Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXXVI

Librairie Hachette et Cie (2p. 463-477).

CHAPITRE XXXVI

LE RÉCIT.


La tête couverte d’une écharpe de soie, sous laquelle s’échappaient d’une abondante chevelure et tombaient négligemment sur son sein de longues tresses de cheveux noirs, doña Rosario portait sur ses traits l’empreinte d’une profonde et secrète souffrance.

Quand elle s’assit, un signe visible d’inquiétude vint ajouter à la pâleur de son visage. La jeune fille semblait craindre de toucher au moment où il allait falloir ne plus rêver du passé pour accepter un avenir sur lequel elle n’osait porter ses regards.

Quand l’étranger se fut assis à son tour :

« Merci, mon ami, lui dit l’hacendero, d’être venu jusqu’ici m’apporter des nouvelles, quoiqu’on m’ait fait pressentir qu’elles doivent être bien tristes ; mais nous devons les savoir toutes. Que la volonté de Dieu soit bénie !

– Elles sont tristes, en effet ; mais, comme vous le dites, il est important (et l’inconnu, en appuyant sur ces dernières paroles, parut s’adresser plus particulièrement à doña Rosario), il est important, répéta-t-il, que vous n’en ignoriez aucune. J’ai vu bien des choses là-bas, et le désert ne cache peut-être pas autant de secrets qu’on pourrait croire. »

La jeune fille tressaillit imperceptiblement et fixa sur l’Homme-au-Mouchoir-Rouge un regard clair et profond.

« Parlez, mon ami, lui dit-elle de sa voix mélodieuse, nous aurons le courage de tout entendre.

– Que savez-vous de don Estévan ? reprit l’hacendero.

– Il est mort, seigneur cavalier. »

Don Augustin poussa un soupir de douleur et appuya sa tête dans ses mains.

« Qui l’a tué ? demanda-t-il.

– Je ne sais, mais il est mort.

– Et Pedro Diaz, cet homme au cœur désintéressé ?

– Mort comme don Estévan.

– Et ses amis, Cuchillo, Oroche et Baraja ?

– Morts comme don Pedro Diaz, tous morts, excepté… Mais si vous le trouvez bon, seigneur, je reprendrai les choses d’un peu plus loin : ne vous ai-je pas dit que vous deviez tout savoir ?…

– Nous vous écoutons, mon ami.

– Je ne vous ferai pas le récit, reprit le narrateur, des dangers de toute espèce, des combats que nous eûmes à braver depuis notre départ. Sous un chef qui nous inspirait une confiance sans bornes, nous en prenions gaiement notre parti.

– Pauvre don Estévan ! murmura l’hacendero.

– À la dernière halte à laquelle j’assistai, le bruit s’était répandu dans le camp que nous étions près d’un immense placer d’or. Cuchillo, notre guide, vint à nous manquer : depuis deux jours, il était absent. Dieu voulut sans doute me sauver, car il inspira à don Estévan l’idée de m’envoyer à sa recherche, et il me donna à cet effet l’ordre d’aller battre la campagne dans les environs du camp.

« J’obéis, malgré les dangers de cette commission, et je me mis en quête des traces du guide. Au bout de quelque temps je fus assez heureux pour les trouver. Je les suivais, quand tout à coup je distinguai dans le lointain un parti d’Apaches qui chassaient le buffle. Je tournai bride le plus promptement possible ; mais des hurlements féroces, qui éclatèrent de tous côtés, m’apprirent que je venais d’être découvert. »

L’étranger, en qui sans doute le lecteur a déjà reconnu Gayferos, le gambusino scalpé, s’arrêta un instant comme en proie à d’horribles souvenirs ; puis, continuant, il raconta la manière dont il fut pris par les Indiens, ses angoisses en songeant aux tourments qu’ils lui préparaient, la lutte désespérée qu’il eut à soutenir contre eux, dans une course, nu-pieds, et les souffrances inouïes qu’elle lui causa. « Atteint, dit-il, par l’un d’eux et frappé d’un coup qui me terrassa, je sentis alors le tranchant aigu d’un couteau tracer un cercle de feu sur ma tête. J’entendis un coup de fusil retentir, une balle siffla à mes oreilles et je perdis complétement connaissance. Je ne sais combien de minutes se passèrent ainsi. De nouveaux coups de fusil me firent rouvrir les yeux, mais le sang qui couvrait mon visage m’aveuglait ; je portai la main sur ma tête à la fois brûlante et glacée, mon crâne était nu. L’Indien m’avait arraché la chevelure avec la peau du crâne. Voilà pourquoi, seigneur cavalier, je porte aujourd’hui ce mouchoir sur la tête, le jour comme la nuit. »

Une sueur froide, pendant tout ce récit, couvrait la figure du gambusino. Ses deux auditeurs tressaillirent d’horreur.

Après un moment de profond silence :

« J’aurais peut-être dû, dit le narrateur, vous épargner, ainsi qu’à moi-même, d’aussi tristes détails. »

Gayferos, continuant son récit, raconta à ses auditeurs le secours inespéré que lui portèrent les trois chasseurs réfugiés dans l’îlot. Il en était au moment où Bois-Rosé l’y transportait en présence des Indiens, quand cette action héroïque arracha de la bouche de don Augustin un cri d’admiration.

« Mais ils étaient donc une vingtaine dans cette île ou ce radeau ? interrompit-il.

– Y compris le géant qui m’emportait dans ses bras, ils étaient trois, reprit le narrateur.

– Vive Dieu ! de fiers hommes alors ; mais continuez. »

Le gambusino poursuivit :

« Les compagnons de celui qui m’avait porté dans ses bras étaient un autre homme de son âge, à peu près, c’est-à-dire de quarante-cinq ans, puis, un jeune homme au visage pâle, mais fier, à l’œil étincelant et au doux sourire, un beau jeune homme sur ma foi, madame, tel qu’un père serait fier de l’appeler son fils, tel qu’une femme devrait être heureuse et fière aussi de le voir à ses pieds. Dans un court moment de répit que me donnèrent les douleurs horribles que j’éprouvais, je pus interroger mes libérateurs sur leurs noms et leurs conditions ; mais je ne pus rien obtenir d’eux, si ce n’est qu’ils étaient chasseurs de loutres et qu’ils voyageaient pour leur plaisir. Ce n’était guère probable ; cependant je ne fis aucune observation. »

Doña Rosarita ne put entièrement étouffer un soupir ; peut-être attendait-elle un nom.

Gayferos continua à raconter les divers faits que le lecteur connaît. Arrivé à la disparition de Fabian de Mediana, évitant toutefois, par un sentiment de délicatesse, de parler de Main-Rouge et de Sang-Mêlé : « Oui, madame, s’écria-t-il, le pauvre jeune homme avait été pris par les Indiens, et son supplice devait venger la mort des leurs. »

À cet endroit du récit les joues de Rosarita se couvrirent d’une pâleur mortelle.

« Eh bien, ce jeune homme, interrompit l’hacendero, que cette triste catastrophe émouvait presque à l’égal de sa fille, qu’est-il devenu ? »

Rosarita, dont la voix s’était éteinte au récit du gambusino, paya d’un regard de tendre reconnaissance la sollicitude que témoignait son père pour ce jeune homme auquel elle s’intéressait si vivement en dépit d’elle-même.

Gayferos dissimula un regard de joie, et, s’abstenant encore avec la même délicatesse de faire la moindre allusion à la sanglante action de la vallée de la Fourche, il reprit ainsi :

« Trois jours et trois nuits se passèrent dans d’horribles angoisses mêlées de quelques faibles lueurs d’espérance. Enfin, le matin du quatrième jour, nous pûmes tomber à l’improviste sur les ravisseurs sanguinaires, et, après une lutte acharnée, le guerrier géant put reconquérir sain et sauf et presser sur son cœur celui qu’il nommait son enfant bien-aimé.

– Grâce à Dieu ! » s’écria l’hacendero avec un soupir de soulagement.

Rosarita garda le silence, mais son teint qui se ranima tout à coup témoignait assez tout le plaisir qu’elle éprouvait. Un joyeux sourire s’échappa gracieusement de ses lèvres aux dernières paroles du gambusino.

Nous devons interrompre un instant le récit de Gayferos pour dire que l’attaque subite de Bois-Rosé et de sa troupe sur les bords de la Rivière-Rouge, et la fuite précipitée de don Augustin avec sa fille, avaient été telles, que tous deux ignoraient non pas les détails de l’action, mais les noms de ceux qui y avaient pris part. Rosarita, il est vrai, avait aperçu Fabian combattant à côté de Bois-Rosé, mais sans savoir comment s’appelait le chasseur, et sans savoir que Fabian eût été fait prisonnier par les pirates des Prairies. Cependant certaines analogies éveillèrent l’espoir de la jeune fille.

« Continuez, reprit l’hacendero ; mais, dans ce récit qui intéresse vivement un homme que les Indiens tenaient captif lui-même il y a six mois, je cherche vainement les détails relatifs à la mort du pauvre don Estévan.

– Je les ignore, continua Gayferos, et je ne puis que vous répéter les paroles du plus jeune des trois chasseurs, que j’interrogeai un jour à ce sujet :

« Il est mort, me dit-il d’un ton grave. Vous êtes vous-même le dernier débris d’une expédition nombreuse. Quand vous serez de retour chez vous, car, » ajouta-t-il en soupirant, « vous avez peut-être quelqu’un qui compte douloureusement les jours de votre absence, on vous questionnera avec empressement sur le sort de votre chef et des hommes qu’il conduisait. À cela vous répondrez : Les hommes sont morts en combattant ; quant au chef, la justice de Dieu l’avait condamné, et la sentence divine prononcée contre lui a été exécutée dans le désert. Don Estévan Arechiza ne reviendra plus vers ses amis. »

– Pauvre don Estévan ! s’écria l’hacendero.

– Et vous n’avez pu apprendre les noms de ces hommes si charitables, si généreux, si braves ! s’écria Rosarita.

– Pas pour le moment, reprit Gayferos ; seulement, ce qui me parut étrange, c’est que le plus jeune des trois chasseurs m’eût parlé de don Estévan, de Diaz, d’Oroche et de Baraja, comme s’il les connaissait parfaitement. »

Un frisson d’angoisse se glissa dans les veines de Rosarita ; son sein se souleva, ses joues se colorèrent d’une teinte pourprée, puis elles devinrent pâles comme la fleur du datura ; mais sa bouche resta muette.

« J’achève mon récit, continua le narrateur. Après avoir arraché le fils du brave guerrier aux Apaches, nous nous dirigeâmes vers les prairies du Texas.

« Je ne vous raconterai pas tous les dangers que nous avons courus, nous chasseurs aux loutres et aux castors, pendant six mois à peu près d’une vie errante, qui du reste n’est pas sans charme. Mais il y en avait un parmi nous qui était loin de trouver cette existence agréable : c’était notre jeune compagnon.

« Quand je le vis pour la première fois, je fus frappé de la résignation mélancolique dont son visage portait l’empreinte ; mais depuis, sa résignation semblait journellement diminuer et sa mélancolie augmenter. Le vieux chasseur, que je croyais son père (je sais maintenant qu’il ne l’est pas) saisissait toutes les occasions de lui faire admirer la magnificence des grandes forêts dans lesquelles nous vivions, les scènes imposantes du désert, le charme de ces périls que nous bravions. Vains efforts ! rien ne pouvait chasser le chagrin qui le dévorait, et il ne semblait l’oublier que dans le danger, où il se précipitait avec ardeur. On eût dit que la vie n’était plus pour lui qu’un pesant fardeau dont il cherchait à se débarrasser.

« Plein de compassion pour lui, je disais souvent au vieux guerrier : « La solitude n’est faite que pour l’âge mûr ; la jeunesse aime le bruit, la présence de ses semblables : retournons aux habitations. » Et le géant soupirait sans me répondre. Peu à peu, le front des deux chasseurs, qui aimaient leur jeune compagnon comme un fils, s’assombrit aussi. Une nuit que nous veillions, le jeune homme et moi, je lui rappelai un nom que six mois auparavant ses lèvres avaient laissé échapper pendant son sommeil ; j’appris alors la cause du chagrin qui le minait lentement. Il aimait, et la solitude n’avait fait que donner plus de force à une passion que vainement il avait espéré d’éteindre. »

Le conteur se tut un instant et jeta un regard pénétrant sur la contenance de ses auditeurs, surtout sur celle de doña Rosario. Il semblait prendre un secret plaisir à exciter la jeune fille par le récit de toutes les circonstances les plus propres à faire vibrer le cœur d’une femme.

Guerrier et chasseur à la fois, l’hacendero ne cherchait pas à cacher l’intérêt que lui inspirait l’histoire de ces inconnus.

Rosarita, au contraire, s’efforçait, sous l’apparence d’une froideur étudiée, de dissimuler le charme que lui faisait éprouver ce roman de cœur et d’action dont le gambusino lui ouvrait si complaisamment les pages les plus émouvantes.

Le feu de ses grands yeux noirs, le coloris que retrouvaient ses joues, démentaient pourtant ses efforts.

« Ah ! s’écria don Augustin, si ces trois braves eussent été sous les ordres du pauvre don Estévan, le sort de l’expédition eût sans doute été bien différent.

– Je le crois comme vous, répondit Gayferos. Dieu en avait disposé autrement. Cependant, reprit-il, je ressentais vivement le désir de revoir mon pays ; mais la reconnaissance me faisait un devoir de ne point le manifester. Le vieux guerrier sembla le deviner et s’ouvrit à moi à ce sujet.

« Trop généreux pour me laisser m’exposer seul aux dangers sans nombre du retour, le chasseur géant résolut de m’accompagner jusqu’à Tubac. Son compagnon ne mit aucun obstacle à cette résolution, et nous nous mîmes en route pour la frontière. Le jeune homme seul semblait nous suivre avec répugnance dans cette direction.

« Je ne vous raconterai pas nos fatigues et les nombreuses difficultés que nous eûmes à surmonter pendant un long et périlleux voyage. Je veux pourtant vous parler d’un de nos derniers combats contre les Indiens.

« Pour regagner le préside, il était nécessaire de traverser la chaîne des Montagnes-Brumeuses, et ce fut vers l’approche de la nuit que nous nous y trouvâmes engagés et obligés de nous y arrêter.

« C’est un des endroits les plus fréquentés des Indiens gilènes, et nous n’y pouvions camper qu’avec la plus grande précaution.

« Rien ne ressemble plus, je l’avoue, à la demeure des esprits de l’abîme que ces montagnes au milieu desquelles nous passâmes la nuit. À chaque instant des bruits étranges qui semblaient sortir des cavités des rochers venaient frapper nos oreilles : c’était tantôt comme un volcan qui gronde sourdement, ou comme la voix d’une cataracte lointaine qui mugit, tantôt comme les hurlements des loups ou comme des gémissements plaintifs, et de temps à autre des éclairs sinistres déchiraient le voile de vapeurs éternelles qui couvre ces montagnes.

« De peur de surprise, nous avions campé sur un rocher qui s’avançait comme une table au-dessus d’un assez large vallon ouvert à une cinquantaine de pieds au-dessous. Les deux chasseurs les plus âgés dormaient. Le plus jeune seul veillait : c’était son tour, qu’il avait, comme d’habitude, été forcé de revendiquer, car ses compagnons semblaient le voir avec peine partager ainsi leurs fatigues.

« Pour moi, malade et souffrant, étendu sur le sol après de longs efforts pour gagner le sommeil, je venais enfin de m’endormir lorsqu’un rêve affreux me réveilla en sursaut.

« N’avez-vous rien entendu ! » demandai-je au jeune homme à voix basse. « Rien de nouveau, me dit-il, que les bruits des, volcans souterrains qui grondent dans les montagnes. – Dites plutôt que nous sommes ici dans quelque lieu maudit, » repris-je ; et je racontai mon rêve au jeune homme.

« C’est peut-être un avertissement, dit-il gravement. Je me rappelle une nuit avoir fait un rêve semblable quand… »

« Le jeune homme s’interrompit. Il venait de s’avancer sur le bord du rocher. Je me traînai machinalement sur ses pas. Un même objet venait de frapper nos yeux en même temps.

« Un des esprits de ténèbres qui doivent habiter ces lieux semblait avoir pris tout à coup une forme visible. C’était une espèce de fantôme avec la tête et la peau d’un loup, mais droit sur ses jambes, comme une créature humaine. Je fis un signe de croix et une oraison ; le fantôme ne bougea pas.

« C’est le diable, murmurai-je. – C’est un Indien, » reprit le jeune homme ; « tenez, voilà ses compagnons « à quelque distance. »

« En effet, nos yeux, déjà accoutumés à l’obscurité, purent distinguer une vingtaine d’Indiens étendus par terre, et qui certes ne nous croyaient pas si près d’eux.

« Ah ! madame, ajouta le gambusino en s’adressant à doña Rosario, c’était une de ces occasions pleines de dangers que le pauvre jeune homme cherchait avec tant d’avidité, et vous auriez eu comme moi le cœur navré en voyant la joie triste qui brilla dans ses yeux ; car, à mesure que nous nous éloignions du désert, sa mélancolie semblait redoubler.

« Éveillons nos amis, dis-je alors. – Non, laissez-moi aller seul : ces deux hommes ont assez fait pour moi ; c’est à mon tour à m’exposer pour eux, et, si je meurs… eh bien, j’oublierai. »

« En disant ces mots, le jeune homme s’éloigna de moi, fit un détour, et je le perdis de vue, sans cesser d’apercevoir cependant l’effrayante apparition toujours immobile à sa place.

« Tout à coup je vis une autre forme noire qui s’élança sur le fantôme et le prit à la gorge ; les deux corps se confondirent en un seul ; la lutte fut courte et silencieuse, et l’on aurait pu croire que c’était celle de deux esprits. Je priai Dieu pour le noble jeune homme qui exposait ainsi sa vie avec tant de sang-froid et d’intrépidité. Peu de temps après je le vis revenir ; le sang coulait sur son visage d’une large blessure à la tête. « Oh ! Jésus ! m’écriai-je, vous êtes blessé. – Ce n’est rien, dit-il ; à présent je vais éveiller mes compagnons. »

« Que vous dirai-je, madame ? continua le gambusino ; mon rêve n’était qu’un avertissement de Dieu. Un parti d’Indiens que nous avions déroutés complétement à la Fourche… au Texas, veux-je dire, s’était remis sur nos traces pour venger le sang des leurs qui avait coulé sur les bords de… à l’endroit où nous avions délivré le jeune homme. Mais les Indiens avaient affaire à de terribles adversaires. Leur sentinelle, c’était le fantôme, avait été égorgée par le courageux jeune homme sans avoir eu le temps de jeter un cri d’alarme, et les autres, surpris dans leur sommeil, furent presque tous poignardés ; quelques-uns trouvèrent leur salut dans la fuite.

« La nuit n’était pas achevée quand ce nouvel exploit fut accompli.

« Le grand chasseur s’empressa de panser la blessure de celui qu’il aimait comme son fils, et le jeune homme, accablé de fatigue, s’étendit par terre et s’endormit. Tandis que ses deux amis veillaient autour de lui pour protéger son sommeil, je regardais avec tristesse ses traits altérés, sa figure pâle et sa tête ceinte d’un bandeau ensanglanté.

– Pauvre enfant ! interrompit doucement doña Rosarita : si jeune encore et mener cette vie de périls incessants ! Pauvre père aussi, qui doit sans cesse trembler pour les jours d’un fils bien-aimé !

– Bien-aimé, comme vous dites, madame, reprit le conteur. Pendant six mois j’ai pu voir à chaque instant la tendresse infinie de ce terrible père pour son enfant.

« Le jeune homme reposait tranquillement, et sa bouche murmurait faiblement un nom, celui d’une femme, le même qu’il m’avait naguère révélé pendant son sommeil.

Les yeux noirs de Rosarita semblaient interroger le conteur ; mais la parole expira sur ses lèvres entr’ouvertes, elle n’osa dire ce que son cœur murmurait à ses oreilles.

« Mais j’abuse de vos moments, continua Gayferos sans paraître remarquer le trouble de la jeune fille ; j’arrive à la fin de mon récit.

« Le jeune homme s’éveillait à l’instant où le jour commençait à paraître. « Tenez, me dit le géant, allez là-bas, et vous compterez les morts que ces chiens nous ont laissés. »

« Onze cadavres, reprit le gambusino, étendus sur le sol, et deux chevaux capturés attestaient la victoire de ces intrépides tueurs d’Indiens.

– Honneur soit rendu à ces redoutables inconnus ! » s’écria don Augustin avec enthousiasme, tandis que sa fille, en frappant l’une contre l’autre ses deux petites mains, s’écriait à son tour, les joues enflammées, l’œil brillant d’un enthousiasme égal à celui de son père : « C’est beau ! c’est sublime ! si jeune et si brave ! »

Rosarita n’adressait ces éloges qu’au jeune inconnu, dont peut-être le sens exquis des femmes, qui semble parfois être une seconde vue, lui révélait le nom ignoré. Le narrateur semblait jouir des louanges données à ses amis.

« Mais enfin vous apprîtes leur nom ? demanda timidement doña Rosarita.

– Le plus âgé s’appelait Bois-Rosé ; le second, Pepe ou Dormillon ; quant au jeune homme… »

Gayferos sembla chercher à se rappeler un nom sans paraître remarquer l’angoisse que dénotaient chez la jeune fille son sein agité, sa pâleur et ses narines gonflées.

À la similitude de position de Tiburcio avec celle de ce jeune inconnu, elle ne doutait pas que ce ne fût lui, et la pauvre enfant ramassait ses forces pour entendre son nom et ne pas pousser, en l’entendant, un cri de bonheur et d’amour.

« Quant au jeune homme, reprit le gambusino, il s’appelait Fabian. »

À ce nom qui ne rappelait rien à la jeune fille et qui détruisait ainsi ses douces illusions, elle porta douloureusement la main sur son cœur, ses lèvres pâlirent, les couleurs que l’espoir avait rappelées sur ses joues s’éteignirent, puis elle ne put que répéter machinalement :

« Fabian ! »

En ce moment, le récit du gambusino fut interrompu par l’arrivée d’un domestique. Le chapelain priait l’hacendero de venir le joindre un instant, pour une affaire dont il avait à l’entretenir.

Don Augustin quitta la salle en annonçant qu’il allait revenir bientôt.

Le gambusino et la jeune fille restèrent seuls. Celui-ci contempla quelques instants en silence, et avec une joie qu’il cachait à peine, Rosarita éperdue et tremblante sous son écharpe de soie. Un sentiment secret disait à la pauvre enfant que Gayferos n’avait pas encore fini. En effet, le gambusino lui dit doucement :

« Fabian portait un autre nom, madame : voulez-vous l’apprendre, pendant que nous sommes ici sans témoins ? »

Rosarita pâlit.

« Un autre nom ? Oh ! dites, reprit-elle d’une voix frémissante.

– On l’avait appelé longtemps Tiburcio Arellanos. »

Un cri de bonheur s’échappa du sein de la jeune fille, qui se leva de son siège, s’approcha du messager de la bonne nouvelle et saisit sa main :

« Merci, merci, s’écria-t-elle, quoique mon cœur me l’eût déjà dit. »

Puis elle traversa la salle en chancelant, et vint s’agenouiller sous une madone dans son cadre d’or.

« Tiburcio Arellanos, reprit le gambusino, n’est plus aujourd’hui que Fabian ; et Fabian, c’est le dernier rejeton des comtes de Mediana, une noble et puissante famille d’Espagne. »

La jeune fille priait toujours, sans paraître entendre les paroles de Gayferos.

« Des biens immenses, un grand nom, des titres, des honneurs, voilà ce qu’il déposera aux pieds de la femme qui acceptera sa main. »

La jeune fille continua sa fervente prière sans tourner la tête.

« Et cependant, reprit le gambusino, le cœur de don Fabian de Mediana n’a rien oublié de ce qu’avait appris le cœur de Tiburcio Arellanos. »

Rosarita interrompit sa prière.

« Tiburcio sera ici ce soir. »

Cette fois, la jeune fille ne pria plus. C’était Tiburcio, et non Fabian, comte de Mediana, Tiburcio pauvre et obscur, qu’elle avait tant pleuré. À ce nom seul elle écouta. Honneurs, titres, richesses, que lui importait ? Fabian vivait et l’aimait toujours : n’était-ce pas assez ?

« Si vous voulez vous rendre à la brèche du mur d’enceinte, où, le désespoir dans le cœur, il se séparait de vous, vous l’y trouverez ce soir. Vous rappellerez-vous l’endroit que je veux vous dire ?

– Oh ! mon Dieu, murmura doucement la jeune fille, comme si je n’y allais pas tous les soirs ! »

Et, toujours inclinée devant l’image de la madone, Rosarita reprit sa prière interrompue.

Le gambusino contempla quelques instants cette ardente et belle créature agenouillée, son écharpe descendue jusqu’à sa taille, les épaules découvertes et caressées par les longues tresses de ses cheveux qui tombaient en souples anneaux sur le sol ; puis il sortit de la salle.