Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXXVII
CHAPITRE XXXVII
LE RETOUR.
Quand don Augustin Pena rentra, il trouva sa fille seule et toujours agenouillée ; il attendit qu’elle eût fini sa prière. La nouvelle positive de la mort de don Estévan préoccupait tellement l’hacendero, qu’il attribua naturellement à l’action pieuse de doña Rosarita un tout autre motif que le véritable. Il pensa qu’elle adressait au ciel de ferventes prières pour le repos de l’âme de celui dont on venait d’apprendre la fin mystérieuse.
« Chaque jour, dit-il, et pendant un an, le chapelain dira, par mon ordre, une messe à l’intention de don Estévan, car cet homme a parlé de la justice de Dieu qui s’est accomplie dans le désert. Ces paroles sont graves, et la manière dont il les a prononcées ne me laisse pas de doute sur sa véracité.
– Que Dieu ait son âme, répliqua Rosarita en se levant, et la reçoive dans sa miséricorde si elle a en besoin !
– Que Dieu ait son âme ! répéta don Augustin avec onction ; ce n’était pas une âme ordinaire que celle du noble don Estévan de Arechiza, ou plutôt, pour que tu le saches, enfin, Rosarita, de don Antonio de Mediana, de son vivant, marquis de Casarcel et duc de l’Armada.
– Mediana, dites-vous, mon père ? s’écria la jeune fille ; quoi ! ce serait donc son fils ?
– De qui parles-tu ? demanda don Augustin étonné. Don Antonio n’a jamais été marié. Que veux-tu donc dire ?
– Rien, mon père, si ce n’est qu’aujourd’hui votre fille est bien heureuse ! »
En disant ces mots, doña Rosarita jeta ses bras autour du cou de son père, appuya sa tête sur sa poitrine, et, l’inondant de ses larmes, elle se mit à sangloter. Mais ses sanglots n’avaient rien d’amer ; les larmes de la jeune fille coulaient doucement, comme la rosée que le jasmin d’Amérique laisse tomber le matin de ses cornets de pourpre.
L’hacendero, peu versé dans la connaissance du cœur féminin, ignorait la volupté que parfois les larmes font goûter aux femmes, et il ne comprenait rien au bonheur qui arrachait des sanglots à sa fille.
Il l’interrogea de nouveau ; mais elle se contenta de lui répondre, la bouche souriante et les yeux encore humides :
« Demain je vous dirai tout, mon père. »
L’honnête hacendero avait bien besoin, en effet, qu’on lui expliquât tout ce mystère dont il ne comprenait pas le premier mot.
« Nous avons un autre devoir à remplir, reprit-il ; le dernier désir que m’exprima don Antonio en se séparant de moi était de te voir mariée au sénateur Tragaduros. Ce sera obéir à la volonté d’un mort que de ne pas différer ce mariage plus longtemps. Y vois-tu quelque obstacle, Rosarita ? »
La jeune fille tressaillit à ces mots, qui rappelaient un fatal engagement dont elle avait essayé de bannir la mémoire. Sa poitrine se gonfla et ses larmes recommencèrent à couler.
« Bien, lui dit l’hacendero en souriant ; c’est encore du bonheur, n’est-ce pas ?
– Du bonheur ? répéta Rosarita avec amertume ; oh ! non, non, mon père. »
Don Augustin était plus dérouté que jamais ; car toute sa vie il s’était plutôt appliqué à deviner les ruses des Indiens, contre lesquels il avait longtemps disputé son domaine, qu’à scruter le cœur des femmes.
« Oh ! mon père ! s’écria Rosarita, ce mariage serait aujourd’hui l’arrêt de mort de votre pauvre enfant. »
À cette brusque déclaration qu’il était loin de prévoir, don Augustin demeura tout stupéfait, et, maîtrisant à peine l’irritation qu’elle avait fait naître chez lui :
« Quoi ! s’écria-t-il avec vivacité, n’avais-tu pas consenti toi-même à ce mariage depuis un mois ? N’avais-tu pas fixé pour son accomplissement l’époque où nous saurions si don Estévan ne devait plus revenir ? Il est mort ; que veux-tu donc à présent ?
– J’avais, il est vrai, fixé ce terme.
– Eh bien ?
– Mais j’ignorais alors qu’il fût vivant.
– Don Antonio de Mediana ?
– Non, don Fabian de Mediana, reprit faiblement Rosarita.
— Don Fabian ? Qui est ce Fabian dont tu parles ?
– Celui que nous appelions, vous et moi, Tiburcio Arellanos. »
Don Augustin demeura muet de surprise ; sa fille profita de son silence.
« Quand j’ai consenti à ce mariage, dit-elle, je croyais que don Fabian était à jamais perdu pour nous ; j’ignorais qu’il m’aimât encore, et cependant… jugez si moi je vous aime, mon père… jugez quel douloureux sacrifice je faisais à ma tendresse pour vous… Je savais bien… »
En disant ces paroles, l’œil armé de toute la fascination de son doux regard, voilé par ses larmes, la pauvre fille s’approchait insensiblement, puis elle s’élança tout à coup et, appuyant sa tête sur l’épaule de son père pour cacher la rougeur de son visage :
« Je savais cependant que je l’aimais toujours, murmura-t-elle tout bas.
– Mais de qui veux-tu parler ?
– De Tiburcio Arellanos, du comte Fabian de Mediana, qui ne sont qu’une seule et même personne.
– Du comte de Mediana ? répétait don Augustin.
– Oui ! mais, s’écria passionnément Rosarita, je n’aime encore en lui que Tiburcio Arellanos, tout noble, tout puissant, tout riche que puisse être aujourd’hui Fabian de Mediana. »
Noble, puissant et riche, sont des mots qui sonnent toujours bien à l’oreille d’un père ambitieux, quand ils s’appliquent à un jeune homme qu’il aime et qu’il estime, mais qu’il croit pauvre. Tuburcio Arellanos n’aurait obtenu de don Augustin qu’un refus, tempéré il est vrai par des paroles affectueuses ; mais aujourd’hui Fabian de Mediana n’avait-il pas bien des chances en sa faveur ?
« Me diras-tu comment Tiburcio Arellanos peut être Fabian de Mediana ? demanda don Augustin avec plus de curiosité que de colère ; qui t’a donné cette nouvelle ?
– Vous n’êtes pas resté jusqu’à la fin du récit du gambusino, répondit doña Rosarita ; sans cela vous auriez su que ce jeune compagnon des deux intrépides chasseurs, dont il a noblement partagé les dangers, n’était autre que Tiburcio Arellanos, devenu aujourd’hui don Fabian de Mediana. Maintenant, quand seul et blessé il s’est éloigné de l’hacienda, par quelles circonstances a-t-il trouvé ces protecteurs inattendus ? Quelle parenté y a-t-il entre Tiburcio et le duc de l’Armada ? Voilà ce que j’ignore ; mais cet homme qui le sait vous le dira.
– Qu’on aille le chercher à l’instant même, » dit vivement don Augustin, et il appela un serviteur à qui il donna l’ordre.
Don Augustin attendait avec une extrême impatience le retour de Gayferos ; mais on le chercha vainement : il avait disparu.
Nous dirons tout à l’heure le motif de cette disparition. Presque au même instant où l’on venait d’en informer l’hacendero et sa fille, un autre serviteur entrait pour leur annoncer que Tragaduros mettait pied à terre dans la cour de l’hacienda.
La coïncidence du retour du sénateur et de la prochaine arrivée de Fabian était un de ces événements auxquels le hasard, plus souvent qu’on ne pourrait le croire, se plaît à donner lieu dans la vie réelle.
Rosarita, pour s’assurer un allié dans son père, se hâta de l’embrasser tendrement en lui témoignant tout son étonnement d’un miracle qui avait fait du fils adoptif d’un gambusino l’héritier d’une puissante famille d’Espagne. Après avoir décoché comme un Parthe cette double flèche contre le sénateur, la jeune fille s’enfuit de la salle, aussi légère que l’oiseau qui s’envole.
Tragaduros fit son entrée en homme qui sent que l’annonce de sa présence est toujours bien reçue. Sa contenance était celle d’un gendre futur ; il avait la parole du père et le consentement de la fille, bien que ce consentement n’eût été que muet.
Cependant, malgré sa satisfaction de lui-même et sa certitude de l’avenir, le sénateur ne put s’empêcher de remarquer l’air grave et imposant de don Augustin ; il crut devoir l’interroger à cet égard.
« Don Estévan de Arechiza, le duc de l’Armada, n’est plus, dit l’hacendero ; nous avons perdu, vous et moi, un noble et précieux ami !
– Quoi ! mort ! s’écria le sénateur en voilant sa figure de son mouchoir de batiste brodée. Pauvre don Estévan ! je ne sais pas si je m’en consolerai jamais. »
Son avenir, toutefois, ne devait pas être assombri par un deuil éternel, car le regret qu’il exprimait était loin d’être en harmonie avec ses pensées les plus secrètes. Tout en reconnaissant les nombreuses obligations qu’il avait à don Estévan, il ne put s’empêcher de considérer que, s’il eût vécu, il l’aurait obligé à dépenser en menées politiques la moitié de la dot de sa femme… un demi-million qu’il eût été forcé de jeter au vent !… « Je ne serai, il est vrai, se dit-il à lui-même, ni comte, ni marquis, ni duc de quoi que ce soit ; mais, dans ma manière à moi, un demi-million est plus agréable que des titres et doublera mes jouissances. Ce fatal événement rapproche d’ailleurs l’époque de mon mariage… Peut-être après tout n’est-ce pas un malheur que don Estévan soit mort… ! Pauvre don Estévan, reprit-il tout haut, quel coup inattendu ! »
Tragaduros devait apprendre plus tard qu’il eût été bien plus heureux pour lui que don Estévan eût vécu. Nous le laisserons avec l’hacendero et nous suivrons Gayferos, car nous pensons que le lecteur sera bien aise de le retrouver.
Le gambusino avait sellé son cheval, et, sans être vu de personne, avait traversé la plaine et pris de nouveau la route qui conduisait au préside.
Le chemin, qu’il suivait déjà depuis longtemps, ne lui avait amené la rencontre que de rares voyageurs, et, lorsque par hasard quelque cavalier se montrait dans le lointain, le gambusino, au moment où il se croisait avec lui, échangeait un salut d’un air impatient ; évidemment ce n’était pas celui qu’il cherchait.
La journée s’écoulait, et ce ne fut que vers une heure assez avancée que Gayferos poussa une exclamation de joie à la vue de trois voyageurs qui s’avançaient au trot.
Ces voyageurs n’étaient autres que le Canadien, Pepe et Fabian de Mediana. Le géant était monté sur l’une de ces robustes mules, plus hautes, plus fortes que le plus grand cheval ; et cependant cette monture paraissait à peine en proportion avec la nature du gigantesque cavalier. Fabian et Pepe montaient les deux excellents coursiers qu’ils avaient conquis sur les Indiens.
Le jeune homme était bien changé depuis le jour où il entrait pour la première fois à l’hacienda del Venado.
De douloureux et ineffaçables souvenirs avaient amaigri et fait pâlir ses joues ; quelques rides précoces sillonnaient son front, et dans ses yeux brillait un feu sombre qu’allumait la passion qui dévorait son cœur. Mais, aux yeux d’une femme, sa pâleur, sa maigreur et l’état maladif de son regard devaient faire paraître le jeune comte de Mediana plus intéressant et plus beau.
Ce visage, dont le soleil et la fatigue avaient ennobli les traits, ne devait-il pas rappeler à doña Rosarita un amour dont elle avait droit de se sentir heureuse et fière ? Ne devait il pas raconter énergiquement tant de dangers bravés et s’entourer de la double auréole de la gloire et de la souffrance ?
Quant à la physionomie mâle des chasseurs, le soleil, la fatigue, les dangers de toute espèce ne l’avaient en rien altérée. Si le hâle avait pu brunir leur teint, sept mois de plus d’une vie aventureuse dont ils avaient l’habitude n’avaient pas fatigué leurs traits bronzés.
Ils ne témoignèrent aucune surprise lorsqu’ils aperçurent le gambusino ; mais une avide curiosité se peignit dans leurs yeux : un regard de Gayferos la satisfit bientôt, et la joie se répandit aussitôt sur leurs figures. Ce regard leur disait sans doute que tout allait au gré de leurs désirs. Fabian fut le seul qui manifesta quelque étonnement à la vue de son ancien compagnon si près de l’hacienda del Venado.
« Était-ce donc pour nous précéder ici que vous veniez prendre congé de nous près de Tubac ? demanda-t-il au gambusino.
– Sans doute ; ne vous l’avais-je pas dit ? répondit Gayferos.
– Je ne l’avais pas compris ainsi, » reprit Fabian, qui, sans paraître attacher plus d’importance à tout ce qui pouvait se dire ou se faire autour de lui, retomba dans le sombre silence qui lui était devenu habituel.
Gayferos tourna bride, et les quatre voyageurs continuèrent silencieusement leur marche.
Après une heure environ, pendant laquelle Gayferos et le Canadien échangèrent seuls quelques mots à voix basse, sans que Fabian, toujours absorbé, y prît garde, les souvenirs d’un passé qui n’était pas bien éloigné vinrent s’offrir en foule à la mémoire de trois des cavaliers. Ils traversaient de nouveau la plaine qui s’étendait au delà du Salto-de-Agua ; puis quelques instants après ils arrivaient au torrent lui-même, qui grondait toujours entre les pierres de ses berges. Un pont, aussi grossier que l’ancien, remplaçait celui qu’avaient précipité dans le gouffre les hommes qui dormaient maintenant du sommeil éternel dans ce val d’Or, objet de leur ambition.
Le Canadien avait mis pied à terre un instant.
« Tenez, Fabian, dit-il, ici se trouvait don Estévan ; les quatre bandits (j’en excepte cependant ce pauvre Diaz, l’effroi des Indiens) étaient là. Tenez, voici encore la trace des pieds de votre cheval, quand il glissa sur ce rocher en vous entraînant dans sa chute. Ah ! Fabian, mon enfant, je vois encore l’eau qui bouillonne sur vous, l’écho me semble répéter encore le cri d’angoisse que je poussai. Quel impétueux jeune homme vous étiez alors !
– Et aujourd’hui, dit Fabian souriant tristement, je ne suis donc plus le même ?
– Oh ! non : vous avez aujourd’hui pris le front mâle et stoïque d’un guerrier indien qui sourit aux tortures du poteau. Devant ces lieux, votre figure est calme, et cependant, j’en suis sûr, les souvenirs qu’ils vous rappellent vous déchirent le cœur ; n’est-ce pas, Fabian ?
– Vous vous trompez, mon père, reprit Fabian ; mon cœur est comme ce rocher, où, quoi que vous en disiez, je ne vois plus la trace des sabots de mon cheval, et ma mémoire est muette comme l’écho de votre propre voix qu’il vous semble encore entendre. Quand, avant de me laisser retourner vivre à jamais loin des hommes dans le fond des déserts, vous m’avez imposé pour dernière épreuve celle de revoir tous les lieux qui pourraient me rappeler d’anciens souvenirs, je vous l’ai dit, ces souvenirs n’existent plus. »
Une larme vint mouiller les yeux du Canadien ; mais il la cacha en tournant le dos à Fabian pour remonter sur sa mule. Les voyageurs traversèrent le pont de troncs d’arbres.
« Retrouvez-vous ici sur cette mousse, sur cette terre, l’empreinte des pas de mon cheval quand je poursuivais don Estévan et sa troupe ? demanda Fabian à Bois-Rosé. Non ; les feuilles tombées des arbres dans le dernier hiver l’ont effacée, l’herbe de la saison des pluies a poussé sur elle.
– Ah ! si je voulais soulever ces feuilles, écarter ces herbes, je retrouverais ces traces, Fabian, comme si je voulais fouiller les replis de votre cœur…
– Vous n’y retrouveriez rien, vous dis-je, interrompit Fabian avec quelque impatience… Je me trompe, reprit-il avec douceur, vous y retrouveriez un souvenir d’enfance, un de ceux auxquels vous êtes mêlé, mon père.
– Je vous crois, Fabian, je vous crois, vous qui avez été l’amour de toute ma vie ; mais, je vous l’ai dit, je n’accepterai votre sacrifice que demain à pareille heure, et quand vous aurez tout revu, même cette brèche du mur d’enceinte, que vous avez franchie le cœur et le corps saignant tous deux de leurs blessures. »
Un frisson, semblable à celui du condamné à la vue d’un dernier et terrible instrument de torture, passa dans les veines de Fabian.
Les voyageurs firent halte enfin dans cette partie de la forêt située entre le Salto-de-Agua et l’hacienda, dans la clairière où Fabian avait trouvé le Canadien et l’Espagnol comme des amis que Dieu lui envoyait de l’extrémité du monde.
Cette fois les ombres de la nuit ne couvraient pas ces lieux où régnait le silence des forêts d’Amérique, silence imposant quand le soleil, à son zénith, darde ses rayons ardents comme des lames de fer rougi ; quand la fleur des lianes referme son calice, que la tige de l’herbe s’incline languissamment vers la terre comme pour y chercher la fraîcheur, et que la nature entière, muette et plongée dans la torpeur, semble inanimée. Le mugissement lointain du torrent roulant ses eaux avec fracas était le seul bruit qui troublât à cette heure le calme de la forêt.
Les cavaliers débridèrent et dessellèrent leurs chevaux, qu’ils attachèrent à quelque distance. Comme ils avaient voyagé toute la nuit pour éviter la chaleur du jour, ils avaient résolu de faire leur sieste à l’ombre des arbres.
Gayferos fut le premier qui s’endormit ; l’affection qu’il portait à Fabian était sans alarmes pour l’avenir. Pepe ne tarda pas à l’imiter ; le Canadien seul et Fabian ne fermaient pas l’œil.
« Vous ne dormez pas, Fabian ? dit Bois-Rosé à voix basse.
– Non ! mais vous, pourquoi ne prenez-vous pas quelque repos comme nos deux compagnons ?
– On ne dort pas, Fabian, dans les lieux consacrés par de pieux souvenirs, répondit le vieux chasseur. Cet endroit est devenu saint pour moi. N’est-ce pas ici qu’un miracle s’est opéré, quand je vous ai retrouvé au fond de ces bois de l’Amérique, après vous avoir perdu sur l’immensité de l’Océan ? Je croirais être ingrat envers Dieu, si j’oubliais ici, même pour goûter le sommeil qu’il nous ordonne de prendre, tout ce qu’il a fait pour moi.
– Je pense comme vous, mon père, et je vous écoute, répondit le jeune comte.
– Merci, Fabian, merci aussi à ce Dieu qui m’a fait vous retrouver avec un cœur aussi noble qu’aimant. Tenez, voici les traces encore visibles du foyer près duquel j’étais assis ; en voici les tisons, noirs encore, quoiqu’ils aient été lavés par l’eau de toute une longue saison de pluie ; voici l’arbre contre lequel je m’appuyais, le soir du plus beau jour de ma vie ; elle a été embellie par vous : car, depuis que vous êtes redevenu mon fils, chaque jour de mon existence a été un jour de bonheur pour moi, jusqu’au moment où j’ai dû comprendre que ma tendresse pour vous n’était pas celle dont a soif le cœur de la jeunesse.
– Pourquoi revenir toujours sur ce sujet, mon père ? répondit Fabian avec cette douceur résignée, plus poignante que les plus amers reproches.
– Soit ; ne parlons plus de ce qui peut vous être pénible ; nous en reparlerons après l’épreuve à laquelle j’ai dû vous soumettre. »
Le père et le fils, car nous pouvons bien les appeler ainsi, gardèrent de nouveau le silence pour n’écouter que les voix de la solitude. Qui pourrait dire tout ce que ces voix racontent à une âme blessée ?
Le soleil descendait vers l’horizon, un léger zéphyr caressait de son souffle le feuillage des arbres ; déjà, voltigeant de branche en branche, les oiseaux reprenaient leur ramage, les insectes frétillaient sous l’herbe, le mugissement des bestiaux : se faisait entendre dans le lointain : c’étaient les hôtes de la forêt qui saluaient le retour de la fraîcheur.
Les deux dormeurs s’éveillèrent.
Après un court et substantiel repas, dont Gayferos avait apporté les ingrédients de l’hacienda del Venado, les quatre voyageurs attendirent dans le calme et le recueillement l’heure suprême.
Plusieurs heures s’écoulèrent avant que le ciel d’azur qui s’élevait au-dessus de la clairière se fût assombri.
Peu à peu cependant la clarté du jour diminuait à l’approche du crépuscule, et bientôt des milliers d’étoiles brillèrent au firmament, comme autant d’étincelles semées par le soleil après avoir achevé sa course ; puis enfin, comme ce soir objet de tant de souvenirs, où Fabian blessé arrivait au foyer du Canadien, la lune vint blanchir la cime des arbres et la mousse des clairières.
« Allumerons-nous du feu ? demanda Pepe.
– Sans doute. Quoi qu’il arrive, nous passerons la nuit ici, répondit Bois-Rosé. N’est-ce pas votre avis, Fabian ?
– Peu m’importe, répondit le jeune homme ; ici ou là-bas, ne sommes-nous pas toujours ensemble ? »
Fabian avait compris depuis longtemps, nous l’avons dit, que le Canadien ne pourrait vivre, même avec lui, au sein des villes, sans regretter toujours la liberté et l’air des déserts ; il savait aussi que vivre sans lui serait plus impossible encore, et il s’offrait généreusement en holocauste aux dernières années du vieux chasseur.
Bois-Rosé avait-il compris toute l’étendue du sacrifice de Fabian, et cette larme qu’il avait dérobée le matin n’était-elle pas une larme de reconnaissance ? Nous lirons tout à l’heure plus couramment dans le cœur du Canadien.
Les étoiles marquaient onze heures.
« Partez, mon enfant, dit Bois-Rosé à Fabian. Arrivé près de l’endroit où vous vous êtes séparé d’une femme qui peut-être vous aimait, mettez la main sur votre cœur ; si vous ne le sentez pas battre plus vite, revenez, car alors vous aurez vaincu le passé.
– Je reviendrai, mon père, répondit Fabian avec un ton de fermeté mélancolique ; les souvenirs sont pour moi comme le souffle du vent, qui passe sans s’arrêter et sans laisser de trace. »
Il se mit en marche à pas lents. Une brise fraîche tempérait les chaudes exhalaisons de la terre. La lune resplendissante éclairait la campagne, au moment où, après avoir laissé l’enceinte de la forêt, Fabian arriva dans ces terrains vagues qui s’étendaient entre elle et le mur de clôture de l’hacienda.
Jusque-là il avait marché d’un pas ferme, quoique lent ; mais quand, à travers la vapeur argentée de la nuit, il aperçut le mur blanc au milieu duquel se dessinait la brèche encore ouverte, ses pas se ralentirent et ses jambes tremblèrent sous lui. Était-ce sa prochaine défaite qu’il redoutait ? car une voix intérieure lui criait d’avance qu’il était vaincu ; ou bien étaient-ce ses souvenirs qui, plus vifs et plus poignants, montaient en ce moment comme un flot de la mer ?
Le silence était profond et la nuit claire, quoique vaporeuse. Tout à coup, Fabian s’arrêta en tressaillant, comme le voyageur égaré qui croit voir un fantôme se dresser devant lui. Une forme svelte et blanche semblait se dessiner au-dessus de la brèche du mur d’enceinte. C’était comme une des fées des vieilles légendes du Nord, qui, pour les Scandinaves païens, flottaient au-dessus des brouillards. Pour un chrétien, c’était comme l’ange des premières et des seules amours.
Un instant, cette gracieuse apparition parut se fondre devant Fabian ; mais ce n’était que l’erreur de ses yeux, qui, malgré lui, se couvrirent d’un voile. La vision était toujours à la même place. Quand il eut la force d’avancer, il avança encore ; la vision ne s’évanouit pas.
Le cœur du jeune homme fut au moment de se briser dans sa poitrine ; car une idée horrible traversa son âme ; il pensa qu’il n’avait plus devant lui que l’ombre de Rosarita… et il eût mieux aimé mille fois la savoir dédaigneuse et impitoyable, mais vivante, que de la voir, morte, lui apparaître comme une ombre gracieuse et bienveillante.
Une voix, dont le timbre délicieux vibra à son oreille comme une note tombée du ciel, ne put dissiper son illusion, car cette voix disait :
« C’est vous, Tiburcio ? Je vous attendais. »
La clairvoyance d’un esprit de l’autre monde ne pouvait-elle pas seule deviner son retour de si loin ?
« Est-ce vous, Rosarita ? s’écria Fabian d’une voix éperdue, ou n’est-ce qu’une vision trompeuse qui va s’évanouir ? »
Et Fabian restait immobile et cloué au sol, tant il redoutait de voir disparaître cette douce image.
« C’est moi, c’est bien moi, dit la voix.
– Oh ! mon Dieu ! l’épreuve sera plus redoutable encore que je n’osais le penser, » se dit Fabian.
Et il fit un pas ; mais il s’arrêta : le pauvre jeune homme n’espérait plus rien.
« Par quel miracle du ciel vous retrouvé-je ici ? s’écria-t-il.
– J’y viens tous les soirs., Tiburcio, » répliqua la jeune fille.
Cette fois Fabian se prit à trembler plus fort d’amour et d’espoir.
Rosarita, nous l’avons vu, lors de sa rencontre avec Fabian, avait préféré s’exposer à mourir plutôt que de lui dire qu’elle l’aimait. Depuis ce temps, elle avait tant souffert, tant pleuré, que cette fois l’amour fut plus fort que la pudeur virginale. La vierge a parfois de ces audaces que leur chasteté sanctifie.
« Approchez, Tiburcio, dit-elle ; tenez, voici ma main. »
Fabian ne fit qu’un bond jusqu’à ses pieds, et il pressait convulsivement la main qu’on lui tendait ; mais il essaya vainement de parler.
La jeune fille arrêta sur lui un regard de tendresse inquiète.
« Laissez-moi voir combien vous avez changé, Tiburcio, reprit-elle… Oh ! oui, la douleur a laissé sa trace sur votre front, mais la gloire l’a ennobli. Vous êtes aussi brave que beau, Tiburcio ; j’ai appris avec orgueil que le danger ne vous a jamais fait pâlir.
– Vous savez, dites-vous ? s’écria Fabian ; mais que savez-vous ?
– Tout, Tiburcio, jusqu’à vos plus secrètes pensées, j’ai tout su, jusqu’à votre présence ici ce soir… Comprenez-vous ?… et me voici !
– Avant que j’ose vous comprendre, Rosarita, car, cette fois, une méprise me tuerait sur l’heure, reprit Fabian, que ces mots et l’air de tendresse de la jeune fille avaient troublé jusqu’au fond de l’âme, voulez-vous répondre… à une question… si j’ose vous la faire ?
– Osez, Tiburcio, reprit tendrement Rosarita, dont la lune éclairait le front chaste et pur ; je suis venue ici pour vous entendre.
– Écoutez, dit le jeune comte : il y a six mois, j’ai eu à venger à la fois la mort de ma mère et celle de l’homme qui m’avait servi de père, Marcos Arellanos ; car, si vous savez tout, vous savez aussi que je ne suis plus…
– Vous n’êtes toujours pour moi que Tiburcio, interrompit Rosarita ; je n’ai pas connu don Fabian de Mediana.
– Le malheureux qui allait expier son crime, l’assassin de Marcos Arellanos, Cuchillo, en un mot, demandait grâce de la vie. Je ne pouvais la lui accorder, mais il s’écria : « Je la demande au nom de doña Rosarita, qui vous aime, car j’ai entendu… » Le suppliant était au bord d’un abîme ; j’allais lui pardonner pour l’amour de vous, quand un de mes compagnons le précipita dans le gouffre. Cent fois, dans le calme de la nuit, je me suis rappelé cette voix suppliante, et je me suis demandé, avec angoisse : « Qu’a-t-il donc entendu ? » Je vous le demande à vous, ce soir, Rosarita.
– Une fois, une seule fois ma bouche a trahi le secret de mon cœur ; ce fut ici, à cette même place, quand vous ayez quitté notre demeure. Je vous répéterai ce que j’ai dit. »
La jeune fille sembla recueillir ses forces pour oser dire à un homme qu’elle l’aimait et le lui dire en termes clairs, passionnés ; puis son front chaste, resplendissant de cette innocence virginale qui ne craint rien, parce qu’elle ignore tout, se leva sur Tiburcio.
« J’ai trop souffert, dit-elle, d’un malentendu, pour qu’il y en ait encore entre nous ; c’est donc mes mains dans vos mains, mes yeux sur vos yeux, que je vous répéterai ce que j’ai dit. Vous me fuyiez, Tiburcio ; je vous savais loin, je croyais que Dieu seul m’entendait, et je me suis écriée : « Reviens, Tiburcio ! reviens, c’est toi seul que j’aime ! »
Fabian, frissonnant d’amour et de bonheur, s’agenouilla pieusement devant cette sainte jeune fille, et s’écria d’une voix entrecoupée :
« À toi pour toujours, à toi ma vie future ! »
Rosarita poussa un léger cri ; Fabian se retourna et demeura comme frappé de stupeur.
Appuyé tranquillement sur le canon de sa longue carabine, Bois-Rosé était à deux pas, couvrant d’un regard d’une profonde tendresse le groupe des deux jeunes gens.
C’était la réalisation de son rêve dans l’îlot de Rio-Gila.
« Oh ! mon père, s’écria douloureusement Fabian, me pardonnerez-vous d’avoir été vaincu ?
– Qui ne l’eût été à votre place, mon Fabian bien-aimé ? dit en souriant le Canadien.
– J’ai trahi mes serments, reprit Fabian ; je vous avais promis de ne plus aimer que vous. Pardon, mon père.
– Enfant, qui implores un pardon quand c’est à moi de le demander ! dit Bois-Rosé. Vous avez été plus généreux que moi, Fabian. Jamais lionne qui arrache son lionceau des mains des chasseurs ne l’a emporté au fond de sa tanière avec un amour plus sauvage que je ne vous ai arraché aux habitations pour vous entraîner dans le désert. J’y étais heureux, parce qu’en vous se concentraient toutes les affections de mon cœur ; j’ai pensé que vous deviez l’être aussi. Vous n’avez pas murmuré, vous avez sacrifié sans hésiter les trésors de votre jeunesse. C’est moi qui n’ai pas voulu qu’il en fût ainsi, et je n’ai encore été qu’égoïste au lieu d’être généreux : car, si le chagrin vous eût tué, je serais mort aussi.
– Que voulez-vous dire ? s’écria Fabian.
– Ce que je veux dire, enfant ? Qui a épié votre sommeil pendant de longues nuits, pour lire sur vos lèvres les secrets désirs de votre cœur ? C’est moi. Qui a voulu accompagner jusqu’à cet endroit l’homme que votre intervention m’avait fait sauver des mains des Apaches ? Qui l’a envoyé vers cette belle et gracieuse jeune fille, savoir s’il y avait dans son cœur un souvenir pour vous ? C’est encore moi, mon enfant, car votre bonheur m’est mille fois plus précieux que le mien. Qui vous a persuadé de tenter cette dernière épreuve ? C’est toujours moi, qui savais que vous y succomberiez ! « Demain, vous disais-je, j’accepterai votre sacrifice ; » mais Gayferos avait lu jusqu’à la page la plus secrète de l’âme de cette chaste enfant. Que me parlez-vous de pardon, quand, je vous le répète, c’est moi qui dois implorer le vôtre ? »
Le Canadien, en disant ces mots, tendit les bras à Fabian qui s’y précipita avec ardeur.
« Oh ! mon père, s’écria-t-il, tant de bonheur m’effraye, car jamais homme ne fut heureux comme moi.
– L’amertume viendra quand Dieu l’aura voulu, dit solennellement le Canadien.
– Mais vous, qu’allez-vous devenir ? demanda Fabian avec anxiété. Votre éloignement serait-il pour moi la goutte de fiel mêlée à toute coupe de bonheur ?
– À Dieu ne plaise ! mon enfant, s’écria le Canadien. Je ne puis vivre, il est vrai, dans les villes ; mais cette demeure, qui sera la vôtre, n’est-elle pas sur la limite des déserts ? N’ai-je pas l’immensité autour de moi ? Je bâtirai avec Pepe… Holà ! Pepe, dit le chasseur à haute voix, venez ratifier ma promesse. »
Pepe et Gayferos s’avancèrent à la voix du vieux chasseur.
« Je bâtirai avec Pepe, reprit-il, une hutte d’écorce et de troncs d’arbres sur l’emplacement où je vous ai retrouvé. Nous n’y serons peut-être pas toujours, il est vrai ; mais, s’il vous prend fantaisie plus tard d’aller revendiquer le nom et la fortune de vos pères en Espagne, ou d’aller un jour à ce vallon que vous savez, vous retrouverez toujours deux amis prêts à vous suivre jus qu’au bout du monde. Allez, mon Fabian, j’ose espérer être plus heureux que vous, car je jouirai d’un double bonheur, du mien… et du vôtre. »
À quoi bon s’appesantir plus longtemps sur de pareilles scènes ? le bonheur est si fugitif, si impalpable, qu’il ne supporte ni l’analyse ni la description.
« Il ne me reste plus qu’un obstacle maintenant, reprit le chasseur : le père de cette angélique créature.
– Demain il attend son fils, interrompit à voix basse Rosarita, dont la lune éclaira cette fois la rougeur.
– Eh bien ! laissez-moi bénir le mien, » dit le Canadien.
Fabian s’agenouilla devant le chasseur.
Celui-ci ôta son bonnet de fourrure, et levant vers le ciel étoilé ses yeux humides :
« Oh ! mon Dieu, dit-il, bénissez mon fils, et faites que ses enfants l’aiment comme lui-même a aimé son vieux Bois-Rosé. »
Le lendemain de ce jour, l’illustre sénateur s’en retournait tristement vers Arispe.
« Je savais bien, se disait-il, que je pleurerais toujours ce pauvre don Estévan. Il me resterait du moins encore de la dot de ma femme un titre d’honneur et un demi-million. Son absence a tout gâté. C’est certainement un grand malheur que don Estévan soit mort. »
Quelque temps après, une hutte d’écorce et de troncs d’arbres s’élevait sur une clairière bien connue du lecteur. Bien souvent Fabian de Mediana y faisait un pieux pèlerinage avec la jeune femme que les doux liens du mariage lui avaient donnée pour compagne.
Plus tard, bien plus tard, un de ces pèlerinages eut-il pour but d’aller réclamer le bras des deux intrépides chasseurs pour une excursion au val d’Or ou un voyage en Espagne ? Nous le dirons peut-être un jour ; mais qu’importe ? Bornons-nous, pour le moment, à dire que, si le bonheur dans ce monde n’est pas une vaine illusion, on aurait pu en trouver la réalité à l’hacienda del Venado, près de Fabian et du COUREUR DES BOIS.