Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XLI

Librairie Hachette et Cie (1p. 442-455).

CHAPITRE XXXVIII

LE SUPPLICE DE TANTALE.


Quand, à la suite de sa course haletante, Cuchillo eut gagné le voisinage des Montagnes-Brumeuses, il s’arrêta de nouveau. Le bandit n’avait pas oublié la configuration des lieux qu’il avait déjà vus, mais son cœur troublé de crainte et de joie, le sang qui bourdonnait à ses oreilles, ôtaient à sa vue sa clairvoyance ordinaire. Il eut besoin de faire halte un instant pour s’orienter.

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il put jeter autour de lui un coup d’œil plus calme.

L’obscurité était encore complète quand il arriva non loin de la pyramide qui s’élevait au-dessus du val d’Or ; les vapeurs humides du lac enveloppaient d’un voile épais le vallon et la colline escarpée du sépulcre indien.

Le sourd grondement de la cascade qu’il se rappelait fut pour lui un signal qui fixa ses incertitudes. Il n’avait pas oublié que la chute d’eau se précipitait dans un gouffre à peu de distance du placer.

Il mit alors pied à terre pour se reposer un instant en attendant le jour ; mais à peine était-il assis qu’il bondit comme s’il eût été mordu par un serpent. Un hasard fatal l’avait fait arrêter précisément à la même place où il avait frappé Marcos Arellanos. Un souvenir rapide comme l’éclair retraça à l’esprit effrayé du bandit jusqu’aux moindres détails de cette lutte mortelle.

Toutefois le sentiment de terreur qu’éprouva Cuchillo ne fut que de courte durée.

Sous le ciel pur de cette portion de l’Amérique où nous avons introduit le lecteur, la superstition n’a pas établi son empire comme dans nos contrées brumeuses, où les brouillards du soir prêtent aux objets un aspect fantastique et portent naturellement à la rêverie.

De la rêverie est née cette sombre poésie fille du Nord, qui a peuplé de revenants et de fantômes nos pays, assez déshérités déjà par la nature, comme si les âmes de ceux qui toute leur vie ont été condamnés aux frimas ne devaient pas s’estimer trop heureuses d’en être délivrées pour revenir les endurer de nouveau.

Dans les solitudes américaines, le voyageur isolé craint plus les vivants que les morts, et Cuchillo avait trop à redouter les blancs ou les Indiens pour s’occuper longtemps d’Arellanos.

D’autres idées vinrent petit à petit au bandit et remplacèrent dans son âme celles qui l’avaient agitée : il recouvra, nous ne dirons pas du calme, car le voisinage du gîte d’or ne lui laissait pas sa liberté d’esprit ; mais, du moins, il cessa de penser à un crime qui se confondit avec tous ceux dont il s’était rendu coupable.

Le souvenir d’Arellanos était déjà bien loin quand les premières lueurs de l’aube surprirent Cuchillo au milieu de l’ivresse que la cupidité faisait monter à son cerveau.

Bien qu’il fût à peu près certain que personne n’avait pu le voir s’éloigner du camp et encore moins le suivre, il résolut de gravir la pyramide qui s’élevait devant lui, et du haut de cette éminence d’interroger au loin le désert.

Les deux sapins, dont la verdure sombre couronnait le tombeau du chef apache, lui parurent merveilleusement placés pour le dérober aux yeux des Indiens, s’il s’en trouvait par hasard dans le voisinage, et il s’achemina vers le pied de la pyramide.

Il ne put cependant s’empêcher de jeter en passant un coup d’œil à la fois avide et anxieux sur le vallon aux cailloux d’or. Une pensée soudaine était venue dissiper un instant son extase. Le placer était-il toujours vierge comme lorsqu’il l’avait quitté deux ans auparavant ?

Un simple coup d’œil le rassura. Rien n’était changé à l’aspect du val d’Or ; c’étaient toujours ces radieux faisceaux de lumière que lançaient les amas du précieux métal. Le voyageur dévoré de la soif au milieu de l’immensité des sables embrasés n’aperçoit pas avec plus de joie l’oasis aux eaux courantes où il va se désaltérer ; jamais, aux temps mythologiques, faune ou satyre ne lança sur une nymphe surprise au bain, sous l’ombre discrète du feuillage, des regards plus ardents que Cuchillo sur les monceaux d’or natif brillant à travers la haie de cotonniers.

Tout autre aventurier que son heureuse étoile eût guidé vers cet endroit se fût hâté de se charger d’autant d’or qu’il en eût pu porter, et de s’enfuir avec son butin. Mais chez Cuchillo la cupidité était une passion réfléchie et poussée jusqu’à ses dernières limites. Avant de le déflorer, le bandit voulait repaître ses yeux de ce trésor caressé pendant deux années dans sa pensée, et pour lequel il n’avait pas hésité à sacrifier la vie de tous ses compagnons d’aventures.

Après quelques instants donnés à une contemplation pleine d’extase, Cuchillo prit son cheval par la bride, marcha rapidement vers les montagnes, et l’attacha à l’un des buissons qui croissaient dans une gorge assez profonde pour le cacher à tous les yeux ; puis il se mit en devoir d’escalader la pyramide.

Arrivé au sommet, il avait parcouru de l’œil les solitudes environnantes pour s’assurer qu’il était bien seul. Un examen attentif de quelques minutes l’avait de nouveau rassuré. En effet, don Estévan et ses trois compagnons d’un côté, le chasseur canadien et ses deux amis de l’autre, ayant des renseignements moins précis, étaient obligés de reconnaître les lieux, et se trouvaient encore engagés dans les collines hors de la portée de sa vue. Satisfait du silence qui régnait autour de lui, Cuchillo, un instant absorbé par le voisinage des trésors étalés à ses pieds, avait reporté machinalement ses regards vers la cascade.

La nappe d’eau qui semblait, en tombant derrière la pyramide, jeter sur son sommet au-dessus de l’abîme un pont d’argent en fusion, s’ouvrait parfois dans sa chute. Alors, à travers les vapeurs irisées que le vent dispersait, un bloc d’or, mis à nu par l’action séculaire des eaux, étincelait aux rayons du soleil. Le plus monstrueux des fruits qui se soient jamais balancés aux aisselles d’un cocotier ne dépassait pas son volume.

Continuellement lavé par la poussière humide de la cascade, ce bloc d’or apparaissait dans tout son éclat, et semblait à chaque instant prêt à s’échapper de la demi-enveloppe de silex qui le retenait ; et cependant, depuis des siècles peut-être, il menaçait d’engloutir avec lui dans l’abîme la valeur de la rançon d’un roi.

À l’aspect du bloc qu’il lui semblait pouvoir saisir en étendant le bras, un élan de joie insensée traversa le cœur de Cuchillo. Avidement penché sur l’abîme, les mains étendues et les yeux dilatés, sa poitrine se gonfla jusqu’à se rompre, et il eût succombé à l’émotion poignante qui l’oppressait, si un cri de douleur et d’allégresse à la fois ne se fût échappé de sa bouche.

C’était le cri qu’avaient entendu le Canadien et ses deux compagnons.

Bientôt cependant un spectacle auquel il était loin de s’attendre au milieu de cette solitude ne tarda pas à lui arracher un autre cri ; mais cette fois c’était un cri de rage. Le bandit venait d’apercevoir une créature humaine, un homme possesseur comme lui du secret de sa vie, foulant d’un pied profane le trésor qu’il croyait ne devoir appartenir qu’à lui seul.

Bois-Rosé et Fabian étaient invisibles à ses yeux derrière la ceinture épaisse du val d’Or ; Cuchillo pensa que l’ex-carabinier était seul, et sans réflexion, et presque sans se donner le temps d’ajuster, il avait fait feu sur lui.

C’est ainsi que Pepe avait échappé à la balle de la carabine qu’il avait entendue siffler à ses oreilles.

Il faut renoncer à peindre la rage et la stupéfaction du bandit quand, caché lui-même derrière des branches de sapin, il vit deux hommes se joindre à Pepe ; quand dans l’un d’eux il reconnut à sa haute stature l’un des terribles chasseurs qu’il avait vus à l’œuvre contre les tigres à la Poza, et dans l’autre Fabian, celui qui, deux fois déjà, avait échappé à ses embûches.

Un frisson mortel glaça un instant son cœur dans sa poitrine ; Cuchillo chancela éperdu : il lui fallait fuir une fois encore ce val d’Or, dont une fatalité semblait toujours devoir l’éloigner et n’allumer chez lui que d’insatiables désirs.

Heureusement pour le bandit, la brume épaisse flottant encore au sommet de la pyramide le déroba aux regards des trois ennemis qui montaient vers lui.

Quand ils arrivèrent au haut de l’éminence, Cuchillo avait pu, sans être aperçu, descendre par le versant opposé, après avoir eu le temps de reconnaître aussi dans le lointain don Estévan et sa suite. Ce fut un nouveau sujet de crainte et de surprise pour le bandit, qui, se glissant comme un serpent le long des rochers, vint se cacher sous les feuilles des nénufars, dans les eaux du lac, résolu à attendre le dénoûment de son étrange aventure.

Cuchillo était caché à tous les yeux, prêt à profiter du conflit qui allait s’engager entre don Estévan et ses trois compagnons d’une part, entre Fabian et ses deux amis de l’autre.

Un frisson de joie diabolique vint se mêler à ceux que lui causait la fraîcheur des eaux du lac. Il était là comme l’oiseau de proie qui attend, en planant dans les nuages, que le champ de bataille lui livre sa pâture.

Il lui fut facile de pressentir une lutte mortelle entre Fabian et le duc de l’Armada ; et il calcula rapidement les chances favorables qui lui restaient encore.

Si les trois chasseurs étaient vainqueurs, il n’avait rien ou peu de chose à redouter de Fabian, qui était toujours à ses yeux Tiburcio Arellanos. Les Mexicains de basse classe ne regardent le plus souvent, entre eux, un coup de couteau que comme une chose de peu d’importance, et il espérait se faire pardonner celui dont il avait gratifié Tiburcio, en rejetant sur don Estévan tout l’odieux de sa conduite.

Si ce dernier restait maître de la place, il se flattait de colorer facilement sa désertion d’un prétexte plausible. Il se décida donc à laisser commencer la lutte, et à se porter, au moment décisif, au secours du plus fort, certain à peu près que, de quelque côté que demeurât l’avantage, son intervention devait plaider sa cause et achever de la gagner.

Pendant que Cuchillo essayait de se consoler de sa mésaventure par tous ces raisonnements, qui ne laissaient pas que d’être assez spécieux, Bois-Rosé avait pu distinguer la couleur des nouveaux venus.

« Ce sont quatre cavaliers du camp mexicain, dit-il.

— Je l’avais bien prévu, s’écria Fabian ; nous allons avoir toute la troupe sur les bras et nous trouver pris ici comme des chevaux sauvages dans une estacade.

— Chut ! répondit Bois-Rosé, et rapportez-vous-en à moi pour vous sortir de ce mauvais pas. Rien ne prouve qu’il y ait d’autres cavaliers derrière ceux-ci, et, en tout cas, nous ne pourrions choisir un poste plus avantageux que cette éminence, d’où nous pourrions défier une tribu de saurages tout entière ; rien ne prouve non plus qu’ils aient l’intention de s’arrêter ici. En attendant, je vais les surveiller. »

En disant ces mots, le Canadien se couchait à plat ventre et s’arrangeait de manière à cacher sa tête entre des pierres qui garnissaient comme des créneaux le sommet de la pyramide, sans perdre de vue toutefois les quatre cavaliers. On commençait à entendre le bruit des pas de leurs chevaux au milieu du silence de la plaine.

Le vieux chasseur les vit faire halte un instant et se consulter : mais leur voix n’arrivait pas jusqu’à lui.

« Pourquoi ce retard, Diaz ? disait le duc de l’Armada à son confident, et non sans quelque impatience ; le temps presse, et nous en avons déjà trop perdu.

— La prudence exige que nous n’avancions pas ainsi sans reconnaître d’abord les lieux.

— Ne sont-ils pas conformes à la description que nous en a donnée Cuchillo ?

— C’est vrai, mais le coquin doit être caché quelque part par ici, puisque nous avons encore retrouvé tout à l’heure ses traces dans la direction de ce rocher ; il peut n’être pas seul, et nous avons tout à craindre de lui. »

Don Estévan fît un signe de dédain.

« Diaz ne se trompe pas, à mon avis, dit Baraja : personne ne m’ôterait de l’idée que j’ai vu comme l’ombre d’un homme sur le sommet de ce rocher.

— Toutes les offrandes déposées par les Indiens à l’entrée de ces défilés, ajouta Oroche, prouvent que cet endroit est fréquenté par eux ; la solitude n’est peut-être pas aussi complète qu’elle le paraît. Les Indiens sont plus à craindre que Cuchillo, et la vie du seigneur don Estévan est celle qu’on doit le moins exposer. »

Don Estévan se rendit à ces raisons, et Oroche désigné pour aller explorer les lieux, mit pied à terre et se détacha du groupe.

« Ah ! dit Bois-Rosé à voix basse, je reconnais à présent parmi ces cavaliers un de ceux que j’ai vus la nuit à la Poza, celui qui se fait appeler don Estévan, et qui n’est autre que don Antonio de Mediana… que son étoile nous livre enfin !

— Don Antonio de Mediana ! répéta Fabian. Est-ce possible ? Ne vous trompez-vous pas ?

— C’est lui ! vous dis-je.

— Ah ! s’écria Fabian, je le vois à présent, c’était le doigt de Dieu qui me poussait malgré moi vers cet endroit maudit. Mânes de ma mère, ajouta-t-il tout bas, réjouissez-vous au fond de votre tombeau ! »

Pepe garda le silence ; mais, au nom qu’il venait d’entendre, il leva la tête à son tour. La haine brillait dans son regard, et son œil semblait mesurer la distance qui le séparait encore de celui dont il avait à tirer vengeance. Un habile tireur comme Bois-Rosé eût à peine atteint l’un des cavaliers, et Pepe se cacha de nouveau derrière la crête du rocher.

« Ne vous levez donc pas ainsi, Pepe, dit le Canadien ; autrement vous nous ferez découvrir !

— N’apercevez-vous pas d’autres cavaliers derrière ceux-ci ? demanda Fabian.

— Personne. Depuis la pointe là-bas, où la rivière se divise en deux branches, jusqu’ici, je ne vois que de la brume et du soleil, et pas un être vivant… à moins, reprit Bois-Rosé après s’être un instant interrompu comme s’il cherchait à se rendre compte de l’apparition d’un objet lointain, à moins que cette masse noire que je vois flotter sur la rivière ne soit pas, ainsi que je le présume, un arbre mort en dérive. En tous cas, que ce soit un tronc ou un canot d’écorce, la masse noire suit le fil de l’eau et par conséquent s’éloigne de nous.

— Qu’importe ? dit Fabian, plus intéressé à surveiller don Antonio qu’à s’occuper d’un objet éloigné, décrivez-moi les cavaliers qui accompagnent le chef ; peut-être les reconnaîtrai-je à la description que vous m’en ferez.

— Ah ! continua le Canadien, le canot d’écorce ou le tronc d’arbre…

— Laissez cet objet lointain, pour l’amour de Dieu ! s’écria Fabian agité d’une impatience furieuse ; qu’avons-nous à nous en inquiéter ?

— Demandez au malelot en vigie dans une mer inconnue s’il doit s’inquiéter des récifs. Eh bien ! s’il faut vous le dire, cette masse noire peut être un canot d’écorce, et Dieu veuille qu’il ne débarque pas ici quelques-uns de ces forbans du désert comme il y en a tant dans ces parages. Bon ! le canot disparaît dans le brouillard.

— Les cavaliers ! les cavaliers, répondit Fabian d’une voix sourde.

— Quant aux trois autres cavaliers, je ne les connais p as. Il y en a un dont la taille est droite, élancée comme un jonc ; quel beau cheval il monte !

— Un cheval bai-brun, des galons d’or à son feutre, la figure noble.

— Précisément.

— C’est Pedro Diaz.

— Vive Dieu ! reprit Bois-Rosé, il y en a parmi eux un autre qui semble s’être complu à faire des lanières de son manteau.

— C’est Oroche, interrompit Fabian. Mais ce serait une lâcheté de ne pas nous montrer, à présent que Dieu nous envoie don Antonio presque seul.

— Patience, dit Pepe ; je suis comme intéressé à ne pas le laisser échapper, mais la précipitation peut tout compromettre. Quand on a attendu quinze ans, on peut bien attendre une minute de plus. Sont-ils seuls, Bois-Rosé, ou apercevez-vous au loin le reste de leur escorte ?

— Le sable tourbillonne là-bas, mais c’est le vent qui le soulève ; ils sont seuls ! Ah ! voilà qu’ils s’arrêtent comme s’ils cherchaient à s’orienter. Ils regardent de côté et d’autre. Voilà l’homme au manteau en lanières qui descend de cheval et s’avance vers l’enceinte des saules.

— Oui, dit Fabian, ils ont de bonnes raisons pour savoir le chemin. Mais n’y a-t-il pas parmi eux un homme vêtu de gamuza[1], montant un cheval gris pommelé ? S’il y est, c’est Cuchillo.

— Il n’y est pas, reprit le chasseur ; mais, tenez, l’homme au manteau se baisse, il ramasse du sable et le vanne dans sa main. Il entr’ouvre le rideau de lianes, il disparaît derrière la haie… Ah ! le coquin a trouvé le gîte, poursuivit le chasseur, mais je me trompe beaucoup, ou nous allons le faire décompter tout à l’heure. »

Il y eut un moment de silence pendant lequel les trois amis retinrent jusqu’à leur haleine. Le chasseur se remit bientôt en observation.

« Il me semble voir les eaux du lac s’agiter, dit-il. Ah ! l’homme au manteau est sorti de l’enceinte ; il parle à l’un de ses compagnons, et tous deux se mettent à gambader comme des fous ; la joie leur trouble le cerveau, et je le crois sans peine ; rarement ces gens qui ne cherchent que l’or en ont trouvé un gîte semblable à celui-ci ; mais ils sont seuls et le moment est arrivé où il faut leur faire voir que ce trésor n’appartient qu’à nous. Nous ne pouvons tuer des chrétiens comme des chiens ou des Apaches, ce qui est la même chose ; nous les sommerons donc de se rendre à discrétion. »

En disant ces mots, Bois-Rosé se relevait lentement, semblable à l’aigle agitant, avant de les déployer dans toute leur envergure, les puissantes ailes dont le vol rapide va le jeter dans la foudre de son aire élevée jusqu’à la plaine.

Rassurés par l’examen des lieux, qui paraissaient complètement déserts, Oroche et Baraja, remontes sur leurs chevaux, avaient fait signe à don Estévan et à Pedro Diaz, restés en arrière, de venir les rejoindre.

Les deux éclaireurs, bien qu’éblouis par l’aspect étincelant du val d’Or, n’avaient pu méconnaître sur le sable les empreintes laissées par Cuchillo. Ils attendaient l’arrivée de leur chef pour prendre ses ordres à cet égard.

Tous deux, comme Cuchillo et Pepe, avaient simultanément ressenti au cœur la morsure du démon de la cupidité.

Ces lieux sombres, ces gorges solitaires, la certitude d’être les seuls dans tout le camp à partager avec don Estévan et Diaz le secret de ce placer dont la vue donnait le vertige, tout murmurait à leurs oreilles de sinistres conseils.

Si don Estévan, si Pedro Diaz ne retournaient plus au camp, Baraja et Oroche restaient seuls. Plus tard Oroche et Baraja verraient à se défaire l’un de l’autre. Telles étaient les pensées qui traversaient l’âme des deux éclaireurs, et qu’exprimait un regard échangé entre eux quand les cavaliers vinrent les rejoindre.

« Nous avons vu les traces de Cuchillo, dit Baraja, et, si nous voulons le prendre, il faut visiter avec soin ces montagnes.

— Cuchillo a vu le trésor, et il ne doit point nous échapper, ajouta Oroche. Je pense comme Baraja qu’il a dû aller se cacher dans ces gorges, où il espère que nous ne le suivrons pas.

— Seigneur don Estévan, dit Pedro Diaz, je suis d’avis à présent que nous retournions au camp. »

Don Antonio hésita un instant, pendant lequel le cœur de Baraja battit violemment comme celui d’Oroche.

Le conseil de Diaz était bon à suivre, et les deux drôles le sentaient mieux que personne ; mais il était trop tard.

Du haut de la pyramide, les trois chasseurs embusqués tenaient à portée de carabine ceux dont ils avaient surveillé tous les mouvements, et qui désormais ne pouvaient plus fuir.

Un terrible réveil allait dissiper les rêves de convoitise de Baraja et d’Oroche.

« Il est temps ! dit Bois-Rosé.

— Il me faut don Antonio vivant, dit brièvement Fabian ; arrangez-vous d’après cela ; le reste m’importe peu. »

Comme il achevait ces mots, le Canadien se dressa sur ses pieds de toute sa hauteur ; il poussa un cri qui retentit subitement aux oreilles des quatre nouveaux venus et leur arracha une exclamation de surprise que vinrent redoubler encore la taille gigantesque du Canadien et son singulier accoutrement.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? s’écria une voix que Fabian reconnut pour être celle de don Antonio.

— Qui nous sommes ? répondit le chasseur. Je vais vous le dire et vous rappeler d’abord une vérité que l’on ne conteste jamais dans mon pays ni dans le désert, c’est que la terre est au premier occupant ; or, puisque vous ne nous avez pas vus arriver, c’est que nous étions ici avant vous. Nous sommes donc les seuls maîtres de ces lieux. Ce que nous voulons, c’est que vous vous retiriez de bonne grâce, c’est-à-dire trois d’entre vous, et que le quatrième se livre à notre discrétion, pour lui rappeler une seconde loi du désert, celle qui veut du sang pour du sang.

— C’est quelque anachorète à qui la solitude a troublé la cervelle, dit Pedro Diaz, confondant avec un paisible solitaire le terrible frère de la carabine et du couteau.

— Prenez garde ! fit Baraja, je connais cet homme : c’est le plus redoutable tueur de tigres que j’aie jamais vu. Tenez, Diaz, nous n’avons pas de chance.

— Et que m’importe ? s’écria Pedro Diaz.

— Demander qu’on cède, sans coup férir, un placer comme il n’en a jamais existé ! Devant un pareil trésor, l’ami, s’écria Oroche en montrant le val d’Or, on se fait arracher les entrailles du corps plutôt que de le céder à personne.

— Vous l’aurez voulu, reprit flegmatiquement le Canadien.

— Attendez, dit Pedro Diaz, je vais terminer la conférence d’un coup de fusil.

— Non, s’écria Mediana en l’arrêtant, voyons d’abord jusqu’où ira la folie de cet étranger. Et quel est celui d’entre nous, l’ami, s’écria-t-il d’un air ironique, à qui vous voulez enseigner la loi du désert ?

— À vous, ne vous déplaise, s’écria la voix de Fabian, qui se montra tout à coup au même instant où Pepe se levait aussi à son côté.

— Ah ! c’est toujours vous ! répondit Mediana d’une voix que la rage et la surprise étouffaient au passage.

Fabian s’inclina profondément.

« Et c’est moi qui vous suis pas à pas depuis quinze jours, s’écria Pepe, et qui rends grâces à Dieu de pouvoir solder enfin un compte vieux de plus de quinze ans.

— Qui êtes-vous ? demanda don Estévan en cherchant en vain à deviner à qui il avait affaire, tant les années et le costume qu’il portait avaient changé l’ancien miquelet garde-côte.

— Pepe le Dormeur, qui n’a pas oublié comme vous son séjour au préside de Ceuta. »

À ce nom qui lui expliquait la menace de Fabian au pont du Salto de Agua, don Estévan perdit tout à coup l’air de mépris qu’avait jusque-là porté sa physionomie. Un soudain pressentiment l’avertit que sa fortune touchait à son déclin. Il jeta autour de lui un regard d’inquiétude.

Les rochers élevés qui, d’un côté, formaient l’enceinte du val d’Or, pouvaient le protéger contre le feu des chasseurs, maîtres de la plate forme. Un court espace l’en séparait et un instant la prudence lui conseilla de s’élancer vers cet abri ; mais son orgueil révolté le fit rester en place.

« Eh bien, vengez-vous donc sur un ennemi qui dédaigne de fuir ! cria fièrement le noble Espagnol à Pepe.

— Ne vous a-t-on pas dit, répliqua froidement ce dernier, que nous ne voulons vous prendre que vivant ? »


  1. Peau de daim tannée.