Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXIV
CHAPITRE XXXI
RUSES INDIENNES.
Comme le Canadien achevait le généreux serment que l’indignation lui avait arraché, il lui sembla qu’une voix suppliante arrivait jusqu’à lui.
« Le malheureux n’appelle-t-il pas à l’aide ? » dit-il.
Et pour la première fois il leva sa tête au-dessus de la ceinture des roseaux.
À la vue du bonnet de peau de renard qui couvrait la tête du géant, et de la longue et lourde carabine que sa main paraissait soulever comme une baguette de saule, les Apaches reconnurent un de leurs formidables ennemis du Nord et tous reculèrent frappés d’étonnement à cette apparition soudaine. On ne doit pas oublier qu’à l’exception de l’Oiseau-Noir, aucun des guerriers indiens ne connaissait le signalement du chasseur. Celui-ci promena sur la rive où gisait Gayferos, au delà duquel les Apaches s’étaient reculés, un regard ferme et assuré. Il aperçut le malheureux scalpé qui appelait au secours d’une voix affaiblie, et tendait vers lui ses mains tremblantes.
L’Indien qui l’avait scalpé tenait encore dans ses doigts crispés par la mort la chevelure du guerrier blanc.
À ce spectacle terrible, le Canadien se leva et déploya sa taille gigantesque dans toute sa hauteur.
« Un feu de file contre ces chiens, dit-il, et n’oubliez pas qu’ils ne doivent pas vous prendre vivants. »
En disant ces mots, Bois-Rosé entra résolûment dans l’eau. Tout autre homme eût été couvert jusqu’à la tête ; mais le Canadien en surpassait le niveau de toutes ses épaules. Sa carabine tenait les ennemis en respect.
« Ne tirez qu’après moi, dit Pepe à Fabian ; j’ai la main plus sûre que la vôtre, et ma carabine kentuckienne a une portée double de votre fusil liégeois. Mais, en tous cas, faites comme moi, et tenez votre arme en joue. Si l’un de ces chiens fait un mouvement, laissez-moi le soin de l’empêcher de vous nuire.
L’Espagnol promenait son œil étincelant sur leurs ennemis qui se tenaient à distance, et menaçait du canon de sa carabine chacun des Apaches à son tour, prêt à faire feu au moindre signe d’hostilité de leur part.
Le Canadien avançait toujours pendant ce temps, et l’eau décroissait petit à petit autour de lui, quand un Indien leva sa carabine pour faire feu sur l’intrépide chasseur. Une détonation le prévint, et l’Indien laissa tomber son arme sur le sable, en tombant lui-même sur la face.
« À vous, don Fabian, » dit Pepe en se jetant à terre pour recharger son rifle, couché sur le dos, suivant l’habitude américaine en pareil cas.
Fabian pressa la gâchette à son tour ; mais son coup était moins sûr, et la portée moins longue de son fusil n’arracha à l’Indien qu’il visait qu’un cri de rage et ne le renversa pas. Quelques flèches volèrent en tournoyant vers le Canadien, mais Bois-Rosé, avec un sang-froid à toute épreuve, se baissait ou les écartait de la main, et, au moment où il prit terre sur la rive, Pepe avait rechargé sa carabine et se tenait prêt à faire feu une seconde fois. Il y eut chez les Indiens un moment d’hésitation dont le chasseur profita pour ramasser le corps de Gayferos.
Le malheureux, cramponné à ses épaules, eut la présence d’esprit de laisser les bras de son sauveur libres de leurs mouvements, et le Canadien, chargé de son fardeau, entra de nouveau dans l’eau, mais à reculons. Une seule fois la carabine de Bois-Rosé se fît entendre, et un Indien répondit à l’explosion par un cri d’agonie. Enfin, cette retraite de lion, soutenue par le feu de Fabian et de Pepe, imposa à leurs ennemis, et, quelques minutes après, Bois-Rosé victorieux déposait sur le terrain de l’îlot le pauvre Gayferos presque évanoui.
« En voilà trois hors de combat, dit le géant. Nous allons avoir une trêve de quelques minutes. Eh bien ! Fabian, voyez-vous l’avantage d’un feu de file ? Les coquins en ont assez pour le quart d’heure. Pour votre début, ce n’est pas mal, et je puis vous assurer que, quand vous aurez comme nous un rifle kentuckien, vous serez un fort bon tireur. »
Le succès momentané qu’il venait d’obtenir paraissait avoir fait oublier au Canadien ses idées sombres, et s’adressant à Gayferos qui poussait de sourds gémissements :
« Nous sommes arrivés trop tard pour sauver la peau de votre crâne, mon garçon, dit-il, consolez-vous, ce n’est pas grand’chose. J’ai une foule d’amis qui sont dans le même cas que vous, et qui ne s’en portent pas plus mal ; ce sont des économies de coiffure, et voilà tout. La vie est sauvée pour l’instant, c’est l’essentiel, nous allons tâcher à présent que ce soit définitif. »
Quelques morceaux des vêtement de Gayferos servirent à maintenir autour de son crâne dépouillé une grossière compresse de feuilles de saules écrasées et largement abreuvées d’eau. Ce premier pansement terminé dissimula le spectacle de cette plaie hideuse. La figure du Mexicain, qui était couverte de sang, fut ensuite lavée.
« Voyez-vous, dit le Canadien, qui caressait toujours l’idée de garder son Fabian près de lui, il faut que vous appreniez à connaître les habitudes du désert et les mœurs indiennes. Les coquins, qui savent aux dépens de trois des leurs de quel bois nous nous chauffons, se sont retirés pour essayer de faire par la ruse ce qu’ils n’ont pu faire par la force. Voyez plutôt comme tout est silencieux après tant de bruit.
Le désert, en effet, avait repris sa morne immobilité, les feuilles des trembles murmuraient agitées par le vent du soir, et, sous le soleil qui s’abaissait, les eaux de la rivière commençaient à se teindre de couleurs plus vives. Au delà de l’échappé de vue, à travers les arbres, la plaine, si tumultueuse tout à l’heure, n’était plus qu’une immense nappe de sable où rien ne troublait le silence de la solitude.
« Eh bien ! qu’en pensez-vous, Pepe ? Il ne sont plus que dix-sept à présent, ajouta le Canadien d’un ton de triomphe naïf.
— S’ils ne sont que dix-sept, reprit Pepe, dame, je ne dis pas que nous n’en puissions venir à bout ; mais s’ils reçoivent des renforts…
— C’est une chance à courir, une terrible chance, mais notre vie est entre les mains de Dieu, répliqua Bois-Rosé, ramené tristement à ses appréhensions pour Fabian. Dites donc, l’ami, poursuivit-il en s’adressant à Gayferos, vous êtes probablement du camp de don Estévan ?
— Le connaissez-vous donc ? dit le blessé d’une voix faible.
— Sans doute. Et par quelle aventure vous êtes-vous trouvé si éloigné de votre camp ?
Le blessé raconta comment, sur l’ordre de don Estévan, il s’était mis en route pour aller à la recherche de leur guide égaré, et comment, s’étant égaré lui-même, sa mauvaise étoile l’avait fait apercevoir des Indiens occupés à donner la chasse aux chevaux sauvages.
— Comment appelez-vous ce guide ? demanda Fabian ?
— Cuchillo. »
Fabian lança un regard d’intelligence à Bois-Rosé.
« Oui, fit le chasseur, il y a quelques probabilité que vos soupçons envers ce démon à peau blanche ne manquent pas de fondement, et qu’il conduit l’expédition au val d’Or ; mais, mon enfant, si nous échappons à ces coquins d’Indiens, n’en sommes-nous pas tout près ? Alors, une fois que nous y serons installés, fussent-ils cent encore, nous en viendrons à bout. »
Ceci avait été dit bas l’oreille de Fabian.
« Encore un mot, reprit le Canadien au blessé, et nous vous laisserons reposer : Combien don Estévan a-t-il encore d’hommes avec lui ?
— Une soixantaine, » répondit Gayferos.
Ces renseignements reçus, le Canadien rafraîchit une seconde fois le crâne enflammé du blessé à l’aide d’une nouvelle aspersion d’eau fraîche, et le malheureux, momentanément soulagé, puis affaibli par ses émotions et la perte de son sang, tomba dans un sommeil presque léthargique.
« Maintenant, dit le Canadien, pensons à nos affaires et tâchons de nous bâtir un rempart plus à l’épreuve des balles ou des flèches que cette bordure mouvante de feuilles et de roseaux. Avez-vous compté combien il y avait de carabines entre les mains de ces Indiens ?
— Sept, si je ne me trompe, répondit l’ex-miquelet.
— Il y en a donc dix d’entre eux qui sont moins à craindre. Voyons, les coquins ne peuvent nous attaquer sur ce radeau, ni à droite ni à gauche, en suivant le fil de l’eau. Il ne faut prévoir une attaque que des deux rives, car peut-être ont-ils été faire un détour pour traverser la rivière et nous prendre entre deux feux. »
Le côté de l’îlot opposé à la rive sur laquelle les Indiens s’étaient montrés était suffisamment défendu par d’énormes racines hérissées comme des chevaux de frise ou les pieux d’un retranchement ; mais le côté où l’attaque allait probablement recommencer n’était défendu que par une ceinture épaisse de roseaux et de pousses d’osiers.
Grâce à la vigueur peu commune de ses bras, le Canadien, aidé de Pepe, put arracher aux deux extrémités de l’îlot qui faisaient face au cours de la rivière quelques grosses branches desséchées, et des troncs d’arbres plus récemment échoués. Peu de minutes suffirent aux deux habiles chasseurs pour garnir le côté le plus faible et le plus menacé d’un retranchement grossier, mais solide, et qui pouvait épargner plus d’une atteinte mortelle aux défenseurs de l’îlot.
« Voyez-vous, Fabian, disait Bois-Rosé, vous serez aussi à l’abri derrière ces troncs d’arbres que dans une forteresse de pierre. Vous ne serez exposé qu’aux balles qui pourraient partir du haut des arbres du rivage ; mais je ferai en sorte qu’aucun de ces diables incarnés n’en atteigne le sommet. »
Le Canadien se frottait les mains de contentement d’avoir élevé entre Fabian et la mort une barrière suffisante, et il lui désigna son poste derrière l’endroit le mieux retranché.
« Avez-vous remarqué, demanda Bois-Rosé à Pepe, comme, à chaque effort que nous faisions pour casser une branche ou dégager un bloc de bois, l’îlot tremblait dans ses fondements ?
— Oui, dit Pepe, on aurait dit qu’il allait s’arracher de sa base pour suivre le cours de l’eau.
Mais les deux chasseurs sentaient que le moment du péril approchait, et que la trêve allait expirer pour être suivie d’une longue et mortelle lutte.
Le Canadien recommanda à ses deux compagnons de ménager leurs munitions ; il donna à Fabian quelques instructions pour tirer plus juste ; il serra de sa main émue la main de l’Espagnol, qui lui rendit une silencieuse étreinte, puis il pressa Fabian sur son cœur avec une tendresse inquiète. Ce tribut une fois payé à la tendresse humaine, les trois défenseurs de l’îlot se remirent silencieusement à leur poste, avec un stoïcisme qu’un Indien n’eût point dépassé.
Quelques instants s’écoulèrent pendant lesquels la respiration oppressée du blessé, le clapotis de l’eau contre le radeau en travers de son cours furent les seuls bruits qui troublèrent le silence profond de la nature à l’heure où le soleil va disparaître.
La surface de la rivière, le sommet des trembles croissant sur la rive, les rives elles mêmes et leurs roseaux, rien n’échappait à l’examen attentif des chasseurs, au moment où la nuit allait tomber rapidement avec son cortège d’embûches.
« Voici l’heure où les démons des ténèbres vont tendre leurs pièges, dit gravement Bois-Rosé ; l’heure où ces jaguars humains rôdent en cherchant leur proie. C’est d’eux qu’a voulu parler l’Écriture. »
Personne ne répondit à cette phrase du Canadien, qui était plutôt une pensée traduite à haute voix qu’un avis de se tenir sur ses gardes.
Cependant l’ombre s’épaississait petit à petit. Les buissons qui croissaient sur la rive commençaient à prendre les formes fantastiques que donne aux objets dans la campagne la lumière incertaine du crépuscule.
La verdure des arbres se glaçait de tons noirs ; mais l’habitude avait donné aux deux chasseurs, le Canadien et l’Espagnol, l’œil perçant des Indiens eux-mêmes, et rien, avec la vigilance qu’ils déployaient, n’aurait pu mettre en défaut leurs sens exercés.
« Pepe, reprit le chasseur à voix plus basse, comme si tout d’un coup le danger attendu se présentait, ne vous semble-t-il pas que ce buisson, là-bas, et il montrait du doigt à travers les roseaux une touffe d’osiers, a changé de forme et qu’il s’est élargi ?
— Oui, répondit l’Espagnol, le buisson a changé de forme.
— Voyons, Fabian, continua le chasseur canadien, vous qui avez la vue perçante que j’avais à votre âge, ne vous semble-t-il pas qu’à son extrémité de gauche cette touffe d’osiers ne dresse plus ses feuilles comme celles qu’alimente encore la sève des racines ? »
— Le jeune homme écarta légèrement les roseaux et considéra d’un œil attentif le point indiqué par Bois-Rosé.
« Je le jugerais, dit-il, mais… »
Il s’interrompit pour regarder à quelque distance de là…
« Eh bien ! demanda le Canadien, apercevez-vous quelque autre chose, oui ou non ?
— J’aperçois là-bas, dit Fabian, entre ce saule et ce tremble, à dix pas de la touffe d’osier, un buisson qui, certes, ne s’y trouvait pas il y a une heure.
— Ah ! dit le Canadien, voilà ce que c’est que de vivre loin des villes, les moindres accidents de paysage se gravent dans la mémoire et deviennent de précieux indices : vous êtes né pour vivre de la vie des chasseurs, Fabian. »
Pepe levait sa carabine dans la direction du buisson indiqué.
« Pepe comprend à demi-mot, dit Bois-Rosé, il sait comme moi que les Indiens ont employé leur temps à couper ces branchages et à s’en faire des abris portatifs ; mais, en vérité, c’est par trop mépriser les blancs dont deux pourront peut-être leur apprendre des ruses qu’ils ne connaissent pas encore. Laissez ce buisson à Fabian, reprit le Canadien en parlant à Pepe. Ce sera pour lui un but facile ; vous, tirez sur ces branches dont les feuilles commencent à se flétrir. C’est derrière elles qu’est l’Indien. Au centre, au centre, Fabian, acheva-t-il vivement. »
Deux coups de feu partirent à la fois de l’île de manière à se confondre en un seul. Le buisson factice s’affaissa, non sans que l’œil des deux chasseurs eût aperçu un corps rouge qui se débattait derrière les feuilles, et les branches ajoutées à l’autre touffe d’osiers s’agitèrent convulsivement.
Pepe, Fabian et Bois-Rosé s’étaient jetés sur le dos, les deux premiers rechargeant leurs armes, le troisième prêt à faire usage de la sienne.
Une décharge de balles vint briser, au-dessus de la tête des chasseurs, des feuilles et des menues branches qui tombèrent en s’éparpillant sur eux, en même temps que le cri de guerre des Indiens surpris vint déchirer leurs oreilles.
« Si je ne me trompe, ils ne sont plus que quinze, s’écria le Canadien en cassant en cinq morceaux une petite branche sèche et en fichant les tronçons par terre, il est bon de compter leurs morts. »
Bois-Rosé quitta sa position horizontale pour s’agenouiller. Le soleil lançait ses dernières teintes à la cime des arbres.
« Attention, enfants, dit-il, j’aperçois là-bas remuer les feuilles d’un tremble, et à coup sûr ce n’est pas le vent qui les agite ainsi. C’est sans doute un de ces coquins qui grimpe ou qui est grimpé jusqu’au sommet. »
Une balle vint trouer un des troncs qui composaient le radeau et prouver que le chasseur avait deviné juste.
« Diable ! il faut agir de ruse et forcer l’Indien à se découvrir. »
En disant ces mots, il ôta le bonnet et la veste qui couvraient sa tête et ses épaules, et les mit largement en évidence à travers les interstices des branches. Fabian le regardait faire avec attention.
« Si j’avais devant moi, dit Bois-Rosé, un soldat blanc, je me mettrais à côté de ma veste, car le soldat tirerait sur elle ; devant un Indien, je me mettrai derrière, car le guerrier rouge ne se trompera pas de la même façon, et il tirera à côté de mes vêtements. Couchez-vous, Fabian, et vous aussi, Pepe, laissez-moi faire ; d’ici une minute vous entendrez la balle siffler à droite ou à gauche du but que je leur présente. »
Le Canadien s’agenouilla de nouveau derrière sa veste, prêt à faire feu sur le tremble. Il ne s’était pas trompé dans ses conjectures. En moins de temps qu’il ne l’avait annoncé, les balles indiennes coupèrent les feuilles aux deux côtés de la veste et du bonnet, mais sans atteindre le Canadien non plus que ses deux compagnons qui s’étaient écartés de droite et de gauche.
« Ah ! s’écria le Canadien, il y a des blancs qui peuvent battre les Indiens avec leurs propres armes. Fichez un morceau de bois de plus en terre, Fabian, nous allons avoir un ennemi de moins. »
Le chasseur tirait à l’une des fourches du tremble où apparaissait une teinte rouge, semblable, pour tout autre œil que le sien, à celle des feuilles d’automne, et l’explosion grondait encore quand un Indien roulait de branche en branche comme un fruit qu’un grêlon a détaché de sa tige.
À ce coup d’adresse du Canadien, des hurlements sauvages retentirent avec tant de fureur, qu’il fallait avoir des muscles d’acier pour ne pas en tressaillir d’effroi. Le blessé lui-même, que les détonations successives n’avaient pas éveillé, secoua momentanément sa léthargie pour murmurer d’une voix tremblante :
Virgen de los Dolores ! Ne dirait-on pas une bande de tigres qui hurlent dans les ténèbres ? Sainte Vierge ! ayez pitié de moi !
— Remerciez-la plutôt, interrompit le Canadien, les coquins pourraient, avec leurs hurlements à la file, tromper un novice comme vous, mais non un vieux coureur des bois. Vous avez entendu le soir dans les forêts les chacals hurler et se répondre comme s’il y en avait par centaines, et souvent ils ne sont que trois ou quatre. Les Indiens imitent les chacals, je répondrais qu’ils ne sont pas maintenant plus d’une douzaine derrière ces arbres. Ah ! si je pouvais les décider à traverser l’eau, pas un d’eux ne retournerait à son village porter la nouvelle de leur désastre. »
Comme si une pensée soudaine traversait son esprit, Bois-Rosé fit coucher ses compagnons sur le dos. Les rebords de l’îlot et les troncs d’arbres les protégeaient suffisamment lorsqu’ils n’étaient qu’à fleur de terre.
« Nous sommes en sûreté tant que nous serons ainsi renversés, continua-t-il, il ne s’agit que d’avoir l’œil au sommet des arbres ; c’est de là seulement qu’ils peuvent nous atteindre. Ne tirons que dans le cas où nous en verrions quelques-uns grimper aux saules et restons immobiles. Les coquins ne voudront pas s’en retourner sans nos chevelures, et ils se décideront à venir à nous. »
Cette résolution du chasseur semblait lui avoir été inspirée par le ciel, car à peine étaient-ils étendus sur la terre, qu’une grêle de balles et de flèches trouèrent, hachèrent la ceinture de roseaux, et cassèrent les branches derrière lesquelles ils se tenaient une minute avant, mais les projectiles lancés horizontalement ne purent les atteindre. Le Canadien arracha brusquement sa veste et son bonnet comme s’il fût tombé lui-même sous les coups de ses ennemis, et le plus profond silence régna dans l’îlot après cette décharge en apparence si meurtrière.
Des cris de triomphe accueillirent ce silence, qui ne fut plus troublé qu’un instant après par une nouvelle décharge. Mais cette fois encore l’îlot resta muet et morne comme la mort.
« N’est-ce pas un de ces chiens qui monte encore sur ce saule ? demanda Pepe.
— Oui ; mais essuyons son feu sans plus bouger que si nous étions morts. C’est une chance à courir. Puis il ira dire à ses compagnons qu’il a compté sur le terrain les cadavres des quatre Visages-Pâles. »
Malgré le danger qu’offrait ce stratagème, la proposition de Bois-Rosé fut acceptée, et chacun resta immobile couché par terre à observer non sans anxiété toutes les manœuvres de l’Indien. C’était avec une extrême précaution que le guerrier rouge se hissait d’une branche à l’autre, et arrivait au point d’élévation nécessaire pour dominer l’intérieur de l’îlot flottant.
Il restait encore assez de jour pour ne perdre aucun des mouvements de l’Indien quand le feuillage ne le cachait pas tout à fait. Parvenu enfin à la hauteur désirée, l’Indien s’accroupit sur une grosse branche, puis il avança la tête avec précaution. La vue des cadavres étendus sur le sol de l’îlot ne sembla pas le surprendre. Peut-être, cependant, soupçonnait-il quelque ruse, car avec une audace que l’exemple d’un de ses compagnons, tué sur ce même arbre, ne devait pas encourager, l’Apache se montra tout entier et pointa sa carabine dans la direction de l’île. Son œil, comme celui du serpent, semblait vouloir fasciner ses ennemis ; tout d’un coup, il leva le canon de son arme en l’air, visa de nouveau, puis répéta encore la même manœuvre plusieurs fois de suite ; mais les chasseurs ne bougèrent pas plus que s’ils eussent été de véritables cadavres. Alors l’Indien poussa un cri de triomphe.
« Le requin mord à l’hameçon, dit Bois-Rosé.
— Je reconnaîtrai ce fils de chien, dit à son tour Pepe, et si je ne lui rends pas le malaise qu’il me cause, c’est que la balle qu’il va nous envoyer m’en empêchera.
— C’est l’Oiseau-Noir, reprit Bois-Rosé ; il est à la fois brave et prudent comme un chef. »
L’Indien dirigea une fois encore le canon de son fusil vers les corps qu’il apercevait en apparence sans vie, il ajusta avec autant de calme que le tireur qui dispute tranquillement le prix de la carabine dans une fête de village, et enfin il se décida à faire feu. Au même instant, un éclat détaché d’un tronc d’arbre à deux lignes de la tête de l’Espagnol vint déchirer son front. Pepe ne bougea pas plus que le bois mort contre lequel il s’appuyait, mais il se contenta de dire :
« Coquin de Peau-Rouge, je réglerai ton compte avant qu’il soit peu. »
Des gouttes de sang avaient jailli sur la figure du Canadien.
« Quelqu’un est-il blessé ? demanda-t-il d’une voix frémissante.
— Une égratignure, et rien de plus, répondit l’ex-miquelet.
— Dieu soit loué ! »
Alors l’Indien poussa de nouveau un cri d’allégresse, et descendit de l’arbre sur lequel il était monté.
Les trois chasseurs respirèrent.
Cependant le succès de leur ruse n’était pas encore complet. Il devait rester quelques doutes dans l’esprit des Indiens, car un long et solennel silence succéda au dernier coup de feu de l’Apache.
Le soleil se coucha, un court crépuscule étendit une couleur terne sur toute la nature, la nuit vint et la lune brilla sur la rivière, sans que les guerriers rouges eussent donné signe de vie.
« Nos chevelures les tentent, mais ils hésiteront encore à venir les prendre, dit Pepe en étouffant un bâillement d’ennui.
— Patience, répondit le Canadien, les Indiens sont comme les vautours qui n’osent déchiqueter le cadavre d’un homme que lorsqu’il commence à se corrompre, mais qui se décident à la fin. Les Apaches feront comme les vautours. Maintenant, reprenons notre position derrière les roseaux. »
Les chasseurs remirent lentement un genou en terre et recommencèrent à surveiller les mouvements des Apaches. Un instant la rive en face d’eux parut encore déserte, puis bientôt un Indien se laissa voir avec précaution d’abord, pour tenter la patience de l’ennemi, au cas où son immobilité dût cacher quelque ruse ; un autre guerrier se joignit à lui, et tous deux s’approchèrent de la berge avec une confiance croissante ; enfin, le Canadien en compta jusqu’à dix, dont la lune éclairait la peinture de guerre.
« Les Indiens, si je les connais bien, vont traverser la rivière à la file, dit Bois-Rosé ; Fabian, vous viserez le premier, Pepe visera au milieu, moi je me charge de l’avant-dernier. De cette façon, ils ne pourront nous aborder qu’à distance les uns des autres, et nous en aurons meilleur marché. Ce sera une lutte corps à corps, Fabian, mon enfant ; pendant que Pepe et moi les attendrons le couteau à la main, vous n’aurez qu’à recharger nos armes et à nous les passer. Par la mémoire de votre mère, je vous défends de vous mesurer avec ces chiens à l’arme blanche. »
Comme le Canadien achevait ces diverses recommandations, un guerrier de haute taille entrait dans la rivière, et la lune éclaira successivement neuf autres Indiens. Tous avançaient avec tant de précautions qu’aucun bruit ne trahissait leurs pas. On aurait dit l’ombre de guerriers, revenus de la terre des Esprits, qui marchaient silencieusement sur les eaux.