Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XVI
CHAPITRE XVI
LE CHASSEUR DE BISONS.
La rivière de Gila, après avoir traversé la chaîne des Montagnes-Brumeuses, vient jeter l’un de ses bras dans la Rivière-Rouge ; celle-ci, après un parcours d’environ cent quatre-vingts lieues à travers le Texas et le pays de chasse des Indiens Caïguas et Comanches, se jette à son tour dans le golfe du Mexique.
À soixante lieues de l’hacienda del Venado, et à une demi-lieue à peu près de l’endroit appelé la Fourche-Rouge, s’étend une vaste forêt de cèdres, de chênes-lièges, de chênes, de sumacs et de palétuviers.
Depuis sa lisière jusqu’à la fourche, le terrain ne présente plus qu’une plaine garnie d’herbes si hautes et si touffues, qu’un cavalier sur son cheval dépasse à peine de la tête ces vagues onduleuses de verdure.
Dans l’un des réduits les plus secrets de la forêt, et sous les plus sombres arcades formées par la cime de ses grands arbres ; sur les bords d’une mare si vaste qu’on pouvait lui donner le nom de lac, et en effet c’était celui par lequel elle était désignée dans le pays, une douzaine d’hommes se reposaient, les uns adossés contre des troncs de chênes plusieurs fois séculaires, les autres dormant étendus sur l’herbe épaisse qui tapissait les bords de l’eau.
C’était une grande nappe limpide d’une configuration irrégulière, formant une espèce de trapèze. Au bord opposé à celui qu’occupaient ces personnages, et sous une voûte formée par l’entrelacement de branches d’arbres et de lianes, un étroit canal se perdait au milieu d’un réseau de verdure.
Le soleil, encore au début de sa course, lançait obliquement ses rayons qui scintillaient sur la surface de l’eau, où se reflétaient, comme dans un miroir, les arbres de la forêt et l’azur du ciel.
Des plantes aquatiques aux larges feuilles, des nénufars étalant leurs fleurs solitaires au calice d’or et d’argent, de longues guirlandes de mousse grisâtre qui pendaient aux branches des grands cèdres et se balançaient à fleur d’eau, donnaient à cette mare un aspect sauvage et pittoresque.
On l’appelait le Lac-aux-Bisons.
Ce nom lui venait de ces animaux, qui en avaient fait jadis leur abreuvoir favori ; mais, successivement repoussés par le voisinage de l’homme, ils l’avaient abandonné pour des plaines plus désertes. La position isolée de ce lac attirait encore néanmoins sur ses bords des troupes de chevaux sauvages qui préféraient, pour venir se désaltérer, ses eaux cachées sous de profonds ombrages aux rives découvertes du fleuve voisin.
Les vaqueros de don Augustin avaient suivi jusque-là les traces d’une nombreuse cavallada, et ils n’attendaient plus pour commencer la chasse que la venue du maître, annoncée pour le soir du jour où nous les trouvons se reposant dans la forêt.
Sur un des bords du lac, un large espace, que la hache avait tout récemment dégarni des arbres qui le couvraient, était entouré d’une épaisse et forte palissade composée des troncs d’arbres abattus. Ces troncs, assez profondément enfoncés dans la terre pour composer une enceinte inébranlable, étaient encore liés les uns aux autres avec des courroies de cuir de buffle découpées dans des peaux encore fraîches et qui, desséchées et raccourcies par le soleil, donnaient à cette construction autant de solidité que des clous ou des crampons de fer.
Cette estacade, à peu près ovale comme les cirques romains, ne présentait qu’une seule et étroite ouverture, terminée de chaque côté par un pieu dans la longueur duquel on avait pratiqué de larges trous de distance en distance. Dans chacun des trous de l’un de ces pieux reposait, par un de ses bouts, une forte barre de bois qu’il n’y avait plus qu’à pousser pour la faire entrer dans le trou correspondant du pieu voisin. Telle était la barrière qui devait servir à fermer l’ouverture. Pour ne pas effrayer les chevaux sauvages par l’aspect des travaux de l’homme, les vaqueros chasseurs avaient déguisé le mieux possible l’enceinte, en la couvrant d’herbes et de branchages verts.
On conçoit sans peine que de pareils préparatifs avaient demandé les quinze jours qui s’étaient écoulés depuis la remise forcée de cette partie de chasse.
Parmi les douze hommes qui se reposaient non loin du Lac-aux-Bisons, il y en avait quatre qui n’appartenaient pas à l’hacienda del Venado, ce qu’on pouvait hardiment conjecturer au premier abord. Au lieu du costume national que portaient les vaqueros de don Augustin, ces quatre personnages, suivant l’habitude de gens qui passent leur vie sur les limites indécises des blancs et des Indiens, avaient emprunté leurs vêtements à ces deux races ennemies.
Le soleil, en bronzant leur teint, avait si bien complété le mélange, qu’on n’aurait su dire si ces hommes ; chaussés de mocassins et vêtus de cuir, étaient des Indiens civilisés ou des blancs aux habitudes sauvages. Toutefois, la bizarrerie de leur accoutrement cessait promptement d’être plaisante ; car il en était peu de parties qui ne fussent souillées de traces de sang desséché. On aurait pu les prendre pour des bouchers sortant de l’abattoir, si leur air farouche, leur tournure sauvage et la dureté de leur visage hâlé, n’eussent indiqué pis encore que des bouchers.
Hâtons-nous de dire cependant qu’en dépit de ces apparences sinistres, un voyageur au courant des mœurs du désert les eût reconnus au premier examen pour ce qu’ils étaient réellement, des chasseurs de bisons se reposant des fatigues de leur profession au bord du lac.
À quelque distance de là, au milieu d’une petite clairière, des peaux encore fraîches séchaient au soleil, maintenues par des piquets, et répandaient dans l’air une odeur fétide dont les chasseurs avaient l’air de ne s’inquiéter nullement.
Le silence profond qui régnait aux alentours et sous les voûtes sombres de la forêt n’était de temps à autre interrompu que par les hurlements plaintifs d’un gros dogue presque enseveli dans l’herbe épaisse, et qui levait quelquefois la tête pour faire entendre ses aboiements de douleur.
Enfin, pour compléter un tableau dont le pinceau reproduirait mieux que la plume le pittoresque ensemble, dans le creux d’un gros chêne séculaire, qui étendait encore au loin ses branches vigoureuses, était suspendue une petite statue de bois grossièrement travaillée, représentant une madone. La statuette était ornée de fleurs fraîchement cueillies, qu’une main pieuse semblait renouveler chaque jour.
Un des chasseurs, agenouillé devant elle, récitait avec onction sa prière du matin.
C’était un homme de grande taille, et en apparence doué d’une vigueur égale à celle des animaux qu’il chassait par profession. Il semblait y avoir dans sa prière plus de ferveur qu’on n’en met d’habitude à cet acte quotidien. C’était en effet, de la part du robuste et sauvage chasseur de bisons, l’accomplissement d’un vœu qu’il avait fait dans un grand péril.
Au moment où il achevait sa fervente oraison, le gros dogue couché sur l’herbe fit entendre un nouveau hurlement de douleur.
« Je crois, le diable m’emporte ! dit le chasseur en quittant sa posture pieuse et en revenant à ses habitudes de langage, qu’à force de vivre parmi les Indiens, Oso (c’était le nom du dogue) a pris leurs usages. Ne dirait-on pas d’un de ces Peaux-Rouges hurlant sur le tombeau d’un mort ?
– Vive Dieu ! Encinas, dit un autre chasseur qui faisait ses ablutions dans le lac, vous ne flattez pas les chiens ; j’aime mieux croire, pour leur honneur, que les Indiens, au contraire, leur ont emprunté ces hurlements.
– Quoi qu’il en soit, répliqua Encinas, Oso pleure son camarade, qu’un de ces coquins d’Apaches a cloué sur la terre d’un coup de lance. Il est vrai qu’il en avait étranglé déjà deux. Ah ! mon pauvre Pascual, j’ai bien cru alors que de ma vie je ne chasserais plus de bisons avec vous ni avec d’autres, quand, au moment où je m’y attendais le moins… »
Le chasseur de bisons, qu’on appelait Encinas, fut interrompu par son compagnon, qui craignait d’entendre une fois de plus un récit dont il connaissait à fond les moindres détails.
« Allons, Encinas, dit-il, maintenant que vous avez accompli votre vœu de venir pieds nus prier devant la madone du lac, et que ces vaqueros n’ont plus besoin de nos services, il serait temps, je crois, de nous remettre en chasse ; nous avons déjà perdu trois jours, et nos peaux sanglantes empêcheront les chevaux sauvages de s’approcher de leur abreuvoir ; double raison pour ne pas nous arrêter ici plus longtemps.
– Nous n’avons rien à faire jusqu’au coucher du soleil, répondit Encinas. Restons ici.
– Oh ! vous ne nous gênez pas, » s’écria le plus jeune des vaqueros de l’hacienda, dont l’interruption de Pascual ne paraissait pas faire le compte.
C’était un jeune homme natif du préside, et que son père envoyait faire le rude apprentissage de la vie d’aventures avec ses anciens compagnons. Il n’y avait que quelques semaines qu’il s’était réuni à ceux qui devaient lui servir de maîtres, et comme tous les novices dans quelque profession que ce soit, il était avide d’entendre les récits de ses anciens dans le métier dangereux qu’il avait embrassé.
« Seigneur Encinas, dit-il en s’approchant des deux chasseurs avec l’espoir d’apprendre, en leur faisant des questions, les incidents de la dernière campagne où Encinas avait manqué de perdre la vie, je n’aime pas à entendre votre chien hurler ainsi… je… »
Un nouveau hurlement du dogue interrompit à son tour le novice, qui demanda, non sans quelque appréhension, si Oso n’éventait pas par hasard l’odeur des Indiens pour donner ainsi de la voix.
« Non, mon garçon, répondit Encinas ; c’est son chagrin qu’il exhale à sa façon. Si c’était quelque Indien qui rodât par ici, vous verriez son poil se hérisser, ses yeux devenir rouges comme des charbons, et il ne resterait plus calme et immobile comme il est là. Ainsi, soyez tranquille.
– Bon, dit le jeune homme en s’étendant sur l’herbe à côté d’Encinas, je n’ai plus qu’une question à vous faire. N’avez-vous rien appris, dans vos courses au delà de Tubac, sur le sort de l’expédition qui en est partie il y a quinze jours aujourd’hui ? Il y avait là un de mes oncles, don Manuel Baraja, dont nous sommes inquiets.
– D’après le peu de mots que j’ai entendu dire à trois chasseurs de castors qui suivaient l’expédition de près, je dois croire que les traces d’un nombreux parti d’Indiens, que Pascual et moi avons reconnues en nous séparant des trois chasseurs qui allaient prendre position dans une petite île, ne présageaient rien de bon à cette expédition. Je crains bien que vous ne puissiez dire un de ces jours : feu mon oncle.
– Ah ! vous croyez qu’il serait… feu ?… répondit le novice avec le plus naïf et le plus parfait sang-froid.
–Ce fut peu de temps après, reprit Encinas, que le jeune Comanche… »
Le novice interrompit encore le chasseur de bisons :
« Savez vous, dit-il, seigneur Encinas ? vous feriez bien mieux de me raconter une bonne fois tout cela par le commencement plutôt que par la fin. Qu’alliez-vous donc faire dans le pays des sauvages ?
– Ce que j’y allais faire ? répondit Encinas, qui ne demandait pas mieux, comme tous les vétérans du désert, que de trouver un auditeur attentif et questionneur comme le novice, et comme nous l’avons été nous-mêmes tant de fois à l’occasion ; je vais vous le dire. Il était venu au préside, pendant que j’y étais, un envoyé des Comanches, qui sont, comme vous le savez, les ennemis mortels des Apaches. L’Indien venait nous proposer de la part du chef de la tribu un marché de peaux de cibolos (bisons), en échange de verroteries, de couteaux et de couvertures de laine ; il y avait justement à Tubac un viandante (commerçant nomade) d’Arispe, qui avait apporté une pacotille des objets que l’Indien cherchait. Il se disposa à se mettre en route pour conclure le marché.
– Et il vous proposa de l’accompagner ?
– En m’intéressant dans ses bénéfices. Puis, d’un autre côté, il y avait don Mariano, mon compère, à qui les Indiens avaient enlevé un troupeau de superbes chevaux, et qui emmenait neuf de ses vaqueros pour essayer de rattraper, avec l’aide des Comanches, une portion de ce qu’on lui avait volé. Tout compte fait, nous étions douze hommes bien déterminés, sans y comprendre le messager venu au préside de la part de sa peuplade.
– Treize ! interrompit l’apprenti chasseur ; c’était un mauvais nombre.
– Nous n’avions que huit ou dix lieues à faire pour arriver au campement des Comanches, continua Encinas, et nous n’étions guère inquiets ; ce ne fut que plus tard que je me rappelai ce nombre fatal. Nous cheminions donc tranquillement, en escortant les mules de charge du viandante ; le Comanche marchait en avant…
– Eh bien, interrompit de nouveau le novice, malgré sa curiosité d’entendre la suite de ce récit, il avait aussi de la confiance à revendre, ce négociant, de se hasarder avec ses marchandises sur la foi d’un Indien.
– Vous aimez, à ce qu’il paraît, qu’on mette les points sur les i, mon garçon. J’oubliais de vous dire que le chef comanche avait envoyé deux de ses guerriers en otages. Nous étions donc rassurés encore sur ce point ; car les Comanches sont une nation loyale. Le messager lui-même nous inspirait une grande confiance. C’était un jeune guerrier aussi beau que brave, comme vous le verrez tout à l’heure, ennemi acharné des Apaches, quoique Apache de naissance.
– Eh bien, je ne m’y serais pas fié, ma foi.
– Parce que vous ne connaissez pas son histoire. Il paraît qu’un chef de sa tribu lui avait enlevé une jeune femme qu’il aimait…
– Tiens ! ça aime donc aussi ces sauvages ?
– Comme vous et moi, mon garçon, et souvent mieux. Toujours est-il qu’un beau jour il s’était enfui avec sa maîtresse, devenue de force la femme du chef, et qu’il s’était réfugié chez les Comanches, qui l’avaient adopté. Il avait donc apporté à sa peuplade d’adoption un bras solide et un cœur aussi intrépide que plein de haine pour les Apaches, ainsi qu’il en a donné bien souvent la preuve.
« Après avoir marché quelque temps, j’entendis le guide qui était en tête dire à mon compère : « J’ai vu dans la plaine les traces d’El-Mestizo et de Main-Rouge : attention ! »
« Qu’étaient Main-Rouge et El-Mestizo ? je n’en savais rien. Le Comanche marchait donc en avant, monté sur un cheval d’un grand prix, ma foi, interrogeant la plaine du nez et de l’œil.
« J’avais été obligé de rester à quelque distance de lui avec mes deux chiens, Oso et Tigre, que je tenais en laisse et muselés ; car ces animaux, dressés par moi à combattre les Indiens, voulaient à chaque instant s’élancer sur le nôtre. Cependant je ne perdais pas le guide de vue. Nous traversions la grande plaine des Cotonniers, où ces arbres forment comme une forêt, quand tout à coup j’entendis l’Indien pousser un hurlement terrible ; je le vis au même instant, accroché par le pied au pommeau de sa selle, se couler le long de son cheval et le mettre au galop. Un bruit comme le sifflement de cent reptiles se fit aussitôt entendre…
– C’était donc plein de serpents à sonnettes ? » s’écria le novice en ouvrant de grands yeux.
Le robuste chasseur de bisons partit d’un bruyant éclat de rire, à cette question du novice.
« C’était une nuée de flèches, reprit-il ; quelques coups de fusil s’y mêlèrent aussi, comme le tonnerre qui frappe au milieu de la grêle, et je vis mon compère don Mariano, le viandante et les neuf vaqueros, tomber à bas de cheval.
– Ça se conçoit, répéta le novice.
– Ah ! vous concevez ça, vous ? Eh bien, moi, je fus une seconde sans y rien comprendre ; je croyais faire un mauvais rêve. Cependant je démuselai à tout hasard mes deux dogues, qui hurlaient de fureur ; mais je les maintins en laisse, et, quand cela fut fait, je levai les yeux devant moi. À l’exception des chevaux qui galopaient éperdus dans la plaine à travers les cotonniers, il n’y avait plus personne sur le grand chemin, plus de trace de ceux qui étaient tombés de cheval ; j’en conclus que les Indiens cachés dans les fourrés les y avaient entraînés tout aussitôt.
– Était-ce vrai ?
– Je ne les ai plus revus. Quant à moi, je restai immobile, incertain si je devais avancer ou reculer, sentant que j’étais entouré d’ennemis invisibles qui pouvaient être partout à la fois. Mais mon incertitude ne fut pas de longue durée. Sept ou huit Indiens sortirent des fourrés qui bordaient la route et vinrent au galop de mon côté. Eh bien, vous qui concevez si facilement, vous ne le concevez peut-être pas, mais j’éprouvais une angoisse si poignante au milieu du silence de mort qui régnait dans la plaine, que je fus presque heureux de pouvoir enfin compter mes ennemis.
– Je crois cependant que j’aurais mieux aimé n’avoir rien à compter, dit le novice en hésitant.
– Je lâchai mes deux dogues, qui bondirent comme des lions vers les Indiens, et, ma foi, je résolus de les imiter. Dans ce moment-là cela me sembla plus facile que de fuir.
« Je dégainai au plus vite, et, pendant qu’Oso et Tigre attaquaient l’ennemi avec fureur, j’enfonçai mes éperons dans les flancs de mon cheval, que je contins fortement de la bride pour être bien sûr qu’il ne reculerait pas, car les Indiens sont horribles à voir ; je lui assénai en outre deux ou trois coups de ma cravache plombée sur la tête. Hennissant sous les pointes aiguës qui tourmentaient ses flancs, furieux des coups qu’il ressentait, l’animal, dont je lâchai la bride, s’élança comme un fou, au risque de nous écraser tous deux contre les Indiens.
« Je ne sais pas trop ce qui se passa ; tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y avait sur mes yeux comme un nuage rouge, à travers lequel je vis des figures féroces et hideuses près de la mienne ; que j’aperçus confusément Tigre, qui venait d’étrangler deux Indiens, cloué d’un coup de lance sur le corps d’un des cadavres, que je vis, comme à travers un brouillard, Oso, la gueule sanglante, terrasser un autre Peau-Rouge, et qu’au bout de quelques minutes je me trouvai dégagé.
– Demonio ! s’écria le novice ébahi, vous les aviez donc tous tués, maître Encinas ?
– Caramba ! on voit que ça ne vous coûte rien, reprit le chasseur de bisons en souriant. Non, en vérité. Mes deux dogues avaient fait plus de besogne que moi, et la vérité est que j’aurais terminé mes campagnes ce jour-là, si, pendant que j’étais aux prises avec les Indiens, il ne s’était pas passé un peu plus loin d’autres choses que je ne pus voir qu’au moment où je restai seul.
« Je jetai alors un regard autour de moi, et je vis clairement cette fois-ci les deux Apaches étendus par terre à côté de mon pauvre Tigre ; un troisième se débattait encore, le cou dans la gueule d’Oso. Vous sentez bien, mon garçon, que je ne perdis pas mon temps à le questionner sur l’état de sa santé ; j’avais bien autre chose à faire vraiment.
« À dix pas de moi une lutte terrible avait lieu ; un nuage de poussière s’élevait au-dessus d’une pyramide de chevaux éventrés, de corps humains entrelacés. Au milieu de ce carnage, je distinguais des panaches ondoyants, des lances étincelantes, des figures barbouillées d’ocre, de vermillon et de sang, des yeux qui flamboyaient. Puis bientôt je vis cette pyramide se disjoindre, et un guerrier se secouer comme un lion qui a éreinté une foule de loups.
« Au moment où cet homme se vit dégagé, il ne fit qu’un bond en arrière pour recommencer la lutte, et je m’élançai avec lui.
– Ah ça ! interrompit encore le novice, cet Indien, que vous aviez laissé aux prises avec votre dogue, dut vous gêner en cette occasion ?
– Diable ! vous êtes pointilleux, mon ami, reprit le chasseur ; ai-je besoin de vous dire que je l’avais achevé tout d’abord ? Je m’élançai donc avec le guerrier, mais cette fois la lutte ne fut pas longue ; tous les Indiens s’enfuirent comme une volée de chauves-souris devant un rayon de soleil, excepté les morts, bien entendu ; car avec vous il faut préciser les choses. Je puis, du reste, vous assurer qu’il en resta plus qu’il ne s’en sauva. Alors je vis devant moi celui à qui je devais de pouvoir un jour vous conter cette histoire, mon garçon.
– C’était donc le diable ?
– C’était le Comanche qui, l’affaire une fois faite, se tenait immobile devant moi, en essayant toutefois vainement de comprimer l’orgueil indien qui gonflait ses narines et faisait pétiller ses yeux malgré lui. « Main-Rouge et Sang-Mêlé ont fait le coup pour piller les marchandises des blancs avec les Apaches leurs alliés, dit enfin l’Indien.
« Qu’est-ce que cela, Main-Rouge et Sang-Mêlé ? demandai-je au Comanche.
« – Deux pirates du désert, l’un blanc sans mélange et l’autre le fils du blanc et d’une chienne rouge des Prairies de l’Ouest. Ce soir, quand vous aurez dit au préside ce que Rayon-Brûlant (c’est son nom, et bien mérité, ma foi, ajouta Encinas) a fait pour les blancs qui s’étaient confiés à sa parole, il sera sur les traces des pirates avec les deux Comanches qu’il va reprendre.
« – Certainement, m’écriai-je, je rendrai justice à votre loyauté comme à votre bravoure. »
« Après avoir muselé Oso, qui grognait toujours, continua le chasseur de bisons, nous retournâmes au préside, moi songeant à m’acquitter d’un vœu que j’avais fait, l’Indien silencieux comme un poisson. Je rendis justice à sa conduite, les deux otages lui furent rendus, je vins ici selon ma promesse, et je n’ai plus revu Rayon-Brûlant.
– C’est dommage, dit le novice ; j’aurais voulu savoir ce qu’est devenu ce jeune gaillard-là. Et combien de jours y a-t-il de votre aventure ?
– Cinq, » répondit Encinas.
En ce moment les domestiques de l’hacendero et de sa suite arrivaient pour préparer le campement des voyageurs, en annonçant qu’ils ne les précédaient que d’une demi-lieue.