Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XVIII
CHAPITRE XVIII
L’ASSUREUR ET L’ASSURÉ.
Quand le premier moment de confusion fut passé, don Augustin envoya porter à chacun des quatre détachements qui battaient la plaine et la forêt l’ordre de resserrer pendant la nuit prochaine le cercle qu’ils formaient autour de l’abreuvoir. On ne doutait plus maintenant de la présence d’une troupe de chevaux dans le voisinage, et c’était le lendemain à pareille heure qu’il fallait s’en rendre maître.
Lorsque les messagers furent partis pour exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu, ceux des serviteurs de don Augustin restés près de lui s’occupèrent à couper le bois nécessaire pour allumer les feux qui devaient servir à préparer le repas du soir et à éclairer le campement pendant la nuit.
Les chasseurs de bisons aidaient aux vaqueros, à l’exception d’Encinas, que doña Rosario avait désiré entretenir un instant, pendant que son père et le sénateur se promenaient à l’écart, en causant sans doute de leurs projets d’avenir.
La jeune fille, assise sur les bords du lac, effeuillait d’une main distraite les fleurs que le sénateur avait cueillies pour elle. Une fraîche bise plissait la nappe tranquille de l’eau, sur laquelle elle jetait des regards pensifs. Blanche et gracieuse comme une ondine, Rosarita tout en écoutant le chasseur de bisons, rêvait aux dangers qui environnent les voyageurs isolés dans le désert. Ce n’était point à elle qu’elle pensait ; toutes ses idées se portaient vers le jeune homme qui s’était si soudainement éloigné la nuit, et dont elle n’avait pas entendu parler depuis quinze jours.
À quelques informations timides qu’elle avait prises, il avait été répondu que ni sur la route de Guaymas, ni sur celle d’Arispe on n’avait rencontré le fils adoptif d’Arellanos. Un vaquero avait vu sa cabane déserte, et rien n’indiquait son retour aux lieux où s’était écoulée sa jeunesse. Ce n’était donc que vers Tubac qu’il avait pu se diriger, et c’était près de Tubac que commençaient les dangers dont elle s’effrayait pour lui. Encinas venait du préside, et la jeune fille espérait que peut-être il pourrait lui donner quelques renseignements sur celui dont son esprit n’avait cessé d’être occupé.
Le crépuscule commençait déjà à assombrir la surface du lac, qui reflétait les dernières teintes rouges du soleil couchant. Déjà l’on voyait, du sein des eaux, s’élever de légères vapeurs qui bientôt allaient s’étendre comme un voile. C’était l’heure où les oiseaux dans les bois se cachaient sous le feuillage et faisaient entendre les dernières notes de leur chant d’adieu au jour. Rosarita, pensive et rêveuse, prêtait l’oreille au murmure harmonieux de la brise du soir, et semblait plongée dans une vague mélancolie.
Fille des tropiques, Rosarita aimait, et les premiers et mystérieux murmures de ses sens, éveillés tout à coup, portaient le trouble et l’agitation dans son cœur. Heureux celui dont le souvenir fait naître ces enivrantes sensations dans le sein de la vierge qui s’ignore encore, comme la fleur à peine ouverte ignore son parfum ! mais plus heureux mille fois s’il est là près d’elle pour aspirer le premier parfum de la fleur qui s’épanouit !
« Comme j’ai l’honneur de vous le répéter, madame, disait Encinas, qui s’apercevait des distractions de Rosarita, le préside, au moment où je m’y trouvais, était solitaire comme d’habitude, et, à l’exception des chercheurs d’or, dont la présence l’avait un instant animé, on ne se souvenait pas de l’arrivée d’un seul voyageur depuis un grand mois.
– Ce fut à peu de distance du préside que vous fûtes attaqué par les Indiens ?
– À trois lieues à peine, quand un brave et beau jeune homme arriva… »
Rosarita tressaillit involontairement.
– Ah ! oui, dit-elle tristement en reconnaissant sa méprise, c’est vrai, ce jeune Comanche qui vous dégagea. »
La jeune fille avait, sans le vouloir, confondu un instant l’homme brave, beau et jeune dont parlait Encinas avec celui que son cœur nommait tout bas.
« Mais ces guerriers sauvages sont affreux à voir.
– Cela dépend dans quel moment, reprit Encinas en souriant ; celui-là me parut beau comme un ange du ciel. »
Rosarita interrompit le chasseur de bisons par un cri d’effroi perçant qui fit accourir en toute hâte don Augustin, le sénateur et leurs gens.
Il semblait que les paroles du conteur eussent évoqué le fantôme de l’un de ces terribles Indiens dont il avait parlé. Encinas, surpris, suivit de l’œil la direction qu’indiquait doña Rosario d’une main tremblante et la pâleur sur le visage.
L’objet, ou plutôt le personnage qu’elle désignait, était de nature, en effet, à justifier sa terreur.
Sous la voûte de feuillage arrondie au-dessus du canal sombre où se perdaient les eaux du lac, une créature humaine s’avançait avec précaution.
Aux ornements effrayants et bizarres à la fois de sa coiffure, à la peinture de ses traits et de son corps et aux tatouages de sa peau rouge, on ne pouvait méconnaître un Indien. Encinas lui-même partagea un instant la surprise mêlée d’effroi des témoins de cette étrange apparition. Mais bientôt il rassura d’un geste don Augustin, qui s’élançait vers les armes suspendues à l’entrée de sa tente, et le sénateur, que la frayeur clouait à sa place, aussi bien que la jeune fille elle-même.
« Ce n’est rien, dit le chasseur de bisons, c’est un ami, effrayant à voir, il est vrai ; c’est celui à qui j’ai l’immense obligation que je disais tout à l’heure à madame. »
Pour achever de dissiper un reste de défiance chez ses auditeurs, Encinas s’avança tranquillement du côté de l’Indien. Celui-ci, du reste, à la vue des personnages assis sur les bords du lac, avait remis en bandoulière la carabine qu’il tenait à la main. Il côtoyait les bords de l’eau pour arriver jusqu’au chasseur de bisons.
C’était un jeune guerrier aux formes élégantes et nerveuses, au pas élastique et fier. Ses robustes épaules et sa large poitrine étaient nues, et autour de ses reins, étroits et cambrés, se drapait un fin zarape du Saltillo, aux couleurs brillantes et variées.
Des guêtres de drap écarlate couvraient ses jambes ; des jarretières brodées en crin, auxquelles étaient attachés des glands curieusement ouvragés de soies de porc-épic, fixaient ses guêtres ; enfin ses pieds étaient chaussés de brodequins d’un travail non moins curieux que les jarretières.
Sa tête entièrement rasée, à l’exception d’une touffe de cheveux courts qui formaient comme le cimier d’un casque, était ornée d’une coiffure bizarre. C’était une espèce de turban étroit, composé de deux mouchoirs pittoresquement enroulés l’un sur l’autre. La peau desséchée et luisante d’un énorme serpent à sonnettes se mêlait aux plis du turban, et la queue ainsi que la tête du reptile, l’une garnie encore de ses crotales et l’autre de ses dents aiguës, pendaient sur son épaule.
Quant à son visage, si on l’eût dépouillé des peintures qui en défiguraient la régularité et la grâce, il eût complètement justifié les éloges d’Encinas. Un front élevé sur lequel se peignaient la bravoure et la loyauté, des yeux noirs et pleins de feu, un nez romain, enfin une bouche fine et fière à la fois, donnaient au jeune guerrier un air de majesté imposant. On aurait cru voir en lui la reproduction en bronze florentin d’une statue antique d’un galbe irréprochable.
Calme, et d’un air d’insouciance, l’Indien s’avançait en dédaignant de voir l’effroi qu’il produisait ; cependant il arrêta un instant un regard étonné et ravi à la fois sur la figure de Rosarita, pâle comme la blanche mousseline de sa robe.
La timide tourterelle qui, pour échapper au milan qui va fondre sur elle, n’hésite pas à chercher un refuge sous les épines aiguës du nopal, n’est pas plus tremblante que Rosarita se pressant, pleine de terreur, contre le sauvage chasseur de bisons. La tourterelle n’est pas plus gracieuse non plus ; l’Indien, fasciné, l’œil ardemment fixé sur la fille de don Augustin, ne répondit aux regards interrogateurs d’Encinas que par les deux questions suivantes, empreintes de toute la pompe orientale du langage indien :
« A-t-il neigé ce matin sur les bords du lac ? dit-il, ou les lis des eaux poussent-ils maintenant dans l’herbe des bois ? »
Nous ne saurions dire si le jeune guerrier paraissait toujours aussi hideux aux yeux de la jeune fille ; toujours est-il qu’elle cessa de se presser contre le chasseur de buffles.
Cependant les inquiétudes de ce dernier n’étaient pas tout à fait calmées, et aux galantes et hyperboliques interrogations du guerrier il ne répondit à son tour qu’en lui en adressant d’autres d’un genre différent.
« Qu’est-ce ? lui demanda Encinas en espagnol ; le Comanche m’apporte-t-il quelque mauvaise nouvelle, et croyait-il donc être en pays ennemi pour s’avancer ainsi la carabine à la main, comme lorsqu’il est sur la trace d’un Apache ?
Cette question était faite aussi par Encinas dans le but de rassurer complétement la fille de don Augustin sur les intentions de l’Indien, et surtout sur la manière étrange dont il s’était présenté.
Rayon-Brûlant sourit avec dédain.
« Derrière les Apaches, dit-il, un guerrier comanche ne s’avance que le fouet à la main. Non, le Comanche a vu non loin d’ici les traces des bisons, et il a espéré les surprendre s’abreuvant aux eaux de ce lac. »
Encinas n’avait pas oublié que l’Indien lui avait promis de suivre la trace des deux pirates des Prairies, et il savait aussi que le jeune guerrier n’était pas homme à avoir renoncé à son projet.
« Vous n’avez rien vu de plus ? ajouta le chasseur de bisons.
– Parmi les traces des blancs, j’ai distingué les traces de Main-Rouge et de Sang-Mêlé, et je suis venu prévenir des amis de se tenir sur leurs gardes.
– Quoi ! encore ces coquins par ici ? s’écria le chasseur avec inquiétude.
– Que dit-il ? demanda l’hacendero.
– Rien, seigneur Pena, répondit Encinas. Devinez-vous, demanda-t-il au Comanche, dans quel but Main-Rouge et Sang-Mêlé sont venus de ce côté ?
Le jeune guerrier comanche examinait silencieusement tous les personnages groupés devant lui. Ses yeux s’arrêtèrent encore avec complaisance sur doña Rosarita, suspendue au bras de son père.
« La Fleur-du-Lac est blanche comme les premières neiges, dit-il avec gravité. Si les yeux de Rayon-Brûlant n’étaient pleins de l’image de la compagne qu’il s’est choisie, ils auraient soudain été privés de la lumière par l’éclat de la femme qui habite une loge faite d’un morceau du ciel. C’est une demeure digne d’elle ; Sang-Mêlé veut pour lui la Fleur-du-Lac. »
À cette poétique allusion à sa beauté ainsi qu’à la couleur d’azur de sa tente de soie, Rosarita baissa les yeux sous le regard de feu de l’hôte des bois, et garda le silence.
« N’avez-vous pas deux guerriers avec vous ? dit Encinas.
– Tous deux ont regagné leur peuplade ; Rayon-Brûlant est seul, mais il a juré de venger la mort de ceux qui s’étaient confiés à sa parole ; il veillera aussi sur la Fleur-du-Lac ; mon frère veillera de son côté. Maintenant Rayon-Brûlant, content d’avoir averti ses amis, retourne seul sur les traces qu’il a un instant quittées. »
En disant avec une noble simplicité ces mots pleins d’emphase, le jeune Comanche tendit la main au chasseur de bisons, et, après avoir jeté de nouveau un regard d’admiration naïve sur Rosarita, il s’en fut silencieusement comme il était venu, semblant ne faire qu’une action bien ordinaire en suivant seul la trace des deux redoutables bandits. Le lecteur sait pourtant s’il y avait quelque courage à s’y hasarder.
Quand l’Indien eut disparu derrière les arbres, à l’extrémité du lac :
« Que veut dire ce jeune sauvage avec ses fleurs de rhétorique ? demanda le sénateur, non sans un secret sentiment de jalousie.
– Votre seigneurie sait que les Indiens ne parlent que par paraboles, répondit Encinas ; mais il ne nous a pas moins fidèlement signalé la présence de deux vauriens qui serait un danger sérieux pour deux ou trois voyageurs isolés, mais ne sauraient être un sujet d’inquiétude pour une trentaine d’hommes que nous sommes ici ou aux environs. »
Alors il expliqua à l’hacendero le peu qu’il avait appris relativement aux deux pirates du désert. Don Augustin était un homme dont la première jeunesse s’était passée à combattre les Indiens, et son orgueil guerrier n’avait pas cédé devant les années.
« Fussent-ils encore dix, dit-il, qu’il y aurait honte à se préoccuper de pareils coquins, ou à interrompre ses plaisirs pour eux ; d’ailleurs, comme vous le faites observer, nous sommes trop nombreux pour avoir rien à craindre.
– Je m’explique maintenant les aboiements d’Oso, reprit le chasseur de bisons ; il avait senti les ennemis et les amis. Voyez, il n’a rien dit à l’approche de ce jeune et noble guerrier. Vous pouvez vous fier à son instinct. »
Cependant, avant que la nuit se fît tout à fait, Encinas prit sa carabine, siffla son fidèle et vaillant dogue, et s’en fut avec lui battre les environs du lac aux Bisons. Don Augustin, par prudence néanmoins, fit transporter la tente de sa fille et la sienne au milieu de la clairière, parmi les feux allumés pour le campement.
Quand Encinas revint de son excursion, ses compagnons ainsi que les vaqueros avaient presque achevé leur repas.
Il n’avait rien vu qui fût de nature à causer quelque alarme, et son rapport rétablit une sécurité complète parmi les maîtres et les serviteurs.
Tandis que les premiers faisaient un souper froid tiré des cantines de voyage, les autres, groupés autour de leurs foyers, à quelque distance, s’entretenaient à voix basse des événements de la journée. Ce fut près d’eux que le robuste chasseur de bisons alla s’asseoir.
Les feux projetant au loin leurs clartés éblouissantes, qui se répétaient sur la nappe d’eau ; le reflet rougeâtre qu’en recevaient les costumes divers des vaqueros et des chasseurs de bisons, l’attitude enfin des personnages de chaque groupe, donnaient aux bords du lac un aspect non moins pittoresque pendant la nuit que celui qu’ils offraient à la lumière du jour.
« Je vous ai gardé de quoi souper, dit le novice à Encinas ; car enfin il est juste que chacun ait sa part, surtout vous, qui racontez de si merveilleuses histoires. »
Encinas se mit vigoureusement en besogne, après avoir remercié le novice de sa prévenante attention ; mais il mangeait avec autant de taciturnité que d’appétit, et son jeune pourvoyeur ne trouvait pas son compte à ce silence.
« Vous n’avez donc rien vu de nouveau dans les environs ? » dit-il pour entrer en matière.
Le chasseur fit signe que non ; mais il n’ouvrait la bouche que pour manger.
« Tout ça n’empêche pas, reprit le novice, que Francisco ne soit pas encore de retour de sa chasse au Coursier-blanc-des-Prairies.
– Le Coursier-blanc-des-Prairies ! dit un des vaqueros ; quel animal est-ce que celui-là ?
– Un animal merveilleux, répondit le jeune homme ; mais, dame, je n’en sais pas plus long. Le seigneur Encinas vous le dira.
– Vous l’avez vu, parbleu ! répliqua le chasseur de bisons ; votre camarade a voulu le poursuivre, et il a manqué de se rompre le cou. C’est ce qui arrive toujours, je vous l’ai dit.
– Si mon cheval n’avait pas eu trop d’ardeur, il n’aurait pas glissé, et en ne glissant pas…
– Vous ne seriez pas tombé. Mais votre bête a glissé, et voilà.
– Bah ! cela m’est arrivé avec bien d’autres. L’important pour l’honneur d’un vaquero est de ne tomber qu’avec son cheval.
– C’est vrai ; mais, si vous aviez pratiqué comme moi les prairies de l’Ouest, reprit Encinas fort sérieusement, vous sauriez qu’on y rencontre de temps à autre un cheval blanc si beau qu’on n’en voit pas le pareil, si rapide qu’au trot il va plus vite qu’un autre à toute course ; et je vous défie de me dire que vous avez vu jamais un cheval plus magnifique, plus léger que ce cheval blanc de ce soir.
– J’en conviens, répondit le vaquero.
– Eh bien ! ce cheval est, sans nul doute, celui qu’on appelle le Coursier-blanc-des-Prairies.
– Ça, moi je le crois, s’écria le novice avec une conviction profonde.
– Eh bien ! qu’a-t-il de particulier, ce cheval ? demanda le vaquero.
– D’abord son incomparable beauté, puis ensuite sa légèreté sans égale, et enfin… Voyons, quel âge lui donneriez-vous bien ?
– Ce cheval-là est encore loin de cesser de marquer, s’écria tout le monde d’une voix unanime.
– C’est ce qui vous trompe, répondit gravement Encinas ; ce cheval blanc a quelque chose comme cinq cents ans ! »
Un cri général s’éleva contre l’assertion du chasseur de bisons.
« C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, reprit-il avec une assurance qui convainquit presque ses auditeurs.
– Mais, fit observer le vaquero, j’ai ouï dire, ce me semble, qu’il n’y a pas encore trois cents ans que les Espagnols ont apporté des chevaux en Amérique.
– Bah ! s’écria le novice, deux cents ans de plus ou de moins, qu’est-ce que ça fait ? Trois cents ans, c’est déjà joli.
– Et puis, reprit Encinas, que l’objection du vaquero n’avait pas déconcerté, pensez-vous que ce cheval-là soit jamais sorti des flancs d’une jument ? lui-même ne fréquente pas les cavales, parce qu’il est seul de son espèce et qu’il ne saurait se reproduire. »
Les hommes de tous les pays sont naturellement portés à croire au merveilleux, et surtout ceux qui vivent dans les solitudes, où l’infériorité humaine, en face de la nature, se fait plus vivement sentir que dans les villes ; les auditeurs d’Encinas le prièrent de leur donner sur le Coursier-blanc-des-Prairies tous les détails qui seraient venus à sa connaissance.
« Tout ce que je puis vous dire, continua le chasseur de bisons, c’est que, depuis longues années, tous les vaqueros du Texas ont vainement essayé de l’atteindre ; que cet animal a les sabots plus durs que la pierre à feu ; que, quand on le suit de loin, on ne tarde pas à le perdre de vue, et que, lorsqu’on le suit de trop près, on ne revoit plus personne, pas plus que personne ne vous revoit. J’en sais quelque chose.
– Est-ce que vous l’auriez poursuivi ? s’écria le novice.
– Pas moi, mais un chasseur texien, qui me l’a raconté.
– Et vous allez nous le raconter à votre tour, s’empressa de dire le novice en se frottant les mains. Holà ! Sanchez, versez un coup d’eau-de-vie au seigneur Encinas ; il n’y a rien de tel pour donner de la mémoire.
– Ce jeune homme est plein d’excellentes idées, s’écria le chasseur. Je vous dirai donc ce que je sais.
« Un Anglais, un assez drôle d’original ma foi, voyageant avec une sorte de tuteur non moins original que lui, avait offert mille piastres (5,000 fr.) à ce chasseur, s’il pouvait lui amener ce fameux coursier blanc dont il avait ouï parler.
« On voulut dissuader le Texien d’un projet si dangereux à exécuter ; mais il n’en persista pas moins dans ses idées, et s’occupa de se procurer le cheval le plus rapide à la course et le plus vigoureux parmi ceux qu’il connaissait.
« Quand il eut ce qu’il lui fallait, il prit ses renseignements sur le chemin à suivre pour trouver la querencia de prédilection du Coursier-blanc-des-Prairies. Vous devez savoir que celui-ci en a plusieurs, contre l’ordinaire des chevaux sauvages, qui vivent et meurent dans l’endroit qu’ils ont pris en affection.
« Le chasseur se mit en route, et aperçut au bout de quelques jours de recherche l’animal en question.
« Il faut vous dire qu’il est si léger, qu’on le voit le lendemain à cent lieues de l’endroit où on l’a vu la veille.
« Le Texien avait un cheval d’une vitesse extrême ; il croyait peu, ainsi que vous pouvez le supposer, aux contes qu’il avait entendu faire à propos du Coursier-Blanc, et il espérait gagner la somme promise. Dès qu’il aperçut la bête qu’il cherchait, il se mit donc à sa poursuite, brandissant son lazo, franchissant les crevasses du terrain, sautant par-dessus les rochers, volant sur la plaine unie ; car son cheval était léger comme le vent, et le Coursier-Blanc perdait à chaque moment un peu de son avantage.
« Ce n’était pas que sa vigueur semblât s’épuiser, à ce que m’assura le Texien mais cela venait de ce que, de moment en moment, le Coursier-Blanc tournait la tête vers lui, et qu’il perdait ainsi un temps que le cavalier mettait à profit. Loin de s’épuiser, ses forces semblaient même redoubler. En effet, à mesure qu’un cheval se fatigue, son œil s’éteint, et au contraire, les yeux qui brillaient sous la houppe et la crinière blanche du Courtier paraissaient s’enflammer de minute en minute.
« Cependant la distance diminuait toujours, bien que ses yeux lançassent des éclairs plus vifs, si bien qu’à proportion que le jour tombait et que l’espace s’amoindrissait entre le Coursier-Blanc et le chasseur, les prunelles de l’animal devenaient plus flamboyantes.
« Ce ne fut pas le seul fait alarmant que remarqua le Texien, qui avait besoin, pour ne pas perdre courage, de se représenter un beau sac de mille piastres, brillant aussi de mille feux.
« La nuit était venue sans qu’il eût approché le Coursier d’assez près pour le lacer, et il fut fort étonné qu’en galopant sur un terrain pierreux les sabots du cheval blanc, qui n’était cependant pas ferré, fissent jaillir à chaque pas de longues traînées d’étincelles, si bien que, la nuit devenant de plus en plus obscure, ce n’était plus qu’à la lueur de ces étincelles et des éclairs que lançaient les yeux de l’animal qu’il ne le perdait pas de vue. Le Texien, quoique ne s’expliquant pas trop clairement comment des sabots de corne produisaient ces étincelles, comment les yeux du cheval lançaient ces lueurs étranges… »
Les aboiements d’Oso interrompirent en ce moment la narration du chasseur de bisons, au grand déplaisir de ses auditeurs.
Cependant le dogue ne tarda pas à se recoucher près du foyer, où il sembla prêter au récit d’Encinas une oreille aussi attentive que les vaqueros eux-mêmes ; et, comme ce n’était certainement pas un Indien dont Oso signalait la proximité, Encinas continua de la sorte :
« Le Texien ne s’expliquait donc pas la cause de ces étincelles et de ces lueurs ; mais, comme il était trop largement payé pour avoir peur longtemps, il ne mettait que plus d’ardeur à sa poursuite ; et il eut la satisfaction de s’apercevoir que la rapidité du Coursier-Blanc déclinait sensiblement. Puis tout d’un coup il le vit s’arrêter, flairer le vent, hennir et tendre le cou vers l’horizon.
« Le Texien fit sentir l’éperon à son cheval, qui commençait à se ralentir aussi, et il s’élança vers le Coursier-Blanc le lazo à la main. Tout à coup l’attache du nœud coulant se délia dans l’air, et le Texien ne faisait plus tournoyer au-dessus de sa tête qu’une corde droite qui ne pouvait plus rien étreindre. Son cheval n’en était pas moins lancé sans qu’il eût songé à le retenir ; puis il se trouva si près du Coursier-Blanc qu’il eût presque pu le toucher en allongeant la main.
« Le Texïen jura comme un païen en sentant son lazo inutile dans ses mains ; ses regrets furent de courte durée. Une ruade du Coursier-Blanc atteignit le cheval du cavalier en plein poitrail, et avec tant de violence que tous deux roulèrent l’un sur l’autre, comme vous tout à l’heure dans le lac, ajouta Encinas en s’adressant au vaquero, qui faisait sécher ses vêtements, et quand le Texien se releva, le Coursier-Blanc avait disparu.
« Quant au cheval du vaquero, il ne se releva pas ; les sabots de fer de l’animal devenu tout à coup invisible lui avaient défoncé le poitrail, et ce fut heureux pour le Texien ; car un pas de plus en avant le précipitait dans un ravin sans fond, au bord duquel le Coursier-Blanc s’était arrêté.
« Je le rencontrai qui s’en revenait à pied, acheva le narrateur, et il me raconta ce que vous venez d’entendre. »
Cette histoire, dont une certaine partie était empreinte d’une incontestable vraisemblance, ne trouva plus un seul incrédule parmi tout le cercle des gens encore à moitié sauvages groupés autour d’Encinas.
« Ainsi, vous verrez, dit le novice en rompant le premier un silence de quelques minutes, pendant lesquelles le pétillement du foyer se faisait entendre seul dans le calme des bois, vous verrez qu’il arrivera malheur au pauvre Francisco, pour avoir poursuivi ce merveilleux coursier qui paraît si jeune avec ses cinq cents ans !
– Je le crains, répondit le chasseur de bisons en hochant la tête, à moins que je ne me sois trompé, et que ce magnifique cheval que nous avons tous vu ne soit réellement le Coursier-blanc-des-Prairies.
– Ce ne peut être que lui, à coup sûr, » répondirent tous les vaqueros, enchantés de pouvoir affirmer plus tard qu’ils avaient, une fois dans leur vie, rencontré ce miraculeux animal, passé dans les Prairies à l’état de tradition.
Les auditeurs d’Encinas allaient, en suivant son exemple, s’étendre autour de leur foyer pour s’endormir ; car depuis longtemps déjà leurs maîtres s’étaient retirés sous leurs tentes, lorsque la voix du dogue se fit entendre à nouveau.
« Quelque voyageur, sans doute, » dit Encinas en se relevant sur son coude et en regardant autour de lui avec assez d’indifférence pour faire croire qu’il était sûr de son fait ; et peu de minutes après, à l’endroit où venait expirer la lumière des foyers, deux individus à cheval débouchèrent de la forêt dans la clairière.
Celui des voyageurs qui marchait le premier arrêta son cheval et parut contempler avec surprise le singulier tableau qu’offraient le Lac-aux-Bisons, les tentes dressées sur ses bords, le reflet des feux tremblants sur sa nappe noire, et les sauvages cavaliers couchés près des foyers, à moitié ensevelis dans l’ombre d’un côté, baignés de l’autre d’une clarté d’un rouge vif.
Le second voyageur portait à la main une longue carabine, et tenait en laisse, de l’autre, un cheval chargé de quelques légers bagages, tels que deux petites valises de chaque côté du bât, une tente de campagne et une boîte qui pouvait être tout aussi bien un herbier qu’une boîte à couleurs.
Tandis que le premier voyageur ne paraissait occupé qu’à contempler le côté pittoresque de la scène dont il était venu tout à coup spectateur, le second semblait chargé de l’envisager sous le côté réel.
« Faites votre devoir, dit le premier au second en langue anglaise.
– Mon devoir est tout fait, reprit ce dernier ; votre seigneurie est parfaitement en sûreté ici. »
En disant ces mots, il poussa son cheval vers les dormeurs, après avoir jeté sa carabine sur son épaule, et ce fut en assez mauvais espagnol qu’il demanda aux premiers occupants, d’après la coutume du désert, de prendre place au foyer commun.
La permission lui en fut accordée avec la courtoisie familière aux Mexicains de toutes les classes.
Tandis qu’il mettait pied à terre et s’occupait de décharger le cheval de somme, le voyageur resté en arrière s’approchait à son tour en silence, salua légèrement les vaqueros et les chasseurs de bisons, qui, de leur côté, le considéraient avec attention, et mit pied à terre sans ouvrir la bouche.
Sauf la distinction de sa tournure, il n’avait rien de remarquable dans sa personne. Son costume était celui des Mexicains dans toute son exactitude, et l’obscurité cachait ses traits. Ce ne fut que lorsqu’il se servit de son chapeau pour s’éventer, qu’on put voir sa figure fortement empreinte du type anglais.
L’accoutrement de son compagnon différait complétement du sien, et avait une ressemblance parfaite avec celui des chasseurs américains, si nombreux maintenant au Texas. Il était vêtu d’une blouse de chasse couleur olivâtre, en peau de daim assez grossièrement tannée, et portait de longues guêtres de cuir fauve. D’une stature moyenne, il paraissait âgé de cinquante ans environ, comme l’indiquait sa tête à demi chauve et quelques mèches de cheveux gris flottant sur le collet de sa chemise. Ses membres vigoureux annonçaient une force herculéenne.
Un couteau de chasse passé dans un baudrier, une poire à poudre et un large chapeau de feutre bizarrement crevassé, complétaient un costume qu’à l’exception des chasseurs de bisons, les autres voyaient pour la première fois.
Quoiqu’il parût évidemment aux ordres de son compagnon de voyage, l’Américain ne s’occupa nullement du cheval de ce dernier, qui le dessella et le débrida lui-même.
Lorsqu’il eut fini cette besogne, qu’il avait accomplie avec la plus imperturbable taciturnité, l’Anglais ramassa un objet déposé par terre à côté de sa valise, et, le montrant aux vaqueros couchés :
« Ce chapeau, dit-il, appartiendrait-il par hasard à quelqu’un d’entre vous ?
– Oui, répondit l’un des Mexicains avec surprise ; c’est le chapeau que portait Francisco il n’y a pas plus de quelques heures. »
Le chapeau fut passé de main en main, et tous le reconnurent pour celui du vaquero dont ils attendaient, ou plutôt dont ils n’attendaient plus le retour.
« Que vous avais-je dit ? s’écria Encinas ; n’y a-t-il pas un sort attaché à celui qui poursuit de trop près le Coursier-blanc-des-Prairies ? »
Ce dernier incident eût achevé de donner à tous les auditeurs du chasseur de bisons une foi robuste et implicite en son récit, quand bien même, au nom du Coursier-Blanc, l’Anglais ne se fût écrié :
« C’est lui précisément que je poursuis depuis le Texas jusqu’ici ; l’avez-vous vu ?
– Il est venu boire ce soir au lac que vous voyez près d’ici. Est-ce donc vous qui avez offert mille piastres à un vaquero texien pour vous l’amener ? demanda Encinas.
– Précisément, et je les offre encore à celui qui pourra le prendre ; car j’ai juré de ne pas revenir dans mon pays sans ce merveilleux coursier. Voyons, y aura-t-il parmi vous quelqu’un jaloux de gagner la récompense promise ? »
Les vaqueros secouèrent la tête, et pas un d’eux n’éleva la voix pour se nommer.
« On sait trop ce qu’il en coûte pour essayer de prendre un cheval dont les sabots sans fers arrachent des étincelles aux cailloux des plaines, » objecta le novice.
L’Anglais haussa les épaules et ne répondit rien.
« Seigneur étranger, dit Encinas, il n’est pas un de nous qui n’expose journellement sa vie pour quelques piastres dans des entreprises que l’homme peut mener à bonne fin, mais non pas dans celles où l’audace et la ruse échouent contre une puissance surnaturelle.
– Bon, dit froidement l’Anglais ; demain au point du jour vous m’indiquerez la trace du Coursier-Blanc, et je la suivrai seul.
– Peut-être feriez-vous mieux de renoncer à une poursuite où des dangers de toute espèce vous environnent sans cesse.
– Des dangers ! dit l’Anglais en souriant ; j’ai payé ce chasseur kentuckien pour les écarter de ma route : c’est lui seul que les dangers regardent.
– Oui, ajouta flegmatiquement le Kentuckien, j’ai pris les dangers de ce voyageur à forfait.
– Et vous ne craignez rien avec lui ?
– N’ai-je pas payé pour ne rien craindre ? »
Ces mots terminèrent la conversation, et les deux étranges compagnons, dont l’un était assez follement brave pour s’en rapporter complétement aux clauses de son contrat d’assurance, s’étendirent sur l’herbe, sans daigner dresser leur tente ; les vaqueros s’étaient recouchés aussi, et le silence le plus profond régna dans les bois et sur les bords herbus du Lac-aux-Bisons.