Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXII

Librairie Hachette et Cie (1p. 304-319).

CHAPITRE XXIX

SCÈNES DU DÉSERT.


C’est à la même heure du jour où les Indiens, réunis autour du feu de leur conseil, délibéraient sur les moyens d’attaquer le camp des chercheurs d’or, que nous devons retourner vers trois personnages qu’on nous reprocherait d’avoir oubliés trop longtemps.

Il est environ quatre heures de l’après-midi. Le désert est calme encore ; la brume commence à s’élever lentement de la rivière au milieu de laquelle est situé le petit îlot qui sert de retraite aux trois chasseurs, Bois-Rosé, Fabian et Pepe.

De grands saules et des trembles croissaient sur les bords du rio Gila, à une portée de carabine de la petite île en question, et si près de l’eau que leurs racines perçaient le terrain de la berge et s’abreuvaient dans la rivière. L’intervalle entre chaque arbre était en outre rempli par les pousses vigoureuses de l’osier ou par d’autres rejetons entrelacés. Mais en face à peu près de l’îlot s’ouvrait un assez large espace dégarni de végétation.

C’était le chemin que s’étaient frayé, pour venir boire à la rivière, les troupeaux de chevaux sauvages ou de buffles. On pouvait donc, de l’îlot, jeter à travers cette échappée un regard libre sur la plaine.

L’îlot où se trouvaient les trois chasseurs avait été primitivement formé par des troncs d’arbres arrêtés par leurs racines au fond du lit de la rivière. D’autres arbres s’étaient échoués contre cet obstacle, les uns pourvus encore de leurs branches et de leur feuillage, les autres desséchés depuis longtemps, et de l’entrelacement de leurs racines il s’était formé comme une espèce de radeau grossier.

Depuis cette formation, il avait dû se passer bien des hivers et bien des étés, car des herbes desséchées arrachées aux rives par la crue des eaux et enchevêtrées dans les branches, avaient comblé les interstices de ce radeau. Puis la poussière que le vent chasse et transporte au loin, avait recouvert ces herbes d’une croûte de terre, et formait une sorte de terrain solide dans cette île flottante.

Des plantes marines avaient poussé le long des bords. Du tronc des saules avaient jailli des pousses vigoureuses qui, avec les roseaux et les sagittaires, entouraient cet îlot d’une frange de verdure bizarrement mariée aux squelettes des arbres ou à leurs grandes branches dépouillées d’écorce.

Cette espèce de radeau pouvait avoir cinq ou six pieds de diamètre, et un homme couché, ou même à genoux, quelle que fût sa taille, disparaissait entièrement derrière le rideau que formaient les pousses et les branches des saules.

Le soleil descendait vers l’horizon, et déjà un peu d’ombre projetée par la ceinture de feuilles et d’herbes s’allongeait sur le terrain de l’îlot. À la faveur de la fraîcheur que répandait cette ombre naissante, ainsi que des émanations de la rivière, Fabian dormait, étendu sur le sol. Bois-Rosé semblait surveiller ce sommeil précaire pris à la hâte après les fatigues d’une longue marche et au milieu des dangers sans cesse renaissants. Pepe se rafraîchissait en plongeant ses jambes dans l’eau.

Nous profiterons du sommeil momentané de Fabian pour lever le voile dont le jeune comte cachait aux yeux de ses deux amis ses plus secrètes et plus chères pensées.

Au moment de la chute de Fabian dans le torrent, Pepe avait oublié que l’ennemi dont il avait juré de tirer vengeance échappait à sa haine. Le Canadien et lui n’avaient songé qu’à porter un prompt secours à Fabian.

En revenant à la vie, le cœur encore déchiré du récit de l’ex-miquelet, le premier mouvement de Fabian avait été de reprendre une poursuite interrompue. La conquête du val d’Or, le souvenir toujours présent de doña Rosario avaient un instant disparu devant un impérieux besoin de venger sa mère.

Pepe, de son côté, n’était pas homme à renoncer au serment qu’il avait fait. Quant à Bois-Rosé, toutes ses affections se concentraient sur ses deux compagnons, et il les eût suivis jusqu’aux extrémités du monde.

Cet échec momentané, loin de les décourager, n’avait fait qu’exciter leur ardeur. En amour comme en haine, les obstacles sont toujours un puissant stimulant chez les âmes vigoureusement trempées. Peu à peu cette poursuite avait présenté un double but à Fabian. Elle le rapprochait de ce val d’Or situé dans les déserts où don Antonio allait s’engager, et il nourrissait un vague espoir : peut-être le placer qui lui avait été révélé n’était-il pas le même que celui dont l’expédition conduite par le duc de l’Armada se proposait la conquête. Revenu à des idées plus raisonnables, Fabian se disait que la fille de don Augustin n’obéissait sans doute qu’aux vues ambitieuses de son père, et que lui, noble et riche, il lui serait facile de l’emporter sur un rival tel que le sénateur Tragaduros.

Mais aussi, peu à peu le découragement était revenu s’emparer de Fabian. Il aimait la fille de l’hacendero de toutes les forces de son âme, et la pensée de ne devoir son amour qu’aux trésors qu’il poursuivait avait produit ce découragement dont il était victime.

Fabian n’avait pas tardé non plus à comprendre que l’ardente et jalouse tendresse du Canadien avait fait de lui le but exclusif de sa vie ; que, pareil à l’aigle qui arrache son aiglon de la main de l’homme pour l’emporter dans son aire accessible à lui seul, Bois-Rosé, qui avait dit pour jamais adieu à la vie civilisée, comme les coureurs des bois ses pareils, voulait faire de lui son compagnon inséparable dans les déserts, et que tromper cet espoir, c’était jeter un voile de deuil sur l’avenir du vieillard. Cependant aucune confidence relative à leurs projets d’avenir n’avait été échangée entre Fabian et Bois-Rosé. Mais devant un amour qu’il croyait sans espoir, devant les vœux ardents, quoique secrets, de l’homme qui, pendant deux ans, lui avait servi de père, et dont une séparation devait briser le cœur, Fabian avait fait un généreux et silencieux sacrifice de ses goûts et d’espérances qui s’obstinaient à ne pas mourir.

Nous ne pourrions mieux comparer, en un mot, la situation de Fabian, qui n’avait pour ainsi dire qu’à tendre la main vers des biens que tout le monde envie, la richesse, les titres et les honneurs, qu’à celui dont un amour malheureux a défloré la vie, et qui, dédaignant l’avenir, cherche dans un cloître l’oubli du passé. Pour Fabian de Mediana, le cloître, c’était le désert ; et, sa mère une fois vengée, il ne lui restait plus qu’à s’y ensevelir pour jamais. Triste et inefficace remède que la solitude avec ses voix mystérieuses, les contemplations ardentes qu’elle excite et les extases sans fin qu’elle éveille, pour une passion que la solitude elle-même avait si profondément développée dans le jeune cœur de Fabian !

Un seul espoir lui restait : c’était qu’au milieu des dangers toujours renaissants d’une vie aventureuse, le jour n’était pas loin peut-être où sa vie se terminerait dans quelque rencontre avec les Indiens, ou bien dans une des tentatives désespérées qu’il se promettait contre le meurtrier de sa mère.

Il avait soigneusement caché au Canadien l’amour qu’il ensevelissait au fond de son cœur, et c’était seulement dans le silence des nuits pendant lesquelles il veillait que Fabian osait plonger de furtifs regards dans les replis secrets de son âme. Alors, comme le reflet lumineux qui dans l’obscurité du ciel brille à l’horizon au-dessus des grandes villes, et que l’exilé qui s’éloigne contemple avec bonheur, des lueurs lointaines s’élevaient dans l’immensité du désert aux yeux de Fabian, et lui montraient une image radieuse et toujours chérie sur cette brèche du mur de l’hacienda, où s’arrêtaient ses derniers souvenirs.

Mais pendant le jour, l’héroïque jeune homme essayait de cacher sous un calme apparent la mélancolie qui le dévorait. Il se contentait de sourire avec une résignation triste aux plans d’avenir que se hasardait parfois à dérouler devant lui le Canadien heureux d’avoir retrouvé, et tremblant de perdre encore, celui dont la main fermerait un jour ses yeux quand il s’endormirait pour jamais dans ces déserts où sa vie devait s’écouler.

La tendresse aveugle de Bois-Rosé ne devinait pas le gouffre sous la surface calme du lac. Pepe seul semblait plus clairvoyant.

C’est sous l’impression de ces idées que nous retrouvons les trois compagnons dans l’îlot de la rivière de Gila.

« Certainement, dit le chasseur espagnol, les habitants de Madrid payeraient bien cher un cours d’eau semblable dans le Manzanarès ; mais il n’en résulte pas moins que voici toute une journée perdue qui aurait pu être employée utilement à nous rapprocher du val d’Or, dont nous ne devons pas être éloignés à l’heure qu’il est.

— J’en conviens, reprit Bois-Rosé ; mais l’enfant, et par ce mot il désignait le vigoureux jeune homme qui dormait sous ses yeux, n’a pas comme nous l’habitude des longues marches à pied, et quoique pour nous soixante lieues en douze jours ne soient pas un exploit, pour lui cependant, qui n’a pas l’habitude de fournir de longues traites autrement qu’à cheval, soixante lieues commencent à compter. Mais il n’aura pas été un an avec nous qu’il sera capable de marcher aussi longtemps que nous pouvons le faire nous-mêmes. »

Pepe ne put s’empêcher de sourire à cette réponse du Canadien ; mais celui-ci ne le vit pas, et l’ex-miquelet continua de battre de ses pieds l’eau fraîche de la rivière.

« Voyez, ajouta l’Espagnol en montrant Fabian endormi, combien le pauvre garçon a changé en quelques jours. Je le conçois sans peine ; quand j’étais à son âge, j’aurais préféré le simple minois chiffonné d’une manola et la Puerta del Sol, à Madrid, à toutes les magnificences du désert. La fatigue seule n’a pas produit ce changement chez lui. Il y a quelque secret là-dessous que le jeune homme ne nous dit pas ; mais je le pénétrerai quelque jour, » ajouta mentalement Pepe.

À ces mots, le Canadien tourna vivement la tête vers son enfant bien-aimé, et un sourire de joie de Fabian chassa le nuage soudain qui s’était amassé sur le front de son père adoptif.

Fabian, en effet, souriait : il rêvait qu’il écoutait à genoux devant Rosarita la douce voix de la jeune fille qui lui racontait ses angoisses pendant sa longue absence, et que, derrière lui, appuyé sur sa carabine, Bois-Rosé les contemplait tous deux en les bénissant.

Mais ce n’était qu’un rêve.

Les deux chasseurs restèrent un moment silencieux en contemplant Fabian endormi.

« Voilà donc le dernier descendant des Mediana, dit l’Espagnol avec un soupir.

— Qu’ont à faire à présent les Mediana et leur puissante race ? interrompit le Canadien. Je ne connais ici que Fabian tout court. Quand je l’ai sauvé, quand je m’y suis attaché autant qu’à l’enfant qui eût été de mon propre sang, me suis-je inquiété de ses ancêtres ?

— Vous allez le réveiller en le prenant sur ce ton ; votre voix mugit comme une cataracte, dit Pepe.

— C’est… Et le géant continua d’un ton plus bas.

« Mais vous êtes toujours à me rappeler des choses que je désirerais ne pas savoir, ou que je voudrais du moins oublier. Je sais bien que quelques années dans le désert l’accoutumeront…

— Vous vous faites, en vérité, d’étranges illusions, Bois-Rosé, interrompit à son tour l’Espagnol, de vous figurer qu’avec les espérances qui attendent don Fabian en Espagne, et les droits qu’il veut revendiquer, ce jeune homme se décidera à vivre toute sa vie dans le désert. C’est bon pour nous qui n’avons ni feu ni lieu ; mais lui !

— Allons donc ! Est-ce que le désert n’est pas préférable aux villes ? répondit vivement l’ancien matelot qui tentait en vain de se dissimuler que l’Espagnol avait raison. Moi, je me charge de lui faire préférer la vie errante à la vie sédentaire. N’est-ce pas pour se mouvoir, se battre toute la vie, pour éprouver les puissantes émotions des déserts que l’homme est né ?

— Certainement, dit gravement Pepe ; voilà pourquoi les villes sont désertes, et les déserts si peuplés.

— Ne plaisantez pas, je parle de choses sérieuses, reprit le Canadien. Tout en laissant Fabian libre de suivre ses inclinations, je saurai bien lui faire aimer cette vie enivrante de fatigues et de périls. Voyez un peu, ce court sommeil savouré à la hâte entre deux dangers dans le désert n’est-il pas préférable à celui qu’on goûte après une journée de sécurité oisive dans les villes ? Vous-même, Pepe, consentiriez-vous à retourner à présent dans votre pays, depuis que vous avez apprécié les charmes de l’existence nomade ?

— Il y a entre l’héritier des Mediana, et je me charge, moi, de le faire héritier de son oncle avant qu’il soit longtemps, et l’ancien miquelet une différence notable. À lui on lui rendra de belles terres, un grand nom, un beau château gothique avec des tourelles historiées comme la cathédrale de Burgos, tandis que moi on s’empresserait de me renvoyer pêcher du thon à Ceuta, ce qui est bien la vie la plus exécrable que je connaisse, et à laquelle je n’aurais qu’une chance d’échapper, celle de me réveiller un beau matin à Tunis ou à Tetuan, esclave de nos voisins les Maures d’Afrique. J’ai ici, il est vrai, la chance quotidienne d’être scalpé ou écorché vif par les Indiens, ce qui me ferait dire plus volontiers que les villes sont aussi dangereuses pour moi que les déserts ; mais pour don Fabian…

— Fabian a toujours vécu dans la solitude, interrompit le Canadien, et il préférera, je pense, le calme des déserts au tapage des villes. Comme autour de nous tout est silencieux et solennel ! Voyez ici, et il montrait de la main le jeune homme endormi, l’enfant comme il dort, doucement bercé par le murmure du flot qui caresse cette petite île, et par la brise qui souffle dans les saules. Voyez là-bas, et il désignait l’horizon, ces brouillards que le soleil commence à colorer, et cette immensité sans bornes où l’homme erre, dans sa liberté primitive, comme l’oiseau qui plane dans les régions de l’air. »

L’Espagnol secouait la tête d’un air de doute, quoiqu’il partageât assez volontiers les idées du Canadien, et que l’habitude lui eût aussi rendu la vie errante pleine de charmes secrets.

« Tenez, continua le vieux chasseur, ce nuage de poussière là-bas sur les bords de la rivière, c’est une troupe de chevaux sauvages qui viennent s’abreuver avant de regagner pour la nuit leurs pâturages lointains. Les voilà ; ils s’approchent dans toute la fière beauté que Dieu donne aux animaux libres, l’œil ardent, les naseaux rouges et ouverts, les crinières flottantes. Ah ! j’ai envie de réveiller Fabian pour qu’il les voie et les admire.

— Laissez-le dormir, Bois-Rosé ; peut-être ses rêves, les rêves qu’on fait à son âge, lui montrent-ils de plus gracieuses apparitions que ne lui en présenteront jamais les déserts et qui foisonnent dans nos villes d’Espagne sur les balcons ou derrière les fenêtres grillées. »

Le vieux chasseur soupira.

« Et cependant, ajouta-t-il, c’est un beau spectacle que celui-ci ! Ah ! comme ces nobles bêtes bondissent de joie dans l’enivrement de leur liberté !

— Oui, jusqu’au moment où les Indiens leur donneront la chasse, et où alors ils bondiront de terreur.

— Les voilà partis rapides comme le nuage que le vent chasse, continua le Canadien qui luttait encore contre sa raison. À présent, la scène change : tenez, voyez-vous ce cerf qui montre de temps à autre ses grands yeux brillants et son mufle noir dans l’interstice des arbres ? il flaire le vent, il écoute. Ah ! le voilà qui s’approche pour boire à son tour. Il a entendu du bruit, il lève la tête : ne dirait-on pas que ces filets d’eau que sa bouche laisse échapper sont d’or liquide, à la manière dont le soleil les colore ? Du coup, je vais réveiller l’enfant.

— Laissez-le dormir, vous dis-je, peut-être a-t-il maintenant un songe qui lui montre, au lieu de ce bel animal, des yeux noirs et des lèvres roses souriant derrière les saules, ou quelque nymphe endormie sur le bord d’un clair ruisseau, comme une fleur tombée d’un bouquet et oubliée sur l’herbe.

Le vieux Canadien soupira de nouveau.

« Ce cerf n’est-il pas aussi l’emblème de l’indépendance sans limites ?

— Jusqu’au moment où les loups se rassembleront pour le poursuivre et le déchirer. Peut-être aurait-il plus de chances de vie dans nos parcs royaux. Chaque chose a son temps, Bois-Rosé, la maturité aime le silence, la jeunesse ne rêve à son aise qu’au milieu du bruit. »

L’illusion chez Bois-Rosé luttait encore contre la réalité. C’était la goutte de fiel que Dieu met au fond de toute coupe de bonheur : il ne veut pas qu’il y ait de félicité parfaite, car on aurait trop de peine à mourir, comme il ne veut pas non plus de malheur sans compensation, car on aurait trop de peine à vivre.

Le Canadien inclina pensivement la tête sur sa poitrine et rêvait tristement tout en jetant un regard à la dérobée sur son fils endormi, tandis que Pepe chaussait de nouveau ses brodequins de peau de bufle.

« Eh ! tenez, que vous disais-je ? N’entendez-vous pas au loin ces hurlements, je devrais dire ces aboiements, car les loups qui chassent donnent de la voix comme les chiens. Pauvre cerf ! c’est bien, comme vous disiez, l’emblème de la vie dans le désert.

— Éveillerai-je Fabian, cette fois, demanda le Canadien d’un air de triomphe.

— Oui, certes, reprit l’Espagnol, car si ses rêves ont été de ceux que j’imagine, après un rêve d’amour le spectacle d’une belle chasse est le plus digne d’un grand seigneur comme il le sera, et rarement même il en verra de pareille.

— Le fait est qu’il n’en verra de semblable dans aucune ville, s’écria le Canadien enchanté ; de telles scènes lui feront aimer le désert. »

Et le vieux chasseur secoua doucement le jeune homme, après l’avoir averti de la voix pour lui éviter de se réveiller en sursaut.

Le bois sur les reins, le cou gonflé, la tête renversée en arrière pour aspirer plus facilement par ses naseaux l’air nécessaire à ses larges poumons, le cerf fuyait comme une flèche à travers l’immensité. Derrière lui une meute affamée de loups, les uns blancs, la plupart noirs, galopaient à sa poursuite avec la rapidité de boulets qui ricochent dans une plaine.

Le cerf avait sur eux une immense avance ; mais sur les dunes de sables qui jonchaient la savane, et se confondaient presque avec l’horizon, l’œil perçant d’un chasseur pouvait distinguer d’autres loups en sentinelles épiant les efforts de leurs compagnons pour pousser le cerf vers eux.

Le noble animal semblait ne pas les voir ou dédaigner leur présence, car il fuyait toujours de leur côté.

Arrivé à une certaine distance des sentinelles qui lui fermaient le passage, il s’arrêta un instant.

En effet, le cerf se trouvait renfermé dans un cercle d’ennemis qui se rétrécissait toujours autour de lui, et il s’arrêta pour reprendre un peu haleine. Tout à coup il fit volte-face, revint sur les loups qui le rabattaient vers leur embuscade, et tenta, pour échapper à ce groupe d’ennemis, un suprême et dernier effort. Mais il ne put franchir le bloc compact qu’ils formaient et il tomba au milieu d’eux. Les uns, écrasés, roulèrent sous ses pieds, deux ou trois décrivirent en l’air une parabole en perdant leurs entrailles. Puis, avec un loup cramponné à ses jarrets, les flancs saignants, la langue pendante, le pauvre animal s’avança vers le bord de l’eau en face des trois spectateurs de cette étrange chasse.

« C’est beau, c’est magnifique ! s’écria Fabian en battant des mains, emporté par ce délire du chasseur qui fait taire l’humanité dans le cœur de presque tous les hommes.

— N’est-ce pas que c’est beau ? s’écria à son tour le vieux Canadien, doublement heureux et de la joie de Fabian, et de celle qu’il éprouvait lui-même. Allez, mon enfant nous en verrons bien d’autres. Vous ne voyez ici que le vilain côté des solitudes d’Amérique ; mais quand vous serez avec Pepe et moi sur la rive des grands fleuves, sur le bord des grands lacs du Nord…

— L’animal vient de se débarrasser de son ennemi, interrompit Fabian ; il va s’élancer dans la rivière. »

L’eau frémit et bouillonna sous l’élan du cerf ; après lui, elle bouillonna et frémit encore une dizaine de fois ; puis, du milieu du flot d’écume on vit à la fois sortir la tête et la ramure du cerf, et les têtes des loups acharnés à sa poursuite, l’œil sanglant, hurlant de faim et de convoitise, tandis que les autres, plus timides, parcouraient follement les rives du fleuve en poussant de lamentables glapissements.

Le cerf n’était plus qu’à quelques distances de l’îlot occupé par les spectateurs de son agonie, quand les loups restés sur le rivage cessèrent tout à coup leurs cris et s’enfuirent avec précipitation.

« Eh ! qu’est-ceci ? s’écria Pepe ; d’où leur vient cette panique subite ? »

L’ex-miquelet n’eut pas plutôt fait cette question, que le spectacle qui le frappa subitement se chargea de la réponse.

« Baissez-vous, baissez-vous pour Dieu ! derrière les herbes, dit-il en donnant l’exemple ; les Indiens sont en chasse aussi. »

En effet, d’autres chasseurs plus redoutables apparaissaient à leur tour sur la vaste arène appartenant à tous venants dans ces déserts sans maîtres.

Une douzaine de ces chevaux sauvages que le Canadien et Pepe avaient vus venir se désaltérer galopaient éperdus dans la plaine. Des cavaliers indiens, montés à poil sur leurs chevaux qu’ils avaient dessellés pour les rendre plus agiles, accroupis sur leurs montures, les genoux presque à la hauteur du menton pour leur laisser toute liberté d’allures, bondissaient derrière les animaux effrayés. Il n’y avait d’abord que trois Indiens visibles ; mais, un à un, il en surgit une vingtaine à peu près des limites de l’horizon. Les uns étaient armés de lances, d’autres faisaient tournoyer dans l’air leurs lazos de cuir tressé, tous poussaient ces hurlements par lesquels ils témoignent leur joie ou leur colère.

Pepe lança un regard interrogateur au Canadien comme pour lui demander s’il avait compté sur ces terribles chances pour faire chérir à Fabian leur carrière aventureuse. Pour la première fois dans un semblable moment, le front de l’intrépide chasseur se couvrit d’une pâleur mortelle. Un regard morne, mais éloquent, fut la réponse de Bois-Rosé à l’interrogation muette de l’Espagnol.

« Cela veut dire, pensa Pepe, qu’une affection trop vive dans le cœur de l’homme le plus brave, le fait trembler pour celui qu’il aime plus que sa vie, et qu’un aventurier comme nous ne doit avoir aucun lien dans ce monde. Voilà Bois-Rosé qui se sent défaillir comme une femme. »

Cependant il y avait presque certitude que l’œil si exercé des Indiens eux-mêmes ne pouvait percer le mystère de leur retraite. Les trois chasseurs, une fois cette première alarme passée, examinèrent donc plus froidement les manœuvres de l’ennemi.

Pendant un moment encore, les sauvages cavaliers continuèrent à poursuivre les chevaux qui fuyaient. Les obstacles sans nombre dont sont semées ces plaines en apparence si unies, les ravins, les monticules, les cactus aux pointes aiguës ne pouvaient les arrêter. Sans daigner ralentir l’impétuosité de leur course, ou tourner ces obstacles, les guerriers indiens les franchissaient avec une audace que rien n’intimidait. Hardi cavalier comme il l’était lui-même, Fabian considérait avec enthousiasme l’étonnante agilité de ces intrépides chasseurs ; mais les précautions qu’étaient obligés de prendre les trois amis pour se dérober à l’œil des Indiens, leur faisaient perdre une partie du spectacle imposant et terrible à la fois d’une chasse dont ils pouvaient eux-mêmes devenir l’objet.

Ces vastes savanes, naguère si désertes, étaient changées tout d’un coup en une scène pleine de confusion et de tumulte. Le cerf aux abois, forcé de reprendre terre sur la rive, continuait à fuir comme le vent, tandis que les loups, animés par leurs efforts, le poursuivaient en hurlant. Les chevaux sauvages galopaient devant les Indiens dont les hurlements ne le cédaient pas à ceux des animaux carnassiers, et décrivaient de grands cercles pour échapper à la lance ou au lazo. De nombreux échos répétaient les vagissements des loups et les hurlements confus et effrayants des Apaches.

À la vue de Fabian qui suivait d’un œil ardent toutes ces évolutions tumultueuses, sans paraître s’inquiéter d’un danger qu’il bravait pour la première fois, Bois-Rosé invoquait en vain cette confiance en lui-même qui l’avait tiré sain et sauf de périls plus menaçants que celui, peu probable sans doute, d’être découvert.

« Ah ! commença-t-il, voilà de ces scènes que les habitants des villes ne verront jamais ; ce n’est que dans les déserts qu’on peut les rencontrer… »

Mais sa voix tremblait malgré lui, et il s’arrêta ; car il sentit qu’il eût donné un an de sa vie pour que son enfant n’en fût pas témoin. Un sujet d’appréhension plus vive vint ajouter encore à ses angoisses.

Sans changer d’aspect, la scène devenait plus solennelle, un nouvel acteur, et un acteur dont le rôle allait être court, mais terrible, venait de s’y mêler. C’était un cavalier qu’à son costume les trois amis en frémissant reconnurent pour un blanc, un chrétien comme eux.

Le malheureux, subitement découvert dans l’une des évolutions de la chasse indienne, était devenu à son tour l’objet d’une poursuite exclusive. Les chevaux sauvages, les loups, le cerf, avaient disparu dans la brume lointaine. Il ne restait plus que les vingt cavaliers indiens disséminés sur tous les points d’une immense circonférence, dont le cavalier blanc occupait le centre. Un instant on put le voir seul entre tant d’ennemis jeter autour de lui un regard de désespoir et d’angoisse. Mais, excepté du côté de la rivière, les Indiens étaient partout. C’était donc dans cette direction laissée libre qu’il devait fuir, et il tourna rapidement son cheval vers l’ouverture bordée d’arbres qui faisait face à l’îlot.

Mais le moment pendant lequel il était resté indécis avait suffi pour que les Indiens se fussent déjà rapprochés les uns des autres.

« Ce malheureux est perdu quoi qu’il fasse, dit Bois-Rosé, il est trop tard maintenant pour traverser la rivière.

— Bois-Rosé, Pepe, s’écria Fabian, si nous pouvons sauver un chrétien, le laisserons-nous égorger sous nos yeux ? »

Pepe consulta Bois-Rosé du regard.

« Je réponds de votre vie devant Dieu, dit solennellement le Canadien, je ne pourrais en répondre si nous étions découverts, nous ne sommes que trois contre vingt. La vie de trois hommes, la vôtre surtout, Fabian, est plus précieuse que celle d’un seul ; nous devons laisser s’accomplir le sort de ce malheureux.

— Mais retranchés comme nous le sommes ?… insista généreusement Fabian.

— Retranchés comme nous le sommes ! reprit Bois-Rosé, appelez-vous retranchement ce frêle rempart d’osiers, de sagittaires et de roseaux ? Pensez-vous que ces feuilles soient à l’épreuve des balles ? Et puis ces Indiens sont au nombre de vingt maintenant ; qu’une balle échappée à l’une de nos carabines couche par terre un de ces démons rouges, bientôt vous en verrez cent au lieu de vingt : que Dieu me pardonne ma dureté, mais elle est nécessaire. »

Fabian n’insista plus devant cette dernière raison. Elle n’était que trop plausible, car il ignorait que le gros de la troupe se fût dirigé vers le camp de don Estévan.

Pendant ce temps, le cavalier blanc fuyait comme l’homme qui n’a plus pour dernière ressource que l’agilité de son cheval. Il se dirigeait vers l’ouverture pratiquée dans les arbres en face de l’île flottante. Déjà on pouvait voir l’expression de ses traits bouleversés par la terreur. Il n’était plus qu’à vingt pas de la rivière, quand le lazo d’un Indien s’abattit sur lui, et le malheureux, violemment enlevé de sa selle, perdit l’équilibre et fut jeté sur le sable.