Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/X

Librairie Hachette et Cie (2p. 133-145).

CHAPITRE X

OÙ L’OR EST UNE CHIMÈRE.


Le dais de brouillards couvrait toujours le sommet des Montagnes-Brumeuses, quoique le soleil, déjà haut dans sa course, incendiât le désert de ses rayons enflammés.

Le feu allumé pendant la nuit au sommet des rochers brillait encore à travers la vapeur, sans que les assiégés pussent savoir si quelques-uns de leurs ennemis étaient là pour l’alimenter.

« J’ai fait tout ce que j’ai pu, mon Dieu, vous le voyez, pour éviter le combat, dit le Canadien, » qui priait à demi-voix en se ressouvenant, à présent que Fabian était avec lui, que toute force et toute protection viennent d’en haut ; « mais que votre volonté soit faite. »

Puis, s’adressant à Pepe avec plus de calme qu’il n’en avait ressenti jusqu’alors :

« Vous qui aimez les positions nettes et précises, vous devez être satisfait. Il est clair qu’outre la possession du trésor, les coquins veulent encore celle de nos corps, et vous savez dans quel but.

– Oui, pour nous octroyer l’amitié du chef au noir plumage, la fleur de ses chasses et les plus belles de ses femmes, autrement dit scalpés vifs, écorchés et brûlés. La position n’est pas ambiguë, c’est vrai.

– Le combat sera long, acharné ; Fabian, mon enfant, la haine de l’homme qui veut prendre son ennemi vivant est plus terrible que celle de l’homme qui ne veut que le tuer, nous le savons. Il faut donc, continua le Canadien, que nous redoublions de prudence et de sang-froid ; il faut que chacun de nous ne tire qu’à coup sûr ; il faut surtout, Fabian, que vous soyez d’autant plus avare de votre vie que vous l’avez consacrée tout entière à un vieillard dont vous êtes la joie dans le présent et la bénédiction dans l’avenir, et que cette vie ne vous appartient plus : elle est mon bien. Vous me le promettez ?

– Mais notre vie n’est pas menacée pour le moment, puisque, dites-vous, on ne veut nous prendre que vivants, répliqua Fabian.

– Vivants ? je n’en ai nul souci, dit Bois-Rosé. Fussions-nous tous les trois blessés à mort, il nous resterait toujours assez de force pour nous précipiter dans ce gouffre, et y trouver un sort bien doux, en comparaison de celui qui nous attendrait si nous étions prisonniers. Les coquins n’ont pas pensé à cela.

– Il y a encore autre chose, don Fabian, ajouta Pepe. Ces écumeurs des Prairies n’ont pas le même intérêt que leurs alliés. Ils veulent de l’or avant tout, et quand l’impatience va les prendre, ils n’auront plus qu’un but, celui de nous tuer le plus tôt possible pour en finir. Dieu veuille, du reste, que je ne me trompe pas, car pour essayer de nous tuer ils se découvriront ; autrement, s’ils persistaient dans l’intention qu’ils ont annoncée, il pourrait arriver telle circonstance, où, malgré la terrible et dernière ressource que nous offre cet abîme, nous pourrions être pris les armes à la main, sans qu’il nous restât la possibilité de nous élancer dans le gouffre et de nous poignarder l’un l’autre. »

Devant cette effrayante possibilité et devant celle non moins effrayante où l’un d’eux pourrait tomber seul entre les mains d’ennemis sans pitié, les trois chasseurs sentirent un moment l’émotion les gagner.

C’est une sainte et indissoluble amitié que celle de Bois-Rosé et de Pepe : c’était dix années de périls et de combats communs. Depuis l’océan Atlantique jusqu’aux bords de l’océan Pacifique, les carabines des deux chasseurs avaient mêlé leurs détonations ; leurs mains s’étaient pressées dans bien des luttes désespérées ; les joies de l’un avaient été les joies de l’autre. La faim, la soif, qui désunissent le père et le fils, n’avaient pu rompre le lien qui les attachait, et ils avaient partagé leur dernière goutte d’eau comme leur dernière par celle d’aliments. En un mot, c’étaient une amitié des déserts où haine, vengeance, amour, toutes les passions grandissent comme l’immensité où elles prennent naissance. Cette amitié réciproque des deux chasseurs était devenue commune à Fabian, et un lien indissoluble unissait les trois amis.

Après ce premier moment de faiblesse humaine dont les hommes au cœur fort ne sont pas même exempts, Bois-Rosé et ses deux compagnons devinrent ce qu’avait fait d’eux l’habitude des dangers, d’intrépides aventuriers, sinon tout à fait sans reproche, du moins sans peur, et semblables à de souples et vigoureuses lames de Tolède qui, un instant courbées, se redressent bientôt d’elles-mêmes.

Quand donc ce court moment fut passé, tous trois essayèrent de mesurer d’un œil calme et attentif l’étendue du danger qui les menaçait.

Le feu continuant à scintiller au milieu du brouillard des montagnes attira en premier lieu les regards du Canadien.

« Je n’aime pas cette lueur là-haut, dit-il ; bien que les couvertures nous protègent suffisamment de ce côté, cependant il est inquiétant de se sentir fusillé par derrière. Les coquins, avec toutes leurs intentions pacifiques, n’y manqueront certainement pas pour distraire notre attention de leur principal point d’attaque, en face de nous. Le brouillard qui voile les hauteurs n’empêchera pas les Indiens de tirer sur nous au jugé.

– Vous avez raison, ajouta Pepe. Je ne crois pas que le vieux bandit et son digne fils se soient engagés, par leur contrat avec l’Oiseau-Noir, à nous livrer avec nos membres au complet, et ils profiteront des distractions que nous causera le feu de là-haut pour essayer avec leur infernale adresse, soit de nous briser une épaule ou deux à chacun, soit de nous casser un bras ou une cuisse.

« Tenez, Fabian, poursuivit le Canadien, voilà votre poste. Ayez toujours l’œil alerte et le canon de votre carabine braqué sur le foyer. Quand vous verrez luire à travers le brouillard l’éclair d’un fusil, faites hardiment feu et sans trembler, sur la lumière qui jaillira du bassinet. »

Conformément aux avis de Bois-Rosé, Fabian s’embusqua derrière le rempart de laine, le canon de son arme dirigé sur la hauteur. Quant aux deux autres chasseurs, couchés, le visage tourné vers leurs ennemis, et sans qu’à travers les meurtrières de pierre la bouche de leur carabine dépassât d’une ligne la plate-forme de la pyramide, ils guettaient de l’œil les mouvements des assaillants.

Les Indiens n’ont pas adopté la tactique impétueuse des Européens. Quelque nombreux qu’ils soient, jamais ils ne sacrifieront la vie de leurs guerriers à l’assaut d’une position bien défendue. Les sauvages, avec la férocité du tigre, en ont la patience infatigable. Des jours entiers se passeront, s’il le faut, à guetter leur ennemi, jusqu’au moment où la lassitude, la famine, le manque de munitions ou quelque imprudence le livrera. Ce sont des guerres d’extermination en détail ; mais, quand il y a de part et d’autre même patience, même astuce, même stratégie en un mot, on conçoit que ces guerres doivent durer longtemps.

Malheureusement, les assiégés avaient à peine des vivres pour plus de vingt-quatre heures, et la tactique des assiégeants devait leur être fatale, puisque ces derniers, libres dans leurs mouvements, avaient la facilité de dépêcher un de leurs chasseurs pour se procurer du gibier dans la plaine et dans les montagnes.

« Comment finira tout ceci ? dit le Canadien à voix basse à Pepe.

– Je n’en sais rien, en vérité, j’ignore même quand cela commencera. Je puis vous le dire à vous, je me sens plus à mon aise quand j’ai brûlé une cartouche ou deux, et quand j’entends les détonations et les cris de guerre répétés par les échos autour de moi. »

En effet, autant le silence des solitudes a de charme lorsqu’on sait qu’on y est seul, autant il devient un sujet d’inquiétude lorsqu’on se sent entouré d’ennemis.

Les vœux de Pepe ne tardèrent pas à être exaucés. Deux explosions successives vinrent troubler la tranquillité de l’air. L’une partait des montagnes, l’autre de la plate-forme, où Fabian venait de faire feu, mais inutilement, contre l’ennemi posté sur la hauteur de la cascade.

Trois fois de suite ces doubles explosions se répétèrent sans succès de part et d’autre. Des morceaux d’écorce et une pluie de feuillage arrachés aux sapins tombaient sur les trois combattants, et les balles de Fabian n’avaient sans doute pas fait plus de mal à l’ennemi.

« Cédez-moi votre place, Fabian, dit Bois-Rosé, et venez prendre la mienne. Pepe, apprenez-lui comment il doit placer le canon de son arme pour s’en servir sans la laisser apercevoir. »

En disant ces mots, le Canadien se recula en rampant et se croisa avec le jeune homme qui venait rejoindre Pepe. Bois-Rosé, à son nouveau poste, examinait à la fois, avec la rapidité habituelle de son coup d’œil, les hauteurs ainsi que la plaine. Il fut surpris de voir au delà du lac qui s’étendait au pied de la pyramide, du côté opposé à la chaîne de rochers, et dont les eaux baignaient le flanc escarpé des Montagnes-Brumeuses, quelques-unes des pierres plates semées en si grand nombre sur la plaine, dressées de champ à peu de distance les unes des autres.

Le coureur des bois compta quatre de ces pierres, et il ne douta pas que ces abris ne cachassent autant d’ennemis embusqués pour empêcher leur fuite de ce côté. De là le Canadien reporta toute son attention sur les hauteurs, où le feu jetait toujours une faible lueur à travers le brouillard ; puis, patient lui-même comme un Indien, il attendit.

Pendant ce temps, immobiles à son exemple, et couchés à côté l’un de l’autre, Fabian et Pepe échangeaient quelques mots à demi-voix.

« Vous avez eu tort, Pepe, dit Fabian, d’exaspérer ainsi ces deux hommes par des outrages gratuits, et peut-être immérités.

– Pas plus gratuits qu’immérités, don Fabian : d’abord, ils m’ont soulagé d’un poids énorme, et ensuite ces deux hommes sont les plus grands coquins qui aient jamais foulé les Prairies, où il y en a un si grand nombre. Vous ne connaissez pas encore cette race perverse de renégats blancs et de métis rouges. Ces deux brigands réunissent en eux tous les vices des blancs et ceux des sauvages. Bois-Rosé et moi, nous avons été leurs prisonniers, et j’ai vu entre eux ce que je n’oublierai jamais. J’ai vu le père et le fils, ivres d’eau-de-feu, s’avancer l’un contre l’autre, mutuellement avides de leur sang et la hache à la main. »

Fabian frémissait en entendant ces horribles détails.

« J’ai vu, continua l’ex-miquelet ces deux monstres lutter comme des lions, dont ils ont presque la force, se rouler ensemble dans la poussière, en cherchant à s’entredéchirer… J’ai vu… Ah ! dit Pepe en s’interrompant, voilà un drôle qui va me fournir l’occasion de me refaire la main… il a tort d’être si curieux et de chercher à voir ce que nous faisons… il a tort surtout de s’imaginer que je dois prendre la superbe peinture de son visage pour des feuilles rougies par l’automne, et ses yeux… »

Pepe parlait encore que sa carabine gronda soudain aux oreilles de Fabian. Un cri sauvage répondit à la détonation.

« Ce n’est pas lui qui crie, je vous le certifie ; je gage que la balle lui est entrée dans le crâne par l’orbite de l’œil, auquel cas on ne souffle jamais. Oui, don Fabian, continua le chasseur en rechargeant sa carabine, j’ai vu le père et le fils essayant d’arracher, l’un la vie à celui dont il l’avait reçue, l’autre la vie qu’il avait donnée. J’ai vu le fils tenir sous son genou son père implorant sa pitié et dégainer son couteau à scalper pour arracher la chevelure de son père, quand un Indien vint, au risque de sa vie, empêcher cet exécrable forfait. Pouah ! ajouta énergiquement le carabinier, que voulez-vous attendre d’un monstre pareil ? Hé ! Bois-Rosé, nous avons un ennemi de moins.

– Je le sais, puisque vous venez de tirer, » répondit simplement le Canadien sans se retourner, pour ne pas perdre de vue l’ennemi qu’il guettait.

Un profond silence succéda au lugubre récit de Pepe, pendant lequel les trois vivants, couchés sur la plate-forme, restèrent aussi immobiles que le squelette de l’animal qui en couronnait le sommet et que les morts qui reposaient sous eux.

Deux heures, deux longues heures se passèrent ainsi. Le soleil, devenu presque vertical, lançait sur le haut de la pyramide des rayons de feu, dont l’ombre perpendiculaire des deux sapins ne pouvait tempérer l’ardeur. Le vent du désert semblait être l’exhalaison d’une fournaise ardente, et la soif et la faim se faisaient sentir aux trois chasseurs.

« Dites donc, Bois-Rosé, vous qui faisiez, il y a quelques heures, de si belles descriptions de nos jours d’abondance, que vous semblerait du plus humble des plats dont votre souvenir chargeait notre table ?

– Bah ! Pepe, ne sommes-nous pas restés déjà vingt-quatre heures sans boire ni manger, tout en combattant depuis une aurore jusqu’à l’aurore suivante ? Si vous avez faim, mâchez quelques-unes des feuilles de sapin que la balle de l’indien a fait pleuvoir sur nous, et du diable si, après cela, la saveur amère de la résine ne vous ôte pas l’appétit pour quinze jours.

– Merci, j’aime mieux une simple tranche de chevreuil ou de bison, répondit Pepe, qui avait recouvré sa bonne humeur. Mais vous êtes là-bas tranquille comme un saint de pierre dans sa niche ; n’y a-t-il donc pas quelque rôdeur de votre côté qui se montre dans la plaine à portée de votre carabine ?

– Il y en à quatre ; mais ils sont cachés dans des trous derrière ces pierres plates semblables à celles qui nous abritent aussi, répliqua le Canadien en jetant un coup d’œil à la dérobée vers l’endroit où il avait remarqué les dalles dressées de champ ; mais elles avaient repris leur position horizontale. Ah ! poursuivit Bois-Rosé, les coquins ont fait retomber les pierres sur leurs cachettes. Prenez note de cela, et si, à la nuit close, les renards n’ont pas quitté leur terrier, nous pourrons tous deux aller écraser ces vermines. »

Tout en parlant ainsi, le Canadien ne perdait pas de l’œil l’endroit où le feu avait été allumé sur les hauteurs. Il n’était guère visible qu’à une colonne de fumée qui s’échappait à travers le brouillard.

De son côté, par l’étroite embrasure des pierres qui les protégeaient, Pepe pouvait, sans changer de position, laisser tomber ses regards sur le val d’Or.

Pour la première fois depuis des siècles sans doute, le soleil ne mêlait plus ses rayons dorés à l’or du riche vallon, caché sous les branches déjà flétries.

« Je ne m’étais pas trompé, comme vous voyez, dit Pepe à Fabian, en affirmant que ce mauvais drôle de Baraja n’avait pas révélé à ses alliés le véritable gîte du trésor ; sans cela, nous verrions ce métis et ce renégat essayer de se glisser dans le vallon, ou tout au moins y jeter des regards curieux. Ce serait une occasion superbe de leur mettre du plomb dans la tête. De plus honnêtes gens qu’eux, je puis le dire, n’ont pas échappé à cette fascination de l’or étalé là par monceaux. Décidément j’ai eu tort de l’avoir dérobé à leurs regards. Mais que diable peuvent-ils machiner si longtemps, ces démons de l’enfer ? Je voudrais pouvoir le deviner, continua l’Espagnol, non sans inquiétude.

– Peut-être se décideront-ils à monter à l’assaut, et attendent-ils la nuit pour le livrer, répondit Fabian.

– Quoique nous ignorions leur nombre, ce serait à désirer. »

Un incident vint interrompre les réflexions de Pepe.

Deux raies de feu sillonnèrent l’enveloppe de vapeur étendue devant les yeux du vieux chasseur, et la double explosion n’était pas encore parvenue à ses oreilles, que déjà sa carabine lançait un éclair semblable. Les trois détonations se confondirent presque en une seule, mais avec un résultat différent. Séparées de leurs attaches, que venaient de couper deux balles arrivées à la fois, les couvertures de laine s’affaissèrent sur la plate-forme, tandis que le plomb de Bois-Rosé, dirigé vers la lumière qui avait précédé le coup, avait atteint l’un des tireurs.

« Ah ! don Fabian, s’écria Pepe, quel superbe coup d’œil vous perdez là ! Il n’y a que ce diable de Bois-Rosé pour ménager des surprises semblables. »

Un Indien, précipité du sommet de la montagne, faisait de vains efforts pour se retenir aux pointes aiguës des rochers contre lesquels il se brisait dans sa chute, et, après avoir décrit d’effrayants écarts en tombant, son corps évita le gouffre de la cascade et vint s’enfoncer dans le lac, sous le tapis de verdure qui en couvrait la surface.

Au même moment, de petits cailloux détachés des flancs de la montagne glissaient lentement dans l’eau, comme s’ils eussent été les derniers grains de sable qui marquent l’heure fatale dans un sablier funéraire, ou bien la pelletée de terre qu’on jette sur la fosse qui ne doit plus rendre le corps qu’elle a reçu.

« Chacun une entaille de plus sur notre carabine : voilà deux coquins de moins, dit Pepe par manière d’oraison funèbre ; c’est un beau coup ! »

Mais Bois-Rosé songeait à toute autre chose qu’à graver un trophée de plus sur une crosse où la place menaçait de manquer bientôt.

Il pensait d’abord que les deux couvertures, en tombant, les laissaient découverts du côté de la cascade ; que les troncs des sapins ne les protégeaient plus si efficacement, et qu’il était impossible de songer à relever leur rempart abattu. Une circonstance dont il cherchait à tirer parti l’absorbait tout entier.

L’Indien, en tombant dans le lac, avait arraché dans sa chute des touffes de longues herbes qui croissaient dans les anfractuosités des rochers, presque à fleur d’eau, et il avait écrasé les roseaux dont les feuilles longues et épaisses se joignaient aux tiges des herbes et formaient un rideau impénétrable à la vue. En disparaissant, ce rideau laissait voir une ouverture béante comme un soupirail, qui semblait être l’entrée d’un canal assez large, quoi que fort sombre.

C’était en effet, on s’en souvient peut-être, l’ouverture du canal souterrain dans lequel Baraja avait vu la veille s’engager, dans leur canot d’écorce, Main-Rouge et Sang-Mêlé.

Mais le Canadien ignorait cette circonstance, et il réfléchissait, avec la sagacité qu’avait développée chez lui sa longue expérience, au parti qu’il pourrait tirer de cette découverte, si la famine, plutôt que l’ennemi, les forçait à fuir. Tout en y songeant, Bois-Rosé ne perdait pas de l’œil le point de jonction où la chaîne de rochers qui servait de fort aux assiégeants s’unissait aux Montagnes-Brumeuses, dont elle semblait un capricieux prolongement.

Selon toute apparence, le compagnon de l’Indien que sa carabine venait d’abattre, convaincu de l’inutilité comme du péril du poste élevé qu’il occupait, se replierait sur les autres assaillants. L’étroit sentier joignant les rochers aux montagnes n’était pas tellement abrité qu’il n’y eût un espace suffisant pour viser l’homme qui s’y trouvait engagé.

Bois-Rosé ne s’était pas trompé. Son œil perçant ne tarda pas à distinguer le panache flottant d’un guerrier Indien, qui, tour à tour, s’élevait ou s’abaissait, et disparaissait pour reparaître bientôt.

Un moment le panache de plumes d’aigle resta immobile. Certain que son ennemi l’observait, le Canadien ne bougea pas et parut tourner la tête dans une direction différente. Le guerrier sauvage, soit pour viser plus à son aise un ennemi qui semblait n’être pas sur ses gardes, soit, ce qui est plus probable, pour se livrer à une de ces bravades extravagantes que les Indiens aiment parfois à faire, malgré leur apparence d’imperturbable gravité, et qui plaisent à leur courage, se montra tout entier sur le sommet du rocher. En effet, l’Apache brandit sa carabine sans tirer et poussa un hurlement d’insulte et de défi.

Mais à peine poussé, le hurlement s’acheva en un cri d’agonie : la balle du coureur des bois venait d’atteindre l’Indien. Sa carabine lui échappa des mains, et le guerrier lui-même, obéissant à l’une de ces impulsions étranges du corps humain quand la mort le surprend au milieu de sa force, fit deux bonds en avant et roula dans le val d’Or, d’où il ne bougea plus.

« Allons, dit Pepe, ça va bien : Bois-Rosé ne gaspille pas sa poudre. »

Bois-Rosé, pendant ce temps, s’était avancé en rampant jusqu’au milieu de ses deux compagnons, dont chacun pressa sa main en signe de félicitation et d’amitié.

« Le vagabond que voilà, dit Bois-Rosé, ne se doute pas qu’il est couché sur des monceaux d’or.

– Ah ! Bois-Rosé, reprit Pepe, il est douloureux de penser que tout cet or ne saurait nous servir plus qu’à lui, ni nous procurer un morceau à mettre sous la dent. Il est pénible surtout de conserver, au milieu d’une position aussi critique qu’est la nôtre, un appétit qu’on ne peut satisfaire.

– Songeons d’abord à sauver notre vie, dit gravement Bois-Rosé. Qu’importe la faim tant qu’elle ne troublera pas nos yeux et ne fera pas trembler nos bras ? Peut-être notre position n’est-elle pas désespérée. »

Le Canadien fit alors part, en quelques mots, à ses deux compagnons, des circonstances de la chute de l’Indien ; il leur dit comment l’ouverture d’un souterrain, qui semblait servir de communication entre le lac et l’intérieur des Montagnes-Brumeuses, avait tout à coup apparu devant ses yeux.

Bois-Rosé, non plus que ses deux amis, ne se dissimulait pas que, tout heureuse que pût être cette découverte, elle ne devait servir que comme une dernière ressource. Le lac était profond, et gagner à la nage la bouche du souterrain, en supposant qu’il eût une issue plus loin, en admettant encore que les Indiens qui gardaient la plaine de l’autre côté de la nappe d’eau ne les aperçussent pas, c’était s’exposer à mouiller leur poudre et à se priver de toute défense. Dans le désert, des chasseurs sans armes sont non-seulement à la merci de l’impitoyable férocité des rôdeurs indiens, mais condamnés d’avance à une mort horrible, la mort par la faim.

Le silence profond qui continuait à régner du côté des assiégeants semblait indiquer que, pour ne pas exposer plus longtemps la vie de ses sauvages alliés, dont trois avaient déjà succombé, Sang-Mêlé, comme avant lui l’Oiseau-Noir, se résignait à continuer le blocus et à affamer les trois chasseurs.