traité avec dédain ; les domestiques mêmes avaient été insolents ; sa cousine Isabel, à qui il avait offert de partager avec lui la propriété, lui avait déclaré qu’elle éprouvait de la haine pour lui ; son oncle lui-même avait entassé insulte sur injustice, et avait aggravé l’injustice par l’expression du plus profond mépris.

« Oui, mon intention avait été de faire de vous mon héritier, et c’est pour cela que je vous ai fait venir. Je vois maintenant que vous êtes un si pauvre sire que je change d’intention. » Voilà ce que son oncle avait dit et avait fait. Après cela, qui pouvait attendre de lui qu’il agît contre ses intérêts, et qu’il voulût faire de la grandeur d’âme ? Qu’ils trouvent le testament, s’ils désirent tant l’avoir. Quand même il renoncerait à tous ses droits sur la propriété, quand même il renoncerait au bénéfice de tout testament fait en sa faveur, il ne leur dirait pas où était le testament valable. Pourquoi les aiderait-il dans leur embarras ?

Tous les tapis furent enlevés, tous les meubles déplacés, toutes les malles et toutes les boîtes examinées ; mais il ne vint à l’esprit de personne d’ouvrir tous les livres. On était encore en juillet, et les jours étaient longs. On chercha de six heures du matin à neuf heures du soir, et quand la nuit vint, les hommes déclarèrent qu’on avait fouillé la maison dans tous ses recoins.

« Je pense, mademoiselle, que mon vieux maître l’a détruit. Il avait des absences à la fin. » C’est ainsi que Mrs. Griffith exprima son opinion à Isabel.

Isabel était convaincue du contraire ; mais elle ne répliqua rien.

Que ne pouvait-elle quitter encore Llanfeare et en avoir fini avec tout cela ! Llanfeare lui était devenu odieux et éveillait en elle des pensées et des soupçons dont elle était effrayée. Elle avait hâte d’en partir et de se laver les mains de tout ce qui pourrait s’y passer. Elle savait pourtant combien sa situation allait être triste. M. Apjohn lui avait déjà expliqué qu’il ne restait pas de fonds sur lesquels on pût lui payer le legs de son oncle. Elle avait dit à M. Brodrick, pendant son dernier séjour à Hereford, que son oncle avait pris des dispositions pour qu’elle ne fût pas à la charge de sa propre famille. Elle devait maintenant retourner chez son père les mains vides. Dénuée de toutes ressources, comme elle l’était, pouvait-elle penser à épouser un homme qui n’avait que le modique revenu de sa position ? Ne serait-ce pas une bassesse, une mauvaise action ? Tout devait être rompu entre elle et M. Owen. Si son père ne pouvait pourvoir à ses besoins, elle se placerait comme gouvernante, et si elle ne trouvait pas cet emploi, comme femme de charge. Même l’asile des pauvres lui serait un séjour moins désagréable que Llanfeare, si Llanfeare devait être la propriété du cousin Henry.

M. Apjohn lui avait dit qu’elle ne pourrait pas partir le mercredi, comme elle en avait eu l’intention. Il revint ce jour-là à Llanfeare, et elle le vit avant qu’il procédât à l’opération pour laquelle il était venu. Il voulait lire le dernier testament qui avait été trouvé, et dire à ceux qui assisteraient à cette lecture, qu’il se proposait, ainsi que le docteur Powell, exécuteur testamentaire adjoint, d’exécuter les dispositions de ce testament, mais à la condition que, si un autre acte postérieur était trouvé dans la suite, il annulerait celui-ci. Quoique ce testament eût été l’occasion d’une querelle entre lui et le vieillard, celui-ci l’avait désigné comme exécuteur testamentaire, ainsi qu’il l’avait fait toutes les fois qu’il avait écrit ses dernières volontés. Il expliqua tout cela à Isabel dans sa chambre et comprit sa répugnance à assister à la lecture de l’acte.

« Cela me serait impossible, » dit-elle ; « à quoi bon d’ailleurs ? Je sais d’avance tout ce qu’il contient ? Je souffrirais trop. »

Se rappelant le peu d’importance du legs qui lui était fait, et la nécessité où il serait d’expliquer que les fonds manquaient pour le payer, M. Apjohn n’insista pas pour qu’elle fût présente.

« Je partirai demain, » dit-elle.

Il lui demanda alors s’il ne lui était pas possible de rester jusqu’au commencement de la semaine suivante, disant que sa présence pourrait être utile, lorsqu’il s’agirait de remettre définitivement l’héritage aux mains de son cousin ; mais il ne put changer son intention. « La propriété de Llanfeare va lui être délivrée, » dit-elle ; « la maison deviendra la sienne, et il pourrait m’en chasser si cela lui plaisait.

— Il ne le ferait pas.

— Il n’aura toujours pas l’occasion de le faire. — Je ne puis vous le dissimuler, nous ne nous aimons pas. Depuis qu’il est ici, une sorte d’aversion m’a tenue éloignée de lui. Il est certain qu’il me hait, et je ne veux pas lui devoir l’hospitalité. D’ailleurs, pourquoi resterais-je ?

— Le testament ne sera pas encore validé.

— Il le sera un jour ou l’autre. Naturellement, mon cousin aura les clefs et sera seul maître de tout. Voici les clefs. » Et elle tendit a M. Apjohn plusieurs trousseaux. « Vous pourrez les lui remettre après la lecture du testament, afin que je n’aie pas à lui parler. J’ai quelques livres que mon oncle m’a donnés. Mrs. Griffith les emballera et me les enverra à Hereford, — à moins qu’il n’y trouve à redire. — Quant aux autres objets qui m’appartiennent, je puis les prendre avec moi. Vous aurez la bonté de me faire envoyer une voiture qui me conduise à temps au train du matin. »

Les choses furent ainsi réglées.

Lecture fut faite du testament, — de ce testament que nous savons n’avoir pas été écrit le dernier, en présence du cousin Henry, du docteur Powell et des fermiers, réunis comme la première fois.

Cette lecture fut longue et fastidieuse. Le testateur s’étendait sur les raisons qui l’avaient déterminé à prendre de nouvelles dispositions au sujet de la propriété. Après avoir longuement réfléchi, il avait pensé que la propriété devait passer à l’héritier mâle, Ainsi, quoique son affection pour sa nièce Isabel Brodrick fût toujours aussi tendre, quoique sa confiance en elle fût toujours la même, il avait considéré comme un devoir de laisser la vieille propriété de famille à son neveu Henry Jones. Puis, dans toutes les formes voulues, le testament était fait en faveur de son neveu. Il y avait d’autres legs ; une somme peu considérable était attribuée à M. Apjohn lui-même, à titre d’exécuteur testamentaire, une année de gages à chacun des serviteurs ; suivaient d’autres détails du même genre. À Isabel, il laissait cette somme de quatre mille livres, dont il a déjà été fait mention. Quand l’homme d’affaires eut achevé la lecture, il déclara, qu’à sa connaissance, cette somme n’existait pas. Le testateur avait pensé, sans nul doute, que ces legs seraient payés par la propriété, tandis que la propriété ne pouvait subir une telle charge, qu’en vertu d’un acte spécial.

« Mais, » dit-il, « M. Henry Jones, une fois devenu propriétaire, regardera probablement comme un devoir de régler cette affaire conformément aux vœux de son oncle. »

Là-dessus, le cousin Henry, qui n’avait pas encore prononcé un mot depuis le commencement de la cérémonie, se répandit en promesses. Si la propriété devenait sienne, il aviserait à ce que les désirs de son oncle fussent accomplis en ce qui concernait sa chère cousine. M. Apjohn l’écouta dire, et continua ses explications. Quoique le testament qu’il venait de lire dût être exécuté comme s’il était l’expression des dernières volontés du défunt, quoique, à défaut de celui que l’on avait inutilement cherché, il fût entièrement valable, les raisons qu’il avait exposées le lundi précédent, et d’après lesquelles il y avait lieu de supposer que le vieillard avait fait un autre testament, conservaient toute leur force. À ce moment, Joseph Cantor le jeune manifesta, par une mimique expressive, sa disposition à rouvrir la discussion sur ce sujet ; mais il fut arrêté par les efforts réunis de son père et de l’homme de loi. Si ce testament postérieur était trouvé, il devait être considéré comme le testament valable, à la place de celui dont lecture venait d’être donnée. Après cela, toutes les formalités ayant été dûment accomplies, M. Apjohn prit congé et retourna à Carmarthen.

Les clefs furent remises au cousin Henry, qui se trouva, de fait, seigneur et maître de la maison, et possesseur de tout ce qui en dépendait. Le sommelier, Mrs. Griffith et le jardinier l’avertirent qu’ils quittaient son service. Ils resteraient encore, s’il le désirait, pendant trois mois ; mais ils ne pensaient pas pouvoir être heureux dans la maison, maintenant que leur vieux maître était mort et que Mlle Isabel allait partir. Certainement, il n’éprouva à ce moment aucune des jouissances d’une entrée en possession. Il aurait volontiers, croyait-il, renoncé à Llanfeare, s’il avait pu faire cette renonciation avant tous les événements du dernier mois. Il aurait voulu que Llanfeare n’eût jamais existé.

Mais les choses étaient ce qu’elles étaient ; il fallait prendre un parti. Il fallait mettre le papier dans quelque cachette plus profonde et plus sûre, ou le détruire, ou en révéler l’existence. Il pensa qu’il pouvait jeter le livre avec le testament à la mer, quoiqu’il ne pût se résoudre à le brûler lui-même. Le livre lui appartenait maintenant ; il pouvait en disposer à son gré. Mais ce serait folie de laisser là le papier.

Alors il eut de nouveau la pensée que le mieux pour lui et pour Isabel serait que la propriété fût partagée entre eux deux. À un point de vue, elle lui appartenait à lui ; elle était devenue sienne sans qu’il eût commis aucun acte frauduleux. C’est du moins ce qu’il se disait à lui-même. À un autre point de vue, elle était à Isabel, quoiqu’elle ne pût appartenir à sa cousine qu’en vertu d’un acte de lui, qui serait plus qu’un acte de générosité ordinaire. Le mieux était évidemment de la partager. Mais quel autre moyen pour cela qu’un mariage ? Rien ne pouvait donner prétexte à un partage d’un autre genre, comme celui qui aurait consisté à faire une part des terres, une autre des revenus ; le fatal papier n’en serait pas moins toujours là, entre les feuilles du livre. Tandis que si Isabel consentait à l’épouser, il trouverait, pensait-il, le courage de détruire le testament.

Il devait voir sa cousine cette après-midi, quand ce n’eût été que pour lui dire adieu et lui promettre qu’elle aurait certainement la somme qui lui était léguée ; si cela était possible, il toucherait un mot de l’autre affaire.

« Vous n’avez pas entendu lire le testament ? lui dit-il.

— Non, répondit-elle brusquement.

— Mais on vous en a dit les dispositions ?

— Sans doute.

— Celle qui est relative aux quatre mille livres ?

— Il n’y a pas lieu de parler des quatre mille livres qu’il n’en soit pas question, — du moins entre vous et moi.

— Je suis venu vous annoncer, » dit-il, sans comprendre en aucune façon les sentiments d’Isabel, et montrant, par l’altération de sa voix, qu’il croyait que cette ouverture serait favorablement accueillie, « je suis venu pour vous dire que le legs sera intégralement payé. J’y aviserai moi-même, aussitôt que je pourrai tirer quelque argent de la propriété.

— Ne vous inquiétez pas de cela, je vous prie, cousin Henry.

— Oh si, certainement, je le ferai.

— Ne vous en inquiétez pas. Soyez assuré que rien au. monde ne me déciderait à accepter un sou de vous.

— Et pourquoi ?

— On accepte un don de ceux qu’on aime et qu’on estime, et non de ceux qu’on méprise.

— Pourquoi me méprisez-vous ? demanda-t-il.

— Trouvez-en la raison vous-même ; mais, soyez-en bien convaincu, je mourrais de faim, que je n’accepterais rien de vous. »

Elle se leva alors et, se retirant dans sa chambre, le laissa seul. Il était évident qu’Isabel n’accepterait pas le moyen de partage auquel il avait pensé.