Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXI

Librairie Hachette et Cie (1p. 298-304).

CHAPITRE XXVIII

LE FATALISTE.


Cependant au milieu de ce calme momentané qui avait succédé au fracas du combat, pendant que le sol altéré buvait tout le sang répandu sur sa surface, un seul homme se leva lentement au bout d’une heure environ. À l’aide de la clarté indécise d’un tison qu’il tenait, il interrogea tous les cadavres étendus à ses pieds. Il semblait chercher à lire sur ces figures livides ou sanglantes le nom qu’elles avaient porté de leur vivant.

Tantôt la lueur du tison éclairait la peinture bizarre d’un cadavre indien ou le visage pâle d’un blanc dormant côte à côte du sommeil éternel ; parfois un sourd gémissement signalait à ses recherches un des aventuriers blessés ; mais, à chaque investigation, le visiteur curieux faisait un geste de désappointement.

Tout à coup, au milieu de ce silence de mort que gardaient les vivants comme ceux dont l’âme avait abandonné le corps, une voix affaiblie appela l’attention du chercheur nocturne. Il essaya, dans la demi-obscurité, de reconnaître de quel endroit partait la voix qui l’appelait. Un faible mouvement de la main que fit un de ceux qui étaient étendus sous ses yeux fixa son incertitude. Il s’approcha du mourant, et, à l’aide du peu de lumière que répandait le tison qu’il promenait sur son visage, il reconnut l’homme couché à ses pieds.

« Ah ! c’est vous, mon pauvre Benito, dit-il, tandis que sa figure exprimait un sentiment de pitié profonde.

— Oui, dit l’ancien pâtre, c’est le vieux Benito qui meurt dans le désert comme il y a presque toujours vécu… Quant à moi, je ne sais qui vous êtes, mes yeux sont obscurcis… Baraja est-il toujours du monde ?

— Je le pense, répondit l’homme ; il est maintenant à la poursuite des Indiens, et il reviendra assez tôt, je l’espère, pour vous dire un dernier adieu.

— J’en doute, reprit Benito. J’avais voulu lui apprendre un dernier verset de la prière des agonisants… moi, je ne me le rappelle plus à présent ; n’en savez-vous pas quelqu’un ?

— Pas un lambeau, répondit l’interlocuteur du moribond.

— Alors je m’en passerai, » répondit Benito, que son admirable stoïcisme n’abandonnait pas dans ce moment suprême ; puis il reprit d’une voix plus faible encore : « J’ai légué à Baraja un vieux compagnon, un vieil ami ; qui que vous soyez, recommandez-lui mes derniers désirs, qu’il l’aime comme moi…

— Un frère sans doute ?

— Mieux que cela : mon cheval.

— Je lui répéterai vos dernières recommandations, n’en doutez pas.

— Merci, reprit le vieillard ; quant à moi, j’ai fini mes caravanes. Les Indiens, dans ma jeunesse, ne m’ont pas tué quand ils m’avaient fait prisonnier ; ils m’ont tué dans ma vieillesse sans me prendre, cela… » Il s’arrêta. C’était la dernière réticence du vieillard. « Cela se compense, » ajouta le vieux pâtre d’une voix si faible, que le son en parvint à peine à l’oreille de celui qui l’écoutait.

Ce fut aussi la dernière parole qui s’échappa des lèvres de Benito. Il s’était endormi dans le fatalisme optimiste qui faisait le fond de son caractère.

« C’était un brave serviteur, se dit à lui-même le chercheur nocturne. Que la paix soit avec lui ! »

Après cela il continua d’interroger encore ces vestiges sanglants disséminés sur le sable, puis, le front soucieux, fatigué d’une recherche inutile, il revint pensivement reprendre la place qu’il occupait. Dès lors la froide et unique immobilité de la mort parut envelopper de nouveau le camp tout entier, comme si le dernier vivant se fût couché pour mourir à son tour.

Cependant un bruit confus de voix et de chevaux signala le retour des aventuriers engagés à la poursuite des Apaches, et à la clarté douteuse que jetaient encore les foyers presque éteints, on les vit rentrer dans le camp. Le même homme qui s’était déjà levé vint à leur rencontre et les interrogea. Tandis que plusieurs cavaliers mettaient pied à terre pour s’ouvrir un passage à travers les barricades, Pedro Diaz s’avança vers lui. Une sueur de sang découlait de son front.

« Seigneur don Estévan, lui dit-il, nous n’avons pas été heureux dans notre poursuite. À peine avons-nous pu passer au fil de la lance un ou deux fuyards, et encore avons-nous perdu un des nôtres. Cependant j’amène un prisonnier : vous plaît-il que nous l’interrogions ? »

En disant ces mots, Diaz détacha son lazo de l’arçon de sa selle, et montra du doigt une masse informe serrée par le nœud coulant. C’était un Indien qui, impitoyablement traîné parmi les pierres et les ronces de la plaine, avait laissé à chaque pas un lambeau de chair, et n’offrait pour ainsi dire, aucun vestige de forme humaine.

« Il était cependant bien vivant quand je l’ai pris, s’écria l’aventurier ; mais ces chiens d’Indiens sont ainsi faits, que celui-là se sera laissé mourir pour ne pas parler. »

Sans daigner sourire à cette atroce plaisanterie, don Estévan fit signe à Diaz de l’accompagner en un endroit du camp où ils pussent tenir conseil sans être entendus. Quand les derniers venus se furent également couchés sur la terre, et que le silence régna de nouveau :

« Diaz, dit Arechiza, nous touchons au terme de notre expédition ; demain, je vous l’ai dit, nous camperons au pied de ces montagnes ; mais, pour que le succès couronne nos efforts, il faut que la trahison ne vienne pas y mettre d’obstacle. C’est à ce sujet que je veux vous consulter ce soir et m’ouvrir à vous sans réserve. Vous connaissez Cuchillo de longue date, continua don Estévan, mais depuis moins longtemps, et, certes moins à fond que moi. Dès sa plus tendre jeunesse, il a fait métier de trahir ceux à qui il paraissait le plus dévoué. Je ne sais pas lequel l’emporte chez lui de tous les vices dont il est si largement doté ; en un mot, l’aspect sinistre de son visage ne trahit encore qu’un reflet affaibli de la noirceur de son âme. Ce riche et mystérieux placer vers lequel je vous conduis, et dont la dépouille doit payer la glorieuse régénération de la Sonora, c’est lui, vous ai-je dit encore, qui m’en a vendu le secret. Ce secret, j’ai su comment il s’en était rendu le seul maître : c’est en égorgeant l’ami qui le lui avait livré gratuitement, tandis que ce malheureux pensait trouver en lui un compagnon fidèle de ses dangers. J’ai donc toujours eu l’œil ouvert sur Cuchillo ; ce soir, sa disparition m’avait alarmé ; mais elle pouvait être le résultat d’un accident bien commun dans ces déserts ; l’attaque dont nous avons failli être tous victimes a confirmé mes soupçons. Il s’était avancé de nouveau sous notre protection jusqu’à l’endroit où sa main pouvait s’étendre sur une partie de ces immenses trésors. Il avait besoin d’auxiliaires pour égorger soixante hommes déterminés : les Apaches n’ont été aujourd’hui que ses instruments et ses complices.

— En effet, répliqua Diaz, quelques hésitations dans son rapport m’avaient semblé suspectes, mais il est un moyen bien simple : on peut assembler un conseil de guerre, l’interroger, le convaincre de trahison et le fusiller séance tenante.

— Dès le commencement de la mêlée, je lui avais assigné un poste près de moi pour le surveiller plus facilement. Je l’ai vu hésiter, puis tomber frappé mortellement en apparence ; je me suis applaudi d’être débarrassé d’un traître et d’un lâche : mais tout à l’heure j’ai compté et recompté les morts, et je n’ai retrouvé Cuchillo nulle part. Il est donc urgent que sans perdre de temps, nous suivions sa trace ; il ne saurait être bien loin d’ici. Vous êtes accoutumé à ces sortes d’expéditions, il faut, sans délai, nous mettre à sa poursuite et faire prompte et sévère justice d’un infâme dont la vie doit payer la trahison. »

Diaz parut réfléchir quelques instants, puis, prenant une détermination subite :

« Sa trace ne sera ni longue ni difficile à trouver, dit-il ; Cuchillo a dû se diriger vers le val d’Or ; c’est vers le val d’Or qu’il faut l’aller chercher.

— Vous allez vous reposer une heure, reprit le chef, car vous devez être fatigué de massacres. Ah ! Diaz, si tous ces hommes étaient comme vous, quel facile chemin nous nous ouvririons, l’or d’une main et l’épée de l’autre !

— J’ai fait de mon mieux, reprit simplement l’aventurier.

— Vous direz à nos hommes qu’il est urgent que nous allions pousser une reconnaissance aux environs du camp. Vous transmettrez l’ordre à nos soldats de faire bonne garde et d’attendre notre retour ; puis, vous prendrez avec vous Baraja et Oroche, et tous les quatre ensemble nous nous dirigerons vers le val d’Or.

— C’est bien certainement là que doit être Cuchillo, reprit Diaz, et, malgré l’avance qu’il a sur nous, nous le retrouverons, soit à l’aller, soit au retour.

— Nous le retrouverons au val d’Or, dit don Estévan ; quand vous l’aurez vu une seule fois, vous me direz si c’est un endroit qu’un homme semblable à Cuchillo peut quitter facilement lorsqu’il y a pénétré. »

Diaz s’éloigna pour exécuter les ordres de son chef. Celui-ci fit relever sa tente pour qu’en son absence même sa bannière flottât sur le camp en signe d’autorité protectrice ; puis il se jeta sur son lit et dormit du sommeil du soldat sur le champ de bataille à la suite d’une journée de fatigue.

Une heure après, Diaz était debout devant lui.

« Seigneur don Estévan, dit-il, tout est prêt pour partir. »

Le duc de l’Armada se leva, car il s’était couché tout habillé. Son cheval sellé l’attendait. Oroche et Baraja étaient en selle aussi.

« Diaz, dit don Estévan à demi-voix, avant de partir, demandez aux sentinelles si Gayferos est de retour. »

Diaz répéta la question du chef à l’un des factionnaires qui se promenaient l’arme au bras derrière les chariots.

« Seigneur capitaine, répondit le soldat interrogé, le pauvre garçon ne reviendra sans doute jamais. Les Indiens ont dû le surprendre et le fusiller avant de nous attaquer. C’est probablement, comme disait le vieux Benito, la cause des détonations que nous avons entendues toute l’après-midi.

— Il n’est que trop certain que Gayferos a été massacré, répéta Pedro Diaz ; mais quant aux coups de fusil que l’écho nous a répétés, il est probable qu’ils ont une origine différente. »

Comme il achevait ces mots, don Eslévan était monté à cheval à son tour, et tous quatre, pendant que les sentinelles seules veillaient à tour de rôle, partirent au grand trot dans la direction des Montagnes-Brumeuses.