Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXIX

Librairie Hachette et Cie (1p. 273-281).

CHAPITRE XXVI

DON ESTÉVAN SE CONFIE À DIAZ.


Ce soir-là, comme d’habitude, don Estévan de Arechiza veillait dans sa tente pendant que ses gens se reposaient.

À la lueur d’une chandelle fumeuse, l’Espagnol, malgré la modeste apparence de son habitation de toile, et sous des vêtements couverts de poussière, semblait n’avoir rien perdu de la dignité de son maintien et du grand air de sa personne. Son teint, plus hâlé qu’au moment où nous l’avons vu pour la première fois, prêtait à sa physionomie un caractère encore plus énergique.

Il paraissait aussi pensif que lorsqu’il était descendu de cheval, mais ses méditations n’avaient plus le même caractère soucieux. À la veille, après mille dangers, de commencer à réaliser ses vastes desseins, don Antonio de Mediana avait fini par secouer, momentanément du moins, l’abattement que les événements antérieurs à ce jour avaient fait naître chez lui. Son âme s’était retrempée dans l’espoir d’un succès désormais impossible.

Il avait soulevé le pan de toile qui servait de portière à sa tente pour jeter un coup d’œil sur les hommes qui reposaient sous sa garde ; il semblait vouloir comparer ses moyens d’action avec le but qu’il poursuivait.

L’aspect de ces soixante hommes dévoués à son autorité éveilla cependant en lui un autre ordre d’idées.

« C’est ainsi, se disait l’Espagnol, qu’il y a vingt ans je commandais à un nombre à peu près égal de marins aussi déterminés que ces aventuriers. Je n’étais à cette époque qu’un obscur cadet de famille, et ce sont eux qui m’ont aidé à reconquérir mon héritage… oui… c’était bien le mien. Mais j’étais alors à la fleur de l’âge, j’avais un but d’avenir à poursuivre, je l’ai atteint… je l’ai dépassé même, et cependant, aujourd’hui que je n’ai plus rien à désirer, je me trouve encore, à la maturité de l’âge, à parcourir des déserts comme je parcourais jadis les mers en y promenant mon pavillon ! Pourquoi ?… »

La conscience de Mediana lui cria que c’était pour oublier un jour de sa vie ; mais en ce moment il voulut rester sourd à sa voix.

La lune brillait sur les carabines rangées en faisceaux dans le camp, elle éclairait soixante hommes aguerris aux périls, sobres, infatigables, qui se riaient de la soif et du soleil. Dans le lointain, une vapeur lumineuse comme de l’or pâle se jouait dans le brouillard des montagnes, auprès desquelles s’étendait le val d’Or.

« Pourquoi ? répéta don Antonio ; et il répondit lui-même à sa propre interrogation : parce qu’il me reste encore un immense trésor et un vaste royaume à conquérir. »

Les yeux de Mediana étincelèrent d’orgueil, puis cet éclair s’éteignit bientôt, et il fixa sur l’horizon un regard de mélancolie.

« Et cependant, continua-t-il, de ce trésor, que garderai-je pour moi ? Bien. Cette couronne, je la mettrai sur la tête d’un autre. Et je n’aurai même pas pour récompense un fils, un descendant porteur du nom de Mediana, qui s’incline un jour devant mon portrait et dise en le regardant : Celui-là n’a pu être tenté ni par un trésor ni par un trône… On ne le dira que de mon vivant… Après tout, n’est-ce pas encore un assez beau lot ? »

Pedro Diaz, mandé, comme on l’a vu, par don Estévan, soulevait la portière de la lente au moment où celui-ci venait de la laisser tomber. Le chef avait repris son maintien ferme et décidé.

« Vous m’avez mandé, seigneur don Estévan, et me voici, dit l’aventurier en ôtant son feutre galonné.

— J’ai à vous entretenir de choses importantes, que je ne pouvais dire hier et que je dois vous dire aujourd’hui, reprit Arechiza ; puis j’ai quelques questions à vous faire, et quoique ce soit l’heure du repos, nous avons à l’ajourner encore longtemps. Si je ne me trompe, Diaz, vous êtes de cette trempe d’hommes qui ne se reposent que quand ils n’ont rien de mieux à faire. Les ambitieux sont ainsi, ajouta don Estévan avec un sourire.

— Je ne suis pas un ambitieux, seigneur de Arechiza, reprit tranquillement l’aventurier.

— Vous l’êtes sans vous en douter, Diaz, et je vous le prouverai tout à l’heure. Mais avant, dites-moi : que pensez-vous de cette fusillade lointaine ?

— Les hommes se rencontrent sur la mer dont la surface est incomparablement plus large que celle de ces déserts ; il n’est pas étonnant qu’ils se rencontrent ici. Des voyageurs et des Indiens se sont trouvés face à face, et ils se battent.

— C’est ce que je pensais aussi, dit le chef. Une autre question encore ;… après nous reviendrons au sujet de la conversation qui me tient au cœur.

— Cuchillo a-t-il reparu ? demanda l’Espagnol.

— Non, seigneur, et tout me fait craindre que nous n’ayons perdu le guide qui nous avait conduits jusqu’à ce jour.

— Et à quoi attribuez-vous ce retard si étrange ? reprit don Estévan d’un air plus soucieux qu’il ne le pensait peut-être.

— Il est vraisemblable qu’il aura poussé trop loin sur la trace des Apaches et qu’il aura été surpris par quelques-uns de ces brigands ; dans ce cas, son absence pourrait bien être éternelle, en dépit des feux que nous allumons depuis deux jours pour que la colonne de fumée qui s’en élève lui indique notre campement.

— Est-ce là le fond de votre pensée ? demanda de nouveau le chef, en regardant fixement l’aventurier.

— C’est le fond de ma pensée, quoique, à vrai dire, Cuchillo soit de ces gens qu’on accuse rarement à tort d’une perfidie. Mais encore je ne devine pas dans quel but il nous aurait trahis. »

Don Estévan souleva la portière de sa tente et, montrant du doigt à Pedro Diaz le voile de brume qui cachait le sommet des montagnes à l’horizon :

« Le voisinage de ces montagnes, dit-il d’un air pensif, pourrait nous expliquer l’absence de Cuchillo. » Puis, changeant brusquement de ton : « Et l’esprit de nos hommes est-il toujours le même ?

— Toujours, seigneur, répliqua Diaz ; plus que jamais ils ont confiance dans le chef qui veille pour eux quand ils dorment, et qui combat néanmoins comme le dernier d’entre eux.

— Je me suis un peu battu sur tous les points du globe, dit Arechiza, sensible à un éloge dont il ne suspetait pas la sincérité, et j’ai rarement commandé à des hommes plus déterminés que ceux-là. Plût à Dieu qu’ils fussent cinq cents au lieu de soixante, car, au retour de l’expédition, mes projets seraient faciles à accomplir.

— J’ignore quels sont ces projets dont Voire Seigneurie me parle pour la première fois, reprit Diaz d’un ton de réserve, mais peut-être le seigneur Arechiza ne me croit-il ambitieux que parce qu’il m’a fait l’honneur de me juger d’après lui.

— C’est possible, ami Diaz, reprit en souriant le duc de l’Armada. La première fois que je vous ai vu, j’ai pensé que la trempe de votre esprit sympathiserait avec la mienne. Nous sommes faits pour nous entendre, j’en ai la conviction. »

Le Mexicain avait toute la vivacité d’intelligence de ses compatriotes. Il avait jugé Arechiza, mais il attendait que celui-ci prit l’initiative ; il s’inclina courtoisement et se tut.

L’Espagnol écarta une seconde fois le rideau de sa tente, et, montrant du doigt l’horizon :

« Encore un jour démarché, dit-il, et demain nous camperons au pied de ces montagnes là-bas.

— En effet, reprit Diaz, six lieues à peine nous en séparent.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, ajouta don Estévan ; mais ce dais de brouillards qui en couronne le sommet, tandis qu’à leur base la lune éclaire et blanchit les plaines, savez-vous ce qu’il couvre ?

— Non, » dit le Mexicain.

Le duc de l’Armada jeta sur Diaz un regard qui semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme. Au moment de révéler à l’aventurier le secret qu’il avait si soigneusement caché jusque-là, le seigneur espagnol voulait s’assurer si celui qu’il allait prendre pour confident était digne de cette marque de confiance.

La physionomie loyale de Diaz, sur laquelle on ne pouvait lire aucune des passions cupides qui servaient de mobile à ses compagnons, le rassura.

L’Espagnol reprit tout aussitôt :

« Eh bien, c’est vers ces montagnes que nous marchons depuis Tubac. Je vous dirai pourquoi j’ai dirigé l’expédition vers ce but, comme le pilote conduit le navire à un point de l’Océan que lui seul connaît. Ce soir vous lirez dans ma pensée comme moi-même. Nous sommes faits pour nous entendre, vous dis-je. Ce dais de brouillards, que le soleil même ne dissipera pas demain en se levant, sert de voile à des trésors que Dieu y a entassés depuis le commencement du monde peut-être. Depuis des siècles les eaux des pluies les charrient dans la plaine ; la race blanche n’a jamais fait que les entrevoir, et la race indienne les a respectés ; demain ces trésors seront à nous. Voilà le but que je poursuis. Eh bien, Diaz, vous ne tombez pas à genoux pour remercier le ciel d’être un de ceux appelés à les recueillir ?

— Non, répondit simplement l’aventurier ; la cupidité ne m’eût pas fait braver les dangers que l’esprit de vengeance m’a fait rechercher. J’avais demandé au travail de mes bras ce que tant d’autres cherchent dans des voies plus faciles, mais moins sûres. Les Indiens ont ravagé mes champs, pillé mes troupeaux, égorgé mon père et mes frères ; moi seul ai pu échapper à leur fureur. Depuis ce temps, j’ai maudit l’ordre des choses qui ne sait pas protéger nos riches provinces ; j’ai fait aux Indiens une guerre acharnée, j’ai massacré un nombre triple des leurs, j’ai vendu les fils de ces chiens par douzaines ; c’est encore l’espoir de la vengeance qui m’a conduit ici, et non l’ambition ni la cupidité ; mais j’aime mon pays, et je ne voudrais de ces trésors que pour essayer une dernière représaille contre ce congrès lointain qui nous tyrannise et ne sait pas nous protéger !

— Bien, ami Diaz, bien, » s’écria l’Espagnol en tendant la main à l’aventurier. Celui-ci reprit avec véhémence :

« Fort de l’appui que cet or me prêterait, je ferais partager mes griefs à ces soixante hommes qui dorment là, sous votre œil. À notre retour, ce serait le torrent grossi dans son cours, et nous secouerions le joug d’une capitale qui ne sait à chaque instant que changer d’hommes et de principes. »

Don Estévan avait entrevu déjà-, dans des conversations précédentes avec Diaz, une haine sourde contre le système fédéral ; mais jamais jusqu’alors ses rancunes ne s’étaient fait si clairement connaître. Il voulut savoir si elles ne se fondaient que sur des motifs personnels, semblables à ceux qu’il venait d’exposer.

« Le congrès est bien loin de vous, dit-il avec une bonhomie feinte ; le gouvernement de Mexico manque des troupes et de l’argent nécessaires pour protéger des provinces aussi lointaines que les vôtres. C’est là, sans doute, le plus grave reproche que vous avez à lui faire ?

— Le seul reproche ! plût à Dieu ! Il y en a d’autres encore. L’indépendance n’est pour nous qu’un mot vide de sens, et nous n’avons que les charges d’une centralisation lointaine. »

Don Estévan, profitant de la disposition d’esprit de Diaz, lui dévoila le projet que nous l’avons déjà vu dévoiler au sénateur.

Passant ensuite des principes aux personnes, il nomma le roi don Carlos comme celui dont l’aventurier et ses amis devaient être les précurseurs.

« Un roi, le roi Charles Ier, soit ! reprit Diaz, mais nous aurons bien des obstacles à vaincre.

— Moins que vous ne pensez, répliqua l’Espagnol. En tout cas, l’or aplanira ces obstacles, ami Diaz. Demain, nous le récolterons à pleines mains, et nous pourrons ouvrir un chemin semé d’or à la royauté nouvelle, et payer largement les fondateurs, les gardiens d’un trône qui n’attendra plus qu’un roi. »

Ainsi, comme il l’avait promis à son maître, l’audacieux partisan ébauchait jusqu’au fond des déserts les fondements d’une dynastie future. Ce que l’influence aristocratique du sénateur pouvait et devait faire dans le congrès d’Arispe, l’influence subalterne d’un homme renommé par ses exploits devait l’obtenir de ses égaux. Le sommet et la base, l’Espagnol avait tout conquis. Sûr désormais d’arriver à son but, le grand seigneur foulait à ses pieds les obstacles intermédiaires.

Prêt à regagner l’endroit du camp où il devait dormir pour se reposer d’une longue marche et se préparer aux fatigues du lendemain, Diaz était sorti et allait prendre congé de don Estévan, qui l’avait accompagné hors de sa tente.

Au même moment où Benito et Baraja venaient de se coucher sur le sol pour dormir aussi, l’Espagnol et le Mexicain, du haut de l’éminence où ils se trouvaient, dominaient toute l’étendue de la plaine.

Les Montagnes-Brumeuses s’élevaient au loin couvertes de leur voile mystérieux de brouillards éternels. Dans cette couronne épaisse de vapeurs qui cachait tant d’or, la lune semblait plonger de longs rayons d’argent.

Si près du but de son expédition, si près qu’il pouvait pour ainsi dire étendre la main de sa tente aux Montagnes-Brumeuses, don Antonio de Mediana jetait à l’horizon un regard de tranquille orgueil.

Tous les obstacles étaient surmontés. La vigilance incessante des Indiens avait été trompée, grâce à ce même Diaz, instrument énergique, assoupli aux volontés du duc de l’Armada. Un immense trésor, vierge encore depuis le commencement du monde, n’attendait plus que les mains qui allaient avidement le fouiller.

« Voyez, dit l’Espagnol à Pedro Diaz, de ces brouillards là-bas vont surgir les éléments d’un nouveau royaume, et notre nom appartient désormais à l’histoire. Maintenant je n’ai plus qu’une crainte, c’est quelque perfidie de Cuchillo, et vous la partagerez comme moi lorsque vous saurez que c’est lui qui m’a vendu le secret que recèlent ces montagnes. »

Diaz considérait d’un air pensif l’immense plaine qui s’étendait sous leurs pieds. Il semblait considérer un point encore invisible dans l’éloignement.

« Ah ! dit-il, j’aperçois un cavalier qui s’approche au galop, c’est Gayferos ou Cuchillo.

— Plaise à Dieu que ce soit le dernier ! dit Arechiza en suivant de l’œil le cavalier qui s’avançait. C’est un coquin que j’aime mieux avoir à la portée de ma main que loin de ma vue.

— Je crois reconnaître son cheval gris, » répondit le Mexicain.

Au bout d’une minute, en effet, dans le cavalier qui accourait à toute bride, ils reconnurent Cuchillo à la clarté de la lune.

« Aux armes ! aux armes ! s’écria Cuchillo, voilà les Indiens ! »

Et, tout en jetant ce signal d’alarme, il précipita son cheval par l’ouverture que les sentinelles venaient de pratiquer dans le retranchement.

« Cuchillo ! les Indiens ! deux noms de sinistre augure, » s’écria le duc de l’Armada.