Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/IX

Librairie Hachette et Cie (2p. 119-133).

CHAPITRE IX

MAIN-ROUGE ET SANG-MÊLÉ.


Les trois assiégés ne perdirent pas de temps à faire leurs dernières dispositions de combat. Toute idée de capitulation était désormais abandonnée.

« Vaincre ou mourir ! Vous savez comme moi, Bois-Rosé, dit Pepe en renouvelant l’amorce de sa carabine pendant que ses amis prenaient la même précaution, qu’il est bien plus dangereux de capituler avec ces bandits que de leur livrer bataille. On abandonne sur la foi des traités une excellente position ; nous, par exemple, nous descendrions dans la plaine, et là, au moment où nous nous y attendrions le moins, nous pourrions nous trouver entourés, égorgés et scalpés en un clin d’œil.

– Au cas où le manque de vivres nous y forcerait, une sortie ! s’écria le Canadien. Mais que ce ne soit qu’après avoir si bien éclairci leur nombre, que du diable s’il en reste assez pour nous entourer.

– Il est vrai que nous avons peu de vivres, dit Pepe en fronçant stoïquement le sourcil, et j’avoue que j’ai toujours trouvé dur de se battre toute une journée sans avoir le soir une bouchée de chose quelconque à se mettre sous la dent. Toutefois j’ai fait déjà au service de Sa Majesté Catholique un rude apprentissage de la faim, et depuis j’ai continué mes études à ce sujet, et vous aussi, Bois-Rosé ; don Fabian seul n’y est pas accoutumé.

– J’en conviens, dit vivement Bois-Rosé, toujours fidèle à son système de faire aimer à son Fabian cette terrible vie des déserts, malgré ses dangers ; mais il y a des jours d’abondance aussi, pendant lesquels la table des puissants de la terre n’est pas servie comme la nôtre. Ne nous est-il pas arrivé cent fois d’avoir à choisir depuis l’humble fretin des ruisseaux de la plaine jusqu’au monstrueux saumon des cataractes de la montagne ; depuis l’alouette des champs jusqu’au grand coq d’Inde ; depuis le plus petit des quadrupèdes qu’il est donné à l’homme de manger, jusqu’au bison des prairies, le plus colossal d’entre eux ? Vous verrez, vous verrez, lorsque… » Le Canadien tomba tout à coup du haut de son enthousiasme au sentiment de la réalité qui les pressait tous… « Lorsque Dieu aura détourné de nous ce nouveau danger, acheva-t-il d’une voix émue.

– Le dernier des Mediana, celui qui hier encore pouvait prendre une si large part de ces trésors, a plus d’une fois, au sein de la misère qu’on lui avait faite, entendu les grondements de la faim dans ses entrailles. Je n’ai pas fait de la vie un plus doux apprentissage que vous, dit Fabian.

– Pauvre garçon ! ajouta Bois-Rosé.

– Et Gayferos, s’écria Pepe, que va-t-il devenir pendant tout ce temps ?

– Pour lui, comme pour nous, à la grâce de Dieu, reprit le Canadien ; à présent ne pensons qu’à nous. Pour peu que parmi ces Indiens il se trouve quelque parent, quelque ami, ou même tout simplement quelques-uns des guerriers de l’Oiseau-Noir, le combat sera une lutte à mort. Dans cent ans les descendants de ceux-ci demanderaient encore aux nôtres compte du sang indien que nous avons fait couler sur les bords du Rio-Gila ; il convient donc de n’omettre nulle précaution. »

Les trois chasseurs déposèrent, à l’abri des couvertures dont ils s’étaient fait un rempart, leurs cornes de buffle pleines de poudre, de peur qu’une balle en les atteignant au corps, ne vînt à leur ôter ce seul et précieux moyen de défense. Leurs sacs de peau renfermant les balles et les vivres furent placés au même endroit et recouverts de pierres.

Ces dispositions faites, tout en jetant à chaque instant les yeux sur le sommet des rochers qui faisaient face à la plate-forme de la pyramide, le Canadien et Fabian se couchèrent derrière les pierres plates qu’ils avaient dressées devant eux, leur carabine à leur côté, et Pepe s’agenouilla derrière le tronc des deux sapins ; puis tous trois attendirent le commencement des hostilités.

Ce moment était d’autant plus critique que les assiégés ne pouvaient encore savoir ni à quels ennemis ni à quel nombre ils allaient avoir affaire. Tout ce qu’ils pouvaient confusément distinguer à travers les meurtrières de rochers qui les abritaient, c’était un mouvement presque incessant des bouquets de buissons qui couronnaient l’espèce de rempart en face du leur.

On devine que le métis n’avait pas eu de peine à trouver ce poste si avantageux pour l’attaque, quoique moins élevé que la pyramide. Il était donc venu, au grand effroi de Baraja, dont l’inquiète sollicitude pour son trésor était toujours en éveil, prendre position avant le jour au-dessus du val d’Or.

L’aventurier éperdu s’était empressé de jeter ses regards au-dessous de lui. Quelle n’avait pas été sa surprise en voyant que, comme la main d’un amant jaloux qui voile à tous les yeux les trésors de beauté dont il est épris, une main inconnue avait éteint sous un voile de branchages les lueurs scintillantes que naguère renvoyait le vallon !

Baraja remercia de nouveau son bon ange de cette faveur signalée, et chercha dans son esprit le moyen de se glisser dans le val d’Or, afin d’en rapporter au métis le prix convenu pour sa rançon, sans en trahir la source presque inépuisable.

Main-Rouge et Sang-Mêlé, confiants dans leur force et leur adresse, avaient assisté avec une impatience mêlée de dédain à tous les préparatifs habituellement si lents d’une attaque indienne.

Lorsque enfin ceux des Apaches qui connaissaient par une sanglante expérience le sang-froid et le courage de leurs redoutables adversaires crurent qu’ils pouvaient ouvrir le feu, se trouvant suffisamment en sûreté derrière les fascines qu’ils avaient amoncelées et les buissons épais dont les rochers étaient revêtus à leur sommet, Main-Rouge frappa le sol de sa carabine.

« Ah çà ! dit-il avec un énorme juron, il est temps d’en finir. Sans ces chiens… sans ces Indiens, veux-je dire, avec leur stupide amour pour les chevelures qui ne rapportent rien, nous sommerions ces brigands là-haut de nous livrer leur magot, et en leur disant qui nous sommes, ce serait fini ; nous les verrions déguerpir comme les chiens des prairies dont on évente le terrier.

— Ah ! vieux drôle, dit le métis avec un juron qui ne le cédait en rien pour l’énergie à celui de son odieux père, et en faisant allusion à un bruit qui courait sur Main-Rouge parmi les tribus indiennes, il vous faut à vous des chevelures lucratives, de celles que les gouverneurs des frontières vous payaient, dit-on, jadis au poids de l’or. Ces Indiens veulent trois chevelures et il les auront, entendez-vous ? »

Le père et le fils se lancèrent un de ces regards sinistres qui avaient si souvent dégénéré, entre ces coquins sans frein ni loi, en sanglantes querelles ; mais ils s’en tinrent là pour cette fois. Chacun d’eux sentit que le moment était mal choisi pour donner carrière à leurs hideuses passions, et le père reprit, en dévorant sa colère :

« Eh bien, que faut-il faire alors ?

— Que faut-il faire ? répéta Sang-Mêlé en s’adressant à celui des Indiens qui paraissait le plus influent parmi eux.

– L’Oiseau-Noir peut prendre ses ennemis tout vivants ; le désir d’un chef tel que lui est une loi pour ses guerriers.

— Bon, s’écria Main-Rouge, voilà qui est encore plus difficile que d’arracher la chevelure à trois cadavres. » Puis, jetant sur Baraja un regard qui le fit frémir : « Coquin, lui dit-il, est-ce pour cela que tu nous as conduits jusqu’ici ?

– N’ai-je pas dit à Votre Seigneurie, répondit Baraja, que le trésor était gardé par trois redoutables chasseurs ?

— Qu’importe ? dit Sang-Mêlé ; le Mexicain donnera son or, ou jusqu’au moindre lambeau de sa peau, s’il nous a trompés ; Main-Rouge et Sang-Mêlé donneront aux Indiens les trois blancs vivants, ou y perdront eux-mêmes la vie. Ils l’ont promis, et tous deux sont esclaves de leur parole. »

Le perfide métis avait prononcé ces mots moitié en espagnol, pour que Baraja l’entendît, et moitié en Indien, pour donner de sa fidélité à sa parole une idée que ses alliés ne partageaient pas ; et, s’adressant à l’Indien :

« Le nom de mon frère n’est-il pas le Chamois ?

Oui ; il bondit comme lui sur les rochers.

– Eh bien, le Chamois est-il résolu à sacrifier sa vie et celle de ses guerriers pour s’emparer des blancs ?

– Pourvu qu’il en reste trois pour conduire les prisonniers à la hutte de l’Oiseau-Noir, le Chamois consent à être du nombre de ceux qui ne reverront plus leur village.

– Bon, » dit le métis. Puis se tournant vers Baraja : Et vous, drôle, quel rôle jouerez-vous pour tenir votre promesse ? »

Baraja fut fort embarrassé de répondre. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’en fait de rôle, il jouait celui du chacal qui, pour chasser, s’associe avec une bande de tigres.

Il fit cependant un effort sur lui-même, en se rappelant qu’aux yeux du féroce Américain comme à ceux du métis, sa vie devait avoir quelque prix, jusqu’au moment du moins où il aurait payé sa rançon.

« Votre Seigneurie, dit-il, devra considérer que, sachant seul où était enfoui le trésor, je ne dois pas légèrement exposer ma vie.

– Restez donc caché derrière ces rochers, dit El-Mestizo en tournant dédaigneusement le dos à Baraja, et il s’entretint pendant quelques minutes avec son père dans un dialecte que personne des assistants ne put comprendre.

Cette courte conférence avait lieu sur un glacis en pente douce formé par les rochers. Couchés sur ce glacis terminé par une espèce de gradin tapissé de buissons, les Indiens étaient presque debout, la tête à la hauteur des premières pousses, et, bien que moins élevés que leurs adversaires, ils pouvaient eux-mêmes, étant à l’abri, profiter du plus léger mouvement qui les découvrait.

« En leur promettant la vie, ils se rendront, dit le métis en finissant.

– Et nous leur tiendrons parole, puisque nous devons les livrer vivants aux Indiens, » ajouta le père avec un féroce sourire.

En même temps le père et le fils gravirent le talus à moitié et levèrent la main sans se montrer eux-mêmes au-dessus du niveau des buissons.

« Attention, dit Pepe agenouillé derrière les deux sapins, les hostilités ou les pourparlers vont commencer ; je vois deux mains qui dépassent la crête des rochers et s’agitent en signe de paix. Eh mais !… ces mains ne tiennent pas le calumet… et les vêtements qui couvrent les bras ne sont pas ceux des Apaches… À qui donc avons-nous affaire ? »

Pepe avait prononcé ces paroles et fait ces observations avec une extrême rapidité, quand une voix forte se fit entendre :

« Qui est celui, dit la voix, que les Indiens appellent l’Aigle des Montagnes-Neigeuses ?

– Qu’est ceci ? murmura Bois-Rosé surpris, et qui parle anglais parmi ces coquins ? »

Et, comme Bois-Rosé ne répondit pas, la voix reprit :

« Peut-être l’Aigle des Montagnes-Neigeuses ne comprend-il que la langue qu’on parle au Canada ? »

Et la voix répéta sa question en français. Bois-Rosé tressaillit.

– C’est pire encore que je ne pensais, continua le Canadien de manière que Pepe seul pût l’entendre ; il y a là quelque renégat de notre couleur.

– Un de ces coquins passé du blanc au rouge, dit Pepe par manière de sentence ; ce sont les plus enragés.

Que veut-on à l’Aigle ? demanda à son tour et également en français Bois-Rosé, en se rappelant le nom que lui avait donné l’Oiseau-Noir.

– Qu’il se montre, ou, s’il a peur de se montrer, qu’il écoute.

– Et si je me montre, qui me répond que je n’aurai pas à m’en repentir.

– Nous lui donnerons l’exemple de la confiance, répondit la voix.

– Que dit-il ? demanda Pepe.

– Que je me montre, et que je… »

Bois-Rosé demeura muet de surprise à la vue des deux figures étrangères qui se levèrent tout à coup sur le parapet en face de lui. Il venait de reconnaître deux hommes dont la sanglante et terrible renommée était non-seulement arrivée jusqu’à lui, mais que le hasard plaçait pour la seconde fois sur son chemin. La première lui avait été déjà bien fatale.

À l’aspect de ces deux hommes, un sentiment étrange, inconnu, douloureux, traversa le cœur de l’intrépide coureur des bois ; Fabian était là, et pour la première fois de sa vie, Bois-Rosé eut presque peur. Ses muscles d’acier s’émurent, comme ces fortes lianes des forêts d’Amérique, que la brise ordinaire n’a jamais fait vibrer et qui tout à coup frémissent sous le souffle de l’ouragan.

« Main-Rouge et Sang-Mêlé ! Les reconnaissez-vous ? » dit-il à Pepe.

Pepe fit un geste d’affirmation. Il avait ressenti le même choc que Bois-Rosé.

« Ne vous montrez pas, s’écria-t-il ; c’est un jour de deuil pour tous ceux qui les rencontrent.

– Je me montrerai, reprit Bois-Rosé, car j’aurais l’air d’avoir peur ; seulement couvez de l’œil chaque feuille des buissons, et ne perdez pas un seul geste de ces deux démons amphibies. »

En disant ces mots, le Canadien déploya sur la plate-forme sa haute taille, droit et ferme comme le canon de sa carabine, et son regard clair, limpide et calme prouva que la peur était un hôte que son cœur ne savait pas abriter longtemps.

L’aspect de Main-Rouge était repoussant. C’était un grand vieillard sec, à la peau tannée et aux yeux hagards ; ses prunelles de grandeur inégale et comme constellées de taches de sang, son nez obliquement placé sur un visage anguleux, tous ses traits en un mot dénotaient en lui le scélérat accompli.

Ses longs cheveux blancs, jadis d’un rouge ardent, étaient relevés au sommet de la tête à la mode indienne et maintenus par des courroies de peau de loutre. Une espèce de blouse de chasse de peau de daim, relevée en broderies de diverses couleurs, descendait jusqu’à ses genoux et laissait voir des guêtres de cuir ornées d’une profusion de franges et de grelots. Ses pieds étaient chaussés de mocassins couleur vert olive, garnis de verroterie de toutes nuances.

Une couverture aux couleurs bizarres et tranchantes était jetée sur une de ses épaules. Une sangle de cuir serrait ses flancs évidés, et d’un baudrier rouge pendaient un casse-tête, un long couteau sans gaîne et le fourreau d’une pipe indienne.

Ainsi accoutré, personne n’eût pu reconnaître dans le renégat américain les traits distinctifs de la race blanche.

Sang-Mêlé avait quelque ressemblance avec son père, et les yeux de l’un et de l’autre indiquaient une égale férocité ; toutefois le caractère indien de la physionomie du métis ne dénotait pas la bassesse d’âme si visible chez le père. Aussi grand, mais plus vigoureusement taillé que lui. El-Mestizo avait hérité de la force prodigieuse du vieux renégat, que l’âge n’avait point encore diminuée. En un mot, il y avait chez le fils du tigre et du lion à la fois. Chez le père c’était comme le tigre du Bengale greffé sur le chacal d’Amérique.

Les cheveux épais et noirs d’El-Mestizo étaient relevés ainsi que ceux de Main-Rouge, non pas par des courroies de peau, mais par des rubans écarlates, comme ceux qu’on tresse parfois à la crinière des chevaux.

Son vêtement de chasse, de la même forme que celui de l’Américain, était de drap rouge, et le reste de son costume ne différait de celui de son père que par le luxe des ornements dont un jeune fat indien se plaît à relever les agréments de sa personne.

Sa main soutenait sur son épaule une longue carabine dont la crosse et le bois, parsemés de clous à tête de cuivre brillants comme de l’or, étaient curieusement ornés de dessins au vermillon. Tels étaient les deux redoutables forbans du désert.

Ces deux bandits à la physionomie repoussante, à laquelle ils cherchaient à donner l’air de gravité des Indiens, formaient un contraste frappant avec Bois-Rosé, dont la figure calme et les formes athlétiques présentaient la plus belle expression de la force loyale qui se repose sur la valeur.

« Que veut-on à l’Aigle des Montagnes-Neigeuses, puisque c’est le nom sous lequel on m’a désigné ? demanda le Canadien d’une voix grave.

– Eh ! eh ! dit le brigand de l’Illinois avec un hideux sourire, nous nous sommes déjà vus, ce me semble, et, si j’ai bonne mémoire, le coureur des bois canadien n’eût pas conservé sa chevelure sans…

– Un coup de crosse de fusil que votre excellente mémoire doit rappeler à votre crâne, ajouta Pepe en venant prendre part à la conférence qui avait lieu en anglais.

– Ah ! c’est vous aussi ? reprit l’Américain.

– Comme vous voyez, répondit l’Espagnol avec un sang-froid que démentaient ses yeux brillants de haine.

– Celui que mes frères indiens appellent l’Oiseau-Moqueur ? » dit Sang-Mêlé.

Les prunelles de l’Espagnol, dont les passions ardentes et presque féroces bouillonnaient comme la vapeur qui va faire explosion, lancèrent un éclair vers le métis, et il ouvrait la bouche pour décocher un de ces traits devant lesquels les conférences pacifiques se convertissaient d’habitude en déclarations de guerre acharnée, lorsque Bois-Rosé le supplia de garder le silence.

Bois-Rosé sentait aussi s’évanouir rapidement sa patience, et le redoutable tueur d’Indiens que nous connaissons, désespérant de contenir longtemps le flot de haine qui l’envahissait, voulait conserver assez de calme pour écouter des propositions qu’il n’avait pas provoquées, au cas douteux où son sauvage point d’honneur lui permettrait de les accepter en faveur de Fabian.

« Je suis venu pour entendre des paroles de paix, et voilà que la langue de Main-Rouge et celle de Sang-Mêlé s’égarent loin du but, dit-il gravement.

– Ce ne sera pas long, reprit l’Américain. Parlez, Sang-Mêlé.

– Vous foulez sous vos pieds un riche trésor, dit le métis ; vous n’êtes que trois, nous sommes cinq fois plus nombreux que vous, et il nous faut ce trésor ! Voilà.

– Concis, clair et insolent, pensa Pepe. Voyons comment Bois-Rosé va digérer cela. »

Un homme moins confiant dans la supériorité que lui donnaient le nombre de ses alliés, son adresse et sa force physique, eût frémi devant l’expression momentanée du visage de l’athlétique coureur des bois. C’est que, malgré sa fervente tendresse pour Fabian, Bois-Rosé ne sentait plus qu’un ardent désir de châtier l’insolence du bandit.

« Hum ! fit le Canadien avec un effort qui dut lui coûter beaucoup, à l’aspect du métis arrogamment campé sur le canon de son rifle, et sous quelles conditions vous faut-il ce trésor ?

– À la condition par vous trois de déguerpir au plus vite.

– Avec armes et bagages ?

– Avec bagages, mais sans armes, reprit El-Mestizo, bien sûr qu’alors il lui serait facile, en dépit de la foi jurée, de livrer les trois chasseurs à ses sauvages auxiliaires.

– Si les deux scélérats n’en voulaient pas à notre vie, nombreux comme ils doivent l’être, il leur importerait peu que nous conservassions nos armes, souffla Pepe à l’oreille du Canadien.

– C’est clair comme le jour ; mais laissez-moi démasquer ces coquins, » reprit tout bas Bois-Rosé. Puis tout haut au métis : « Les trésors que nous abandonnerions ne sont-ils pas suffisants ? À quoi vous serviraient trois carabines entre quinze guerriers ?

– À vous mettre hors d’état de nous nuire. »

Le Canadien haussa les épaules.

« Ce n’est pas répondre, dit-il ; vous avez affaire à des hommes qui peuvent tout entendre, sans s’émouvoir des menaces et sans se laisser leurrer par des phrases menteuses… Il faut savoir une bonne fois à quoi s’en tenir, » poursuivit-il en s’adressant à Pepe.

Le vieux renégat prit alors la parole.

« Eh bien, dit-il en ricanant, Sang-Mêlé, dans sa clémence pour vous, oublie une condition.

– Laquelle ?

– Que vous vous rendiez à discrétion, reprit le métis.

– Laissez-moi donc répondre à ce couple de vipères à queue blanche et à tête indienne, dit Pepe en poussant Bois-Rosé du coude.

– Pepe ! dit gravement le Canadien, depuis qu’un fils m’a confié le soin de sa vie, j’ai un devoir sacré à remplir, et en cas de mort je veux paraître devant Dieu sans reproches. Voyons jusqu’au bout. »

Et Bois-Rosé lança vers Fabian attentif à tout ce qui se passait un regard empreint de toute sa tendresse paternelle. Un tranquille sourire de son enfant le paya de son héroïque patience.

« Voyons, Sang-Mêlé, reprit-il, tâchez d’oublier pour un instant les suggestions du sang indien, et parlez franc, comme il convient à un guerrier sans peur et à un chrétien. Que voulez-vous de nous ? Que ferez-vous de vos prisonniers ? »

Mais la loyauté faisait un vain appel à la perfidie. Sang-Mêlé ne voulut découvrir que la moitié de sa pensée. Quoique certain d’en venir à ses fins, il désirait épargner, non pas du sang, mais du temps, et il se flatta follement que les trois chasseurs préféreraient le sort incertain de la captivité à une mort à laquelle rien ne pouvait les soustraire.

« Je serais fort embarrassé de vous trois, dit-il ; mais il y a un certain Oiseau-Noir dont les guerriers m’accompagnent, et qui vous veulent absolument, et, ma foi, je vous ai promis. »

Le métis s’était servi dans sa réponse du dialecte indien et espagnol, et à ces mots les chasseurs virent surgir à travers les basses branches des buissons des yeux brillants comme ceux d’un tigre embusqué, et un visage hideux que sa peinture de guerre rendait plus effrayant encore que le tigre lui-même.

« Ah ! je m’en doutais, dit Bois-Rosé. Eh bien, que nous fera l’Oiseau-Noir ?

– Je vais vous le dire, répondit le métis, qui se retourna vers son terrible allié. Que fera l’Oiseau-Noir à l’Aigle, au Moqueur et au guerrier du Sud ? Que mon frère me réponde à voix basse, lui dit-il, pour que je transmette sa réponse.

– Trois choses, répondit l’Apache avec une horrible précision. Ils seront d’abord les chiens de sa hutte ; il fera ensuite sécher leur chevelure à son foyer ; puis il donnera leur cœur à manger à ses guerriers : car ce sont trois braves, et leur courage passera dans le cœur de ceux qui auront goûté du leur. »

Telle est encore aujourd’hui, au milieu du dix-neuvième siècle, l’aménité des mœurs indiennes dans les Prairies, et tel eût été le sort réservé aux trois chasseurs, s’ils se fussent confiés à la parole du métis. Et cependant aujourd’hui encore, à l’heure où nous retraçons ce récit, les Prairies sont sillonnées d’un grand nombre d’aventureux chasseurs qui après avoir goûté cette vie de périls, n’y peuvent plus renoncer. Cela se conçoit. Que sont les mesquines émotions de l’existence civilisée auprès de ces puissantes émotions de la vie sauvage ? Nous pouvons le dire, nous qui les avons goûtées, qui bien des fois nous sommes endormis sans savoir si nous nous, réveillerions : elles sont ce que serait au palais journellement enflammé par le piment des Antilles ou le curry de l’Inde, le régime insipide des châtaignes tendres et du lait écumeux des bergers de Virgile.

« Bon, dit le métis après avoir attentivement écouté les paroles de son allié ; El-Mestizo traduira fidèlement les instructions de son frère. »

Et le brigand, se retournant vers Bois-Rosé, essaya d’adoucir sa farouche physionomie à l’aide d’un sourire menteur.

« Le grand chef indien, dit-il en ayant soin cette fois de se servir de la langue anglaise, que Fabian seul ne comprenait pas, promet à ses prisonniers l’amitié qu’il a conçue pour trois braves ; il leur promet en outre la fleur de ses chasses et les plus belles de ses femmes.

– Et la vie éternelle, Amen ! reprit Pepe, dans le cerveau de qui la vapeur cherchait une soupape pour ne pas éclater. Fi donc ! Bois-Rosé, continua le carabinier, c’est une honte d’écouter plus longtemps ce monstrueux rebut de blanc et de rouge ; ne voyez-vous pas qu’il se gausse de votre honnêteté ?

– Que dit l’Oiseau-Moqueur ? demanda insolemment le vieux renégat.

– Il dit, répondit Pepe, dont la fureur n’avait pas trouvé la soupape nécessaire, et qui éclatait, il dit qu’il ne veut pas être moins généreux que vous deux, et qu’il vous promet trois choses : à vous un second coup de crosse sur le crâne, à votre fils un coup de couteau en plein cœur, et sa langue menteuse jetée en pâture aux corbeaux… s’ils n’ont pas peur de s’empoisonner.

– Ah ! » s’écria Sang-Mêlé, qui ne put que grincer les dents en portant à son épaule avec la rapidité de la pensée sa carabine armée à l’avance.

Le brigand oubliait sa promesse de livrer les trois chasseurs vivants.

L’Espagnol et le Canadien n’avaient pu se baisser à temps, et c’était fait de l’un d’eux, car ils avaient déposé leurs carabines hors de leur portée, si, à une détonation éclatant derrière eux, ils n’eussent vu chanceler le métis sur le sommet du talus.

Fabian connaissait la violence de Pepe, son intempérance de langue dans certains moments, et, couché à plat ventre sur la plate-forme, sa carabine en joue, il veillait. Cette circonstance heureuse put seule sauver un des chasseurs.

Malheureusement pour eux tous, la carabine de Fabian n’avait pas la redoutable portée de celle des deux coureurs des bois, et sa balle s’amortit à la fois et contre la couverture de laine flottant sur l’épaule du métis et contre son sac de cuir.

Néanmoins, étourdi par le choc, Sang-Mêlé, quoique fort comme un chêne qu’un seul coup de cognée n’abat pas, chancela et serait tombé dans le val d’Or, où Bois-Rosé l’aurait achevé, si le père n’eût soutenu son fils.

D’un bras vigoureux il l’enleva du talus. L’Indien derrière son buisson et les deux pirates du désert, debout jusqu’alors, disparurent à la fois, puis aux voix humaines qui se turent succéda le silence le plus profond, que troublaient seuls le bruit de la cascade et le murmure du feuillage agité par la brise.