Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XLII

Librairie Hachette et Cie (1p. 455-466).

CHAPITRE XXXIX

LE CAPTIF.


Dans tout le cours de sa carrière aventureuse de soldat et de marin, le duc de l’Armada n’avait jamais couru de danger plus terrible que celui qui le menaçait.

La plaine ne lui offrait aucun abri contre les carabines du chasseur canadien et de l’Espagnol. Qu’étaient les armes à feu de ses cavaliers, entre leurs mains inhabiles, contre les rifles à canon rayé d’une portée double des leurs, maniés par deux tireurs dont le coup d’œil était infaillible et dont le bras ne tremblait jamais ? Ces redoutables adversaires avaient encore pour eux l’avantage d’une position inexpugnable et des créneaux de rochers derrière lesquels ils étaient retranchés. Que l’un des cavaliers fît un mouvement, un geste d’hostilité, et c’était fait au moins de deux d’entre eux.

Don Antonio ne se dissimulait pas toute l’étendue du péril auquel il était exposé ; mais, pour lui rendre justice, nous devons dire que son courage ne faiblissait pas. Cependant cette position ne pouvait se prolonger longtemps : tous le sentaient, en haut du rocher comme dans la plaine.

« Allons, finissons en, s’écria la voix tonnante du Canadien, dont la générosité répugnait à profiter des avantages de sa position, et qui se faisait un scrupule de conscience de verser le sang si l’on pouvait en éviter l’effusion. Vous avez entendu tous que nous n’en voulons qu’à votre chef, et qu’il faut vous résoudre, je ne dis pas à nous le livrer, mais à nous le laisser prendre. Retirez-vous donc de bonne volonté, si vous ne voulez pas que nous vous traitions comme des Apaches ou des jaguars.

— Jamais, s’écria Diaz, nous ne commettrons pareille lâcheté ! Vous étiez les premiers venus, soit ; nous vous céderons la place ; mais don Estévan se retirera comme nous avec tous les honneurs de la guerre.

— Refusé, s’écria Pepe à son tour ; il nous faut celui que vous appelez don Estévan.

— Ne vous opposez pas à la justice de Dieu, ajouta Fabian ; votre cause ne peut être celle de cet homme. Nous vous donnons cinq minutes pour réfléchir, après quoi nos carabines et le bon droit décideront entre nous.

— Dites donc, seigneur don Tiburcio, cria Oroche à Fabian, au cas où nous consentirions de bonne grâce à nous retirer, ne nous sera-t-il pas permis d’emporter une charge de cet or ?

— La mesure d’un chapeau chacun ! poursuivit Baraja.

— Pas une parcelle, répliqua Pepe. Cet or appartient à don Fabian tout seul.

— Et quel est cet heureux mortel que vous appelez don Fabian ? demanda Oroche.

— Le voici, répliqua Bois-Rosé en désignant Tiburcio.

— À tout seigneur tout honneur, » dit Oroche en saluant Fabian avec une expression de haine et d’envie que cette fabuleuse fortune excitait en lui.

Pepe profita d’un moment de silence qui suivit ces derniers mots du gambusino aux longs cheveux pour dire tout bas au Canadien :

« Votre générosité peut nous coûter cher, Bois-Rosé ! Laisser retourner à leur camp ces vautours avides, c’est attirer sur nous toute la bande, car il paraît que les Indiens ont été battus par eux ; c’est moi qui vous le dis, ces gens ne doivent pas sortir d’ici. Plaise à Dieu qu’ils ne veuillent pas consentir à se retirer ; voilà pourquoi je leur refuse de leur laisser emporter le moindre grain de cet or.

— Vous avez peut-être raison, répondit Bois-Rosé d’un air pensif, mais ils ont ma parole, et je ne la retirerai pas. »

Pepe ne s’était pas trompé. La fidélité chancelante d’Oroche et de Baraja n’aurait pas tenu longtemps en face du prodigieux trésor qu’ils avaient entrevu, s’il leur avait été permis d’en prendre leur part, et le refus de l’Espagnol excita chez les deux aventuriers un élan de rage qui leur tint lieu de fidélité envers leur chef.

« Plutôt mourir ici que de reculer d’une semelle ! s’écria Oroche exaspéré.

— Bon ! se dit Pepe.

— Vous n’avez plus que deux minutes pour vous décider, cria Bois-Rosé, dont le canon se dirigeait alternativement sur les trois cavaliers ; croyez-moi, évitez-nous une inutile effusion de sang ; il en est temps encore. Retirez-vous, le temps presse. »

Mediana, le front toujours haut, gardait un sombre silence.

Inébranlable dans ses sentiments d’honneur chevaleresque, Pedro Diaz, résolu à mourir avec le chef dont la vie était si précieuse pour la régénération de son pays, consultait don Estévan du regard.

« Retournez au camp, dit le seigneur espagnol ; abandonnez à son sort un homme désormais inutile à votre cause, et vous reviendrez venger ma mort. »

Mais Diaz restait immobile comme une statue équestre ; puis bientôt l’habile cavalier se rapprocha de don Estévan sans qu’on vît sa jambe ou sa main se faire sentir à son cheval. Quand son genou toucha celui de l’Espagnol, il reprit sa première immobilité. Là, sans que ses lèvres parussent remuer, et le regard tourné vers le chasseur canadien, il trouva moyen de murmurer aux oreilles de son chef :

« Affermissez-vous sur vos arçons… rassemblez votre cheval… et laissez-moi faire. »

L’ancien carabinier suivait pendant ce temps d’un œil plein de vigilance les divers mouvements de ses adversaires.

Don Estévan fit signe de la main comme pour demander un sursis.

« Oroche, Baraja, leur dit-il d’une voix assez haute pour que ses paroles arrivassent jusqu’à la plate forme du rocher, le camp a besoin de tous ses défenseurs ; rejoignez-le avec le noble et brave Diaz, qui sera désormais votre chef ; vous direz aux hommes que je commandais que telle est ma dernière volonté. »

Oroche et Baraja écoutaient dans une indécision apparente les injonctions de don Estévan ; mais, dans le fond de l’âme, les deux aventuriers réfléchissaient que, bien que ce fût un affreux crève-cœur de ne pouvoir plonger leurs mains avides dans les monceaux d’or étalés presque à leurs pieds, il valait cependant mieux se rendre à discrétion et conserver la vie avec l’espoir de revenir un jour ou l’autre au val d’Or. Ils étaient donc résolus à ne pas se faire tuer si c’était possible, et tous deux, sans s’être entendus, voulaient au moins prolonger le plus possible, par décorum, leur apparence de noble hésitation.

« Je parierais, dit Pepe, que ce drôle qui passe la main dans ses longs cheveux, comme s’il lui répugnait de prendre le large, n’aura jamais, ainsi que son compagnon à la veste de cuir, obéi avec plus d’empressement aux ordres de son chef. Mais, de par tous les diables ! n’est-ce pas là l’un des deux coquins qui ont tiré sur nous dans la forêt de l’hacienda ?

— Je l’ignore, répondit Bois-Rosé, j’étais trop éloigné d’eux pour reconnaître leur figure ; mais qu’importe ? »

En ce moment Baraja fit signe de la main à son tour.

« Nous ne savons qu’obéir aux ordres de notre chef, dit-il, et, quoi qu’il en coûte à notre fierté, nous capitulons.

— L’histoire est pleine de capitulations, ajouta Oroche, et je ne sache pas qu’on soit déshonoré pour s’être rendu à l’ennemi, quand le sort des armes est contraire à l’un des deux partis. Nous vous prions donc, seigneur don Fabian, ainsi que vos deux amis, d’agréer nos adieux. »

Sans paraître remarquer le regard de mépris que leur adressa Diaz, les deux dignes camarades agitèrent d’une main leurs chapeaux et de l’autre firent tourner bride à leurs chevaux et s’éloignaient, quand la carabine de Pepe résonna sur la plate-forme avec un bruit éclatant.

« Con mil rayos ! s’écria l’ancien carabinier d’une voix formidable, est-il donc convenu que vous vous retirerez avec armes et bagages ?

— C’est ainsi que nous l’entendons, cria Oroche ; dans le cas contraire, vous plairait-il alors de venir prendre nos armes ?

— Jetez-les dans le lac là-bas et décampez, répondit Pepe.

— Soit, dit Baraja, qui prit sa carabine d’une main comme s’il voulait la jeter loin de lui, mais qui la porta rapidement à l’épaule et fit feu sur le sommet de l’éminence.

— Voyez vous ! » s’écria Pepe d’un air railleur et sans daigner faire un mouvement, quand Oroche, à son tour, fit mine d’imiter son compagnon ; mais le gambusino, au lieu de perdre son temps à prendre son point de mire, éperonna vigoureusement son cheval derrière celui de Baraja, qui venait de bondir de côté, et tous deux disparurent derrière le rempart de rochers sur l’un des flancs du val d’Or.

« C’est votre faute ! Bois-Rosé. Vous êtes trop généreux, et voilà deux drôles qu’il nous faudra tôt ou tard déloger de leur forteresse. Ah ! si je n’avais écouté que moi ! »

Le Canadien haussait les épaules en murmurant les mots de vermine et de triste engeance, lorsque don Estévan ne parut prendre conseil que d’une détermination désespérée.

« Baissez-vous, pour Dieu, Fabian ! s’écria Bois-Rosé, le coquin va faire feu.

Devant l’assassin de ma mère, jamais ! » dit Fabian restant debout.

Mais, prompt comme la pensée, le bras du géant canadien pesa sur son épaule et le fît ployer sur ses genoux.

Don Estévan chercha vainement un but à son fusil à deux coup. Il ne voyait plus personne sur la plate-forme que le redoutable rifle de Bois-Rosé dirigé sur lui, quoique le chasseur, pour obéir aux ordres de Fabian, ne voulût pas terminer la lutte en jetant à bas de cheval l’homme que son fils voulait prendre vivant.

Avec autant de bravoure que d’intelligence et d’agilité, et ne voyant que le résultat de la terrible sentence prononcée par les trois chasseurs sans en soupçonner le motif, Diaz s’élança en croupe derrière don Estévan, resté à ses côtés, suivant sa recommandation. L’intrépide partisan jeta ses bras autour du cavalier, que le choc avait ébranlé, saisi la bride du cheval, l’enleva rapidement sur ses jarrets, lui fit faire volte-face, et s’enfuit en couvrant de son corps comme d’un bouclier le chef qu’il voulait sauver au risque de sa propre vie.

Pendant que Fabian et Pepe, animés de passions égales, se laissaient glisser le long des flancs du rocher, au risque de se briser les membres, Bois-Rosé suivait de sa carabine les bonds du cheval dans la plaine.

Les deux cavaliers, fuyant en ligne droite, paraissaient ne faire qu’un seul et même corps. La croupe du cheval, les épaules de Diaz, tel était le seul but offert au canon de la carabine ; à peine de seconde en seconde la tête de l’animal était-elle visible. Sacrifier Diaz était un meurtre inutile, car don Estévan échappait encore ; un instant de plus et les fugitifs étaient hors de portée ; mais le Canadien était de cette race de tireurs qui logent une balle dans l’œil d’une loutre ou d’un castor pour ménager sa fourrure, et c’était la tête du cheval qu’il fallait atteindre.

Un instant seulement, un instant fugitif comme l’éclair, la tête du noble coureur obéit à l’impulsion du mors, dévia légèrement de côté et se montra tout entière ; cet instant suffit au Canadien. Une explosion soudaine se fit entendre, une balle siffla dans l’air, et les deux cavaliers roulèrent par-dessus leur cheval, qui s’abattit frappé à mort.

Froissés, meurtris de la violence de leur chute, don Antonio de Mediana et Pedro Diaz se relevaient à peine, que le poignard aux dents, la carabine à la main, Fabian et l’Espagnol accouraient sur eux ; bien loin derrière ses deux amis, Bois-Rosé arrivait de ses gigantesques enjambées tout en rechargeant son rifle.

Puis, quand il eut fini, il s’arrêta immobile comme une statue.

Toujours dévoué jusqu’au dernier moment, Pedro Diaz s’élança vers le fusil échappé à la main de don Estévan et le lui rendit.

« Défendons-nous jusqu’à la mort ! » s’écria-t-il en tirant de la jarretière de ses guêtres de cheval un long couteau tranchant.

Le seigneur espagnol, se raffermissant sur ses jambes, ajustait son fusil, indécis un instant sur qui de Fabian ou de Pepe il devait tirer son premier coup ; mais le Canadien veillait de loin. Don Estévan n’avait pas encore mis en joue Fabian, qu’il avait enfin marqué pour sa victime, qu’une balle lancée par le rifle de Bois-Rosé vint frapper entre ses mains l’arme dont il allait faire usage. Le plomb brisa le fusil à l’endroit où le canon se joint au bois.

L’escopette échappa aux mains de don Estévan, qui lui-même perdit l’équilibre et tomba sur le sable.

« Enfin, après quinze ans ! » s’écria Pepe en se précipitant sur don Antonio et en appuyant son genou sur sa poitrine.

L’Espagnol voulut en vain résister. Son bras, engourdi par la violence du coup qui lui avait arraché son arme, refusait tout service. En un clin d’œil, Pepe avait dénoué la ceinture de laine qui faisait plusieurs fois le tour de son corps, et il en étreignit fortement les membres de son ennemi.

Diaz ne pouvait lui porter secours. Il avait à se défendre contre Fabian.

Fabian connaissait à peine Pedro Diaz. Il ne l’avait vu que quelques heures à l’hacienda del Venado ; mais la générosité de sa conduite avait éveillé dans le cœur du jeune homme une chaleureuse sympathie, et il voulait épargner sa vie.

« Rendez-vous, Diaz, » s’écria-t-il en esquivant un coup de poignard que lui portait l’aventurier, résolu à mourir et à ne pas se rendre.

Pendant le peu d’instants que mit le chasseur espagnol à garrotter don Antonio, ce fut entre Fabian et Diaz une lutte égale d’adresse et d’agilité.

Trop loyal pour faire usage de son arme à feu contre un ennemi qui n’avait pour toute défense qu’un poignard, Fabian essayait de désarmer seulement son adversaire ; et Diaz, aveuglé par le désir de la vengeance, ne voyait pas les efforts généreux du jeune comte de Mediana.

Celui-ci, tenant son fusil par le canon, et se servant de la crosse comme d’une massue, lâchait de frapper le bras qui tenait le poignard dont les évolutions rapides le menaçaient à chaque instant ; mais il avait affaire à un antagoniste non moins leste et non moins vigoureux que lui. Bondissant de droite et de gauche, Diaz évitait les coups de Fabian, et, au moment où le jeune homme croyait paralyser le bras du Mexicain, son arme frappait le vide, et le couteau brillait de nouveau menaçant son corps et près de le percer.

Bois-Rosé, sans recharger sa carabine, accourait mettre fin à la lutte où la générosité de Fabian allait lui donner le dessous, et Pepe, de son côté, après avoir réduit don Antonio à l’impuissance de porter secours à Diaz, s’élançait vers les deux combattants.

Menacé par trois hommes près d’unir leurs efforts contre lui, le Mexicain ne voulut pas mourir sans vengeance. Il ramena vivement le bras en arrière et lança comme un trait sur Fabian le couteau tranchant dont il était armé. Mais Fabian n’avait pas perdu de vue les mouvements de son adversaire, et, au moment où le poignard s’échappait en sifflant de la main de Diaz, la carabine du jeune homme, dirigée avec force contre la poitrine du Mexicain, rencontra l’arme meurtrière.

Le poignard, détourné de son but, s’enfonça dans le sable, tandis que, semblable à une masse d’armes, la crosse du fusil frappait Diaz en plein corps.

« Demonio ! s’écria Pepe en le saisissant vigoureusement à bras-le-corps, faut-il donc vous tuer pour vous faire rendre ? Vous n’êtes pas blessé, don Fabian, grâce à Dieu ! sans cela !… Voyons, que ferons-nous de vous, l’ami ?

— Ce que vous ferez au noble cavalier que voici, répondit le Mexicain haletant et montrant de l’œil don Estévan étendu sur le sable et frémissant de rage dans ses liens.

— Ne demandez pas à partager son sort, répliqua Pepe d’un air sombre, les jours de cet homme sont comptés.

— Quel qu’il soit, je veux le partager, reprit Diaz en essayant vainement de lutter contre la force supérieure du chasseur espagnol ; je n’accepte de vous ni quartier ni merci.

— Ne jouez pas avec notre colère, s’écria Pepe, dont les passions violentes étaient allumées ; j’ai peu l’habitude d’offrir deux fois quartier à mes ennemis.

— Je sais le moyen de lui faire accepter merci, dit Fabian, qui ramassa le couteau de Diaz. Lâchez-le, Pepe ; avec un homme de cœur comme Diaz, il est toujours un moyen de s’entendre. »

Le ton de Fabian n’admettait pas de réplique, et Pepe, en ouvrant les bras, détacha le lien de fer qui étreignait le Mexicain. Celui-ci, étonné, mais la bouche dédaigneuse, promenait tour à tour ses yeux de feu sur ses trois adversaires.

« Tenez, Diaz, continua Fabian en jetant loin de lui sa carabine, reprenez votre arme, et veuillez m’écouter. »

En disant ces mots avec un air de noblesse qui frappa l’aventurier, Fabian lui tendait son poignard en s’avançant vers lui désarmé et la poitrine à portée de son bras. Diaz reprit son couteau, mais son adversaire n’avait pas trop présumé de lui. L’héroïque simplicité de Fabian avait fait tomber sa colère.

« Je vous écoute, dit-il en laissant glisser son poignard à ses pieds.

— Bien, dit Fabian avec un sourire qui lui gagna le cœur de Diaz, je savais qu’il en serait ainsi. » Et il reprit bientôt : « Vous vous interposez sans le savoir entre le crime et la juste vengeance qui le poursuit. Savez-vous qui sont l’homme pour le salut duquel vous exposez votre vie et ceux qui veulent généreusement l’épargner ? Savez-vous si nous n’avons pas le droit de demander au chef que vous ne connaissez sans doute que sous le nom de don Estévan Arechiza un compte terrible d’un passé que vous ignorez ? Répondez dans toute la loyauté de votre conscience aux questions que je vais vous faire, et décidez ensuite de quel côté se trouvent la justice et le bon droit. »

Surpris de ce langage, Diaz écoutait en silence, et Fabian continua :

« Si le hasard vous eût fait naître dans une classe privilégiée, héritier d’une grande fortune, porteur d’un nom illustre, et qu’un homme, pour vous enlever cette fortune et ce nom et se les approprier, vous eût rejeté à votre insu dans la foule de ceux à qui la sueur de leur front n’assure pas même le pain de chaque jour, seriez-vous l’ami de cet homme ?

— Je serais son ennemi, répliqua Diaz.

— Si cet homme, poursuivit Fabian, pour effacer jusqu’au souvenir de ce que la naissance a fait de vous, eût assassiné votre mère, qu’aurait-il mérité ?

— La peine du talion. Coup pour coup, sang pour sang, c’est la loi.

— Si, après une poursuite acharnée pendant de longs jours, au milieu de dangers sans cesse renaissants, le sort des armes eût fait tomber enfin entre vos mains le spoliateur de votre nom et le meurtrier de votre mère, lui appliqueriez-vous la loi que vous citez ?

— Je me croirais coupable envers Dieu et envers les hommes de ne pas le faire.

— Eh bien, Diaz, reprit Fabian avec force, on m’a pris mon nom, ma fortune, et on a égorgé ma mère ; du fond de l’abîme où l’on m’a fait tomber, j’ai pu mesurer depuis peu la hauteur de laquelle on m’a précipité ; j’ai poursuivi le meurtrier de ma mère et le spoliateur de mon nom ; le sort des armes l’a fait tomber entre mes mains, et le voici. »

Un nuage de douleur obscurcit les yeux de l’aventurier à l’aspect du chef dont il avait, sans le savoir, prononcé la sentence ; car le sentiment de justice inexorable que Dieu a gravé dans le cœur de l’homme lui disait que don Estévan avait mérité son sort, si Fabian ne l’accusait pas injustement.

Diaz inclina tristement la tête, étoulfa un soupir et garda le silence.

Pendant que ces événements se pressaient au milieu de l’immense solitude, seul témoin de leur accomplissement, les acteurs du drame qui allait se jouer auraient pu voir Cuchillo soulever avec précaution le dais de feuilles qui couvrait sa tête, jeter un coup d’œil avide sur le val d’Or, et sortir du lac tout ruisselant d’eau, semblable à l’un des génies malfaisants à qui la croyance des Indiens donnait ces sombres montagnes pour demeure.

Mais la gravité des circonstances absorbait toute l’attention de Diaz, comme celle de Bois-Rosé et de ses deux compagnons.


FIN DU PREMIER VOLUME.