Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/I

Librairie Hachette et Cie (2p. 1-19).

LE
COUREUR DES BOIS


DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

OÙ LES CHACALS VEULENT AVOIR LA PART DES LIONS.


Dans le tumulte des scènes terribles qui viennent de se passer, Fabian, Bois-Rosé et le chasseur espagnol avaient complétement oublié pendant quelques instants la disparition de Baraja et d’Oroche.

On a suffisamment entrevu les pensées secrètes qui germaient dans le cœur des deux vauriens, quelque temps avant la catastrophe grâce à laquelle ils se trouvaient séparés de leurs compagnons : il est facile dès lors de pressentir leurs dispositions mutuelles quand ils vont se trouver seuls.

Le premier coup de carabine qu’ils entendirent en fuyant (c’était celui qui venait d’abattre le cheval de don Estévan avec ses deux cavaliers) eut un joyeux retentissement au dedans de leur cœur. Un des possesseurs du secret merveilleux était sans doute réduit au silence de la mort. L’autre n’allait pas tarder probablement à porter son secret dans un monde meilleur, où l’on n’a plus souci de l’or de la terre.

Quand tous deux s’étaient vus à l’abri derrière les rochers escarpés fermant l’enceint du val d’Or du côté de l’ouest, ils n’avaient pas perdu de temps à s’éloigner du lieu qui avait failli leur être si funeste. Cette chaîne des rochers s’abaissait dans la plaine en une inclinaison assez douce, et se rejoignait aux Montagnes-Brumeuses comme un contre-fort jeté sur leurs flancs.

En suivant cette espèce de rempart, il fut facile aux deux aventuriers de gagner les retraites impénétrables de la Sierra. Ils ne tardèrent pas à faire halte dans une gorge profonde au fond de laquelle, cachés par les vapeurs suspendues au-dessus de leurs têtes, ils se trouvèrent complétement en sûreté.

Là, un flot de joie inonda leur cœur, et les sensations qu’ils éprouvaient furent d’abord trop vives pour leur permettre d’échanger un seul mot pendant le premier moment.

« Permettez-moi, seigneur Oroche, dit Baraja, qui recouvra le premier la parole, de vous féliciter d’avoir échappé aux carabines de ces intraitables tueurs de tigres.

– D’autant plus volontiers, seigneur Baraja, que, si vous aviez eu le crâne fracassé d’une balle (car ces diables incarnés ont un faible pour viser toujours les gens à la tête), il vous eût été difficile de me faire agréer vos compliments, et que je suis fort aise de vous voir vivant. »

En quoi Oroche fardait un peu la vérité. Dans le fond de sa pensée, et sans trop se rendre compte pourquoi, il eût presque mieux aimé rester seul. Le voisinage d’un trésor fait naître assez ordinairement le désir de la solitude.

Peut-être les compliments de Baraja n’étaient-ils pas plus sincères que ceux d’Oroche, et nous doutons que l’habitude des chasseurs de tigres de viser leurs ennemis à la tête lui eût paru aussi fâcheuse qu’au gambusino, si celui-ci leur eût servi de but. Le fait est que, par suite d’une conformité d’idées, source de leur étroite amitié, les deux drôles devinrent tout à coup rêveurs.

L’explosion d’une carabine, répercutée par l’écho des montagnes, interrompit leur rêverie.

« C’est le second coup de fusil qui trouble le calme profond de ces solitudes. Le premier a dû briser le crâne de Diaz, et il me serait bien douloureux de penser que le second a terminé les campagnes de don Estévan de la même façon, s’écria Oroche, qui dissimulait assez mal son vif désir de demeurer seul possesseur du secret du val d’Or.

– Je le conçois, répondit avec distraction Baraja ; ces solitudes sont effrayantes pour deux hommes isolés comme nous allons l’être à présent.

– Caramba ! pensa Oroche, mon ami Baraja, quoi qu’il en dise, me trouverait-il encore de trop avec lui ?

– Pourquoi donc armez-vous votre carabine, seigneur Oroche ? demanda vivement Baraja à son ami.

– Sait-on ce qui peut arriver dans ces déserts ? Voyez-vous, il faut être prêt à tout.

– Vous avez raison, on ignore ce qui peut advenir. »

En disant ces mots, Baraja fit également jouer la batterie de son arme et se tint sur la défensive.

« Ah çà ! qu’allons-nous faire maintenant ? dit Oroche.

– Sommes-nous assez forts pour déloger de leur forteresse ces trois endiablés chasseurs ? Non. Eh bien, il nous faut retourner au camp, répondit Baraja, et revenir en force faire main basse sur les usurpateurs des trésors étalés dans le vallon que nous n’avons fait qu’entrevoir.

– Partons donc au plus vite, s’écria Oroche avec impétuosité.

– Nous n’avons pas une minute à perdre, » ajouta Baraja.

Mais ni l’un ni l’autre ne bougèrent, par la raison toute simple qu’Oroche, pas plus que son ami, ne se souciait d’ouvrir la voie du val d’Or aux vautours rapaces qu’ils avaient laissés au camp.

Ils pensaient avec raison que les trois chasseurs, dussent-ils emporter chacun son poids en or, en laisseraient toujours plus à celui des deux qui survivrait à l’autre que si toute la troupe des aventuriers, guidée par eux, venait fondre sur cette riche proie.

Tous deux se représentèrent en frémissant ce val d’Or, encore vierge, aux lueurs éblouissantes, envahi, profané par leurs avides compagnons, ne gardant sur sa surface souillée que la trace impure de leur passage. Comme les chacals affamés qui guettent la retraite du lion repu pour dévorer les débris qu’il a dédaignés, Oroche et Baraja, sans l’avouer, voulaient chacun être seul à profiter du départ des chasseurs dont ils fuyaient tous deux la présence.

« Écoutez, dit Baraja, je vais être franc avec vous.

– Quel mensonge va me conter ce drôle ? se dit Oroche tout bas. Je n’attendais pas moins de votre loyauté, reprit-il tout haut.

– Vous craignez qu’en retournant au camp avec moi nous ne soyons découverts dans notre fuite.

– Vous êtes d’une pénétration qui m’étonne, répliqua Oroche.

– C’est tout naturel, continua Baraja d’un ton de bonhomie charmante ; deux hommes attirent plus l’attention qu’un seul.

– On ne lit pas plus clairement dans la pensée d’un homme, répondit à son tour Oroche avec tant d’abandon que Baraja en fut un instant effrayé.

– Eh bien, puisque vous partagez si parfaitement mes idées, vous partagerez aussi mon avis, fit Baraja.

– Je le goûte déjà sans le connaître ; je n’ai jamais confiance à demi dans mes amis.

– Est-ce à dire que vous vous en défiez toujours complètement.

– Oh ! seigneur Baraja ! s’écria Oroche en se drapant d’un air de candeur offensée dans le haillon qu’il appelait un manteau, je pèche constamment par l’excès contraire.

– Je pense donc que, pour gagner le camp avec moins de danger d’être aperçus par les chasseurs qui visent toujours à la tête, il est prudent de prendre chacun un chemin différent.

– Vous parlez d’or, seigneur Baraja.

– C’est l’influence du terroir, et je m’empresse de vous donner l’exemple.

– Un instant, dit Oroche, et où nous rejoindrons-nous ensuite ?

– À la fourche de la rivière. Le premier arrivé attendra l’autre.

– Et l’attendra-t-il longtemps ? demanda Oroche avec une naïveté parfaitement jouée.

– Cela dépendra de l’impatience du premier arrivé et du degré d’affection qu’il aura pour son ami.

– Diable ! reprit Oroche, ce serait alors, au cas où j’arriverais le premier, et où par malheur une chute dans un précipice ou une balle vous empêcherait de me rejoindre, me condamner à attendre jusqu’au jugement dernier.

– Cet excès de dévouement de votre part n’a rien qui m’étonne, répondit Baraja d’un ton pénétré ; mais je ne saurais l’accepter. L’amitié même doit avoir ses limites. Si cela vous convient, nous fixerons une heure d’attente, après quoi…

– Le premier arrivé regagnera le camp en pleurant son ami. »

Là-dessus les deux drôles prirent en sens oblique un chemin à angle divergent, marchèrent quelque temps à la vue l’un de l’autre, et ne tardèrent pas à disparaître chacun de son côté au milieu du brouillard éternel des Montagnes-Brumeuses.

Quand Baraja eut perdu de vue le gambusino, dont la brise du matin faisait frémir le manteau comme les haillons qui servent d’épouvantail au milieu d’un champ de blé, il s’arrêta et examina les lieux. Ce n’était pas afin de chercher le chemin le plus court pour arriver à la fourche de la rivière.

Nous ne surprendrons personne en disant qu’il ne songeait pas plus à regagner le camp qu’à revenir se livrer aux chasseurs qu’il fuyait. Baraja n’était pas si simple : il cherchait tout bonnement un endroit commode et sûr pour faire une courte sieste, en laissant Oroche se morfondre à l’attendre au rendez-vous convenu.

L’avide chercheur d’or ne voulait pas trop s’éloigner cependant : il comptait presque sur quelque faveur inattendue de la fortune qui lui ouvrirait ce nouveau jardin des Hespérides, objet de sa convoitise.

Mais Baraja comptait sans les trois formidables hôtes du désert et sans la sympathie de son ami, et l’on sait qu’en pareil cas on est forcé de compter deux fois.

Non loin de lui, un enfoncement dans un rocher, dont le fond était tapissé de longues herbes sèches, s’offrit à ses regards.

Baraja descendit de son cheval, le débrida pour qu’il pût paître à l’aise, tira d’un petit sac de cuir suspendu à sa selle une poignée de farine grossière de maïs, et, avec quelques gouttes d’eau versées de son outre dans une calebasse, il eut bientôt composé un frugal déjeuner.

Étendu sur sa couche et roulé dans son manteau, il s’était en vain flatté de dormir un instant : sous ses paupières fermées, l’or du vallon jetait des étincelles qui chassaient le sommeil ; des feux follets semblaient danser devant lui comme pour l’inviter à les suivre. Puis enfin une soudaine et terrible pensée le fit tressaillir : peut-être Oroche guettait-il un assoupissement passager pour venir le surprendre et se défaire de lui.

Baraja se leva, il regarda attentivement tout autour ; mais la solitude et le silence régnaient partout, et le vent du désert murmurait seul son chant plaintif.

« Bah ! se dit-il en se recouchant, Oroche m’attendra cinq minutes, puis il ira au… »

Baraja interrompit sa phrase commencée ; la brise venait de lui apporter un hennissement de cheval bien distinct.

« Oh, oh ! pensa-t-il, Oroche serait-il resté dans ces montagnes pour ne pas s’exposer à m’attendre là-bas jusqu’au jugement dernier ! »

Baraja brida promptement son cheval et s’élança en selle, la carabine au poing.

Il n’eut pas marché quelques minutes, qu’il aperçut presque sous ses pieds un spectacle aussi inquiétant qu’inattendu.

L’endroit où il était arrivé était un large pont d’une seule arche, jeté par la nature sur une des ramifications de la rivière, dont un des deux bras se frayait un passage à travers la chaîne des Montagnes-Brumeuses.

Ce courant d’eau, peu large et peu profond, disparaissait sous la voûte du pont, et allait, après avoir parcouru un long espace sous terre, former et alimenter le lac près du val d’Or.

Un canot d’écorces de bouleau, monté par deux hommes, suivait le cours de l’eau, et, par une chance sans doute heureuse pour l’aventurier, au moment où il jetait un regard surpris sur ces deux personnages, leur embarcation disparaissait sous l’arche du pont.

Baraja eut cependant le temps de considérer en détail l’étrange costume de ces inconnus, qu’on verra jouer avant peu un rôle aussi marquant que terrible.

Il semblait que ces lieux jusqu’alors si déserts fussent tout à coup devenus le rendez-vous d’un des individus de chaque classe d’hommes qui parcourent les déserts américains.

Baraja n’était pas au bout de ses émotions et de ses surprises. À peine les deux sinistres navigateurs venaient-ils de disparaître, qu’une nouvelle source de terreur s’ouvrit devant le chercheur d’or.

Inquiet du hennissement qu’il avait entendu, Baraja se remit à regarder autour de lui. Il était temps.

Au milieu de la brume, un homme, la carabine à la main, s’avançait de son côté, le canon de son arme dirigé contre son corps.

Cet homme n’était pas méconnaissable à ses yeux.

C’était Oroche.

Baraja se jeta à bas de cheval pour se dérober au coup qui le menaçait et viser lui-même plus à son aise.

Un éclat de rire de son ami arriva jusqu’à lui avec ces mots :

« Vive Dieu ! seigneur Baraja, vous ressemblez si bien de loin à Cuchillo, que j’allais commettre sur votre personne une erreur que j’aurais déplorée…

– Jusqu’au jour du jugement ? interrompit Baraja avec ironie.

– Et peut-être au delà. Mais, seigneur Baraja, si, maintenant que nous sommes en pays ami, nous désarmions, que vous en semble ?

– Volontiers, » reprit Baraja, qui ne se souciait pas plus que son ami d’un duel périlleux qu’il pouvait remplacer plus tard par un guet-apens.

Et tous deux, rejetant leur carabine sur l’épaule, s’avancèrent l’un vers l’autre, mais dans l’attitude d’une paix armée.

« Qui diable eût pu se douter que vous fussiez là ? s’écria Oroche.

– Et vous donc ? dit Baraja.

– L’air des montagnes m’est si salutaire ! répliqua impudemment Oroche.

– Et moi, un étourdissement subit m’a empêché de poursuivre ma route, J’y suis fort sujet… à ces étourdissements, » reprit Baraja d’un ton dolent.

Les deux dignes associés convinrent que chacun de son côté avait les plus valables motifs pour ne pas s’éloigner seul du val d’Or, et se jurèrent de nouveau un dévouement à toute épreuve.

Puis Baraja fit part à Oroche de la rencontre singulière qu’il venait de faire.

« Vous voyez, ajouta-t-il, que notre intérêt exige plus que jamais que nous restions unis. Retournons au camp tous les deux ; plus tard vous reviendrez respirer l’air des montagnes.

– Vous n’avez plus d’étourdissement ?

– C’était le chagrin de vous quitter.

– En route ! »

Un nouvel incident retarda le départ des deux coquins.

De l’endroit où ils avaient fait halte en se rejoignant, un étroit sentier, frayé par les chamois, se dirigeait en serpentant sur les hauteurs. Il était facile en le suivant, de passer inaperçu dans les rochers derrière le tombeau de la pyramide, et de reprendre la plaine loin des yeux ou du moins hors de la portée de la carabine de Bois-Rosé et de Pepe.

« Prenons ce sentier, dit Oroche à Baraja. Pourquoi hésiter plus longtemps ? Veuillez me montrer le chemin, et je vous suis.

– Je n’en ferai rien, je me pique de trop de politesse pour cela, par Dieu !

– Oh ! reprit Oroche, entre amis fait-on tant de façons ?

– Mon cheval est craintif, seigneur Oroche, et j’ai la vue basse. D’honneur, vous me rendrez service en passant le premier puisque ce sentier est trop étroit pour contenir deux cavaliers de front.

– Voyons, soyez franc, vous ne vous souciez pas de retourner au camp, même ensemble, fit Baraja.

– Ni vous plus que moi.

– Vous voudriez me voir à tous les diables, seigneur Oroche ?

– Et vous, vous voudriez m’y envoyer, seigneur Baraja. »

Baraja fixa sur son compagnon un regard ironique.

« Ne le niez pas, seigneur Oroche, dit-il, vous ne voulez me faire passer le premier que pour me lâcher par derrière un coup de carabine.

– Oh ! qui peut vous le faire supposer ? répliqua Oroche.

– Eh ! parbleu ! le désir que j’ai moi-même de me débarrasser de vous.

– Votre franchise excite la mienne, reprit le gambusino aux longs cheveux. J’ai osé concevoir cette idée meurtrière ; mais je réfléchis que, lorsque je vous aurais tué, je n’en serais pas plus fort contre cet enragé Canadien, et j’y renonce.

– Et moi aussi.

– Jouons cartes sur table, continua Oroche ; nous ne retournerons pas au camp, et nous nous embusquerons dans ces montagnes. Il se présentera bien cette nuit quelque occasion de nous défaire de ces envahisseurs étrangers quand ils dormiront. Quant à don Estévan et à Diaz, nous n’avons, hélas ! que trop de raisons de croire qu’une mort prématurée a mis fin à leur carrière. Dès lors, n’étant plus que deux à partager le val d’Or, nous n’aurons plus besoin de nous égorger mutuellement, fi donc ! des gens si riches que nous le serons ne doivent, au contraire, chercher qu’à prolonger leur vie. Pour gage de ma franchise, je passe le premier.

– Je réclame cet honneur, s’écria Baraja.

– Je tiens à vous prouver mon repentir.

– J’ai le plus vif désir que vous oubliiez mon égarement. »

Les deux drôles insistaient d’autant plus fortement qu’ils avaient plus que jamais envie de se défaire l’un de l’autre : seulement ils ajournaient à une autre époque l’exécution de leur projet.

Oroche passa enfin le premier, sans défiance et sans même songer à tourner la tête. Jugeant son compagnon d’après lui-même, il était convaincu que Baraja ne chercherait à se défaire de lui qu’après avoir tenté tous les moyens de l’employer comme un instrument à l’accomplissement de son dessein.

La route, quoique peu longue pour gagner l’endroit où, non loin d’eux, la cascade se précipitait dans le gouffre derrière le sépulcre indien, offrait mille difficultés au pas de leurs chevaux.

Le sentier étroit qui y conduisait était pratiqué dans un terrain bouleversé par des éruptions volcaniques qui devaient être de date récente, à en juger par le bruit sourd qui grondait dans les entrailles de la montagne. Parsemé de fragments de rochers qui obstruaient le passage et qu’il fallait franchir, ce sentier était d’autant plus dangereux que, de distance en distance, il longeait de profonds précipices où, au moindre faux pas, cavaliers et chevaux se seraient engloutis.

Au milieu de cette scène sauvage, la cascade, cachée à la vue des aventuriers faisait entendre sa voix tonnante.

Tout à coup Oroche arrêta si brusquement son cheval que celui de Baraja le heurta par derrière.

« Qu’est-ce ? » demanda celui-ci à voix basse à Oroche, qui, les yeux fixés devant lui, faisait signe de la main de garder le silence.

Baraja n’eut pas besoin de renouveler sa question.

À travers les vapeurs grisâtres et à peine transparentes, apparaissait confusément un homme, les cheveux tout dégouttants d’eau, les vêtements souillés de vase, étendu à plat ventre, et occupant toute la largeur du sentier. Était-ce un Indien ou un blanc ? était-il vivant, ou n’était-ce qu’un cadavre ?

C’est ce qu’Oroche ne pouvait distinguer.

Pour comble d’embarras, le sentier, à l’endroit où les deux aventuriers avaient été forcés de s’arrêter, longeait d’un côté un de ces abîmes dont nous venons de parler, et de l’autre une rampe escarpée qui ne permettait pas à un homme à cheval de faire volte-face.

Oroche hésitait à avancer, effrayé et surpris à la fois de rencontrer une créature humaine dans cette solitude où les aigles et les chamois seuls devaient faire leur demeure.

Il contemplait avec inquiétude l’étrange apparition.

La tête de cet homme s’avançait au-dessus du précipice, et, dans une rapide éclaircie du brouillard, il put le distinguer un moment, ses bras soutenant son corps, et occupé à contempler quelque objet sous ses yeux.

La cascade grondait assez fort en cet endroit pour étouffer la voix d’Oroche.

« C’est Cuchillo, s’écria-t-il sans se retourner vers son compagnon.

– Cuchillo ! répéta Baraja étonné ; et que diable fait-il là ?

– Je l’ignore.

– Lâchez-lui donc un coup de fusil, ce sera une de ces rares choses qu’il n’aura pas volées.

– Oui, répliqua Oroche, pour que la détonation apprenne à ce Canadien que nous sommes ici. »

Il ne lui vint pas à l’idée que c’était en outre se mettre désarmé à la merci de son ami.

En ce moment les vapeurs se condensèrent de nouveau, et Cuchillo disparut derrière un rideau de brume. Pendant quelques instants, à peine les deux voyageurs purent-ils se distinguer l’un l’autre.

Il devenait dangereux, impossible même, d’avancer sans s’exposer à rouler au fond du gouffre ; du reste, dans aucun cas, les deux chercheurs d’or ne voulaient révéler leur présence à Cuchillo.

« Ne faites pas un pas de plus, seigneur Oroche, dit Baraja de manière à se faire entendre de son ami seul au milieu du fracas de la cascade ; songez que j’attache un prix énorme à votre précieuse existence.

– Aussi me garderai-je de l’exposer ; vous trouvez ces solitudes si effrayantes, que je tiens à vous conserver un compagnon.

– C’est un procédé dont j’apprécie toute la générosité. Quant à moi, vous ne doutez plus, j’espère, de ma sincérité. Voyez, en heurtant seulement un peu rudement du poitrail de mon cheval la croupe du vôtre, je me trouvais parfaitement seul. »

Baraja disait vrai, et Oroche, pour la première fois, regardant l’abîme dans lequel son ami pouvait le pousser sans risque pour lui, sentit un frisson glacial parcourir tout son corps.

« Mais, continua Baraja, nous ne sommes pas trop de deux pour lutter avec avantage contre nos trois ennemis.

– L’union fait la force, » dit avec emphase le gambusino aux longs cheveux, qui, malgré cet aphorisme, désirait vivement ne pas trop prolonger chez son ami les tentations d’en oublier la pratique.

Au bout de quelques instants, pendant lesquels la vue du gouffre et le bruit assourdissant de la cascade lui donnaient le vertige, une bouffée de vent ouvrit de nouveau une large trouée dans le brouillard.

« Ah ! grâce à Dieu ! s’écria Oroche en respirant après ce moment d’angoisse, ce coquin de Cuchillo a disparu. »

Le chemin était débarrassé d’obstacles de son côté, et la solitude des montagnes était redevenue complète.

Oroche poussa rapidement son cheval à l’endroit que venait d’abandonner Cuchillo.

L’étrange paysage au milieu duquel les deux fugitifs erraient à l’aventure, le voisinage du trésor que chacun se rappelait avoir un instant entrevu, et les émotions de tout genre auxquelles ils étaient en proie depuis le matin, tout avait contribué à exciter violemment leur imagination.

L’attention que Cuchillo avait mise sous leurs yeux à considérer un objet visible piqua vivement la curiosité des deux aventuriers.

La route s’élargissait assez en cet endroit pour permettre de mettre pied à terre entre le précipice et la rampe de rochers, et, sans s’être communiqué leurs impressions, Oroche et Baraja descendaient de cheval chacun en même temps.

« Qu’allez-vous faire ? demanda le premier.

– Vous le savez bien, parbleu ! puisque vous allez m’imiter, répondit Baraja ; je vais essayer de voir ce que regardait Cuchillo tout à l’heure avec tant d’opiniâtreté. Ce doit être fort intéressant, si je ne me trompe.

– Prenez garde, ces rochers sont glissants en diable.

– Soyez sans crainte, et ne vous gênez pas pour faire comme moi. »

En disant ces mots, Baraja s’agenouillait pour prendre position au-dessus du gouffre. À six pas du flanc de la montagne s’élançait la cascade : au-dessus de sa bouche béante le sentier formait une espèce de voûte naturelle.

Oroche prit son cheval par la bride et passa de l’autre côté de la voûte.

Il crut prudent de s’éloigner de son compagnon, et quelques instants après, tous deux, invisibles l’un à l’autre, couchés à plat ventre et la tête penchée sur l’abîme, jetaient un regard avide au-dessous d’eux.

Le même spectacle les frappa à la fois, et fit de nouveau monter à leurs tempes des idées de meurtre un instant ajournées.

Le bloc d’or étincelant entre la cascade et le rocher, qui avait fait pousser à Cuchillo un cri sauvage, fut sur le point de leur en arracher un semblable ; mais il fallait dissimuler et se contenir.

Ce ne fut pas sans un effort surhumain.

Fixé dans le roc, ce bloc fascinateur lançait des gerbes de lueur fauve, et semblait inviter la main de l’homme à ne pas laisser dévorer par le gouffre béant cette merveilleuse munificence de la nature.

L’humidité constante avait tapissé les parois à pic du roc d’un manteau de mousse verte. Au-dessous du bloc d’or une légère saillie, quoique enduite par les vapeurs de l’eau d’une couche visqueuse, semblait attendre le pied assez hardi pour se fier à cet appui dangereux ; mais un seul homme ne pouvait tenter l’entreprise.

Telle avait été la cause de la retraite de Cuchillo, qui tout à l’heure repaissait avidement ses yeux de ce magnifique trésor, objet de tous ses désirs.

Baraja fut le premier à s’arracher au vertige que lui causait ce spectacle ; car son cœur se serrait à la pensée que le précieux métal pouvait à chaque instant rouler dans l’abîme, comme le fruit mûr qui tombe de l’oranger.

Oroche ne tarda pas à imiter son compagnon, et tous deux se retrouvèrent debout presque en même temps, incertains de ce qu’ils devaient faire et séparés l’un de l’autre par la voûte d’où s’échappait en grondant la cataracte.

« Eh bien ! qu’avez-vous vu ? dit Baraja le premier.

– Et vous ? répondit Oroche.

– Un gouffre sans fond.

– Des tourbillons de vapeurs qui montent de l’abîme.

– L’union fait la force, répéta Oroche, qui avait tout à coup pris son parti.

– À deux on est deux fois plus fort.

– C’est incontestable ce que vous dites là, s’écria Oroche. Eh bien, à nous deux nous pourrions l’avoir.

– Quoi ? dit Baraja feignant l’ignorance.

– Demonio ! le bloc d’or que vous avez vu comme moi.

– Mais comment faire ? continua Oroche.

– Réunir nos deux lazos comme emblème de notre alliance ; suspendre l’un de nous le long des flancs du rocher, et ravir à l’abîme son trésor, s’écria Baraja les yeux en feu.

– Qui se dévouera de nous deux ?

– Le sort en décidera, seigneur Oroche, et si c’est vous…

– Si c’est moi, vous me laisserez tomber et me briser les os. »

Baraja haussa les épaules.

« Vous êtes un niais, mon cher Oroche ; un ami ne laisse pas tomber à la fois son ami et un trésor trois fois royal. L’ami… je ne m’en défends pas ; mais le trésor… jamais.

– Mon cher Baraja, vous plaisantez des choses les plus respectables, même de l’amitié, » repartit Oroche avec tant de componction que Baraja en fut plus effrayé que jamais.

Bientôt, cependant, cédant à l’ivresse qui les subjuguait, les deux aventuriers cessèrent de lutter d’astuce, et résolurent d’unir leurs efforts pour arracher le bloc d’or à son enveloppe de roche.

Baraja tira de l’une de ses poches un jeu de cartes, et il fut convenu que celui qui amènerait le plus haut point aurait le droit de choisir le rôle qui lui conviendrait.

Ce droit échut à Oroche.

Outre que le raisonnement de Baraja l’avait frappé, le gambusino pensa que la possession du trésor était un talisman tout-puissant contre la perversité de son compagnon, et il choisit, contre l’attente de ce dernier, le périlleux avantage de se faire suspendre au-dessus du gouffre.

Les deux coquins, après s’être rejoints, détachèrent de l’arçon de leur selle le lazo qu’y porte attaché tout cavalier mexicain.

Suivant l’avis de Baraja, les deux longes furent tortillées de manière à porter un poids plus lourd encore que celui d’un homme.

Roulée plusieurs fois sur le tronc d’un jeune chêne vert qui poussait dans une fente de rocher, la double corde était maintenue par Baraja, tandis qu’Oroche, solidement attaché sous les aisselles, descendait petit à petit en se retenant aux saillies du roc et en posant les pieds dans ses fissures.

Au milieu du bruit épouvantable que renvoyait le fond de l’abîme, l’aventurier croyait entendre des voix souterraines qui l’appelaient vers elles ; le vertige était près de s’emparer de lui, mais la cupidité soutint son courage.

Au bout d’une minute, ses pieds étaient au niveau du bloc d’or, puis son corps, puis enfin ses mains. Il put caresser ses contours arrondis et dévorer des yeux l’objet de sa convoitise.

Dans sa délicieuse extase, l’abîme ne grondait plus au-dessous de lui ; il chantait doucement, comme le ruisseau qui murmure et appelle les plus doux rêves.

Les doigts crispés du gambusino saisirent le bloc ; il résista d’abord, puis bientôt remua dans son enveloppe. Deux mains avides étaient insuffisantes pour l’embrasser ; un effort mal dirigé pouvait, en l’arrachant du rocher qui l’enchâssait, le faire tomber dans le précipice. Oroche ne respirait plus, et, penché au-dessus de lui, Baraja partagea ses angoisses.

L’écho de l’abîme répéta deux fois deux cris, le cri de triomphe d’Oroche et celui de son compagnon ; la masse d’or étincelait entre les bras du ravisseur.

« Remontez-moi promptement, pour l’amour de Dieu, s’écria Oroche d’une voix frémissante. Je porte mon pesant d’or vierge. Ah ! je ne me croyais pas si fort ! »

Baraja hâla d’abord la corde avec une ardeur convulsive, bientôt plus faiblement, puis il cessa soudainement tout effort.

Les mains d’Oroche ne pouvaient encore arriver au niveau du sentier.

« Allons ! Baraja, encore ! s’écria Oroche ; roidissez la corde, et je suis à vous. »

Mais Baraja restait immobile.

Une pensée diabolique venait de naître dans son esprit.

« Donnez-moi ce bloc d’or, dit-il ; il paralyse vos forces et je suis à bout des miennes.

– Non, non, mille fois non, s’écria le gambusino, le front ruisselant d’une sueur subite et en pressant son trésor entre ses bras, je vous donnerais plutôt mon âme. Ah ! ah ! reprit-il, vous me lâcheriez alors.

– Qui vous dit que je ne vous lâcherai pas à présent ! dit sourdement Baraja.

– Votre intérêt, répondit le gambusino dont la voix tremblait.

– Eh bien, je ne vous lâcherai pas, mais c’est à une condition. Je veux cet or pour moi seul pour moi seul, entendez-vous ? Donnez-le-moi… ou je vous abandonne au gouffre. »

Oroche frissonna jusqu’à la moelle des os.

À la vue du visage livide de Baraja, le malheureux maudit sa folle confiance.

Il voulut essayer de faire un effort, mais le fardeau qu’il portait paralysait ses bras. Il resta immobile comme l’homme qui tenait sa vie entre ses mains.

« Je veux cet or, entendez-vous ? reprit Baraja ; je le veux, ou je lâche la corde… ou je la coupe. »

Et il tirait de sa gaîne un poignard tranchant.

« J’aime mieux mourir, cria Oroche ; j’aime mieux que le gouffre m’engloutisse, et cet or avec moi.

– C’est à choisir, répéta le misérable ; votre or pour votre vie !

– Ah ! vous me tueriez encore si je vous le donnais.

– Soit ! » dit Baraja, qui trancha lentement un des six torons de la double corde, en criant au malheureux qu’il était encore temps de se décider.