Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXVII

Librairie Hachette et Cie (2p. 341-354).

CHAPITRE XXVII

LA PASSE-ÉTROITE.


De temps en temps, à l’aide des branches enflammées du cèdre, le Canadien examinait attentivement le fleuve à l’arrière du canot, tandis que, sur l’avant, le brasier continuait à en guider la marche.

La clarté rougeâtre que répandait le foyer donnait aux Indiens l’aspect fantastique de statues de bronze encore incandescent ; sur les rives on voyait les arbres, témoins silencieux du passage des navigateurs, surgir et disparaître tour à tour comme des fantômes, les uns avec leurs guirlandes de mousse balancées par la brise, les autres avec leurs lianes entrelacées, tandis que, dans la zone lumineuse du foyer, les branches et les troncs dont la rivière était couverte semblaient flotter dans une mer de feu.

C’était l’heure où tout dort dans les bois, les bêtes féroces après leur chasse de nuit, les animaux timides avant de secouer le sommeil à l’approche du matin, et où le hibou, le premier des oiseaux qui salue l’aube du jour, est encore engourdi dans le creux des arbres morts. Le silence profond de la nature assoupie n’était troublé que par le bruit monotone des avirons qui fendaient les eaux du fleuve.

Un lugubre incident vint encore ajouter à la sombre majesté de ces heures solennelles.

Étendu au fond du canot, le Comanche blessé, jusqu’alors resté sans mouvement, commença de jeter de temps à autre un gémissement sourd, comme si l’âme luttait contre les derniers liens qui l’attachaient au corps.

« Wah-Hi-Ta entend la voix de ses pères, murmura l’Indien en s’agitant faiblement au fond de la barque.

– Que lui disent-ils ? demanda Rayon-Brûlant en cessant un instant de ramer.

– De chanter son chant de mort, répondit le Comanche. Mais Wah-Hi-Ta n’en a plus la force ; puis ces voix l’appellent et lui disent de venir.

– Rayon-Brûlant chantera pour Wah-Hi-Ta, dit doucement le jeune chef, dont la voix était si retentissante dans la bataille ; mais il chantera comme on chante sur le sentier du sang. »

Alors il fit entendre sur un ton bas et voilé une espèce de mélopée plaintive qu’accompagnait en cadence le bruissement des avirons. Ce chant mortuaire, où se trouvaient mêlés tous les hauts faits qui signalent la prudence et l’audace d’un guerrier des Prairies, soit dans les chasses aux bisons et aux animaux féroces, soit dans les hasards de la guerre, empruntait au silence de la nuit une harmonie plus triste encore.

Les chasseurs blancs ne le comprenaient pas en entier ; mais ce chant funèbre éveillait dans le cœur du Canadien de douloureuses et mélancoliques réflexions. Son jeune Fabian trouverait-il un ami pour adoucir ainsi ses derniers moments ? Plus d’une fois ces pensées amenèrent dans les yeux de Bois-Rosé des pleurs silencieux qu’il se détournait pour cacher.

Pendant ce temps, le canot promenait toujours sur le cours du fleuve et sur les deux rives les reflets rougeâtres de son foyer, qui commençait déjà à jeter un éclat moins vif, et le coureur des bois oubliait, comme Pepe, de scruter les eaux assombries derrière eux.

La clarté du brasier expirait lentement, quand le jeune chef cessa de chanter ; la nuit reprit son majestueux silence.

Il semblait que l’Indien n’avait attendu que ce moment pour dire adieu à la vie. Un dernier mouvement convulsif annonça qu’elle n’allait pas tarder à l’abandonner.

« Wah-Hi-Ta est content, murmura-t-il de nouveau, il a répondu par la bouche d’un ami à la voix de ses pères.

« Il ne sera plus longtemps un obstacle à la marche de ses frères ; Rayon-Brûlant portera là-bas (l’Indien paraissait désigner l’emplacement de son village) la nouvelle de la mort qu’un guerrier a trouvée sur le sentier de la guerre. »

En prononçant ces mots, si bas qu’on put à peine les entendre, l’Indien expira dans les bras du jeune chef. Le canot continua encore sa marche pendant quelques instants ; puis, quand il fut hors de doute que le dernier souffle de la vie était venu expirer sur les lèvres de Wah-Hi-Ta, les rameurs firent aborder l’embarcation à l’une des rives.

Deux des Indiens descendirent à terre, la couverture de laine du mort à la main, et quand elle fut remplie de pierres pesantes, quand la provision de bois sec se fut renouvelée, le canot reprit sa marche.

Revêtu alors de son manteau, Wah-Hi-Ta fut soigneusement enveloppé dans la couverture et livré aux eaux du fleuve, pour dérober son corps à toute profanation.

Le foyer ranimé jeta une clarté plus vive ; le cercle de lumière s’élargit, et les restes du guerrier s’enfoncèrent dans une nappe d’eau lumineuse qui se referma sur eux.

« Le Grand-Esprit a reçu l’âme d’un brave, dit Rayon-Brûlant ; son corps est à l’abri des outrages des chiens apaches. Marchons. »

Le canot sous une impulsion plus rapide, traça un large sillon et effaça le bouillonnement des eaux au-dessus de la tombe humide à laquelle le pieux dépôt venait d’être confié.

Après un moment de profond silence :

« Comanche, dit Bois-Rosé au jeune chef, passez-moi une de ces branches allumées ; j’ai besoin de m’assurer que mes yeux ne me trompent pas. Il me semble voir flotter derrière nous plus d’arbres que nous n’en avons évités. »

Rayon-Brûlant prit dans le brasier un tison ardent et le tendit au Canadien, qui se tourna pour jeter un regard sur la surface du fleuve à l’arrière du canot.

Un soupçon parut frapper le coureur des bois.

« Par tous les saints de la légende ! s’écria-t-il, il est impossible que nous ayons pu traverser la forêt qui flotte derrière nous. C’est moi qui vous le dis, des mains indiennes ont seules pu encombrer ainsi le cours du fleuve. Ces arbres n’ont jamais été devant le canot qui nous porte. »

À quelque distance, en effet, derrière l’embarcation, la rivière semblait littéralement hérissée de branches et de troncs d’arbres qu’on voyait à la clarté de la flamme.

« C’est étrange ! ajouta Gayferos.

– Non, ce n’est pas étrange pour un homme qui connaît toutes les ruses dont les Indiens sont capables, répondit Bois-Rosé : demandez plutôt à Pepe. »

Pepe examinait aussi le cours de la rivière à l’arrière du canot, et, comme à Bois-Rosé, il lui sembla matériellement impossible que leur fragile embarcation eût pu, sans se déchirer, traverser cette masse flottante de troncs d’arbres et de branchages entremêlés.

« Je suis de votre avis, s’écria l’Espagnol, ce sont les mains de ces coquins qui ont dû livrer au cours de l’eau tous les arbres morts qu’ils auront trouvés sur les rives. C’est probablement pendant le temps que nous avons mis pied à terre que les arbres ont dérivé ainsi derrière nous. Cela prouverait que les diables rouges, soit dit sans vous offenser, Comanche, ont l’intention de nous attaquer en aval, et qu’ils veulent nous couper la retraite en amont. »

L’opinion de Pepe, qui n’était que trop vraisemblable, ne trouva de contradiction ni chez Bois-Rosé ni chez le jeune Comanche. Il paraissait certain que les Indiens avaient pris l’avance pour s’embusquer dans les bois en avant du canot ; dès lors la route par terre devenait moins dangereuse que par eau : il fut donc résolu qu’on cesserait de naviguer et qu’on ferait un large détour à travers les bois, pour éviter l’attaque qui semblait imminente en continuant à suivre le cours de la rivière.

La barque de cuir fut encore une fois tirée de l’eau et portée au milieu d’un épais massif d’arbres, sous les basses branches desquels elle fut soigneusement cachée avec toutes les précautions usitées chez les Indiens. Les voyageurs ne prirent des munitions de guerre et des provisions de bouche que ce que chacun pouvait en porter sans gêner sa marche ; le reste fut déposé dans un fourré presque impénétrable.

« Vous qui avez déjà parcouru ces solitudes, dit le Canadien à Rayon-Brûlant, vous serez notre guide ; votre jeune tête a toute l’expérience d’un homme dont la chevelure a grisonné sur le sentier de la guerre, et nous nous en rapporterons complétement à vous.

– À la distance que pourrait d’ici franchir un élan sans reprendre haleine, répondit le jeune guerrier, nous trouverons un endroit si resserré entre les deux rives, que le fleuve semble couler sous une voûte. C’est ce qu’on nomme la Passe-Étroite. Si les Indiens sont quelque part à nous attendre, ce ne peut être que là. »

Le Comanche, après s’être un instant orienté, s’avança le premier d’un pas ferme, escorté des deux guerriers de sa nation et des trois blancs qui venaient ensuite.

Les rayons obliques de la lune à travers les arbres éclairaient suffisamment pour rendre la marche des voyageurs aussi rapide que le permettait la prudence. Il était nécessaire, en effet, de faire des haltes répétées pour interroger de l’œil et de l’oreille le silence et la profondeur des bois, où des éclaireurs ennemis pouvaient être disséminés. Ce n’était donc qu’après ces temps d’arrêt que la petite troupe reprenait sa marche interrompue.

Parfois aussi les mousses parasites des cèdres et les longues tiges de la vigne vierge s’enchevêtraient si étroitement dans les branches des arbres et autour de leurs troncs, qu’elles obstruaient le passage et forçaient à faire de longs détours ; il fallait ensuite s’arrêter pour s’orienter de nouveau, afin de ne pas trop s’éloigner de la rivière.

Au bout d’une heure environ, pendant laquelle les voyageurs n’avaient pas fait beaucoup de chemin, en raison de tous ces obstacles, quelques bouffées d’air plus frais, qui arrivaient de temps à autre à travers les arbres, annoncèrent que le fleuve n’était plus loin. Bientôt, en écoutant attentivement, on put entendre le grondement sourd des eaux resserrées dans le passage étroit que leur laissait le rapprochement des rives.

Alors l’Indien fit suivre à la petite troupe une ligne droite, en ayant soin de prêter la joue de distance en distance au souffle du vent humide et l’oreille au bruit des eaux, pour ne pas dévier de la direction qu’il indiquait.

Quand le jeune Comanche eut marché quelque temps ainsi, il cessa d’interroger les fraîches émanations de la rivière, pour chercher des traces au milieu des larges plaques de lumière blanche que la lune laissait tomber sur l’herbe et sur les feuilles sèches du sol.

Marchant quand il reprenait sa marche, s’arrêtant quand il s’arrêtait, les trois chasseurs suivaient silencieusement tous les mouvements de leur guide. Le Canadien surtout considérait avec un plaisir mélancolique ce jeune guerrier dont l’âge et la taille lui rappelaient Fabian, tantôt droit, tantôt courbé sur le sol, et semblant appeler à son aide, pour percer les mystères des bois muets, tour à tour l’instinct de l’animal et la haute intelligence du raisonnement humain.

« Ce jeune garçon sera un jour quelque chef puissant dans sa peuplade, disait Bois-Rosé à Pepe. Voyez, il est sur le chemin sanglant, et cependant rien ne saurait troubler le calme de ses yeux et la lucidité de son jugement. Eh bien, Rayon-Brûlant, continua le Canadien en s’adressant au Comanche, trouvez-vous les traces que vous cherchez ?

– Voyez, répondit Rayon-Brûlant en montrant quelques feuilles sèches brillant aux rayons de la lune, mes guerriers ont passé par ici ; peut-être ne sont-ils plus éloignés de nous. Ce pied a marqué sa trace quand la rosée de la nuit avait déjà ramolli le sol.

– Et qui nous dit que ce soit la trace d’un de vos guerriers ?

– Que l’Aigle se baisse, et il verra qu’il manque le pouce du pied à cette empreinte.

– Il a parbleu raison, dit Pepe en se baissant, et je suis honteux de ne pas l’avoir vu plus tôt. »

D’autres traces, retrouvées après quelques instants, confirmèrent la conjecture du Comanche. Bientôt celui-ci fit faire halte à la petite troupe, et s’éloigna, suivi de ses deux compagnons, en priant les chasseurs blancs de les attendre pendant qu’ils iraient pousser plus loin une dernière reconnaissance.

Les Indiens se dispersèrent bientôt derrière les arbres, marchant avec tant de précaution et de légèreté que pas un frémissement de feuille, imperceptible même comme celui que fait entendre l’iguane en se jouant dans un rayon de la lune sur la mousse, pas un craquement de buissons ne vint se mêler aux soupirs de la brise de nuit.

Les trois chasseurs attendirent au milieu du plus profond silence le retour de leurs alliés, et Bois-Rosé, appuyé contre le tronc moussu d’un hêtre, l’esprit agité de pensées mélancoliques, se garda bien de troubler le calme en harmonie avec sa tristesse. Un rayon de la lune tombait sur sa figure et laissait voir sur sa rude physionomie l’empreinte des soucis dont il était rongé depuis la perte de Fabian. Le Canadien calculait avec angoisses toutes les chances fatales qui semblaient se multiplier sous ses pas.

Le chasseur espagnol se rapprocha de lui, et d’une voix qu’il mit à l’unisson de la faible brise dont le souffle agitait le feuillage des arbres :

« Main-Rouge et Sang-Mêlé n’ont qu’à bien se tenir sur leurs gardes, dit-il ; car ce jeune gaillard comanche est un ennemi redoutable qui, en supposant même qu’il n’eût pas pour alliés deux chasseurs dont l’expérience et le courage ne sont pas à dédaigner, j’ose le dire, leur donnera du fil à retordre. Vous me direz à cela que les deux chasseurs en question ont déjà succombé deux fois devant ces damnés pirates des Prairies ; mais, corbleu !…

– Je ne vous dirai pas cela, Pepe ; le sort des armes est changeant, et, quelque terribles que puissent être les deux hommes que vous désignez, je ne craindrai jamais de me mesurer de nouveau avec eux. Si nous n’avions à tirer du métis qu’une vengeance personnelle dont l’échéance ne fût pas à une heure près, vous me verriez les suivre à la piste des mois entiers sans faiblir ; mais les jours de Fabian, que dis-je, ses jours ? ses minutes sont comptées, et je crains d’arriver trop tard. Cette idée est affreuse, mon pauvre Pepe !

– Nous arriverons à la Fourche-Rouge aussi vite que ces coquins d’Indiens… Mais le jour va venir ; j’entends là-bas, bien loin, le hibou qui annonce le crépuscule[1]. »

Le hou ! hou ! lugubre et lointain de l’oiseau de nuit retentissait en effet dans les bois et frappa l’oreille des chasseurs.

« En voici d’autres qui se répondent encore plus loin, dit Gayferos ; il paraît y en avoir une bande dans cette direction.

– Ce peuvent être aussi des signaux de reconnaissance, répondit le Canadien, en homme accoutumé à chercher dans toutes les voix de la solitude la véritable signification qu’elles peuvent avoir. Les hiboux sont un peu comme les aigles, ils vivent rarement en communauté. »

Rien n’indiquait cependant que les oiseaux de nuit ne se répondissent pas comme font les coqs d’une métairie à l’autre, et que ces cris mélancoliques fussent des signaux.

En admettant toutefois ce dernier cas, ces signaux indiquaient-ils le ralliement d’amis ou d’ennemis ?

L’explosion d’une carabine, non moins lointaine que les hurlements des hiboux, fit tressaillir les chasseurs, mais sans éclaircir leurs doutes.

« Je ne saurais reconnaître le son de cette arme, dit Bois-Rosé ; en tout cas, l’ennemi est là, et, si c’est la carabine de l’Indien ou celle d’un Apache, peu importe, il n’y a pas deux partis à suivre. »

En achevant de parler, le Canadien, suivi de ses deux compagnons, s’avança rapidement dans la direction où le coup de fusil s’était fait entendre. Ils n’avaient pas marché quelques minutes, qu’ils en comptèrent douze autres, qui prouvaient qu’un engagement meurtrier avait lieu dans cet endroit.

Le Canadien contint de la main le carabinier, qui voulait le dépasser.

« Doucement, Pepe, lui dit-il ; il est urgent que, dans le cas où nos trois alliés se replieraient sur nous, ils ne puissent nous manquer. Nous n’avons pas de cri de ralliement avec les Comanches ; c’est un grand tort, qu’il faut réparer autant que possible. Ne marchons donc pas à la file indienne, mais de front, à une assez large distance les uns des autres pour élargir notre ligne sans cesser d’être à même de nous porter mutuellement secours. »

Les chasseurs adoptèrent l’avis de Bois-Rosé, et s’écartèrent tous trois de manière à former une ligne de cent cinquante pas de front dans laquelle leurs alliés ne pussent manquer de tomber en regagnant leur rendez-vous. Ils prirent un pas égal et rapide, et s’avancèrent vers l’endroit où d’autres explosions se faisaient encore entendre. Gayferos occupait le centre de la ligne dont Pepe, sur la gauche, et le Canadien, sur la droite, formaient les deux points extrêmes.

Pour ne pas risquer de trop s’éloigner les uns des autres, Pepe et Bois-Rosé faisaient entendre de temps en temps le cri du coyote ou chacal, leur cri ordinaire de ralliement dans les forêts, où les animaux de ce nom se trouvent toujours en grand nombre. C’est la coutume parmi les Indiens et les chasseurs blancs, pour ne pas exciter de soupçons, de varier leurs signaux selon les cris des oiseaux ou des animaux qui fréquentent habituellement les divers endroits où ils se trouvent. Le gambusino, placé entre les deux coureurs des bois, ne pouvait manquer de suivre ainsi une marche parallèle à la leur.

Bois-Rosé fut le premier qui sentit sur sa joue gauche le souffle plus frais de la rivière.

Quelques pas plus loin, il aperçut à travers les taillis la nappe d’eau qui, noire et silencieuse, roulait les arbres jetés dans son lit. Il en conclut que c’était sur la rivière même, ou du moins sur ses bords, que l’engagement avait lieu. Une nouvelle et soudaine explosion, dont il aperçut l’éclair se répéter l’espace d’une seconde sur la surface du fleuve, le confirma dans ses suppositions.

Alors il avança encore, sans dévier de la ligne parallèle avec la rivière. Un hurlement de guerre qui résonna devant lui, et qu’il crut reconnaître pour un de ceux du jeune guerrier comanche, décida le Canadien à appeler à lui le carabinier et Gayferos, pour courir tous trois à l’aide de Rayon-Brûlant, dont la position exacte lui était maintenant connue.

Trois glapissements du chacal effrayé étaient le signe de jonction convenu à l’avance.

Bois-Rosé poussa le premier cri, auquel l’Espagnol répondit en se rapprochant.

Puis il poussa le second cri, que répéta la voix de Pepe, un peu plus près de lui.

Le Canadien n’acheva pas le troisième. Ce cri à peine commencé expira dans son gosier.

Deux mains vigoureuses pressaient sa gorge, tandis que, au milieu d’un groupe de corps noirs qui semblaient surgir de terre, des couteaux étincelants brillaient à ses yeux d’une lueur sinistre. Qu’un seul instant de faiblesse causée par une surprise si soudaine se fût emparé de Bois-Rosé, et c’était fait de lui ; mais l’intrépide coureur des bois pouvait être un instant surpris, mais non effrayé. D’un bond vigoureux en arrière, le Canadien emporta avec lui l’Indien, dont les deux mains cherchaient à l’étrangler.

Écarter loin de lui, de la main gauche, sa carabine, presser de la droite à son tour la gorge de son ennemi et le rejeter sans vie à ses pieds, sous une irrésistible pression de ses doigts de fer, fut pour le géant l’affaire d’un clin d’œil. Bois-Rosé reprit haleine et de sa voix tonnante :

« À moi, Pepe ! » s’écria-t-il en recouvrant la parole avec le souffle.

En même temps la lourde crossé de son fusil s’abattait sur la tête d’un second ennemi, qui tomba pour ne plus se relever ; et les buissons, froissés par un choc impétueux, s’ouvrirent près de lui pour donner passage à l’Espagnol.

« Le chien n’aboiera plus, dit Pepe en coupant la gorge à l’Indien que le coup de Bois-Rosé venait d’abattre.

– Mordieu ! vous perdez votre temps, s’écria le Canadien ; ai-je l’habitude de frapper sans tuer ? »

Tout en parlant ainsi, il ajustait l’un des trois autres Indiens qui fuyaient ; Pepe en faisant autant. Les deux coups de feu partirent ensemble, mais sans résultat : les Apaches venaient de disparaître derrière les taillis. Quand les deux chasseurs désappointés s’élancèrent au hasard derrière eux, trois corps noirs sautèrent dans l’eau et disparurent sous les troncs flottants de la rivière.

« Du diable s’ils se dépêtrent de là ! dit Pepe pour se consoler.

– En avant, là-bas ! cria le Canadien au moment où Gayferos les rejoignait et où un groupe de cavaliers indiens galopant sur la rive opposée en remontait le cours de l’eau ; c’est là-bas qu’on a besoin de nous. »

Quelques coups de fusil continuaient à se faire entendre, mêlés à un cri de guerre qui dominait le tumulte.

« Entendez-vous le cri de bataille de cet intrépide jeune homme ?

– Oui ! répliqua Pepe. Poussons le nôtre aussi, pour lui faire voir que nous arrivons à son aide. »

Le Canadien et Pepe poussèrent à leur tour leur hurlement de combat ; puis, comme les héros antiques, ils jetèrent leurs noms au tumulte de la bataille.

« L’Aigle des Montagnes ! s’écria Bois-Rosé d’une voix de stentor.

– Le Moqueur ! » hurla Pepe avec un cri déchirant, imitation railleuse du cri de l’oiseau dont sa langue acérée lui avait fait donner le nom.

Gayferos seul ne lança aux échos ni son hurlement de guerre ni son terrible nom de Crâne-Sanglant ; le pauvre gambusino se contentait d’entendre, éperdu, ces hurlements qui lui rappelaient la perte de sa chevelure et les horribles angoisses qu’il avait souffertes. Ce n’est que petit à petit qu’on se trempe au feu de ces batailles corps à corps.

Des voix répétèrent après eux les noms de l’Aigle et du Moqueur, tandis que les trois guerriers tournaient un coude de la rivière. Là, un spectacle nouveau frappa leurs yeux.

Le fleuve en cet endroit était resserré entre deux berges escarpées qui s’élevaient à une hauteur de quarante pieds au-dessus de son niveau, et à six à peine de distance l’une de l’autre.

L’inclinaison de ces deux berges vers leur sommet semblait indiquer que jadis elles étaient jointes, et qu’une convulsion du terrain avait ouvert la voûte sous laquelle devait couler la rivière comme à travers un canal souterrain.

C’était la Passe-Étroite. La lune brillait de tout son éclat, et les chasseurs purent voir ce qui se passait au faîte de cette arche disjointe.

Ce qui s’accomplit alors à leurs yeux fut si rapide qu’ils ne purent y prendre un instant part que du regard. De chacun des côtés de l’arche brisée, un guerrier cherchait à franchir l’espace qui le séparait de l’autre guerrier.

« Arrêtez, arrêtez, Comanche, s’écria le Canadien tout en rechargeant sa carabine ainsi que Pepe, ce qu’ils n’avaient pu faire ni l’un ni l’autre dans la rapidité de leur course ; laissez-moi faire, me voilà. »

Rayon-Brûlant, car il était l’un des guerriers, s’arrêta un instant à la voix de son allié. Ce moment suffit à son adversaire, qui s’écria :

« L’Antilope saurait bondir encore plus loin ! » et, s’élançant aussitôt, il tomba sur Rayon-Brûlant, qu’il étreignit dans ses bras.

Bois-Rosé était prêt à faire feu ; mais, dans cette lutte corps à corps, il était impossible de songer à viser l’Apache, et les trois chasseurs ne purent être que témoins inactifs et palpitants des efforts que faisaient les deux guerriers pour se précipiter dans le fleuve.

La lutte ne fut pas longue : bientôt l’eau s’ouvrit pour recevoir les deux combattants, et soudain se referma sur eux.


  1. Nous ignorons si c’est comme ami ou comme ennemi que contrairement aux idées reçues, le hibou annonce le jour ; toujours est-il que le fait est constant.