Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXX
CHAPITRE XXVII
L’ATTAQUE DU CAMP.
Au cri de Cuchillo qui retentit dans tout le camp, l’Espagnol et Pedro Diaz échangèrent un regard d’intelligence, comme si la même idée traversait leur esprit.
« Il est étrange que les Indiens aient retrouvé nos traces, dit don Estévan.
— Étrange en effet, » reprit Diaz.
Et, sans prononcer d’autres paroles, tous deux sortirent de la tente pour descendre de l’éminence sur laquelle elle était élevée.
En un clin d’œil, le camp avait été sur pied. Un instant la confusion régna dans toute son étendue. Ce fut un frémissement général parmi ces hommes intrépides, accoutumés à des alertes semblables et qui s’étaient déjà mesurés plus d’une fois avec leurs implacables ennemis. Les faisceaux de carabines furent rompus et chacun s’arma à la hâte.
Ainsi que l’avait annoncé Benito, les chevaux et les mules, comme à l’approche du lion et du tigre, tremblaient à l’odeur des Indiens et secouaient leurs attaches, tant ces fils du désert y exercent une influence terrifiante ; mais le trouble occasionné par le cri d’alarme de Cuchillo s’apaisa bientôt, et tout le monde se trouva posté selon l’ordre que le chef avait indiqué d’avance en cas d’attaque.
Les premiers qui interrogèrent Cuchillo furent le vieux pâtre d’abord, puis Baraja, dont cette campagne était le début, et qu’on a vu désagréablement affecté des récits et des sombres prédictions de son compagnon.
« À moins que ce ne soit vous qui ayez attiré les Indiens sur nos traces, dit l’ancien vaquero en lançant au bandit un regard de soupçon, comment ont-ils pu les découvrir ?
— C’est moi qui les ai attirés, en effet, dit imprudemment Cuchillo en descendant de cheval. J’aurais voulu vous voir poursuivi par une centaine de ces démons pour savoir si vous n’auriez pas comme moi galopé jusqu’au camp pour y chercher un asile.
— En pareil cas, reprit sévèrement Benito, un homme, pour sauver ses compagnons, ne fuit pas, et se laisse aussi plutôt arracher la peau du crâne que de les trahir. Je l’aurais fait, moi, ajouta-t-il simplement.
— Chacun son goût, dit Cuchillo ; mais je n’ai de compte à rendre qu’au chef et non pas à ses serviteurs.
— Oui, murmura le vieux domestique, il n’arrive que ce qui doit arriver, un lâche ou un traître ne peut faire que des lâchetés ou des perfidies.
— Les Apaches sont-ils nombreux ? demanda Baraja à son ancien ami, car, depuis leur querelle à l’hacienda, leurs rapports avaient été moins fréquents.
— Je n’ai pas eu le temps de les compter, reprit Cuchillo précipitamment. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils doivent être près d’ici. »
Et, sans plus s’arrêter, il traversa le camp et se dirigea du côté de don Estévan. Celui-ci, les premières et les plus importantes mesures une fois prises, attendait à la portière de sa tente que Cuchillo vînt lui rendre compte du résultat de son exploration et de l’imminence du danger.
Au moment où Cuchillo marchait sans répondre aux nombreuses questions dont on l’accablait de tous côtés, un homme s’avançait, un tison enflammé à la main, pour mettre le feu aux fascines entassées de distance en distance, quand la voix de don Estévan se fit entendre.
« Pas encore ! s’écria le chef ; c’est peut-être une fausse alerte, et, jusqu’à ce que nous ayons la certitude d’être attaqués, nous ne devons pas éclairer le camp pour nous trahir. »
À ces mots de fausse alerte, on eût pu voir un sourire sinistre errer sur les lèvres de Cuchillo. L’homme rejeta son tison dans le foyer.
« En tout cas, ajouta don Estévan, que chacun selle son cheval et se trouve prêt. »
Ensuite il rentra dans sa tente, en faisant signe à Diaz de l’accompagner.
« Cela veut dire, ami Baraja, fit Benito, que, si l’ordre est donné d’allumer les feux, nous serons bien sûrs d’être attaqués. La nuit surtout, c’est terrible.
— Qui le sait mieux que moi ? dit Baraja.
— Vous êtes vous déjà trouvé la nuit à pareille fête ? demanda Benito.
— Jamais, voilà pourquoi je redoute si fort une attaque nocturne.
— Eh bien, si vous en aviez déjà vu, vous la…
— Je n’en aurais plus peur, se hâta d’interrompre Baraja.
— Vous la redouteriez encore davantage. »
Cuchillo, dans son trajet jusqu’à la tente de don Estévan, composa ou plutôt décomposa son visage. Il rejeta en arrière ses longs cheveux, comme si le vent d’une course précipitée les eût fait voltiger sur sa tête, puis il entra dans la tente en homme qui ne fait que de reprendre haleine, et en essuyant sur son front une sueur absente. Il avait d’ailleurs conservé son air d’impudence habituelle.
Oroche, qui semblait plus particulièrement chargé de la garde personnelle de don Estévan, s’était glissé à côté de Diaz.
Le rapport de Cuchillo fut bref : chargé d’aller reconnaître l’abord des lieux vers lesquels devait s’avancer l’expédition, il avait poussé sa reconnaissance au delà des limites que lui assignait la prudence…
Diaz l’interrompit.
« J’avais pris des précautions telles, dit-il, pour dérober notre marche aux Indiens à l’aide de fausses traces, je les avais si bien fourvoyés que vous avez dû quitter la ligne que vous suiviez pour aller de droite et de gauche.
— En effet, reprit le bandit, je me suis égaré, trompé par la monotonie de ces plaines sans fin où chaque colline ressemble à une autre.
— Chaque colline ressemble à une autre ! reprit ironiquement Diaz. Qu’un homme des villes s’y laisse tromper, je le conçois ; mais vous, la peur mettait donc un voile de brouillard sur vos yeux ?
— La peur ! répondit Cuchillo, je ne la connais pas plus que vous.
— Alors votre vue baisse, seigneur Cuchillo.
— Quoi qu’il en soit, continua ce dernier, je m’égarai, et, sans la colonne de fumée qui me guida, je n’aurais pu sans doute reconnaître ma route aussi promptement que je le fis : mais j’aperçus un parti d’indiens qui battait la campagne, et je dus faire un détour pour les éviter. C’est dans ce détour que je fus découvert par les rôdeurs, et je n’ai dû qu’à la vigueur de mon cheval l’avance que je viens de prendre sur eux. »
Comme il achevait ce rapport, pendant lequel don Estévan avait plus d’une fois froncé les sourcils, Oroche sortit de la tente, puis il rentra aussitôt.
« Les Indiens sont là-bas, dit-il. Voyez ces ombres noires qui parcourent la plaine ; la lune les éclaire au loin, ce sont leurs batteurs d’estrade occupés à reconnaître notre campement. »
Sur la surface blanche du désert on pouvait voir en effet des formes équestres s’avancer, et disparaître à l’ombre des dunes de sable. Pedro Diaz consulta du regard don Estévan, puis il s’écria d’une voix qui retentit comme un signal de combat :
« Allumez les feux partout ; nous avons besoin de compter nos ennemis ! »
Quelques instants après ces paroles, une clarté rouge, presque aussi vive que celle du soleil, parut incendier tout le camp, et montra les aventuriers à leur poste, la carabine au poing, et les chevaux sellés et bridés, n’attendant plus que leurs cavaliers prêts à s’élancer sur leur dos, au cas où une sortie deviendrait nécessaire. Puis la tente de don Estévan s’affaissa sur ses piquets arrachés par Oroche. Un calme imposant avait succédé au tumulte.
Le désert était silencieux comme le camp. La lune n’éclairait plus les évolutions des rôdeurs indiens, tous avaient disparu, semblables à ces rêves sinistres que chasse le retour de la lumière. C’était ce morne silence précurseur de l’orage.
Ce calme, du reste, avait quelque chose d’effrayant. Il n’annonçait pas une de ces surprises dans lesquelles un ennemi inférieur en nombre dissimule sa faiblesse par l’impétuosité de son attaque, tout prêt à lâcher le pied si on lui résiste. C’était le répit avant le combat, accordé par des ennemis impitoyables qui se recueillent un instant pour engager plus sûrement une lutte à mort.
« Oui, fiez-vous-y, disait à Baraja le vieux Benito, et dans un quart d’heure d’ici vous allez entendre les hurlements de ces diables rouges retentir à vos oreilles comme les fanfares du jugement dernier. C’est moi qui vous le dis, quoique je connaisse peu les mœurs des Indiens.
— Laissez donc ! reprit Baraja d’un air consterné, vous êtes l’homme le plus érudit en fait de tigres et d’Indiens que j’aie jamais vu, quoique, à vrai dire, vous pourriez être plus consolant. Plût à Dieu qu’il me fût permis de douter de la vérité de vos paroles !
— Il est des choses qu’il est toujours facile de prévoir. On peut prédire au voyageur qui s’endort dans le lit desséché d’un torrent que ses flots l’emporteront à son réveil ; que les Indiens qui connaissent la position de leurs ennemis et s’éloignent un instant, comptent leurs guerriers pour les attaquer. On peut prédire à coup sûr que plus d’un parmi eux poussera son cri de mort, comme beaucoup d’entre nous auront à dire leur in manus ; mais qui seront ceux-là ? voilà ce que nul homme ne saurait prédire. Connaissez-vous quelques prières des agonisants, seigneur Baraja ?
— Non, dit lugubrement l’aventurier.
— J’en suis fâché, car ce sont de ces petits services que l’on peut se rendre entre amis, et si j’avais la douleur, comme il est raisonnable de s’y attendre, de vous voir scalpé, puis égorgé… »
Le vieux vaquero fut interrompu par des hurlements qui retentirent au loin, puis se rapprochèrent du camp.
Malgré le sens toujours sinistre des paroles de l’ancien pâtre, son sang-froid parmi les plus grands périls, sa résolution si fortement empreinte d’un fatalisme consolant soutenaient le courage moins ferme de Baraja. Au moment où celui ci frissonnait malgré lui à ces hurlements de guerre, qu’il faut avoir entendus pour en apprécier l’horrible harmonie, il jeta un regard sur Benito pour puiser dans son maintien un peu de la philosophie qui n’abandonnait jamais le vieillard.
La clarté des feux frappait vivement ses joues flétries. Pour la première fois un nuage de tristesse résignée paraissait étendu sur son front penché. Ses yeux étaient humides comme si une larme allait s’en échapper. Baraja fut frappé de ce changement. Il appuya sa main sur le bras du vieux pâtre. Benito releva la tête :
« Je vous comprends, dit-il, mais l’homme a ses instants de faiblesse. Que voulez-vous ? je suis comme celui que le son de la trompette arrache à son foyer au moment où il pense le moins à le quitter. Au milieu de ces hurlements j’entends là-haut le son de la trompette qui m’appelle, et, tout vieux que je suis, j’ai quelque peine à quitter mon foyer. Je n’ai ni femme ni enfants que je puisse regretter, ou qui aient à me pleurer, mais j’ai un vieux compagnon de ma vie solitaire dont je ne puis penser sans douleur à me séparer. C’est du moins une consolation pour le guerrier indien de savoir que son cheval de bataille partagera son tombeau et de croire qu’il le trouvera de cette façon dans la terre des Esprits. Combien de fois n’avons-nous pas parcouru les bois et les savanes ensemble ! que de fois n’avons-nous pas supporté tous deux l’ardeur du soleil, la faim et la soif ! Ce vieil et fidèle ami, c’est mon cheval, vous le devinez. Je vous le donne, ami Baraja, traitez-le doucement, aimez-le comme je l’aimais, et il vous aimera comme il m’aime. C’était le compagnon de celui qui fut étranglé par un tigre ; de nous trois il va rester seul à présent. »
En disant ces mots, le vieillard désigna du doigt un vieux et noble coursier qui, parmi la troupe de chevaux sellés, le cou arqué par sa bride attachée au pommeau de la selle, mâchait encore fièrement son mors. Benito s’avança vers lui, flatta de la main sa robuste croupe, et, ce moment de faiblesse passé, son visage reprit son impassibilité habituelle.
En recouvrant son sang-froid, le vieux pâtre était revenu aussi à ses habitudes de tout prévoir, quitte à glacer de terreur ceux qui l’écoutaient.
« Écoutez, dit-il à Baraja, pour vous remercier des soins que vous prendrez de mon vieil ami, je puis vous apprendre, pendant qu’il en est encore temps, un verset du psaume des agonisants, cela peut vous servir à vous comme…
— Eh bien, s’écria Baraja en voyant que le vieillard n’achevait pas, avez-vous quelque effrayante nouvelle à m’annoncer ? »
L’ancien vaquero ne répondit rien ; mais l’aventurier sentit le bras de Benito serrer convulsivement le sien. Le spectacle qui frappa Baraja était plus terrible que la plus terrible des réponses du vieillard. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, et l’une de ses mains essayait vainement d’étancher le sang qui coulait d’une large blessure. Une flèche venue en sifflant s’était enfoncée dans sa gorge ; Benito tomba en s’écriant :
« Il n’arrive que ce qui doit arriver. Allez, ajouta-t-il en repoussant les soins que Baraja essayait de lui donner, mon heure est venue… pensez à mon… vieil ami… »
Les flots de sang qui sortaient de sa blessure lui coupèrent la parole.
En ce moment, les mieux montés des Apaches se montrèrent dans la plaine éclairée par la lune.
Les voyageurs qui n’ont rencontré que des Indiens mansos (civilisés) se feraient difficilement une idée, d’après eux, de la race des Indiens sauvages.
Rien ne ressemblait moins à la famille dégénérée des Indiens des villes que ces fils indomptés des déserts, qui, semblables à l’oiseau de proie traçant dans l’air ses évolutions circulaires avant de fondre sur ses victimes, poussaient en hurlant leurs chevaux autour du camp. Ces figures, hideusement barbouillées de rouge, venaient de temps à autre s’éclairer du reflet des feux. Les longs cheveux que le vent faisait flotter au-dessus de leur tête, les lanières de cuir de leurs vêtements qui, dans la rapidité de la course, sifflaient autour d’eux comme des serpents, leurs cris perçants de bravade et de défi les faisaient ressembler aux démons auxquels on les a si justement comparés.
Il en était peu parmi les Mexicains qui n’eussent à venger quelque grief sur ces déprédateurs infatigables ; mais nul d’entre eux n’était animé à leur égard d’une haine semblable à celle de Pedro Diaz. La vue de ses ennemis produisait sur lui l’effet d’une banderole écarlate sur le taureau, et à leur aspect il semblait avoir peine à maîtriser l’ardeur de sa haine, et ne résister que difficilement à la tentation de se signaler par un de ces exploits qui avaient rendu son nom redoutable à leurs tribus.
Mais il était urgent de donner l’exemple de la discipline, et l’aventurier contint sa bouillante impatience. Le moment, du reste, n’était pas éloigné où les Indiens allaient attaquer. Cette fois du moins l’avantage de la position servait à compenser chez les Mexicains l’inégalité probable du nombre.
Après avoir assigné à chacun son poste derrière les chariots, don Estévan fit placer sur la hauteur qu’occupait naguère sa tente ceux de ses hommes dont les carabines avaient la plus longue portée, et dont le coup d’œil était le plus sûr. Les feux répandaient au loin assez d’éclat pour éclairer le but de leurs balles. Quant à lui, son poste était partout.
Cependant la vue perçante des Indiens et les rapports de ceux des leurs qui s’étaient le plus avancés les avaient sans doute instruits de la position des blancs, car un moment d’indécision sembla régner parmi eux après la démonstration faite dans le but d’effrayer leurs ennemis. Mais la trêve ne fut que de courte durée.
Après un intervalle de silence, cent bouches hurlèrent à la fois et firent entendre le cri de guerre avec d’effroyables intonations ; la terre trembla sous une avalanche de chevaux lancés à toute course, et au milieu d’une grêle de balles, de pierres et de flèches, le camp se trouva cerné de trois côtés par une multitude désordonnée de guerriers à la chevelure flottante. Cependant un feu bien nourri jaillit en éclairs du sommet de l’éminence.
Sous ce feu meurtrier, des chevaux galopèrent sans maîtres dans la plaine, tandis que, d’autre part, des cavaliers se débarrassaient du poids de leurs chevaux abattus, et le combat s’établit bientôt corps à corps, les Mexicains derrière leurs chariots, les Apaches essayant de les escalader.
Oroche, Baraja et Pedro Diaz, serrés les uns contre les autres, tantôt reculant pour éviter les longues lances de leurs ennemis, tantôt se rapprochant et frappant à leur tour, s’animaient du geste et de la voix et s’interrompaient pour jeter un coup d’œil sur leur chef. Nous avons dit que le bruit s’était vaguement répandu qu’il connaissait un des gîtes aurifères les plus riches de l’État ; la cupidité faisait chez Oroche et Baraja l’office du dévouement le plus enthousiaste.
« Caramba ! s’écria Baraja, un homme possesseur d’un pareil secret devrait être invulnérable.
— Immortel, s’écria Oroche, ou ne mourir qu’après… »
Un coup de macana (casse-tête), déchargé sur le crâne d’Oroche, lui coupa la parole, et sans la solidité de son chapeau et le luxe de sa chevelure, c’en était fait du gambusino. Il mesura rudement la terre.
Tandis qu’il essayait de se relever encore tout étourdi, son adversaire, entraîné par la violence du coup, appuyait, pour se retenir, une main sur le timon qui les séparait. Diaz s’empara du bras de l’Indien, et, s’appuyant sur le moyeu de la roue, l’entraîna par une force irrésistible ; le guerrier apache vida les arçons et tomba dans le camp. Il n’avait pas touché la terre que le poignard tranchant du Mexicain avait presque séparé la tête du tronc.
Désormais inutiles sur leur poste élevé, car la mêlée était si épaisse que leurs coups auraient pu être aussi funestes aux leurs qu’aux Apaches, les tirailleurs étaient revenus se mêler aux combattants.
Dans l’angle du retranchement où ils se tenaient, don Estévan et Cuchillo n’avaient pas à soutenir une attaque moins furieuse. Le premier, tout en songeant à sa défense personnelle, car, en pareil cas, un chef doit être soldat, jetait un coup d’œil sur toute la ligne de défense du camp ; mais ce n’était qu’à grand’peine qu’il pouvait faire entendre, au milieu des hurlements qui assourdissaient les combattants, les avis qu’il transmettait et les ordres qu’il donnait. Plus d’une fois, un léger fusil à deux canons, de fabrique anglaise, qu’il chargeait et déchargeait tour à tour avec autant de rapidité que d’adresse, écarta de l’un des siens le couteau, la hache ou le casse-tête qui le menaçait. Les hourras qui répondaient aux rugissements des Apaches accueillaient la sûreté de son coup d’œil. Il était en un mot ce que les aventuriers l’avaient vu depuis le commencement de cette dangereuse campagne, le chef qui pensait à tout dans le commandement et le soldat que rien n’effrayait dans l’action.
Accompagné de son cheval encore tout sellé, et qui suivait ses mouvements avec l’intelligence d’un épagneul, Cuchillo se tenait derrière son chef, et le plus à l’écart possible, avec moins de bravoure que de prudence. Il semblait suivre d’un œil soucieux les chances de l’attaque et de la défense, quand tout à coup il chancela sur ses jambes, recula comme frappé d’une blessure mortelle et alla tomber lourdement à quelque distance des chariots. Cet incident passa presque inaperçu au milieu de la mêlée, chacun avait assez de danger à écarter de sa personne pour ne songer qu’à soi.
« C’est un lâche de moins, » se contenta de dire froidement Arechiza qui avait suivi les manœuvres prudentes de Cuchillo, tandis que son cheval, accouru près de lui, ouvrait, à l’aspect de son maître, des naseaux épouvantés.
Pendant quelques instants, Cuchillo resta immobile, puis il souleva petit à petit la tête pour jeter autour de lui un regard perçant dont sa mort, qui semblait prochaine, n’avait pas éteint la clairvoyance. Quelques secondes après, le bandit se releva sur ses pieds comme un homme à qui l’agonie rend une lueur de force ; puis, en apparence blessé à mort, la main appuyée sur sa poitrine, semblant essayer d’y retenir la vie prête à s’en échapper, il fit quelques pas en chancelant et s’affaissa assez loin de l’endroit où il était tombé pour la première fois, mais du côté opposé à l’attaque.
Son cheval le suivit et le flaira de nouveau. Alors, si tous les aventuriers n’eussent été trop pressés par leurs ennemis, ils eussent pu voir le bandit rouler de nouveau sur lui-même, vers le point des retranchements que les Indiens laissaient libre. Cela fait, il attendit encore, et enfin il se glissa sous les roues des chariots hors du camp.
Là, il se dressa sur ses jambes aussi ferme qu’aux jours de sa vigueur. Un sourire de joie sombre erra sur sa figure. L’obscurité et le tumulte favorisaient sa manœuvre. Il délia doucement les chaînes de fer des deux chariots, et ouvrit un passage. Le bandit siffla, et son cheval ne tarda pas à se glisser lui-même par l’ouverture. En un clin d’œil il fut en selle, presque sans toucher l’étrier. Alors, après s’être un instant consulté, il mit l’éperon au flanc de l’animal, qui partit comme un trait, et tous deux disparurent dans les ténèbres.
Des deux côtés du retranchement des cadavres jonchaient la terre. Les bûchers, à moitié consumés, éclairaient d’un reflet rougeâtre les scènes sanglantes de cette lutte nocturne ; les hurlements d’ennemis acharnés, les détonations répétées, le sifflement des flèches se suivaient sans interruption. Les figures hideuses des cavaliers indiens empruntaient à la lueur des feux un aspect plus hideux encore, puis disparaissaient dans les ténèbres sans qu’il fût possible de calculer leur nombre dans les intermittences de lumière et d’obscurité.
Cependant un des points des retranchements avait fléchi sous des attaques sans cesse renouvelées. Morts ou blessés les défenseurs de cet endroit de la ligne de chariots avaient cédé à des ennemis qui semblaient à chaque instant sortir de terre plus nombreux et plus acharnés. Ce fut un instant d’horrible confusion, un pêle-mêle de corps entrelacés que dominaient les panaches des guerriers indiens et que fendaient les poitrails de leurs chevaux. Bientôt, comme le flot qui se rejoint après s’être séparé, la ligne des aventuriers, un instant enfoncée, se reforma sur un groupe d’Apaches qu’on vit bondir au milieu du camp, semblables à des bêtes féroces.
Accourus du point qu’ils défendaient encore, Oroche, Baraja et Pedro Diaz se trouvèrent face à face avec leurs ennemis, sans que rien cette fois ne les séparât. Déchirés, souillés de sang et de poussière, les trois aventuriers venaient tenter un dernier effort.
Au milieu du groupe d’indiens dont la lance et le casse-tête tombaient indifféremment sur les chevaux, sur les mules effrayées et sur les hommes, un chef était reconnaissable à sa haute taille, à la peinture de sa figure, à la vigueur de ses coups.
C’était la seconde fois que le chef apache se rencontrait face à face avec les blancs depuis le commencement de cette campagne. Son nom leur était connu.
« Ici, Diaz, s’écria Baraja qui après la chute de Benito, l’avait abandonné sur le champ de bataille, où ses services lui étaient désormais inutiles, pour se joindre à Oroche et à Pedro Diaz, à nous le Chat-Pard. »
Au nom de Diaz, dont la renommée était venue jusqu’à lui, le chef indien chercha du regard celui qui le portait. Les yeux du guerrier sauvage semblaient lancer des flammes, et il ramenait en arrière sa lance prête à frapper Diaz, accouru à la voix de Baraja, quand un coup de couteau d’Oroche entama les jarrets de son cheval. L’Indien, jeté à terre par la chute de sa monture, laissa tomber la lance qu’il tenait ; Diaz s’en empara, et, tandis que l’Apache se relevait sur un genou en dégainant un coutelas tranchant, la pointe de l’arme échappée à sa main s’enfonça dans sa poitrine nue et sortit toute sanglante entre ses épaules.
Frappé à mort, l’Indien ne laissa sortir aucun cri de sa bouche, ses yeux ne perdirent rien de leur expression de menace hautaine ; la rage se peignait sur ses traits déjà décomposés.
« Le Chat-Pard a la vie dure, » dit-il, et, d’une main à laquelle la mort prochaine n’ôtait encore rien de sa vigueur, le chef indien serra fortement le bois de la lance toujours maintenue par Diaz.
Une lutte suprême s’engagea. À chaque effort de l’Apache pour attirer vers lui son ennemi et l’envelopper d’une dernière et nouvelle étreinte, l’arme meurtrière traçait plus avant à travers ses entrailles son chemin sanglant. Mais bientôt les forces lui manquèrent, et, violemment arrachée de son corps, la lance revint toute rouge de sang aux mains de Diaz ; l’Indien s’affaissa sur lui-même, jeta sur son ennemi un regard de défi et ne bougea plus.
Leur chef tombé sous les coups de Pedro Diaz, les autres Apaches ne tardèrent pas à éprouver le même sort, tandis que leurs compagnons essayaient vainement de forcer une seconde fois la ligne des chariots entrelacés. Victimes de leur témérité, les guerriers indiens, sans songer à demander une merci qu’ils ne savent jamais accorder, étaient morts comme leur chef, morts comme ils devaient mourir, la face tournée vers l’ennemi, entourés des cadavres de ceux qui les avaient précédés dans le grand voyage à la terre des Esprits.
Des sauvages engagés dans le camp, un seul était resté debout. Pendant une minute, il promena autour de lui ses yeux ardents comme ceux du tigre cerné par les chasseurs. Loin de chercher à dissimuler sa présence, l’Indien poussa de nouveau son cri de guerre, mais ce cri se confondit avec ceux qui déchiraient au dehors les échos de la plaine. Alors, profitant d’un moment de confusion pendant lequel les aventuriers, attaqués au dehors, laissaient presque libre la brèche ouverte dans l’enceinte du camp, l’Apache la fit franchir à son cheval et se trouva parmi les siens.
Pedro Diaz, seul peut-être dans le camp, avait aperçu l’Indien qui, échappé au massacre des siens, s’était élancé hors des retranchements. C’était une proie qu’il regrettait, et l’implacable ennemi des Indiens avait coutume de ne pas se consumer en regrets stériles.
L’aventurier s’était élancé sur le cheval de bataille qu’il tenait de la munificence de don Augustin Pena. À sa main gauche était suspendue par la dragonne une longue et large épée de Tolède, avec la fière devise espagnole :
No me saques sin razon,
No me envaines sin honor[1],
et dont la lame était rougie de sang. De sa main droite
étendue au-dessus de ses yeux, il se faisait comme un
abat-jour contre la lumière du feu et jetait devant lui
un regard qui essayait de percer l’obscurité lointaine.
Tout d’un coup, il aperçut, à l’extrémité de la zone lumineuse
que projetaient encore les foyers près de
s’éteindre, un cavalier indien.
C’était l’homme que cherchait Diaz. L’Indien faisait décrire avec fureur à son cheval mille évolutions diverses, en poussant des hurlements de défi. L’aventurier se rappela cette phrase de l’hacendero à propos du val qu’il lui avait donné : « L’Indien que vous poursuivrez devra être monté sur les ailes du vent si vous ne l’atteignez pas, quelque avance qu’il ait sur vous, » et il résolut d’en faire l’épreuve.
Le noble animal, excité par l’éperon, franchit les retranchements renversés par les Indiens, et en un clin d’œil les deux cavaliers étaient côte à côte. L’Indien brandissait son casse-tête, Diaz pointait contre lui sa lame rougie. Ce fut, pendant quelques secondes, une lutte merveilleuse d’agilité, de courage et d’adresse. L’un et l’autre soutenaient la réputation des Mexicains et des Indiens, qui sont les premiers cavaliers du monde ; le casse-tête de l’Apache fit voler en éclats l’épée du Mexicain. Les deux combattants se prirent alors corps à corps pour essayer de s’enlever mutuellement de leur selle ; mais, pareils à des centaures, chacun d’eux semblait ne faire qu’un avec son cheval.
Enfin Diaz put se dégager de l’étreinte de son ennemi. Il fit reculer son cheval sans cesser de faire face lui-même à l’Indien, puis, quand il en fut à quelques pas, il fit cabrer sa monture si furieusement de deux coups d’éperon, que l’animal sembla planer un instant au-dessus du groupe de l’Indien et de son cheval. Au même moment le Mexicain leva la jambe droite sans que son pied lâchât l’étrier, et d’un coup de cet étrier de bois, large, pesant, cerclé de fer, il brisa le crâne de l’Indien, que son cheval emporta mort et non désarçonné.
Ce dernier et magnifique exploit fut comme la fin du combat qui durait depuis si longtemps. Quelques flèches volèrent sans l’atteindre autour de Diaz, que ses compagnons reçurent avec des hurlements de joie qui ne le cédaient pas en modulations sauvages à ceux des Apaches.
Diaz remplaça son épée brisée et reprit haleine. Un moment de repos indispensable aux deux partis eut lieu comme d’un commun accord. On put alors s’interroger et se reconnaître.
« Pauvre Benito ! s’écria Baraja, que Dieu ait son âme ! C’est une perte pour nous. Il n’est pas, je crois, jusqu’à ses effrayantes histoires que je ne regrette…
— Et, ce qui est le plus regrettable encore, interrompit Oroche, c’est la mort de l’illustre Cuchillo, le guide de l’expédition.
— Vos idées sont encore brouillées du coup de casse-tête que vous avez reçu sur le crâne, dit à son tour Diaz en essayant sur son étrier la flexibilité de la nouvelle épée dont il s’était pourvu. Sans l’illustre Cuchillo, comme vous l’appelez, nous n’aurions pas perdu ce soir vingt braves camarades au moins que nous serons forcés d’enterrer demain. Cuchillo a eu le tort de mourir un jour trop tard. Quant à lui, je n’ose dire : Dieu veuille avoir son âme ! »
Pendant ce temps, les Indiens délibéraient entre eux. Le dernier exploit de Diaz, la mort que plusieurs des leurs avaient trouvée dans le camp des blancs, ceux que les balles mexicaines avaient mis hors de combat, avaient éclairci leurs rangs. Les Indiens ne s’acharnent jamais à des exploits impossibles. Un singulier mélange de prudence et de mépris de la vie distingue cette race extraordinaire. La prudence leur conseillait la retraite ; ils l’exécutèrent aussi brusquement que l’attaque. Mais les aventuriers avaient une tactique différente à suivre. Il était urgent de profiter d’une victoire dont le bruit devait arriver jusqu’au fond des déserts et assurer désormais leur marche. Aussi l’ordre de poursuivre les fuyards donné par don Estévan fut-il accueilli avec acclamation. Une vingtaine de cavaliers s’élancèrent sur leurs chevaux. Pedro Diaz ne fut pas le dernier. L’épée d’une main, le lazo et la bride de l’autre, il ne tarda pas à disparaître avec ses compagnons aux yeux des Mexicains restés dans le camp.
Ceux-ci, quoique tous blessés plus ou moins grièvement, s’occupèrent d’abord, avant de se reposer, à reconstruire soigneusement, en cas de nouvelle attaque, les lignes enfoncées de leurs retranchements ; puis, accablés de fatigue, de soif et de faim, sans songer à débarrasser l’enceinte du camp des cadavres qui le jonchaient, chacun s’étendit sur cette terre encore humide de sang pour y goûter quelques instants de repos. Bientôt, au milieu du silence imposant de la nuit, les lueurs de la lune et des bûchers mourants éclairèrent pêle-mêle ceux qui dormaient d’un court sommeil, comme ceux qui ne devaient plus se réveiller.
- ↑ Ne me tire pas sans juste cause,
Ne me rengaine pas sans honneur.