Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 319-331).

CHAPITRE XXX

UN DIPLOMATE INDIEN.


Après les cris de triomphe et d’allégresse qui signalèrent la capture et la chute du malheureux cavalier blanc, il y eut un moment de silence profond. Les hôtes de l’îlot échangèrent un regard de consternation et de pitié.

« Grâce à Dieu ! dit Fabian, ils ne l’ont pas tué. »

Le prisonnier, en effet, se relevait tout meurtri de sa chute, et un des Apaches le dégageait du lacet qui l’entourait encore. Bois-Rosé et Pepe secouèrent la tête.

« Tant pis pour lui, car il ne souffrirait plus à présent, dit l’Espagnol ; le silence que gardent ces Indiens est un signe que chacun d’eux se recueille pour penser au genre de supplice qu’ils lui infligeront. La capture d’un blanc est plus précieuse à leurs yeux que celle de toute la troupe de chevaux sauvages qu’ils poursuivaient. »

Les Indiens, sans descendre de cheval, entouraient le prisonnier qui, jetant autour de lui un regard éperdu, ne vit de tous côtés que des visages de bronze aux muscles immobiles. Alors les Apaches commencèrent à délibérer entre eux.

Pendant ce temps, un Indien qui paraissait être le chef de la troupe et que son teint plus foncé et les plumes noires de sa coiffure distinguaient des autres guerriers, comme s’il dédaignait cette délibération futile pour une plus grave affaire, sauta à bas de son cheval. Il en jeta la bride à l’un des Apaches, qui la reçut respectueusement. Alors le chef s’avança droit vers l’îlot. Arrivé sur la rive, vis-à-vis, il sembla chercher des traces sur le sable.

Le cœur de Bois-Rosé battait avec violence dans sa poitrine, car cette manœuvre de l’Indien trahissait quelques soupçons sur leur position.

« Ce chien, dit-il à voix basse à Pepe, sentirait-il la chair fraîche comme l’ogre de nos contes de fées ?

Quien sabe ? (qui sait ?) » dit l’Espagnol par cette phrase qui, dans son pays, répond à tout.

Mais le sable, mille fois creusé par le sabot des chevaux sauvages qui étaient venus s’abreuver à la rivière, n’offrit aux yeux de l’Indien nul vestige humain. Alors il remonta le cours de l’eau en cherchant toujours.

« Le démon a quelques soupçons, dit Bois-Rosé, et dans ce cas il va retrouver les traces que nous avons laissées à un demi-mille d’ici quand nous sommes entrés dans le lit de la rivière pour gagner cet îlot. Je vous le disais bien, Pepe, continua le Canadien avec une sorte d’amertume, il fallait y entrer deux milles plus haut ; mais ni vous ni Fabian ne l’avez voulu, et moi, comme un fou, j’ai cédé à vos avis. »

Le brave Canadien, en disant ces mots, se frappait la poitrine, avec une force capable de défoncer les parois d’un corps humain ordinaire.

Pendant ce temps, la délibération relative au sort du prisonnier était sans doute terminée, car des cris de joie éclatèrent tout à coup à la suite d’une proposition faite par l’un des Indiens. Mais il fallait attendre le retour et l’approbation du chef. C’était le guerrier que nous connaissons déjà sous le nom de l’Oiseau-Noir.

Ce dernier avait continué ses recherches sur la rive en remontant le cours du Gila. Parvenu à l’endroit où Bois-Rosé et ses deux compagnons avaient quitté le sable pour entrer dans la rivière et gagner l’île qui leur servait de retraite, il ne douta plus que le rapport des éclaireurs ne fût exact, et il résolut d’en tirer parti ; il avait sa politique à lui, et il se détermina à la suivre.

Une fois assuré de la présence des trois guerriers blancs, l’Oiseau-Noir revint à pas comptés rejoindre sa troupe. Il écouta gravement le résultat de la délibération des Indiens, il répondit quelques mots en faisant signe à ses guerriers d’attendre ; puis, toujours du même pas mesuré, il s’avança sur le bord de la rivière, après avoir donné un ordre à voix basse à cinq de ses cavaliers qui partirent au galop pour l’exécuter.

Les plantes aquatiques s’épanouissaient au soleil ; l’air agitait les feuilles mobiles de l’osier sur les bords de l’îlot aussi inhabité en apparence qu’aux jours où le fleuve ne coulait encore que pour les oiseaux du ciel, les buffles et les chevaux sauvages des prairies. Un Indien seul pouvait ne pas se tromper à ce calme apparent.

L’Oiseau-Noir fit de sa main un porte-voix, et cria dans un langage moitié indien, moitié espagnol :

« Les guerriers blancs du nord peuvent se montrer ; l’Oiseau-Noir est un ami pour eux, ainsi que les guerriers qu’il commande. »

À ces mots que le vent apporta aux oreilles de Bois-Rosé et de ses deux compagnons, le Canadien serra fortement le bras du chasseur espagnol. Bois-Rosé et Pepe avaient compris le dialecte mêlé de l’Indien.

« Que répondrons-nous à ce chien ? dit-il.

— Rien, » répondit laconiquement Pepe.

La brise qui murmurait dans les roseaux de la rivière fut, en effet, la seule réponse qu’obtint le chef indien.

L’Oiseau-Noir reprit :

« L’aigle peut dérober sa trace dans l’air à l’œil d’un Apache, le saumon qui remonte les cataractes peut ne pas laisser son sillon après lui ; mais un blanc qui traverse les déserts n’est ni un aigle ni un saumon.

— Ni un oison non plus, murmura Pepe le Dormeur, et un oison seul pourrait se trahir en essayant de chanter. »

L’Indien écouta de nouveau ; mais la réponse de l’Espagnol n’était pas faite pour arriver jusqu’à lui.

« Les guerriers blancs du nord, reprit l’Oiseau-Noir sans se décourager, ne sont que trois ; et il appuya sur ce mot pour bien faire comprendre à ses auditeurs qu’il connaissait leur nombre comme leur position, ne sont que trois contre vingt, et les guerriers rouges engagent leur parole d’être pour eux des amis et des alliés.

— Ah ! dit le Canadien bas à Pepe, pour quelle perfidie l’Indien a-t-il besoin de nous ?

— Laissons-le dire et nous le saurons, répondit Pepe ; il n’a pas encore fini, ou je me trompe beaucoup.

— Quand les guerriers blancs connaîtront les intentions de l’Oiseau-Noir, ils sortiront de leur cachette, continua le chef apache ; ils vont les savoir : les hommes blancs du nord sont les ennemis de ceux du sud ; leur langage, leur Dieu ne sont pas les mêmes. Les Apaches tiennent dans leurs serres tout un camp de guerriers du sud.

— Les chercheurs d’or vont passer un mauvais moment, dit Bois Rosé.

— Si les guerriers du nord veulent joindre leurs longues carabines à canons rayés à celles des Indiens, ils partageront avec eux les chevelures, les trésors, les chevaux des hommes du sud, et les indiens et les blancs danseront autour des cadavres de leurs ennemis et des cendres de leur camp. »

Bois-Rosé et Pepe se regardèrent avec étonnement. Fabian, grâce à leur explication, comprit aussi qu’on leur proposait une alliance que leur conscience réprouvait ; et les éclairs de leurs yeux, le gonflement dédaigneux de leurs narines prouvèrent que le noble trio n’avait qu’un avis à ce sujet, celui de périr plutôt que d’aider des Indiens à triompher même de leurs mortels ennemis.

« Entendez-vous le mécréant, dit Bois-Rosé que son indignation emportait, et usant d’une image propre au langage indien, il prend des jaguars pour des chacals. Ah ! si Fabian n’était pas là, acheva-t-il tout bas, la balle d’un bon canon rayé serait la messagère de ma réponse. »

Cependant l’Indien conservait toujours la certitude de la présence des chasseurs dans l’îlot, il commençait néanmoins à perdre patience, car les ordres des chefs du conseil étaient péremptoires. Ces ordres étaient d’attaquer les blancs ; mais nous avons dit que le diplomate indien avait sa politique à lui qu’il voulait faire triompher. Il savait que jamais la balle d’un Américain ni d’un Canadien ne se trompe de but ; et, quel que fût le nombre des Mexicains, trois alliés du nord ne lui paraissaient pas à dédaigner. Il avait donc essayé de les gagner à sa cause.

« Le buffle des prairies, reprit-il, n’est pas plus facile à suivre à la piste que le blanc. La trace du buffle indique à l’Indien son âge, son embonpoint ou sa maigreur, le but de sa course et jusqu’à la date de son passage. Il y a donc derrière les roseaux du berceau flottant un homme fort comme un bison, plus haut que la plus longue carabine ; il y a avec lui un guerrier de race mêlée du sud et du nord et un jeune guerrier de la race pure du sud ; mais l’alliance des deux derniers avec le premier indique qu’ils sont les ennemis des blancs du midi, car les plus faibles recherchent l’amitié des plus forts, et ils épousent toujours leur cause.

— La sagacité de ces chiens est admirable, dit Bois-Rosé à Pepe.

— Vous le trouvez, parce qu’ils vous flattent, reprit l’ex-miquelet dont l’amour-propre paraissait froissé.

— J’attends la réponse des blancs, » reprit l’Oiseau-Noir, et il écouta. « Je n’entends, continua-t-il, que la rivière qui bruit, que le vent qui me dit pour eux : Les blancs s’imaginent mille erreurs ; ils croient que l’Indien a ses yeux derrière la tête, que la trace du bison est invisible, que les roseaux sont à l’épreuve de la balle. L’Oiseau-Noir se rit de la réponse du vent.

— À la bonne heure ! dit Pepe, l’Indien parle son vrai langage ; il n’était pas dégoûté de chercher des alliés comme nous.

— Ah ! s’écria douloureusement le Canadien, si nous étions entrés deux milles plus haut dans la rivière !

— Un ami dédaigné, reprit sentencieusement le chef indien, devient un ennemi terrible.

— Nous disons quelque chose de semblable chez nous, ajouta Pepe à voix basse :

Ni pastel recalentado,
Ni amigo reconciliado[1]. »

En même temps l’Oiseau-Noir fit signe au captif de venir le rejoindre. Celui-ci s’avança ; le chef lui montra l’îlot du doigt en lui désignant l’interstice de deux touffes de roseaux :

« La carabine du Visage-Pâle, ce n’était pas chez l’Indien une allusion à la pâleur livide qui couvrait le front du malheureux, mais une désignation habituelle de la couleur de la peau des blancs, saura-t-elle jeter une balle dans l’intervalle qui sépare ces grandes herbes là-bas ? »

Mais le prisonnier n’avait compris que le peu d’espagnol mêlé au dialecte indien, et il resta muet et tremblant. Alors l’Oiseau-Noir dit quelques mots à l’un de ses guerriers, qui remit entre les mains du blanc la carabine dont ils s’étaient emparés, puis il parvint par gestes à faire comprendre au prisonnier ce qu’il attendait de lui. Le malheureux chercheur d’or ajusta ; mais la terreur agita ses membres, et sa carabine vacillait dans sa main de droite et de gauche et de haut en bas.

« Le pauvre garçon n’attrapera pas seulement l’îlot, dit Pepe avec insouciance ; et, si l’Indien n’a pas de meilleur moyen de nous faire parler, du diable si je dis un mot jusqu’à demain. »

Le blanc fit feu et, en effet, la balle échappée du canon mal dirigé par ses mains tremblantes, s’enfonça en sifflant dans l’eau à quelques pouces en deçà de l’île.

L’Oiseau-Noir fit un geste de mépris, puis se retourna cherchant de l’œil autour de lui.

« Oui, dit Pepe, cherche de la poudre et des balles parmi les lances et les lazos de tes guerriers. »

Comme l’ex-miquelet achevait cette réflexion consolante, les cinq cavaliers qui, sur l’ordre du chef indien, s’étaient éloignés, revenaient sur leurs chevaux caparaçonnés de nouveau, et armés eux-mêmes, pour le combat, de carabines ou de carquois gonflés de flèches. Ils avaient été reprendre les armes qu’ils avaient déposées pour donner plus librement la chasse aux chevaux sauvages. Cinq autres guerriers s’éloignèrent à leur tour.

« Ça se gâte, dit tristement Bois-Rosé.

— Si nous les attaquions pendant qu’ils ne sont plus que quinze, dit Pepe.

— Non, reprit le Canadien, restons muets et silencieux ; l’Indien doute encore que nous soyons ici.

— Comme vous voudrez. »

Et Pepe continua de regarder à travers les tiges des arbres.

Le chef indien avait pris lui-même une carabine, et il s’avança de nouveau sur la rive.

« Les mains de l’Oiseau-Noir ne tremblent pas comme l’herbe fanée sous le vent, dit l’Indien, qui leva sa carabine et la tint le canon tourné vers l’île, immobile et ferme dans ses vigoureuses mains. Mais avant de faire feu, continua-t-il, l’Indien attendra la réponse des blancs cachés dans l’île et il comptera jusqu’à cent.

— Mettez-vous derrière moi, Fabian, dit Bois-Rosé.

— Je reste ici, dit Fabian d’un air décidé. Je suis plus jeune et c’est à moi de m’exposer pour vous.

— Enfant, dit le Canadien, ne voyez vous pas que mon corps excède le vôtre de six pouces de tous côtés, ce serait donc présenter à la balle de l’Indien un double but. »

Sans faire trembler un seul des roseaux de la frange verte qu’ils formaient autour de l’îlot, le Canadien s’avança et s’agenouilla devant Fabian.

« Laissez-vous faire, don Fabian, dit tranquillement Pepe. Jamais homme n’aura eu plus noble bouclier que le cœur de ce géant qui ne bat d’effroi que pour vous. »

Le chef indien, la carabine étendue sur sa main, prêtait l’oreille tout en comptant ; mais à l’exception de l’eau qui bruissait en courbant les roseaux à ses pieds et de la brise chaude qui murmurait sur la rivière, un silence profond régnait partout de près et de loin.

L’Oiseau-Noir fit feu, et des lambeaux de sagittaires volèrent en l’air ; mais, agenouillés à la file l’un de l’autre, les trois chasseurs ne présentaient pas un large but, et la balle passa en sifflant à quelque distance d’eux.

L’Oiseau-Noir laissa s’écouler une minute, puis il s’écria de nouveau à haute voix :

« L’Indien se trompait ; il reconnaît son erreur, il ira chercher les guerriers blancs autre part.

— Crois ça et bois de l’eau, dit Pepe, le chien est plus sûr de son affaire que jamais. Le tentateur va nous laisser enfin tranquilles quelques instants, jusqu’à ce qu’il en ait fini avec ce pauvre diable là-bas, ce qui ne sera pas long, car le supplice d’un blanc est un spectacle dont un Indien est toujours pressé de jouir.

— Mais ne serait-ce pas alors, s’écria Fabian, le cas de tenter quelque eflort en faveur de ce malheureux qu’attend un affreux supplice ? »

Bois-Rosé, à son tour, consulta son compagnon du regard, puis il répondit à Fabian :

« Nous ne disons pas non ; mais cependant j’espère toujours que quelque circonstance inattendue nous viendra en aide… Quoi qu’en dise Pepe, cet Indien peut douter encore, tandis que, si nous nous montrons, il ne doutera plus. »

Le vieillard prit une attitude pensive.

« Accepter une alliance avec ces démons, même contre don Estévan, serait une indigne lâcheté. Que faire ?… Que faire ?… » ajouta douloureusement le Canadien.

Une crainte le tourmentait encore. Il avait vu Fabian dans le péril quand son sang bouillonnait sous l’effervescence de la passion. Mais Fabian avait-il le courage froid, impassible, qui brave la mort sans colère ? Avait-il cette résignation stoïque dont l’Espagnol et lui, Bois-Rosé, avaient donné mille preuves ? Le Canadien prit un brusque parti.

« Écoutez, Fabian, dit-il, puis-je vous faire entendre le langage d’un homme ? les paroles que vos oreilles transmettront à votre cœur ne le glaceront-elles pas ?

— Pourquoi douter de mon courage ? répliqua simplement Fabian d’un ton de doux reproche. Quoi que vous disiez, je l’entendrai sans pâlir ; quoi que vous fassiez, je le ferai aussi sans trembler.

— Don Fabian dit vrai, Pepe ! s’écria le Canadien. Voyez comme son œil dément fièrement la simplicité de son langage. »

Et, dans l’exaltation de sa joie, il serra Fabian contre lui, puis il reprit avec une certaine solennité :

« Trois hommes ne se sont jamais trouvés dans un plus grand péril que celui qui nous menace, nos ennemis sont sept fois plus nombreux que nous. Quand chacun de nous aura tué six guerriers, ils resteront encore en nombre presque égal au nôtre…

— Nous l’avons déjà fait, interrompit Pepe.

— Eh bien ! nous le ferons encore, s’écria Fabian.

— Bien, enfant, bien, reprit Bois-Rosé, mais, quoi qu’il arrive, ces démons ne doivent pas nous prendre vivants. Voyons, Fabian, ajouta le vieillard d’une voix qu’il voulait encore rendre ferme, et en dégainant un long et large couteau à manche de corne, si nous étions sans poudre, sans munitions, à la merci des chiens, prêts à tomber entre leurs mains, et que ce poignard dans ma main fût la seule voie de salut, que dirais-tu ?

— Je vous dirais : « Frappez, mon père, et mourons ensemble. »

— Oui, oui, s’écria le Canadien en couvrant d’un regard d’ineffable affection celui qui l’appelait son père, ce serait encore un moyen de ne plus nous quitter. »

Et il tendit sa main tremblante d’émotion à Fabian, qui baisa respectueusement cette main herculéenne.

L’œil du Canadien brilla d’une orgueilleuse tendresse.

« Maintenant, dit-il, quoi qu’il arrive, nous ne nous séparons plus. Dieu fera le reste, nous essayerons de sauver ce malheureux.

— À l’œuvre donc ! s’écria Fabian.

— Pas encore, pas encore, mon enfant ; voyons d’abord ce que les démons rouges vont faire de leur prisonnier. »

Pendant tout ce dialogue, les Indiens avaient amené le captif, mais en lui laissant toujours la liberté de ses membres. Ils avaient formé une ligne droite à deux portées du fusil du rivage. Le blanc était à quelque distance en avant de ses bourreaux rangés en ligne.

« Je vois ce qu’ils vont faire, dit Bois-Rosé, tout comme si j’avais assisté à leur conseil. Ils vont éprouver si ce malheureux a les jarrets plus solides que la main. C’est une chasse à courre dont ces démons vont se donner le plaisir.

— Comment cela ? demanda Fabian.

— Ils vont laisser quelque avance à leur captif, puis, au signal donné, il prendra son élan. Alors les Indiens courront après lui, la lance ou le casse-tête à la main. Si le blanc a les jambes agiles, il arrivera avant eux à la rivière, nous lui crierons alors de venir vers nous à la nage. Quelques coups de nos carabines le protégeront, et il arrivera sain et sauf jusqu’à l’îlot. Le reste sera notre affaire. Mais si la terreur paralyse ses jambes, comme elle faisait tout à l’heure trembler sa main, le premier Indien qui l’atteindra lui cassera la tête d’un coup de hache ou le traversera d’un coup de lance. En tout cas, nous ferons de notre mieux. »

En ce moment, les cinq Indiens qui s’étaient éloignés revenaient armés de pied en cap comme ceux qui les avaient précédés. Les nouveaux venus se joignirent à ces derniers.

Fabian jeta, tout en serrant violemment le canon de sa carabine, un regard de profonde compassion sur le malheureux blanc, qui, l’œil hagard, les traits décomposés par la terreur, attendait dans une horrible angoisse que le signal fût donné par le chef indien. C’était un moment terrible, car la chasse à l’homme allait commencer.

Dans l’îlot comme dans la plaine, tous attendaient ce moment avec une profonde anxiété, quand l’Oiseau-Noir fit un geste de la main pour suspendre un instant l’ouverture de cette affreuse chasse. Ce geste était facile à comprendre. D’un doigt il montra les pieds nus de ses guerriers, puis il désigna ensuite les brodequins de cuir de Cordoue qui protégeaient les pieds du blanc.

On vit alors le blanc s’asseoir sur le sable et dépouiller sa chaussure avec hésitation, avec lenteur, pour gagner peut-être encore quelques secondes.

« Les chiens ! les démons ! » s’écria Fabian.

Mais Bois-Rosé lui mit la main sur la bouche.

« Taisez-vous, dit-il, n’ôtez pas, en vous découvrant trop tôt, la dernière chance de vie qui reste à ce malheureux, notre protection à portée de carabine. »

Fabian comprit et ferma les yeux pour ne pas voir l’horrible scène qui allait se jouer devant lui.

Enfin le blanc était debout pour la seconde fois, et les Indiens, le pied étendu en avant, le dévoraient du regard. L’Oiseau-Noir frappa ses deux mains l’une contre l’autre.

On ne pourrait comparer les hurlements qui suivirent ce signal qu’aux rugissements d’une meute de jaguars après un troupeau de daims. Le malheureux captif semblait avoir les jambes d’un cerf, mais ceux qui le poursuivaient semblaient bondir après lui comme des tigres en chasse.

Grâce à l’avance qu’il avait eue, le captif franchit sain et sauf une partie de la distance qui le séparait du bord de la rivière. Mais les cailloux qui déchiraient ses pieds, les pointes aiguës des nopals qui les traversaient le firent chanceler bientôt. Il avait néanmoins quelque avance, quand un des Indiens bondit jusqu’à lui, et lui porta un furieux coup de lance. L’arme passa entre le corps et le bras de la victime, et l’Indien, perdant l’équilibre par la force de ce coup à faux, tomba rudement sur le sable.

Gayferos, on se rappelle que c’est le nom de cet homme, parut hésiter un instant s’il ramasserait la lance échappée à la main de l’Indien dans sa chute. Puis l’instinct de conservation lui fit reprendre sa course. Cette hésitation lui fut fatale.

Les trois chasseurs suivaient d’un œil anxieux, la carabine à l’épaule, les chances diverses de cette lutte d’un seul contre vingt ennemis. Tout à coup, au milieu du flot de poussière soulevée par cette course désespérée, une hache brilla sur la tête du malheureux Gayferos, qui, à son tour, mesura la terre, et que son élan entraîna presque jusqu’à la rive.

Le Canadien allait faire feu ; la crainte de tuer celui qu’il voulait défendre arrêta seul son doigt sur la gâchette. Un moment, un seul moment, le vent ouvrit une éclaircie dans le voile de poussière. Bois-Rosé fit feu, mais trop tard ; l’Indien qui roula sous la balle du chasseur brandissait à la main la chevelure sanglante du malheureux captif, gisant mutilé sur la rive.

À ce coup inattendu, suivi d’un cri de guerre poussé à la fois par le Canadien et l’Espagnol, les hurlements des Indiens répondirent en chœur. Les Apaches s’éloignèrent de celui qui ne paraissait plus qu’un cadavre. Bientôt, cependant, on vit le cadavre se relever sanglant, le crâne mis à nu, s’élancer de deux pas en avant et retomber épuisé, aveuglé par son sang qui coulait à flots.

Le chasseur canadien frémissait d’indignation.

« Ah ! s’écria-t-il, s’il lui reste une étincelle de vie, s’il n’est que scalpé, car on n’en meurt pas, nous le sauverons encore ! J’en prends Dieu à témoin. »


  1. Ni pâté réchauffé,
    Ni ami réconcilié.