Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXVIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 354-368).

CHAPITRE XXVIII

UN NOUVEL AMI ET UN ANCIEN ENNEMI.


La rivière bouillonnait encore au-dessus de l’endroit où les deux lutteurs venaient de disparaître, et les deux chasseurs jetaient autour d’eux des regards étonnés et inquiets, sans pouvoir se rendre compte de la scène terrible qui venait de se passer ; ignorant d’ailleurs s’ils étaient entourés d’ennemis ou d’amis, ils cherchaient à fixer leur incertitude, quand tout à coup, de plusieurs endroits du rivage, ils virent une demi-douzaine de corps noirs plonger presque à la fois dans le fleuve.

L’apparition soudaine de ces guerriers, que les ténèbres avaient jusqu’alors cachés aux yeux de Pepe et du Canadien, fut pour eux un nouveaux sujet de surprise mais de surprise douloureuse, car ils craignaient que ce ne fussent des ennemis pour leur jeune allié. Tremblants toutefois de le frapper en cherchant à le défendre, ils n’osaient faire usage de leurs carabines.

La lutte à mort qui avait commencé sur la rive avait lieu maintenant dans le sein même du fleuve. Au milieu de l’amas d’arbres dont il était encombré, et qui, ne pouvant franchir l’ouverture trop étroite de la passe fatale, venaient lentement s’échouer l’un après l’autre contre les berges, les plongeurs ne tardèrent pas à revenir au-dessus de l’eau.

La carabine en main, le cœur ému de mille sensations diverses, les deux chasseurs suivaient d’un œil ardent les ombres noires et silencieuses des nageurs. Les uns cherchaient à écarter la masse des branches qui paralysaient leurs mouvements ; les autres gagnaient à force de bras un endroit du fleuve où deux corps, entrelacés dans une étreinte acharnée, paraissaient et disparaissaient tour à tour sous l’impulsion de leurs efforts désespérés.

La surprise des deux chasseurs ne tarda pas à s’accroître, tout en changeant de nature, à l’aspect d’un nouveau personnage. C’était un blanc comme eux, et qui, accourant subitement de l’endroit où il avait été caché jusqu’à ce moment, s’écria en bon espagnol :

« Courage, enfants ! il est là, tenez, le voilà qui revient sur l’eau. »

Et, de la pointe d’une longue rapière qu’il tenait à la main, il indiquait l’endroit du fleuve où les deux guerriers, objets de sa sollicitude, après s’être engloutis sous l’eau bouillonnante, apparaissaient de nouveau toujours enlacés l’un dans l’autre.

« Ah ! demonio, c’est Pedro Diaz, s’écria vivement Pepe.

– Dieu soit loué ! nous sommes en pays de connaissance, ajouta le Canadien en tirant, comme son compagnon d’armes, un immense soupir de ses vastes poumons.

– Qui m’appelle ? » reprit Pedro Diaz, car c’était bien lui, mais sans se retourner et en continuant de montrer de la pointe de sa rapière les deux corps flottants ensemble.

Personne ne répondit ; l’attention des deux chasseurs était absorbée par le spectacle qui se passait sous leurs yeux.

Trois des nageurs venaient de saisir enfin les deux lutteurs acharnés, et trois couteaux se plongèrent à la fois dans le corps de l’un d’eux. Celui-ci ouvrit les bras et disparut sous l’eau, tandis que l’autre poussait un cri étouffé et se laissait entraîner vers la rive aussi immobile que son ennemi naguère si terrible, et dont le fleuve emportait maintenant les restes inanimés.

Il était temps ; car le jeune Comanche, déposé quelques instants après sur la berge, ne donnait d’autres signes de vie que de faibles tressaillements. Avidement penchés sur son corps, tous épiaient le retour de l’air vital dans ses poumons. Rayon-Brûlant avait été plutôt étouffé par son ennemi qu’asphyxié par l’eau, et, à mesure que le temps s’écoulait, la vie renaissait graduellement dans sa poitrine.

« Ah ! c’est vous, seigneur Bois-Rosé, et vous aussi, seigneur don Pepe, s’écria Pedro Diaz quand il fut désormais sans inquiétude sur le sort du Comanche ; vous avez donc échappé à ces brigands ? Et vous aussi, Gayferos ? Eh bien ! c’est un jour heureux que celui-ci. Mais, continua le Mexicain, je ne vois pas avec vous… »

Et Diaz semblait chercher de l’œil quelqu’un qui manquait à cette rencontre.

« La main de Dieu s’est étendue sur moi, dit le vieux coureur des bois ; il a séparé le père d’avec le fils.

– Il est mort ! s’écria Diaz.

– Il est captif, ajouta douloureusement Bois-Rosé.

– Mais, Dieu merci, nous sommes sur les traces de don Fabian de Mediana, continua vivement le carabinier, et nous avons tellement affaibli ces coquins en les poursuivant, que nous l’arracherons à leurs griffes. »

La voix de Pepe, sa confiance dans la réussite de leur tentative, étaient toujours pour son vieux compagnon de périls comme un baume versé sur ses blessures, et, après ce moment de tristesse, Bois-Rosé reprit bientôt aussi son énergique assurance et sa résignation stoïque.

À l’exception d’une balafre longue, mais peu profonde, sur la poitrine du jeune Comanche, il était maintenant sain et sauf, quoique encore trop affaibli pour reprendre sa marche. Des dix guerriers qu’il avait amenés avec lui, sept lui restaient encore et se trouvaient de nouveau réunis sous ses ordres ; le jeune chef et les quatre blancs composaient donc une troupe aguerrie et résolue de douze combattants.

Après une heure de sommeil pris sur les bords du fleuve, les premières teintes du crépuscule matinal commencèrent à éclairer le bois. Rayon-Brûlant était complétement remis, et la troupe résolut de reprendre sa route.

Comme les Apaches, malgré leur fuite, pouvaient être disséminés dans les environs et en quête d’une revanche, Bois-Rosé fut d’avis qu’au lieu d’affaiblir la petite troupe en envoyant quelques hommes à la recherche de la barque, il fallait remonter la rivière sans se séparer, de crainte de quelque surprise.

Quoique le canot fût trop étroit pour contenir douze passagers (il n’avait pu qu’avec difficulté en amener dix), c’était encore le mode le plus prompt et le plus commode, à défaut du cheval. Pour franchir de longues distances, il était certainement moins rapide que les jambes d’un marcheur vigoureux ; mais il offrait au moins cet avantage, que les voyageurs pouvaient alternativement prendre le sommeil si nécessaire, sans s’arrêter et perdre un temps précieux.

C’était à cet inappréciable avantage que Bois-Rosé devait d’avoir pu marcher le jour et la nuit sur les traces de Fabian et d’avoir ainsi réparé les instants perdus avant d’entreprendre une poursuite qui allait se terminer, selon toute apparence, au prochain coucher du soleil.

Ce fut donc avec un mélange de joie profonde et d’appréhension non moins vive que le Canadien vit briller dans la forêt les premières lueurs de ce soleil qui, à son déclin, allait éclairer une longue et sanglante lutte sans doute, dont la vie de Fabian devait être le prix inestimable.

En suivant le cours de la rivière, dont les flots étincelaient à la clarté du jour, la petite troupe ne mit pas plus d’une demi-heure à refaire la route qui, dans la nuit et avec tous les détours conseillés par la prudence, lui avait coûté près de deux heures.

Le canot fut retrouvé intact dans le lieu où il avait été déposé ; on le remit à l’eau. Deux Indiens, sur chacune des rives du fleuve, prirent les devants en éclaireurs, et les huit combattants restants se placèrent dans le canot de peau de buffles.

Pepe et le Canadien se mirent aux avirons, et la barque glissa de nouveau sur la rivière ; mais, quelques minutes avant d’arriver à l’endroit où elle se rétrécissait et formait la Passe-Étroite, il fallut encore une fois transporter l’embarcation hors de l’eau. Amassés entre les deux berges à pic, les arbres jetés par les Indiens obstruaient le fleuve, dont les eaux grondaient autour de l’obstacle qui arrêtait leur cours.

En arrivant à la Passe-Étroite, les voyageurs purent juger de l’étendue du péril auquel la sagacité du vieux coureur des bois les avait soustraits.

Cerné à l’arrière par la forêt flottante que charriait silencieusement le courant du fleuve, et à l’avant par une forte barricade d’autres troncs d’arbres mis en travers de la passe, le canot se fût trouvé dans l’impossibilité de reculer ou d’avancer. Cachés sur les deux côtés de l’arche brisée et sur les deux rives, les Indiens tenaient dans leurs mains la vie des passagers du canot, qu’ils auraient massacrés jusqu’au dernier à coups de flèches et de carabine, sans que ceux-ci eussent même pu se défendre.

« Voyez-vous ? dit Bois-Rosé à Pepe en jetant un coup d’œil sur le réseau de branchages et de troncs d’arbres qui obstruait la passe. Les Indiens ont profité des ravages de l’ouragan d’avant-hier pour jeter au cours de l’eau les arbres déracinés par l’impétuosité du vent. Ils n’ont eu qu’à les traîner à force de bras et les livrer au fleuve. C’est une justice à leur rendre, le coup était bien combiné. »

Restait à savoir de quelle façon Rayon-Brûlant avait rejoint ses guerriers, et comment les Apaches étaient tombés eux-mêmes dans le piège qu’ils avaient tendu.

Pendant que les navigateurs, après avoir transporté le canot sur leurs épaules, à cent pas de la Passe-Étroite, descendent la rivière et font force de rames vers la Fourche-Rouge, où ils espèrent surprendre les deux pirates des Prairies et leur arracher leur prisonnier et la vie, nous donnerons un récit succinct de ces événements.

Après avoir retrouvé les traces des guerriers de sa bande et s’être séparé des trois chasseurs ses alliés, Rayon-Brûlant avait suivi ces traces pied à pied. À mesure qu’il avançait, ces empreintes, dont les Indiens, comme les batteurs des bois à peau blanche, peuvent désigner l’époque avec une merveilleuse précision, devenaient plus fraîches et plus apparentes.

Le jeune Comanche, arrivé non loin de l’endroit où les Apaches étaient embusqués, avait trouvé les feuilles sèches frémissantes encore, pour ainsi dire, sous le poids du pied qui venait de les fouler.

Alors il avait poussé les hurlements du hibou, que ses alliés avaient pris pour les signes avant-coureurs de l’aurore ; mais il y avait dans ces cris nocturnes certaines modulations qui échappèrent à l’oreille de Bois-Rosé, et que devaient comprendre seuls ceux dont elles avaient pour but d’éveiller l’attention.

Rayon-Brûlant ne s’était pas trompé en supposant ses guerriers à peu de distance de lui. Les Comanches avaient découvert la trace des Apaches et la suivaient, quand les modulations particulières que le silence des bois laissa venir jusqu’à eux les avertit de l’arrivée de leur chef.

La réponse ne tarda pas à se faire entendre, et, au bout de quelques minutes, six Indiens l’avaient rejoint. Il avait alors partagé sa troupe en trois détachements.

Le premier, composé de deux hommes, avait gagné le bord de la rivière. Tous deux s’étaient blottis sous l’un des troncs d’arbres qu’elle charriait, et se laissèrent entraîner intrépidement par le courant qui les portait au milieu des ennemis qu’ils allaient attaquer.

Pendant ce temps, Rayon-Brûlant, avec deux autres guerriers, traversaient le fleuve au delà de la Passe-Étroite et venait s’embusquer sur la rive gauche, au pied de l’un des talus élevés qui servaient comme de pilastres à l’arche tronquée formée par les deux berges.

Enfin les quatre autres Comanches prenaient sur la rive droite une position semblable.

Lorsque le jeune et vaillant chef avait supposé que les deux Indiens qui s’étaient confiés au courant du fleuve devaient être à une courte distance de la passe, sinon à la passe elle-même, il avait gravi la berge en silence, tandis que ceux de ses guerriers qui étaient postés sur l’autre rive gravissaient en même temps la berge opposée. Au sommet de ces deux berges, les Apaches sans défiance attendaient impatiemment l’arrivée du canot.

Quelques coups de fusil presque à bout portant, et dont chacun avait tué ou blessé un ennemi, les hurlements des assaillants, qui semblaient sortir de la bouche de vingt guerriers, avaient jeté l’effroi parmi les Apaches. La plupart, surpris, effrayés par cette attaque aussi imprévue que furieuse, avaient voulu fuir ; mais, trouvant la retraite fermée par des ennemis dont l’obscurité de la nuit les empêchait de compter le petit nombre, ils s’étaient élancés dans le fleuve.

Là, les deux Indiens, postés sur leur tronc d’arbre échoué, en avaient massacré deux ou trois et porté parmi leurs compagnons la terreur à son comble.

Cependant, du côté opposé à celui que Rayon-Brûlant, sa hache à la main, venait de gravir seul tandis que ses guerriers s’étaient imprudemment élancés à la pour suite des fuyards, l’Antilope, resté le dernier des siens, avait pu compter enfin les ennemis auxquels il avait affaire.

L’Apache résolut de se venger du moins du renégat de sa nation, dont l’inimitié avait déjà été si fatale à sa peuplade, et, comme on l’a vu, il eût réussi, si les Comanches, abandonnant une vaine poursuite, ne fussent revenus si promptement, et surtout si à temps, prêter secours à leur chef.

Bois-Rosé, après avoir de nouveau complimenté le jeune guerrier de sa victoire, n’avait plus rien à apprendre de ce côté. Ce fut alors qu’il interrogea Pedro Diaz sur les aventures qui l’avaient réuni aux guerriers de Rayon-Brûlant. Diaz le satisfit en peu de mots.

Après avoir jeté aux trois chasseurs, au sommet de leur pyramide, l’avis incomplet qui les avait fait se tenir sur leurs gardes, il avait erré presque au hasard dans la direction de la Fourche-Rouge. Livré à ses propres ressources, l’aventurier, plus intrépide partisan que chasseur habile, n’avait pas tardé à sentir aussi les atteintes de la faim. Au bout de la seconde journée de marche, il avait presque épuisé les forces de son cheval à la poursuite des bisons et des cerfs, sans pouvoir en atteindre aucun.

En proie aux angoisses poignantes du besoin, l’aventurier se reposait le soir de ce second jour non loin de la Rivière-Rouge, dont il avait perdu la véritable direction. Plus heureux que son cavalier, qui cherchait en vain quelques fruits sauvages ou des racines pour tromper sa faim, le cheval paissait tranquillement à quelque distance de lui, lorsque Diaz aperçut, à deux ou trois portées de fusil, un animal qu’il prit un instant, d’après sa grosseur, pour quelque bison attardé et séparé de son troupeau.

L’obscurité commençait à couvrir la campagne, et l’aventurier rendait grâces au ciel de l’heureux hasard qui poussait vers lui un des animaux si vainement poursuivis jusqu’alors, quand un grognement terrible le détrompa. Tout à coup, à l’œil effrayé de Diaz, le bison se convertit en un ours gris d’une taille colossale. Par une métamorphose qui n’était que la suite naturelle de la première, le chasseur se trouva à son tour être devenu le gibier que se proposait d’atteindre l’effrayant habitant du désert. L’ours s’avançait vers Diaz, à un trot qui, tout lourd qu’il paraissait, n’en était pas moins fort rapide en réalité.

L’aventurier battit en retraite vers son cheval, attaché à un arbre à l’aide d’une longue et forte longe qu’il cherchait à rompre pour s’enfuir. L’animal était plus effrayé que l’homme.

Avant de se remettre en selle, le Mexicain déchargea sa carabine sur l’ours arrivé tout près de lui. La balle, qui s’aplatit sur son corps velu, ne produisit d’autre effet que celui d’un coup d’éperon dans le flanc d’un cheval, c’est-à-dire qu’elle accéléra l’ardeur de l’ours à poursuivre la proie qu’il convoitait. Diaz n’eut que le temps de s’élancer sur sa monture, après avoir tranché la corde qui la retenait, et le chasseur, comme il arrive parfois, prit chasse à son tour devant le féroce animal.

L’ours ne se tint pas pour satisfait par ce triomphe d’amour-propre, et de son trot, si pesant en apparence, si rapide en réalité, il suivait le cheval à une courte distance. Souvent un galop redoublé éloignait le cavalier jusqu’à perte de vue ; mais, quand la fatigue forçait la monture à ralentir sa marche, l’ours ne tardait pas à se montrer de nouveau, continuant le trot implacable et opiniâtre qu’il avait adopté.

Au jour avait succédé la nuit, et, pendant un instant, l’animal si acharné à sa poursuite avait disparu dans l’obscurité, lorsqu’une fois encore apparut sur le terrain blanchâtre et calcaire de la plaine un corps noir, monstrueux, dont l’allure uniforme et le grommellement ne laissèrent plus aucun doute au cavalier. Ce fut la dernière fois qu’il le perdit de vue.

Comme l’ombre qui suit le corps, comme un de ces fantômes que l’imagination du voyageur effrayé en traversant des lieux déserts lui fait voir attaché à ses pas, ainsi l’ours suivait toujours le cavalier. Cependant la distance qui les séparait commençait à s’amoindrir ; l’ours n’avait pas augmenté sa vitesse, celle du cheval décroissait. La sueur couvrait ses flancs, le souffle s’échappait de plus en plus difficilement de ses naseaux dilatés par la terreur, ses jarrets nerveux mollissaient sous lui, et l’ours ne ralentissait pas son allure.

Deux heures se passèrent ainsi, deux heures dont chaque minute semblait une heure, et, depuis quelques instants déjà, le reniflement joyeux, nous dirions presque ironique de l’ours se mêlait au souffle d’angoisse du cheval, quand ce dernier, à bout de forces, épuisé par la fatigue et surtout par la terreur, s’abattit tout à coup.

Diaz prévoyait cette chute, et tomba sur ses pieds ; un heureux hasard voulut que ce fût à deux pas d’un érable élevé, sur lequel il s’empressa de grimper, plutôt par instinct que par raisonnement. Ses talons se trouvaient à quelque distance du sol, quand l’ours, qui semblait évidemment donner la préférence à l’homme, se dressa sur ses pieds et effleura les éperons du cavalier de ses redoutables crocs, à peine moins longs mais plus acérés que les éperons eux-mêmes.

Échappé à l’attaque de l’animal, Diaz se rappela tout à coup l’agilité des ours à grimper au sommet des arbres pour y chercher les rayons de miel des abeilles sauvages, et il s’arrangea le plus commodément qu’il lui fut possible sur la fourche d’une mère branche. Éperonné, botté, la rapière à la main, le cavalier si singulièrement posté attendit l’ennemi, non pas précisément effrayé, car l’aventurier ne s’effrayait guère plus des bêtes que des hommes, mais le cœur ému et palpitant.

Diaz toutefois ignorait une circonstance particulière à l’ours gris des Prairies. À en juger par la longueur prodigieuse de ses griffes, l’ours gris, qui semble être le dernier de cette race gigantesque de creuseurs antédiluviens dont l’espèce a disparu, ne peut grimper aux arbres, comme les animaux de la même famille. Celui-ci dut donc se contenter de jeter un regard sur le cavalier, puis après sur le cheval expirant. Pour charmer ses loisirs et prendre patience, l’ours, dont l’exercice avait développé l’appétit, apporta le cheval au pied de l’arbre, et se mit à le dévorer.

Cela ne l’empêchait pas de jeter de temps en temps des yeux de convoitise sur l’aventurier, dont sans doute il lui eût bien convenu de faire le complément de son repas.

Pendant une partie de la nuit, Diaz entendit le craquement des os de son malheureux cheval ; puis il vit une énorme masse noire se coucher tranquillement au pied de son arbre. Cependant le sommeil commençait à alourdir ses paupières, et il cherchait en vain à le combattre ; accablé de fatigue, il fallut enfin qu’il cédât. L’aventurier s’attacha alors fortement autour de l’arbre avec sa ceinture de crêpe de Chine, passa son poignet dans la dragonne de son épée, et s’endormit malgré la faim et la fraîcheur de la nuit.

Au petit jour il s’éveilla, jeta les yeux au-dessous de lui et crut encore voir la même masse noire et informe ; mais elle lui apparaissait d’une manière si confuse, qu’il ne douta pas que ses yeux ne le trompassent. L’ours avait en effet, disparu ainsi que le cheval.

Pendant toute la cruelle journée qui suivit cette nuit non moins cruelle, la faim, la soif, d’effrayantes apparitions d’ours que son imagination lui faisait voir derrière chaque buisson, ne laissèrent pas à l’aventurier un moment de calme ou de repos. Puis, au soleil couchant, il aperçut la fumée d’un feu encore invisible. Dût cette fumée être celle d’un banquet d’ours ou d’Indiens (de part et d’autre le danger était le même), le Mexicain affamé résolut de marcher dans cette direction.

Six Indiens étaient assis autour d’un feu, mais sans la moindre apparence de repas à côté d’eux. Diaz alors s’effraya de l’aspect famélique du foyer et voulut s’esquiver ; mais le groupe sauvage aux yeux de faucon l’avait aperçu, et l’aventurier fut forcé d’obéir à une injonction de s’approcher, injonction si menaçante qu’il fallut bien s’y rendre.

C’étaient les six Comanches de Rayon-Brûlant. Alliés des blancs pour le moment, les guerriers indiens accueillirent pacifiquement leur hôte involontaire, l’interrogèrent en mauvais espagnol sur sa direction, et Diaz nomma le Lac-aux-Bisons. C’était le but des Comanches eux-mêmes ; l’aventurier s’assit au foyer, où, pour unique repas, il dut se contenter d’un calumet de tabac mélangé de feuilles de sumac.

Cependant, soit que ce fût une illusion de son estomac affamé, soit que ce fût une réalité, un parfum de viande rôtie semblait embaumer l’atmosphère autour du Mexicain. Après qu’il eut fini de fumer, un des Indiens se leva, s’éloigna de quelques pas, et s’agenouilla sur un endroit du sol qui paraissait récemment fouillé.

Diaz suivait ses mouvements avec un intérêt dont il ne se rendait pas exactement compte. Il vit alors l’Indien creuser la terre avec son couteau. Ce n’était plus une illusion : un parfum embaumé, suave, pénétrant, jaillit du sol entr’ouvert. L’aventurier poussa un hurlement de bête féroce à jeun, au moment où l’Indien tirait de terre un bloc noir comme du cuir calciné, auquel il fit une large entaille ; Diaz faillit s’évanouir à l’aspect d’une montagne de chair odorante, rose et juteuse comme la pulpe incarnate et fondante du melon d’eau, que le sauvage cuisinier déposa par terre dans sa carapace noirâtre.

C’était une bosse de bison que l’Indien venait d’exhumer du four souterrain dans lequel son enveloppe de peau d’abord, puis la terre elle-même, concentraient toute sa substance comme tous ses parfums[1].

En satisfaisant avec délices un besoin si impérieux, Diaz fut mis au courant par les Indiens du but qu’ils se proposaient, c’est-à-dire d’attaquer Main-Rouge et Sang-Mêlé, et dès ce moment il resta en leur compagnie jusqu’à l’escarmouche qui venait d’avoir lieu. Nous terminerons en disant que ce ne fut pas sans un vrai plaisir que Diaz accueillit comme certain, ce qui toutefois n’était que probable, que la patte énorme, velue, armée d’ongles monstrueux, qu’il vit déposée dans un coin du canot, était celle de l’ours gris à qui il était redevable de si terribles sensations.

À l’instant où Diaz finissait son récit, le Comanche fit signe au Canadien et à l’Espagnol de cesser de ramer, et il signala à l’avant du canot une colonne de fumée qui s’élevait sur le bord de la rivière, au milieu de taillis épais.

« Il n’y a qu’un feu, dit Bois-Rosé en laissant tournoyer le canot au cours de l’eau, et cependant il est prudent d’envoyer les éclaireurs en avant, pour reconnaître le nombre et la qualité de ceux qui reposent auprès de ce foyer. »

Le jeune Comanche donna aux deux Indiens qui suivaient le canot sur la rive droite l’ordre d’aller à la découverte. En attendant, chacun prépara ses armes.

Un peu avant qu’on n’arrivât à l’endroit d’où s’élevait la colonne de fumée, un individu encore invisible s’émut sans doute du bruit des avirons, car on entendit une voix forte s’écrier :

« Wilson !

– Sir ! » cria une seconde voix à peu de distance de la première.

Puis la voix reprit, tandis que les chasseurs se regardaient avec étonnement :

« Vous faites de votre emploi près de moi une sinécure ; n’entendez-vous pas ?

– Un canot ? Il y a une demi-heure que je le vois.

– Très-bien ; dès lors je ne m’en occupe plus, c’est votre affaire. »

Comme l’Anglais, qu’on a reconnu sans aucun doute, achevait ces mots, le canot arrivait en ligne droite vers une petite clairière au milieu de laquelle étaient flegmatiquement couchés, à quelques pas l’un de l’autre, nos singuliers personnages, l’Anglais et son garde du corps. Non loin d’eux, l’avant-train d’un chevreuil était suspendu à un petit arbre, et, devant un brasier ardent, une des cuisses de l’animal pétillait en rôtissant au-dessus des charbons.

À l’extrémité de la clairière, trois chevaux paissaient l’herbe touffue qu’entretenait l’humidité du fleuve. Sir Frederick dessinait tranquillement, tandis que, près du feu, l’Américain surveillait le quartier de chevreuil. À l’exception d’un magnifique cheval blanc dont la robe éclatante était souillée de sang, et qui, fortement attaché contre un tronc d’arbre et les jambes entravées, se débattait dans ses liens, ce bivac était, au milieu d’un pays peuplé de dangers, paisible comme le coin du feu d’une ménagère hollandaise.


  1. Pour le lecteur curieux de savoir en détail ce que c’est qu’une tatemada, lire Les scènes de la vie sauvage au Mexique. 1 vol. Charpentier, éditeur.