Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/II

Librairie Hachette et Cie (2p. 19-27).

CHAPITRE II

LES DEUX MEDIANA.


Revenons à une partie de notre récit un instant suspendue.

Pedro Diaz n’avait pas tardé à secouer l’accablement douloureux et le profond étonnement qui l’avaient un instant dominé.

« Je suis votre prisonnier d’après les lois de la guerre, dit-il en relevant lentement la tête, et j’attends de savoir ce que vous déciderez de moi.

– Vous êtes libre, Diaz, reprit Fabian, libre sans conditions.

– Non pas ! non pas ! interrompit vivement le Canadien ; nous mettons au contraire une condition rigoureuse à votre liberté.

– Laquelle ? demanda l’aventurier.

– Vous savez comme nous maintenant, reprit Bois-Rosé, un secret qui depuis longtemps déjà nous était connu. J’ai mes raisons pour que la connaissance de ce secret meure avec ceux à qui leur mauvaise étoile le fera partager. Vous seul, ajouta le Canadien, ferez exception à cette règle, parce qu’un homme brave comme vous l’êtes doit être esclave de sa parole. J’exige donc, avant de vous rendre la liberté, que vous vous engagiez sur votre honneur à ne jamais révéler à personne l’existence du val d’Or.

– Je n’avais espéré de la conquête de ce trésor, répliqua mélancoliquement le noble aventurier, que l’affranchissement et la grandeur de mon pays. Le triste sort qui menace l’homme dont j’attendais la réalisation de mes espérances ne fait plus de celles-ci qu’un vain rêve… Que toutes les richesses du val d’Or restent à jamais enfouies dans ces déserts, peu m’importe à présent. Je jure donc et m’engage sur l’honneur à n’en jamais révéler l’existence à qui que ce soit dans le monde. J’oublierai même que je les ai vues un instant.

– C’est bien, dit Bois-Rosé, vous pouvez partir maintenant.

– Pas encore, si vous voulez le permettre, repartit le prisonnier. Il y a dans tout ce qui vient d’avoir lieu sous mes yeux un mystère que je ne cherche pas à m’expliquer… Mais…

– C’est bien simple, par Dieu ! interrompit Pepe ; ce jeune homme, dit-il en montrant Fabian…

– Pas encore, ajouta solennellement celui-ci en faisant signe au chasseur espagnol d’ajourner ses explications ; dans la cour de justice qui va s’ouvrir en présence du juge suprême (Fabian montra le ciel) par l’accusation comme par la défense, tout deviendra clair aux yeux de Diaz, s’il veut rester avec nous. Dans le désert, les minutes sont précieuses, et nous devons nous préparer par la méditation et le silence à l’acte terrible qu’il va nous falloir accomplir.

– C’est précisément la permission de rester que je veux obtenir. J’ignore si cet homme est innocent ou coupable. Tout ce que je sais, c’est qu’il est le chef que j’ai librement choisi, et que je resterai avec lui jusqu’à ses derniers moments, prêt à le défendre contre vous au prix de ma vie s’il est innocent, prêt à m’incliner devant la sentence qui le condamnera s’il est coupable.

– C’est bien ! vous entendrez et vous jugerez, dit Fabian.

– Cet homme est un des grands de la terre, continua tristement Diaz, et il est là dans la poussière, garrotté comme un criminel de bas étage.

– Défaites ses liens, Diaz, reprit Fabian ; mais n’essayez pas de dérober à la vengeance d’un fils le meurtrier de sa mère, et prenez la parole de don Antonio de ne pas fuir ; nous nous en rapportons à vous à cet égard.

– J’engage pour lui mon honneur qu’il ne fuira pas, répondit l’aventurier, pas plus que je ne l’aiderai à fuir moi-même. »

Et Diaz s’achemina rapidement vers don Estévan.

Pendant ce temps, Fabian, le cœur plein de tristes et graves pensées, s’assit à l’écart en gémissant de sa douloureuse victoire.

Pepe détournait la tête et semblait contempler attentivement les jeux du brouillard à la crête des Montagnes-Brumeuses.

Quant à Bois-Rosé, dans son attitude ordinaire au repos, ses regards remplis de sollicitude se concentraient sur le jeune homme, et sa physionomie paraissait refléter les nuages qui s’amassaient sur le front de son enfant bien-aimé.

Diaz avait rejoint don Estévan.

Qui pourrait dire les pensées tumultueuses qui naissaient et mourraient tour à tour dans l’âme du seigneur espagnol couché sur la poussière ?

Ses yeux avaient conservé le même orgueil qu’aux jours de prospérité où il rêvait de conquérir et d’octroyer un trône à l’héritier déchu de la monarchie espagnole.

Cependant, à la vue de Diaz, qui semblait avoir abandonné sa cause, une expression de douleur se peignit sur sa mâle figure.

« Est-ce comme ami ou comme ennemi que vous venez à moi, Diaz ? dit-il. Seriez-vous aussi de ceux qui prennent un secret plaisir à voir l’humiliation des hommes qu’ils adulaient aux jours de leur puissance ?

– Je suis de ceux qui n’adulent que les grandeurs déchues, reprit Diaz, et qui ne s’offensent pas de l’amertume de langage que dicte un grand malheur. »

En disant ces mots, que confirmaient son attitude et la tristesse de son regard, Diaz s’empressa de délier la ceinture dont les bras du noble captif étaient entourés.

« J’ai engagé ma parole que vous ne chercheriez pas à vous soustraire au sort, quel qu’il soit, qui vous attend entre les mains de ces hommes qu’un si funeste hasard a placés sur notre route, ajouta Diaz. J’ai pensé que vous n’aviez jamais su fuir.

– Et vous avez bien fait, Diaz, répliqua don Estévan ; mais pressentez-vous le sort qu’il plaît à ces drôles de me réserver ?

– Ils parlent d’un meurtre à venger, d’une accusation, d’un jugement.

– Un jugement ! reprit don Antonio avec un sourire amer et hautain ; on peut m’assassiner, mais on ne me jugera jamais.

– Dans le premier cas, je mourrai avec vous, dit simplement Diaz ; dans le second… Mais à quoi bon parler de ce qui ne peut être ? Vous êtes innocent du crime dont on vous accuse.

— Je pressens le sort qui m’est réservé, reprit don Estévan sans répondre à l’affirmation de l’aventurier. C’est un fidèle sujet que perdra le roi don Carlos Ier. Mais vous continuerez mon œuvre, vous régénérerez la Sonora. Vous retournerez vers le sénateur Tragaduros ; il sait ce qu’il doit faire, et vous le seconderez.

– Ah ! s’écria Diaz avec douleur, une pareille œuvre ne pouvait être tentée que par vous. Dans votre main j’aurais été un instrument puissant ; sans elle je retombe dans mon insuffisance et dans mon obscurité. L’espoir de mon pays s’éteint avec vous. »

Pendant ce temps, Fabian et Bois-Rosé avaient quitté l’endroit où les scènes qui précèdent s’étaient si rapidement passées.

Ils avaient regagné le pied de la pyramide.

C’était là qu’allaient s’ouvrir les assises solennelles où Fabian et le duc de l’Armada allaient jouer les rôles de juge et d’accusé.

Pepe fit un signe à Diaz ; don Estévan le vit et le comprit.

« Ce n’est pas assez de ne pas fuir, dit-il ; il faut aller au-devant de son sort ; le vaincu doit obéir au vainqueur… Venez. »

En achevant de parler, le seigneur espagnol, armé de l’orgueil qui ne le quittait jamais, s’achemina d’un pas ferme vers le val d’Or. Pepe avait rejoint ses deux compagnons.

L’aspect de don Estévan, qui s’approchait sans forfanterie comme sans faiblesse, le front intrépide et calme, arracha un regard d’admiration à ses trois ennemis, si bons connaisseurs en courage.

Puis Fabian se leva pour épargner la moitié du chemin à son noble prisonnier. À quelques pas derrière le gentilhomme espagnol, Diaz marchait la tête baissée, l’esprit rempli de sombres pensées.

Tout dans la conduite des vainqueurs lui disait que cette fois le droit était du côté de la force.

« Seigneur comte de Mediana, vous voyez que je vous connais, dit Fabian en s’arrêtant, la tête nue, à deux pas du noble Espagnol, qui s’était arrêté de son côté, et vous savez, vous, qui je suis. »

Le duc de l’Armada restait droit et immobile sans rendre à son neveu politesse pour politesse.

« J’ai le droit de rester le front couvert devant le roi d’Espagne, j’userai près de vous de mon privilège, répliqua-t-il ; j’ai le droit aussi de ne répondre que quand je le juge à propos, et c’est encore un droit dont j’userai, ne vous déplaise. »

Malgré la fierté de sa réponse, l’ancien cadet de Mediana dut se rappeler qu’il y avait bien loin à présent du jeune homme qui se constituait son juge à l’enfant tremblant et pleurant sous son regard vingt ans auparavant dans le château d’Elanchovi.

L’aiglon timide était devenu l’aigle qui, à son tour, le tenait dans ses serres puissantes.

Les regards des deux Mediana se croisèrent comme deux épées, et Diaz considérait avec un étonnement mêlé d’un certain respect le fils adoptif du gambusino Arellanos, grandi et transformé et tout à coup si élevé au-dessus de l’humble sphère dans laquelle il l’avait un instant connu.

L’aventurier attendait le mot de cette énigme.

Le front de Fabian s’arma d’un orgueil égal à celui du duc de l’Armada.

« Soit, reprit-il ; peut-être cependant ne devriez-vous pas oublier qu’ici le droit du plus fort n’est pas un mot vide de sens.

– C’est vrai, répondit don Antonio, qui, malgré son apparente résignation, frémissait de rage et de désespoir de se voir si fatalement échouer au port. Je ne dois pas perdre de vue que vous êtes disposé sans doute à profiter de ce droit. Je répondrai donc à votre question, mais pour vous dire que je ne sais de vous qu’une chose, c’est qu’un démon vous a suscité pour jeter continuellement vos haillons entre le but que je poursuis et moi… Je sais… »

La rage lui coupa la parole.

L’impétueux jeune homme dévora en pâlissant cet outrage de la part de l’assassin de sa mère, qu’il soupçonnait d’être encore le meurtrier de son père adoptif.

Certes, c’était un héroïsme de modération dont ne pourrait assez s’étonner celui qui sait à quelle faible valeur est estimée la vie d’un homme dans ces déserts, où le bras qui l’a tranchée ne saurait être atteint par la loi ; mais le court espace de temps qui s’était écoulé depuis que Fabian s’était joint à Bois-Rosé avait suffi pour que, sous la douce influence du vieux chasseur, son âme éprouvât de profondes modifications.

Ce n’était plus le jeune homme mettant ses passions fougueuses au service d’une vengeance à laquelle il courait en aveugle ; il avait appris que la force doit toujours être accompagnée de la justice et qu’elle peut souvent s’allier à la clémence.

Tel était le secret d’une modération si contraire jusqu’alors à son tempérament. Il était cependant facile de voir, à la contraction de ses traits, quels efforts il avait dû faire pour imposer silence à la colère qui grondait au fond de son cœur.

De son côté, le seigneur espagnol dévorait sa rage en silence.

« Ainsi, reprit Fabian, vous ne savez rien de plus de moi ? vous ne savez ni mon nom ni ma qualité ? je ne suis donc rien que ce que je parais être ?

– Un assassin, peut-être, » reprit Mediana en tournant le dos à Fabian, pour indiquer qu’il ne voulait plus répondre.

Pendant ce dialogue entre ces deux hommes du même sang, d’une nature également indomptable, le chasseur et Pepe étaient restés à l’écart.

« Approchez, dit Fabian à l’ex-carabinier, et venez dire, ajouta-t-il avec un calme forcé, qui je suis à l’homme dont la bouche me donne un nom que lui seul a mérité. »

S’il avait pu rester quelque doute encore à don Antonio au sujet des dispositions de ceux entre les mains de qui il était tombé, ce doute dut s’évanouir devant l’air sombre dont Pepe s’avançait sur l’ordre de Fabian.

Les efforts évidents qu’il faisait pour comprimer les passions haineuses que réveillait en lui la vue du seigneur espagnol frappèrent ce dernier d’un pressentiment lugubre.

Un frisson passa sur le corps de don Antonio ; mais il ne baissa pas les yeux, et, fort de son invincible orgueil, il attendit avec un calme apparent que Pepe prît la parole.

« Parbleu ! dit celui-ci d’un ton qu’il s’efforçait en vain de rendre plaisant, c’était bien la peine de m’envoyer pêcher le thon sur les bords de la Méditerranée pour finir par me rencontrer à trois mille lieues de l’Espagne avec le neveu dont vous avez tué la mère ? Je ne sais si le seigneur don Fabian de Mediana est disposé à vous faire grâce ; quant à moi, ajouta-t-il en faisant résonner sur le sable la crosse de sa carabine, j’ai juré que je ne vous la ferais pas. »

Fabian lança sur Pepe un regard impérieux qui sembla lui enjoindre de subordonner sa volonté à la sienne, et, s’adressant ensuite à l’Espagnol :

« Seigneur de Mediana, vous n’êtes pas ici devant des assassins, mais devant des juges, et Pepe ne l’oubliera pas.

– Devant des juges ! s’écria don Antonio ; je ne reconnais qu’à mes pairs le droit de me juger, et je récuse comme tels un échappé des présides et un mendiant usurpateur d’un titre auquel il n’a pas droit. Je ne reconnais ici d’autre Mediana que moi, et je n’ai rien à répondre.

– Et cependant ce sera moi qui serai votre juge, reprit Fabian ; mais un juge impartial ; car, j’en prends à témoin ce Dieu dont le soleil nous éclaire, mon cœur, dès ce moment, ne contient plus pour vous ni animosité ni haine. »

Il y avait tant de loyauté dans l’accent avec lequel Fabian prononça ces mots, que le visage de Mediana perdit tout à coup de sa sombre défiance. Un éclair d’espoir s’y laissa voir, car le duc de l’Armada se rappela qu’il était en face de l’héritier que son orgueil avait un instant pleuré. Ce fut d’une voix moins âpre qu’il lui dit :

« De quel crime suis-je donc accusé ?

– Vous allez le savoir, » reprit Fabian.