Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XVII
CHAPITRE XVII
LE COURSIER-BLANC-DES-PRAIRIES.
À la grande satisfaction du novice, la curiosité retenait les chasseurs de bisons prêts à partir, et il espérait qu’en attendant l’arrivée des voyageurs, Encinas aurait bien encore quelque histoire d’Indiens à extraire pour lui des souvenirs de sa vie d’aventures.
Malheureusement, soit que la mémoire du chasseur de bisons fût à sec, soit qu’il ne voulût plus parler du passé, Encinas, qu’une nuit de fatigue avait disposé au sommeil, ne tarda pas à fermer les yeux et à s’endormir profondément.
Nous profiterons de ce moment d’intervalle pour donner sur la chasse aux chevaux sauvages, dans le nord-ouest du Mexique, quelques détails inédits que leur nouveauté ne rendra peut-être pas sans intérêt, et qui trouvent tout naturellement leur place dans un récit consacré à faire connaître les mœurs étranges des frontières américaines.
Ces chasses, qui sont l’un des spectacles les plus attrayants et les plus curieux qu’offrent ces contrées lointaines, et dont la description la plus chaleureuse ne pourrait donner une idée complète, ont lieu d’habitude dans les mois de novembre ou de décembre, c’est-à-dire à l’époque où les pluies torrentielles et la fonte des neiges sur les montagnes ont renouvelé les aguages[1], et fait croître dans les plaines et au pied des mosquites une espèce de graminée dont les chevaux sont très-friands.
La ruse, la patience, et cette espèce d’instinct sauvage qu’on peut appeler la science du désert, sont trois qualités indispensables aux chasseurs pour ne pas perdre inutilement leur temps et leurs fatigues. Soixante ou cent hommes déterminés, bien montés, munis en outre de chevaux apprivoisés et d’assez de vivres pour vingt jours ou un mois, se réunissent pour ces sortes d’expéditions, dont le théâtre doit être forcément éloigné des habitations.
Les chasseurs se mettent en route divisés en petites troupes de sept ou huit, et battent pendant dix ou douze jours, s’il le faut, les plaines immenses et les forêts du désert, jusqu’au moment où ils ont reconnu les traces d’une cavallada mestena[2], traces faciles à reconnaître, du reste, aux dégâts que cause dans les forêts le passage de ces animaux.
Une fois assurés de la querencia, c’est ainsi qu’on appelle le terrain d’affection des chevaux, les chasseurs cherchent l’aguage qui doit naturellement exister dans les environs : la troupe sauvage ne saurait en effet fréquenter longtemps des parages où l’eau manquerait, car elle lui est nécessaire non-seulement pour apaiser la soif, mais encore pour la guérison d’une infinité de maladies pour lesquelles elle est un souverain remède.
Trouver l’abreuvoir est encore une difficulté, et, au milieu de plaines arides ou de forêts impénétrables, l’Européen mourrait peut-être de soif avant de le découvrir. Les chevaux, guidés par le merveilleux instinct dont ils sont doués, choisissent d’habitude quelque lac ou quelque mare presque inaccessible ; mais une observation constante de la nature donne aux habitants des frontières un instinct aussi merveilleux que celui des animaux qu’ils chassent. C’est cet instinct que nous appelons la science du désert.
Lorsque l’un des détachements de chasseurs a trouvé l’endroit où les chevaux se désaltèrent, comme il est évident qu’ils doivent y venir chaque jour au coucher du soleil, tous les autres détachements, à l’aide de signaux convenus, de points de repère arrêtés d’avance, se réunissent à cet endroit, et les préparatifs de la chasse commencent.
Comme nous l’avons dit dans le chapitre qui précède, les chasseurs coupent en premier lieu de gros troncs d’arbres dont ils forment un corral (une enceinte) solide, avec une ouverture en face de l’abreuvoir (estero).
Cette opération dure, selon le nombre et l’activité des chasseurs, dix ou douze jours pendant lesquels ils campent dans la forêt. Heureux alors le voyageur curieux des récits du désert, que sa bonne étoile conduira dans un de ces campements !
Admis avec cordialité à partager la ration de pinole et de cecina qui composent la nourriture frugale des chasseurs, il trouvera toujours trop courtes les veillées autour du foyer où pétille et flambe le chêne ; car on ne saurait se lasser d’entendre de la bouche des hôtes du désert les émouvants récits de leurs chasses, de leurs combats et de leurs superstitieuses croyances.
Nous arrêterons ces détails à la construction du corral pour essayer de donner à présent, en action, une idée plus complète d’une suite de scènes dont le charme et la réalité n’ont rien à emprunter à la fiction. Nous dirons seulement que, l’aguage une fois trouvé, comme les chevaux ne tardent pas à s’apercevoir de la présence de l’homme, à l’aspect insolite du paysage où il a laissé ses traces, plutôt que de les laisser s’y accoutumer petit à petit, les chasseurs, pour ménager leur temps, après la construction de l’estacade, se divisent de nouveau en détachements pour faire une battue dans un rayon de plusieurs lieues, et forcer ainsi les chevaux effrayés à se rabattre vers leur querencia.
Outre les huit vaqueros qui attendaient l’arrivée de don Augustin, vingt autres étaient disséminés, cinq par cinq, pour procéder à cette battue ; comme elle devait se prolonger encore quelque jours, les vaqueros restés cachés près de l’estacade étaient chargés, dans cet intervalle, d’épier l’heure à laquelle les troupes de chevaux se rendraient à l’abreuvoir.
Tandis qu’Encinas dormait, au grand déplaisir du novice, les domestiques de don Augustin avaient dressé les tentes de campagne sous les arbres à l’endroit le plus sombre de la forêt, pour moins effrayer les chevaux ; et, à peine toute cette besogne était-elle terminée, qu’un des domestiques de la suite de l’hacendero vint au galop annoncer l’arrivée des maîtres.
Quelques minutes après, la cavalcade déboucha dans une clairière située entre le lac et le bois. Il était une heure environ, et le soleil dardait perpendiculairement sur la vaste nappe d’eau des faisceaux de lumière ardente. C’était l’heure où, par la chaleur du jour, la nature semble assoupie, où tout se tait dans les bois et dans les plaines, à l’exception des myriades de cigales cachées sous l’herbe, où elles font entendre leur chant monotone.
Le sénateur, malgré sa fatigue, s’empressa de mettre pied à terre pour donner la main à doña Rosario, qui, moitié triste, moitié souriante, se laissa glisser de la selle de son cheval dans les bras de Tragaduros, d’où s’échappant elle sauta légèrement à terre.
Appuyée sur le bras du sénateur, elle se dirigeait vers la tente de soie dressée pour elle, pendant que l’hacendero interrogeait les vaqueros accourus à sa rencontre. Il examina d’un œil de connaisseur l’enceinte de pieux, la position du lac ; puis, satisfait des réponses qu’il avait obtenues, il entra à son tour dans sa tente pour y faire sa sieste.
En traversant l’espace qui la séparait de sa tente, doña Rosario ne put s’empêcher de jeter un regard de surprise et presque d’effroi sur le singulier accoutrement et la sauvage tournure des chasseurs de bisons ; mais la fille du désert était trop familiarisée avec ses mœurs et ses différents hôtes, pour ne pas reconnaître tout de suite la profession d’Encinas et de ses rudes compagnons ; souriant de sa terreur momentanée, elle souleva gracieusement la portière de sa tente et disparut comme une sylphide qui, d’un vol léger, s’enlève et s’enveloppe d’un nuage.
« Hein ! que vous semble de notre jeune maîtresse, seigneur Encinas ? demanda au chasseur de bisons le novice, qui voyait pour la première fois la fille de don Augustin.
– Une vraie fleur du désert, répondit Encinas, et que tous ceux qui le parcourent préféreraient à la plus belle fleur des villes et se disputeraient à l’envi ; une fleur fraîchement éclose, que l’Indien voudrait avoir dans sa hutte et que le chasseur envierait sous sa tente.
– Eh bien, c’est ce jeune seigneur, sans doute, qui la placera dans son palais, dit en riant le novice, qui désignait le sénateur.
– Qui sait ? répliqua Encinas ; j’ai blessé à mort plus d’un bison que je croyais tenir, et que les Indiens ou les loups dépeçaient ensuite loin de moi. »
À ce moment, Oso fit entendre un grognement particulier. Ce n’était plus un de ces hurlements plaintifs qui semblaient, au dire du chasseur de bisons, un souvenir donné à un compagnon absent. Il y avait dans l’intonation du dogue comme un accent de sourde colère.
« Qu’est-ce donc que ça, maître Encinas ? demanda le novice alarmé.
– Rien, reprit le chasseur après avoir jeté un regard sur Oso, dont l’œil brilla un instant et s’éteignit. Oso aura rêvé de quelque Indien, et c’est une malédiction qu’il leur adresse en son langage. »
Il était environ cinq heures de l’après-midi, quand les voyageurs sortirent de la tente où ils avaient fait leur sieste.
Le Lac-aux-Bisons présentait alors un aspect moins sauvage, mais non moins pittoresque. Sur ses bords, et à quelque distance de la tente qu’on avait dressée pour le sénateur et pour l’hacendero, s’élevait celle de Rosarita, dont les contours azurés se reflétaient sur la surface limpide de l’eau, au milieu des plantes aquatiques, et se mêlaient avec les images répétées des objets d’alentour.
Les chevaux de relais qu’on voyait errer çà et là ou paître l’herbe sous l’ombrage épais de la forêt ; ceux des chasseurs de bisons, allongeant leurs têtes au-dessus des palissades où ils étaient enfermés ; enfin, les deux voyageurs allant au-devant de doña Rosarita, qui sortait de sa tente, vêtue d’une robe d’une blancheur éclatante, et semblait une de ces blanches fleurs des nénufars du lac, tout cet ensemble composait un tableau qu’un peintre eût reproduit avec amour.
Prêts à commencer leur journée laborieuse, au moment où les voyageurs avaient achevé la leur, les chasseurs de bisons se disposaient à seller leurs chevaux pour aller battre bien loin de là les bords de la rivière, en quête de leur monstrueux gibier.
« Eh bien, qu’est-ce, Oso ? dit Encinas à son dogue, qui hurla de nouveau ; y a-t-il quelque Indien dans les environs ?
— Des Indiens ! s’écria Rosarita avec effroi ; en est-il donc venu de ces côtés ?
— Non, madame, dit Encinas, il n’y en a nulle trace dans les environs, à moins qu’ils n’aient sauté comme les écureuils ou les chats sauvages de la cime d’un arbre sur un autre ; mais ce chien… »
Et le chasseur de bisons suivait de l’œil les mouvements d’Oso, dont les yeux devinrent rouges un instant et le poil se hérissa, et qui, après s’être élancé avec fureur et avoir fait deux ou trois bonds en avant, revint s’enfouir sous l’herbe, plus tranquille, mais en grondant toujours.
Le dogue ne hurlait pas ainsi sans motifs ; Encinas s’empressa néanmoins de rassurer ses auditeurs.
« Ce chien, reprit-il, est dressé à combattre les Indiens sauvages, et il les sent de loin ; cependant il s’est tu, c’est signe qu’il a été dupe un moment de son instinct. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à prendre congé de vos seigneuries, et leur souhaiter bonne et heureuse chasse. »
Pendant qu’Encinas sanglait son cheval et que, après avoir donné une poignée de main au novice, orgueilleux de serrer une main si fatale aux Indiens, il se préparait à se mettre en selle, ainsi que ses trois compagnons, Rosarita parlait vivement à l’oreille de son père. Don Augustin haussa d’abord les épaules ; puis, jetant sur la figure suppliante de sa fille un regard de tendresse, il sourit et parut céder.
« Dites-moi, mon ami, ajouta-t-il tout haut en s’adressant à Encinas comme au plus considérable des quatre chasseurs de bisons, vous n’êtes pas, je présume, sans avoir eu quelque rencontre avec les Indiens sauvages, et sans être au courant de leurs ruses ? »
Le novice fit un haut-le-corps qui signifiait une foule de choses, et, entre autres, que son maître ne pouvait mieux s’adresser.
« Il n’y a pas plus de cinq jours, répondit Encinas, que j’ai eu un engagement mortel avec ces irréconciliables ennemis des blancs.
– Vous voyez, mon père, s’écria Rosarita.
– Et où cela ? demanda don Antonio.
– Près du préside de Tubac.
– À vingt lieues d’ici à peine, reprit la jeune fille effrayée.
– Voici un enfant, dit l’hacendero en montrant doña Rosarita, qui, depuis huit jours qu’elle a rencontré dans les bois deux Indiens de la tribu des Papagos…
– Oh ! mon père, interrompit la jeune fille, deux Papagos n’ont jamais eu cette figure sinistre ; c’était quelque déguisement sans doute, des loups revêtus de peaux de brebis, comme dit don Vicente.
– Don Vicente est un poltron comme vous, dit en souriant l’hacendero.
– Quand on voyage avec le plus riche trésor du monde, répliqua galamment le sénateur, on ne saurait être trop prudent.
– Soit, dit don Augustin ; » et, s’adressant ensuite au robuste chasseur de bisons : « Combien gagnez-vous par jour, l’un dans l’autre, en exerçant votre périlleuse profession ?
– Ça dépend, répondit Encinas ; nous gagnons beaucoup dans un jour, parfois ; par contre, nous sommes aussi de longs jours sans rien gagner.
– De sorte qu’en fin de compte ?…
– Nous pouvons gagner deux piastres par jour, en estimant à cinq une peau de bison, quand la fourrure est irréprochable.
– Eh bien, si je vous donnais à vous et à chacun de vos trois compagnons trois piastres par jour, consentiriez-vous à demeurer avec nous tout le temps que nous passerons ici jusqu’à la fin de notre chasse ?
Il n’y eut qu’une voix parmi les compagnons d’Encinas pour accepter la proposition de l’hacendero.
« Je vous laisserai, en outre, continua-t-il, choisir chacun un excellent cheval parmi ceux que nous prendrons.
– Vive Dieu ! il y a plaisir à servir un généreux seigneur comme vous, s’écria Encinas.
– J’espère, mon enfant, dit Pena, qu’avec vingt-huit vaqueros et quatre chasseurs comme ces braves gens, en tout trente-deux défenseurs, la peur n’empoisonnera plus vos plaisirs. »
Pour toute réponse, Rosarita embrassa son père, et ce marché étant conclu à la satisfaction de tout le monde, comme le soleil n’avait plus qu’un court espace à parcourir pour se cacher derrière les cimes des arbres, on s’occupa des préparatifs de la chasse.
Ils étaient encore fort simples ce jour-là. Ils consistaient uniquement à desseller les chevaux des chasseurs de bisons, à rassembler ceux de relais, à les faire parquer dans l’enceinte du corral, et, à l’exception des deux tentes, à débarrasser les abords du lac de tout ce qui pourrait effrayer les chevaux sauvages. L’heure approchait où ces animaux, depuis longtemps écartés de leur abreuvoir et des rives du fleuve, n’allaient pas tarder peut-être à se rapprocher de l’étang.
Don Augustin s’informa à ses vaqueros si, depuis trois jours qu’ils avaient achevé l’enceinte de pieux, quelques chevaux s’étaient déjà présentés à l’abreuvoir.
« Non, seigneur maître, répondit l’un d’eux ; et cependant depuis trois jours Ximenez et ses quatre hommes battent les bords de la rivière pour les en écarter.
— Alors, dit l’hacendero, il est probable qu’il y aura quelques-uns de ces animaux qui se hasarderont ce soir près d’ici. »
Les peaux de bisons à moitié sèches furent arrachées aux piquets qui les retenaient ; les brides et les selles, les bâts et les cantines furent portés dans un endroit écarté ; puis on recouvrit les palissades de nouvelles branches d’arbres, en remplacement de celles dont le soleil avait déjà fané le feuillage. Deux chevaux choisis parmi les plus agiles furent sellés pour les deux vaqueros de don Augustin qui étaient les plus renommés par leur adresse à jeter le lazo.
Alors le sénateur, don Augustin et sa fille s’assirent à l’entrée d’une des deux tentes, dont la portière se referma sur eux de manière à les dérober à l’œil inquiet des chevaux sauvages, sans toutefois leur masquer la vue du lac. Les vaqueros et les chasseurs de bisons se groupèrent du côté opposé à celui où les traces laissées par les animaux montraient le chemin qu’ils suivaient d’habitude pour venir à l’abreuvoir. Les deux autres vaqueros seuls se tapirent avec leurs chevaux dans le corral, près de l’ouverture restée libre et que de longues barres de bois mobiles pouvaient fermer au besoin ; puis les chasseurs attendirent.
Le lac et ses alentours paraissaient déserts. Le soleil venait de disparaître derrière les arbres ; ses derniers rayons empourprés jaillissaient à travers le feuillage et teignaient les eaux du lac. Les calices blancs des nénufars se coloraient de rose, et les oiseaux des bois commençaient à chanter partout leur mélodie du soir.
Au bout de quelques minutes d’attente, pendant lesquelles l’impatiente curiosité de Rosarita colorait d’une teinte rosée ses joues pâlies, un craquement sourd se fit entendre dans le lointain.
Mais le bruit, au lieu de grossir comme quand deux ou trois cents chevaux altérés s’élancent en bondissant vers leur abreuvoir, écrasant les jeunes arbres et faisant trembler la terre sous leurs sabots, le bruit, disons-nous, au lieu de grossir comme celui d’une avalanche, cessa tout à coup. La troupe sauvage avait aperçu sans doute l’aspect étrange des lieux foulés par l’homme et s’arrêtait saisie d’effroi.
Seulement quelques hennissements, éclatant comme le son des clairons, parvinrent aux oreilles des chasseurs embusqués.
Bientôt cependant les broussailles craquèrent de nouveau, et une demi-douzaine de chevaux plus hardis que les autres montrèrent sur la lisière de la clairière leur tête dressée, leurs naseaux rouges et ouverts et leurs yeux brillants. Leur crinière ondoya un instant sous leurs brusques mouvements, puis, en un clin d’œil, cinq d’entre eux se rejetèrent précipitamment en arrière, et disparurent comme l’éclair au milieu des bois.
Un seul des six coursiers était resté, tremblant sur ses jambes et le cou allongé vers le lac.
C’était un cheval blanc comme la neige, à l’encolure du cygne, dont il avait tout l’éclat, à la croupe arrondie et au large poitrail. Une houppe blanche s’agitait sur son front entre deux yeux sauvages, et sa queue balayait ses jarrets nerveux. Un air de majesté farouche était empreint dans toute sa contenance, à la fois timide et superbe.
« Dieu me pardonne, dit tout bas Encinas à l’oreille du novice, qui avait eu ses raisons pour choisir son poste d’observation à côté du chasseur de bisons, c’est le Coursier-Blanc-des-Prairies.
– Le Coursier-Blanc-des-Prairies, répéta le Novice, qu’est-ce que c’est ?
– Un cheval blanc comme celui-ci, répondit Encinas, qu’on ne peut que rarement approcher, dont ceux qui le poursuivent trop loin ne peuvent plus parler, et qu’on ne peut jamais parvenir à prendre.
– Bah ! vous me conterez ça ? – Chut ! ne l’effrayez pas, mais regardez-le de tous vos yeux ; vous n’en verrez jamais un autre semblable à lui. »
Il était difficile, en effet, de voir un plus bel échantillon de cette magnifique race sauvage, si commune dans certaines parties du Mexique. La force, l’élégance et la légèreté s’harmoniaient si parfaitement chez lui, qu’il eût effacé les plus beaux coursiers qu’ait jamais réunis dans ses écuries le plus riche potentat de la terre.
Quelques bonds le rapprochèrent du lac, et ces bonds étaient si souples et si aisés, qu’il semblait flotter sur l’herbe comme un flocon de brouillard blanc.
D’un autre bond, le noble animal s’élança sur la berge, dressa ses deux petites oreilles et s’arrêta en frémissant, au moment où le cristal du lac répéta comme un miroir l’image de sa fière et noble tête ; puis, avec toute la coquetterie d’une nymphe qui se croit seule, il allongea son cou pour se mieux voir, et posa si délicatement ses deux jambes de devant dans l’eau, qu’il n’en troubla nullement la limpidité et qu’il put y admirer toute la sauvage majesté de ses formes.
« Ah ! seigneur Encinas, dit tout bas le novice, c’est maintenant ou jamais le moment de lui jeter le lazo.
– J’en doute, j’en doute ; il arrive toujours malheur à celui qui veut prendre le cheval des Prairies ; car c’est bien lui, voyez-vous lui seul est aussi beau parmi tous les fils du désert. »
Le coursier au cou et à la blancheur du cygne s’agenouilla dans l’eau, fit entendre un ronflement sonore et se mit à boire, relevant de temps en temps la tête, et interrogeant d’un œil inquiet les profondeurs de la forêt.
Les chasseurs purent voir alors au-dessus des palissades l’un des vaqueros se dresser sur son cheval, puis son buste se courber sur la selle. Son compagnon l’imita.
Tout à coup le blanc coursier fit un bond de terreur, lança en l’air un nuage d’écume, du sein duquel il sembla jaillir, et s’élança hors du lac. Au même instant, l’un des vaqueros galopait vers lui en faisant tournoyer son lazo de cuir.
La courroie tressée siffla dans l’air ; mais le cheval, lancé trop rapidement le long d’un talus presque à pic, glissa et roula avec son cavalier au fond du lac.
« Je vous l’avais bien dit, s’écria le chasseur de bisons, que cet accident imprévu confirma dans ses croyances superstitieuses. Voyez comme l’insaisissable coursier se dégage du lazo. »
Il secouait en effet sa noble tête et, tout en fuyant, agitait sa longue crinière qui ruisselait d’eau. L’orgueil du fier animal se révoltait à l’attouchement impur de la courroie lancée sur lui par la main de l’homme ; et bientôt il l’eut rejetée loin de lui.
Déjà le second vaquero s’était élancé à sa poursuite.
Ce fut pendant quelques courts instants une lutte merveilleuse d’agilité et d’adresse entre le cheval sauvage et le fougueux cavalier qui le poursuivait le lazo à la main. Rien ne l’arrêtait, ni les troncs des arbres contre lesquels il semblait devoir se briser, ni leurs branches basses qui menaçaient de lui fendre le crâne. Agile comme un centaure, le vaquero tournait tous ces obstacles en apparence insurmontables, et, tantôt couché sur la selle, tantôt accroché aux flancs de son cheval, et presque sous son ventre, il se coulait sous les branches et à travers les troncs des arbres, avec toute la souplesse d’un serpent. Bientôt le cheval blanc et le vaquero disparurent à tous les yeux.
Tous les chasseurs sortirent à la fois de leur embuscade, en poussant des hourras d’encouragement et des cris de joie. Le spectacle dont ils venaient d’être témoins valait presque à lui seul la capture de vingt chevaux sauvages.
Tandis que le vaquero désarçonné sortait du lac, ruisselant d’eau et ses vêtements souillés de fange, Encinas s’approcha de lui pour le consoler.
« Vous êtes heureux, dit-il, d’en être quitte à si bon marché. Puissé-je en dire autant de votre compagnon ! car on ne voit plus revenir ceux qui poursuivent de trop près le Coursier-Blanc-des-Prairies. »