Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XX

Librairie Hachette et Cie (1p. 183-197).

CHAPITRE XVII

LE COUREUR DES BOIS.


La partie de la plaine qui s’étendait derrière l’hacienda était encore telle que les fondateurs l’avaient trouvée, c’est-à-dire inculte et sauvage.

À une portée de fusil du mur de clôture postérieur, s’élevaient, comme nous l’avons dit, les premiers arbres qui servaient de lisière à une vaste forêt. Elle se prolongeait au loin vers le nord, jusqu’à la limite des déserts au delà desquels est situé le préside de Tubac.

Le chemin à peine frayé qui la traversait dans cette direction, et c’était le seul chemin à suivre pour gagner le préside, était coupé par un torrent encaissé dans deux berges escarpées et profondes, au fond desquelles l’eau mugissait en suivant son cours. Il était formé par le ruisseau qui coulait devant l’hacienda, grossi dans son trajet par d’autres ruisseaux tributaires. Une espèce de pont grossier, formé de deux troncs d’arbres jetés à côté l’un de l’autre, servait de jonction entre les berges, en évitant ainsi au voyageur un long détour qu’il aurait fallu faire pour traverser le torrent dans un endroit guéable.

C’est près de ce chemin, à une égale distance environ du pont jeté sur le torrent et de l’hacienda, autour d’un feu allumé au milieu d’une petite clairière, que nous allons retrouver deux personnages qu’on n’a fait qu’entrevoir un instant, c’est-à-dire les deux intrépides chasseurs de jaguars.

À la même heure où Tiburcio quittait l’hacienda, la forêt était ensevelie dans un profond silence, que troublait seule la voix sourde du torrent qui grondait entre ses berges.

La lune éclairait vivement la forêt. Ses rayons jetaient sur le dais de sombre verdure qui s’étendait à perte de vue une nappe lumineuse, ondoyante comme les vagues de la mer, puis filtraient çà et là par les interstices des arbres. Ils frappaient de leurs lueurs bleuâtres l’écorce grise des palétuviers et des sumacs, éclairaient le tronc rugueux des lièges et le pâle feuillage des bois de fer.

Mille fois brisées par le réseau des branches, ces lueurs tombaient mystérieusement sous les fourrés les plus épais. Les mousses vertes et jaunes renvoyaient des reflets veloutés sur le revers des larges feuilles d’arums dont les fleurs s’étalaient comme des coupes d’argent. Un feu, dont la lueur rouge contrastait avec la blanche lumière de la lune, prêtait aux lianes pendantes et tordues l’apparence de torsades de métal sortant d’une fournaise. En opposition aux endroits éclairés par la flamme, les profondeurs lointaines de la forêt présentaient un aspect sombre et menaçant.

Dans ce foyer allumé, suivant l’usage, à l’endroit où les arbres étaient plus clair-semés, les deux personnages que nous retrouvons se tenaient dans l’attitude de gens qui se reposent d’une marche fatigante.

Dans un pays dépourvu d’habitations à quelques lieues à la ronde, ce fait si commun d’un bivac au milieu d’une forêt eût été insignifiant ; mais si près d’une riche hacienda, dont le propriétaire était connu pour exercer une large hospitalité, le fait, comme l’avait dit Pedro Diaz, devenait plus significatif. En effet, les deux chasseurs ayant eu connaissance de l’hacienda, ce ne pouvait être que par suite de raisons particulières qu’ils s’isolaient ainsi.

Un amas considérable de branches sèches s’élevait à quelques pas d’eux, et cette provision indiquait que leur intention était de passer en cet endroit le reste de la nuit. La lueur du brasier éclairait deux physionomies qui n’eussent peut-être eu rien de remarquable pendant le jour, mais auxquelles la clarté du feu prêtait un caractère d’originalité fantastique.

Le moment est arrivé de faire des deux chasseurs le portrait que nous avons dû ajourner jusqu’ici.

Le premier des deux portait un vêtement qui tenait à la fois de celui de l’Indien et de celui du blanc. Il était coiffé d’un bonnet en forme de cône tronqué, fait en peau de renard. Une chemise de coton à raies bleues couvrait ses épaules ; à côté de lui, par terre, était déposé une espèce de surtout fait d’une couverture de laine. Ses jambes étaient garanties par des braies de cuir à la manière indienne. Au lieu de mocassins, des souliers ferrés, d’une force à résister à deux ans de marche, complétaient l’ensemble de son costume.

Une corne de buffle soigneusement grattée était passée en sautoir sur ses épaules et contenait sa poudre, tandis qu’un sac en cuir, qui faisait pendant à la poudrière, renfermait une abondante provision de balles de plomb. Enfin, une carabine ou rifle à long canon, déposée près de lui, un couteau de chasse passé dans un baudrier ou plutôt dans une ceinture de laine de diverses nuances, composaient son équipement de campagne.

À son accoutrement, ainsi qu’à sa taille gigantesque, on pouvait reconnaître en lui un de ces hardis chasseurs, descendants des premiers Normands du Canada, qu’il est plus rare de jour en jour de rencontrer sur ces frontières et dont il a été dit un mot au début de ce récit.

Ses cheveux commençaient à grisonner fortement, et une large cicatrice, qui faisait tout le tour de sa tête en passant par les tempes, indiquait que, s’il conservait encore sa chevelure, ce n’était pas sans qu’il eût couru grand risque de se la voir enlever.

Ses traits hâlés paraissaient être taillés dans le bronze, tant la lueur du feu d’une part, et l’obscurité de la nuit de l’autre, leur prodiguaient de reflets ardents et d’ombres dures et tranchées. Au demeurant, sa figure avait un air de bonté conforme à la vigueur herculéenne de ses membres, car la nature a la prévoyance de donner en général à ses colosses autant de mansuétude que de vigueur.

Son compagnon paraissait avoir quarante-cinq ans, c’est-à-dire cinq ou six ans de moins que le Canadien ; mais sa figure n’annonçait pas, à beaucoup près, une sérénité semblable à celle qui naît d’une force irrésistible.

Ses yeux noirs avaient une expression d’audace et presque d’effronterie ; ses traits mobiles indiquaient des passions violentes qui, une fois mises enjeu, pouvaient aller jusqu’à la cruauté. Tout en lui décelait l’homme d’une race différente, l’homme dans les veines de qui coulait un sang méridional.

Quoiqu’il portât un costume à peu près semblable à celui de son compagnon et qu’il fût armé de même, son costume indiquait plutôt un cavalier qu’un piéton. Cependant ses souliers lacérés témoignaient qu’il avait dû fournir avec eux plus d’une longue marche.

Le Canadien, tout couché qu’il était sur la mousse, semblait surveiller avec un soin particulier une éclanche de mouton qui, embrochée à une baguette de bois de fer appuyée sur deux petites fourches du même bois, rôtissait au-dessus des charbons ardents, sur lesquels elle laissait tomber un jus savoureux qui sifflait au contact du feu.

Cette occupation ne lui permettait, tant il y mettait de zèle gastronomique, que d’écouler imparfaitement les paroles de son camarade.

« Je vous soutiens, moi, disait celui-ci, qui paraissait répondre à une objection, que, quand on est sur la trace d’un ennemi, qu’il soit Apache ou chrétien, on est sur la bonne voie.

— Mais, répondit le Canadien, vous oubliez que nous n’avons que juste le temps de gagner Arispe pour recevoir le prix d’une campagne de deux ans, et que vous me forcez déjà de faire le sacrifice de nos deux peaux de tigre et de celle du puma.

— Je n’oublie jamais mes intérêts, non plus que les vœux que j’ai faits : et la preuve, c’est qu’il y a quinze ans que j’ai fait celui que j’espère être à la veille d’accomplir. Je compte vivre assez pour faire chaque chose en son temps, seulement je vais au plus pressé. Je trouverai toujours les sommes qui nous sont dues à Arispe, nous pourrons partout vendre ces trois peaux qui vous tiennent à cœur ; mais le hasard, qui m’a fait rencontrer au milieu de ses déserts l’homme à qui j’ai voué tant de haine, ne me fera plus trouver une occasion semblable, si je la laisse échapper.

— Bah ! dit le Canadien, la vengeance est un fruit comme bien d’autres : il est savoureux avant qu’on l’ait cueilli, il est amer quand on l’a goûté. »

Il se fit un moment de silence entre les deux chasseurs, et Pepe reprit :

« Il paraît cependant, seigneur Bois-Rosé, que vous n’êtes pas de cet avis en ce qui concerne les Apaches, les Sioux, les Corbeaux et autres ennemis de votre intimité, car votre rifle leur a brisé je ne sais combien de crânes, sans compter les guerriers que votre couteau leur a éventrés.

— Oh ! cela c’est différent, Pepe ; les uns m’ont volé mes peaux ; les autres m’ont à moitié scalpé, tous m’ont fait passer de terribles moments ; et puis, c’est pain bénit que de débarrasser les bois et les plaines de pareille engeance ; mais, quoique j’aie eu à me plaindre presque autant des Anglais, jamais, à moins d’y être forcé, mon rifle n’en tuerait un que le hasard mettrait au bout de son canon, et, à plus forte raison, si au lieu d’un Anglais c’était un compatriote.

— Un compatriote, dites-vous, Bois-Rosé ? c’est une raison de plus ; on ne hait jamais complètement que ceux qu’on est forcé d’aimer par devoir ou par position, toutefois quand on a des motifs pour les haïr ; ceux que cet homme m’a fournis sont de nature à ne pas être oubliés de sitôt, car il y a quinze ans que j’ai juré d’en tirer vengeance. À dire vrai, une telle distance nous séparait, que je ne savais quand je pourrais accomplir mon serment, et je ne m’explique pas encore comment deux hommes, qui se sont connus en Espagne, viennent à se rencontrer dans ces bois. Mais ce jour est arrivé, et, je vous le répète, je ne veux pas laisser échapper cette occasion. »

Pepe paraissait avoir pris si opiniâtrement son parti, que son compagnon vit bien que ce serait peine perdue de vouloir le faire changer de résolution ; et, comme par nature il était d’un caractère facile, et qu’il aimait mieux agir que discuter, il reprit après un moment de réflexion :

« Après tout, j’ai vécu trop longtemps parmi les Indiens pour désapprouver votre manière de voir, et si je connaissais les motifs qui vous guident, peut-être vous approuverais-je complètement.

— Je puis vous dire cela en deux mots, reprit celui des deux chasseurs que le Canadien appelait Pepe. Il y a vingt ans que j’étais, comme je vous l’ai dit, miquelet au service de Sa Majesté Catholique.

« J’aurais été assez content de mon sort, car notre solde était bonne ; malheureusement on ne nous la payait jamais. Nous pouvions espérer que quelque capture de contrebande, car nous étions à la fois gardes-côtes, pourrait nous en dédommager un jour ou l’autre ; mais la contrebande était aussi rare que le payement de notre solde : quel espoir pouvait rester aux contrebandiers avec deux cents gaillards toujours aux aguets ? Si, dit-on, ventre affamé n’a pas d’oreilles, le nôtre avait en ce cas des yeux de lynx, et, depuis le capitaine jusqu’au dernier soldat, c’était une effrayante concurrence de vigilance et de zèle.

« Pour lors, je fis le raisonnement que voici : il est évident, me dis-je, qu’en présence de pareilles dispositions, si quelque contrebandier se hasarde sur ses côtes, il ne le fera qu’après s’être arrangé avec le capitaine. Le capitaine, vous le pensez bien, ne devait pas se refuser à un arrangement, et devait chercher, pour le seconder en pareil cas, celui de ses carabiniers qui lui inspirerait le plus de confiance. Pour arriver à ce but, je pris un moyen détourné : j’affectai de dormir toujours. J’y trouvais un double avantage : car qui dort dîne, et, d’un jour à l’autre, j’espérais prendre ma part du gâteau offert au capitaine qui me choisirait de préférence, bien certain que je dormirais à mon poste. »

En ce moment le Canadien débrochait l’éclanche de mouton, qui mêlait un délicieux parfum à la brise embaumée de la nuit.

« Allons, dit-il en interrompant Pepe, si le cœur vous en dit, vous m’achèverez votre histoire en soupant.

— Si le cœur m’en dit ! répondit Pepe. Caramba ! le souvenir de mon abstinence au service du roi d’Espagne me creuse toujours horriblement l’estomac. »

Les deux convives s’assirent face à face, formant de leurs jambes étendues une ellipse, dont le rôti était le centre, et le plus formidable bruit de mâchoires troubla seul, pendant quelques instants, la solitude des bois.

« Je vous disais donc, reprit Pepe en rompant ce religieux silence, que je dormais toujours ; je ne faisais plus rien autre chose, et, ma foi ! je n’étais pas trop malheureux. Un soir, le capitaine me fit appeler.

« Bon, me dis-je, il y a une anguille sous roche, car mon capitaine va me confier un poste.

« En effet, il m’envoya dormir, c’était son espoir du moins, sur le bord de la mer et fort loin de là. Mais, comme bien vous pensez, je ne dormis pas. J’abrège, dit Pepe, car je n’aime pas à parler en mangeant ; on perd trop de temps. Bref, un canot arriva ; je le laissai aller à ses affaires.

« Je sus plus tard qu’elles n’avaient rien de commercial. Il y eut du sang de répandu qui, depuis ce temps-là, me tracasse bien un peu… Mais aussi, pourquoi le roi d’Espagne ne me payait-il pas ? Je reçus de l’argent pour ne rien dire ; j’en voulus davantage ; nous nous brouillâmes, l’homme et moi ; alors, aussi pour expier ma faute, je le dénonçai à la justice, le procès s’instruisit, et, comme la justice d’Espagne aime l’imprévu, le résultat de ce procès, où j’étais seulement témoin à charge, fut qu’on m’envoya comme coupable au préside de Ceuta, sous prétexte que l’État y avait besoin de moi pour pêcher du thon.

« Virgen de Atocha ! continua Pepe, ce dénoûment me surprit et m’affligea, car je perdais une position superbe, et je n’avais pas de goût pour la pêche. Cela fit que je m’évadai ; puis, après mille aventures qu’il serait trop long de vous conter, je passai en Amérique, et me voilà.

— C’était donc un homme riche, un homme puissant que vous attaquiez ? demanda Bois-Rosé.

— Oui, oui ! c’était un grand seigneur ; moi j’étais le pot de terre qui se brise contre le pot de fer. Mais dans le désert, il n’y a plus de distinction, et j’espère le lui prouver demain au plus tard. Ah ! si je tenais aussi bien ici un certain alcade don Ramon Cohecho et son âme damnée le seigneur Cagatinta, je leur ferais passer à tous les trois un mauvais quart d’heure !

— Eh bien ! je vous approuve, dit Bois-Rosé en se servant une tranche de mouton rôti d’une taille à rassasier deux hommes, nous remettrons donc à plus tard notre voyage à Arispe.

— C’est, comme vous voyez, une vieille histoire, dit Pepe en finissant, et si depuis dix ans j’ai associé mon sort au vôtre, et si je suis coureur des bois à votre école, après avoir été miquelet de Sa Majesté Catholique, je le dois à cet homme que nous avons vu commander la troupe de cavaliers qui se dirigeait vers cette hacienda. »

Et Pepe montrait du doigt la direction de l’hacienda del Venado.

« Oui, oui, dit le Canadien en riant, je me rappelle le temps où vous auriez manqué un cibolo (bison) à quinze pas, et je crois avoir fait de vous, à présent, un tireur passable, quoique vous confondiez quelquefois l’œil d’une loutre avec son oreille, ce qui ôte toujours du prix à sa fourrure. Mais vous ne devez pas vous plaindre d’avoir troqué la vie de garnison contre la vie des bois. Je n’ai pas toujours été chasseur de loutres non plus. J’étais matelot, comme vous le savez ; eh bien ! je trouve que le désert est comme la mer, ceux qui y ont vécu ne peuvent plus le quitter. »

Puis il reprit après un moment.

« Je n’aurais cependant pas renoncé à la mer sans un triste événement… Mais à quoi bon perler de ce qui n’est plus ! le passé est le passé.

— La vie des boisa son charme, j’en conviens, répondit Pepe ; mais je n’aime pas les vocations forcées : ce n’est donc pas de ça que je lui en veux, mais des circonstances qui ont précédé et déterminé la vie aventureuse que je mène depuis quinze ans.

— Chut, interrompit le Canadien en portant le doigt à ses lèvres, il me semble entendre les broussailles craquer : d’autres oreilles que les miennes pourraient écouter vos confidences.

« Ce n’est pas, du reste, un homme qui cherche à se cacher, ajouta-t-il en prenant son rifle par manière d’acquit, car la lune fait briller dans le fourré le moindre brin d’herbe, et il aurait pu voir les branches qu’il écrase en marchant. »

Pepe jeta un coup d’œil dans la direction d’où venait le bruit.

L’œil du chasseur espagnol eut bientôt aperçu une ombre qui s’allongeait sur le tapis vert d’une clairière à environ trente pas de lui.

En toute autre circonstance, il ne se serait pas inquiété de cette apparition, surtout d’après les explications données par le Canadien ; mais celui qui s’avançait venait du côté de l’hacienda, et pour ce motif seul il lui paraissait suspect.

« Qui va là ? s’écria-t-il d’une voix dont le son vibra dans le silence de la nuit.

— Un homme qui vient demander un asile près de votre feu, répondit une autre voix qui n’avait pas la sonorité de celle de Pepe.

— Faut-il le laisser venir ou le prier de continuer son chemin ? demanda ce dernier au Canadien.

— À Dieu ne plaise que nous l’en empêchions ! répondit celui-ci. Peut-être lui aura-t-on refusé l’hospitalité là-bas ; il est seul, et sa voix, qu’il me semble ne pas entendre pour la première fois, annonce qu’il est fatigué ou peut-être malade.

— Eh bien ! soyez le bienvenu au feu et à la gamelle, reprit l’Espagnol ; » et en même temps Tiburcio montra sa figure pâlie par l’émotion des dernières scènes qui venaient d’avoir lieu et aussi par le sang qu’il avait perdu.

Ses traits, quoique déjà connus des deux chasseurs, semblèrent cependant frapper le carabinier, qui fit un geste imperceptible de surprise, tandis que la physionomie du Canadien n’exprimait que cette bienveillance naturelle de la vieillesse pour la jeunesse.

« Êtes-vous égaré loin des cavaliers dont vous faisiez partie ? demanda Pepe à Tiburcio, qui se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur le gazon, et ne savez-vous pas qu’à un quart d’heure de chemin d’ici vous auriez pu trouver une hospitalité plus complète que la nôtre ? Je ne connais pas le maître de la maison là-bas, mais je ne pense pas qu’il vous l’eût refusée ; ou plutôt ne venez-vous pas à présent même de l’hacienda ?

— J’en viens, répondit Tiburcio. Je n’ai pas à reprocher à don Augustin de m’avoir refusé l’hospitalité ; mais son toit abrite des hôtes avec qui ma sûreté m’empêche désormais d’habiter.

— Oui-da ! reprit Pepe d’un air de défiance, car cette analogie avec ses propres pensées lui semblait trop précise pour ne pas cacher un piège. Se passe-t-il donc des choses extraordinaires là-bas ? »

Tiburcio écarta son zarape et montra son bras droit ; la manche dont il était couvert, déchirée par le couteau de Cuchillo, était teinte de sang. Cette vue dissipa complètement les soupçons de Pepe.

« Touchez là, dit-il avec plus d’abandon qu’il ne croyait en montrer ; si ce que je soupçonne du traitement que vous avez éprouvé à l’hacienda est vrai, nous pourrons, je pense, nous entendre. »

En disant ces mots, il jeta un regard d’intelligence à Bois-Rosé et tendit la main à Tiburcio, qui lui avança sa main gauche. Le Canadien suspendit ses fonctions gastronomiques pour venir examiner la blessure de son nouvel hôte, ce qu’il fit avec une adresse rare et un intérêt presque tendre, malgré la rudesse de sa physionomie.

« Diable ! dit-il, vous avez eu affaire à un gaillard qui n’y allait pas de main morte ; quelques pouces à côté auraient terminé vos aventures ; mais, mon garçon, ce ne sera rien, rassurez-vous, ajouta-t-il en décollant les vêtements attachés sur la blessure, après les avoir imbibés d’eau : une compresse d’herbes pilées par là-dessus, et il n’y paraîtra plus. Pepe, voyez donc à vous procurer par là une poignée d’orégano, que vous écraserez entre deux pierres et que vous me donnerez. »

Pepe revint bientôt avec un paquet de cette herbe, dont les vertus sont si connues dans tout le pays, et exécuta soigneusement les ordres de Bois-Rosé. Celui-ci appliqua cette espèce d’emplâtre sur la blessure qu’il banda avec la ceinture de crêpe de Chine de Tiburcio.

« Vous devez vous sentir déjà soulagé, dit-il, car il n’est rien comme l’orégano pour empêcher les blessures de s’enflammer, et vous ne sentirez même pas la moindre fièvre. Maintenant, mon garçon, si le cœur vous en dit, j’ai à votre service une tranche de mouton rôti et un coup d’eau-de-vie, après quoi vous ferez bien de vous étendre auprès du feu et de faire un somme, car la fatigue paraît vous accabler.

— En effet, reprit Tiburcio, il m’est arrivé tant d’événements coup sur coup depuis quarante-huit heures, qu’il me semble avoir vécu un siècle, et en ce moment tout me paraît tourner autour de moi ; quant à manger à présent, je vous en rends grâces : le sommeil me rendra les forces dont j’ai besoin dans la conjoncture critique où je me trouve. Je ne réclamerai plus de vous qu’un service, ce sera de ne pas me laisser dormir trop longtemps.

— Bien, bien ! dit Pepe à son tour, je ne vous demande pas pourquoi ; mais si vous avez à établir un blocus autour de l’hacienda, je suis là pour vous suppléer, et j’ai de bons yeux à votre service ; ainsi, dormez tranquille. »

Tiburcio s’était allongé sur l’herbe, et, après avoir prié de nouveau ses deux hôtes de l’éveiller avant le jour, la fatigue, jointe à tant d’émotions qu’il avait éprouvées, ne tarda pas à le plonger dans un sommeil léthargique.

Le Canadien le considéra silencieusement pendant quelques instants, et, s’adressant à Pepe :

« Si les physionomies ne sont pas trompeuses, dit-il, je ne crois pas que nous ayons à nous repentir d’avoir accueilli ce pauvre garçon.

— J’avais commencé par m’en défier, répondit Pepe ; mais le certificat qu’il porte au bras me prouve qu’il n’a pas trouvé des amis sous le toit d’où il sort, et il ne tiendra qu’à lui que je devienne le sien.

— Quel âge croyez-vous qu’il ait ? demanda Bois-Rosé, dont la figure trahissait tout l’intérêt qu’il prenait à son examen.

— Il n’a pas plus de vingt-quatre ans, j’en répondrais, répondit l’ex-miquelet.

— C’est ce que je pensais, dit le Canadien en ayant l’air de se parler plutôt à lui-même qu’à son ami, tandis qu’une expression de mélancolie adoucissait sa rude physionomie ; c’est l’âge qu’il doit avoir, s’il vit encore. »

Et un soupir s’échappa malgré lui de sa vaste poitrine.

« Qui ça, dites-vous ! interrompit brusquement l’Espagnol, dans l’âme duquel ces paroles semblaient trouver fortuitement un écho ; connaîtriez-vous quelqu’un ?…

— Le passé est le passé, vous dis-je, reprit Bois-Rosé ; et quand il n’est pas ce qu’on aurait voulu qu’il fût, le mieux est de l’oublier. Mais tenez, laissons là de tristes souvenirs, car ce serait m’ôter l’appétit si je me laissais aller plus longtemps à penser à ce qui n’est plus, à espérer ce qui ne peut pas être. J’ai vécu seul dans les bois, et je dois mourir seul comme j’aurai vécu. »

L’ex-miquelet, à qui le passé ne semblait pas sourire davantage, quoique pour une cause différente, n’ajouta plus rien à ce sujet, et tous deux, changeant subitement de conversation, se remirent de plus belle à fêter le présent dont le symbole était pour eux l’éclanche de mouton, ou plutôt l’os qui restait seul, ce qui fit que, malgré la bonne volonté des deux convives à prolonger le repas, il fallut bien qu’il arrivât à sa fin.

« Si j’avais le plaisir de connaître personnellement ce don Augustin, qui paraît être le propriétaire de l’hacienda voisine, je lui ferais compliment sur la saveur particulière de ses moutons, dit Pepe en poussant un soupir de bien-être physique, surtout quand on les enveloppe d’une couche d’orégano pour en parfumer la chair ; et, pour peu que ses chevaux soient pour la selle d’une qualité semblable, je n’aurai qu’à me louer de lui en emprunter un.

— Quoi ! dit Bois-Ilosé, n’êtes-vous plus satisfait du vôtre ?

— Non, certes ; vous pensez bien qu’ayant changé notre poursuite en blocus, je dois être au moins muni d’un bon cheval à tout événement ; j’ai là ma selle, et de cette façon nous aurons, comme toute force bien organisée, de l’infanterie et de la cavalerie. Un cheval de moins ne fera pas un vide plus grand dans ces bandes qui galopent au milieu de ces bois qu’un mouton dans ses troupeaux, et à moi il me sera fort utile.

— Eh bien ! dit le Canadien, je ne pense pas que vous fassiez grand tort au propriétaire, et je vous souhaite bonne chance. Quant à moi, je vais tenir compagnie à ce brave garçon, qui dort comme s’il ne l’avait pas fait depuis quinze nuits.

— Personne ne bougera probablement de l’hacienda ; mais cependant ne dormez que d’un œil pendant mon absence, et, s’il y avait du nouveau, trois glapissements de coyote à distance égale l’un de l’autre me feront tenir sur mes gardes. »

En disant ces mots, Pepe prit le lazo qui était attaché à sa selle, et se dirigea vers l’endroit où il pourrait surprendre un cheval. Bois-Rosé resta seul. Il considéra de nouveau le jeune homme endormi près du foyer, y jeta des branches sèches qui répandirent une vive lueur ; puis, se couchant à côté de lui, il ne tarda pas à s’endormir également.

La brise du soir agitait le feuillage sonore au-dessus de la tête de ces hommes qui venaient de se rencontrer d’une manière si providentielle et ne soupçonnaient pas que vingt ans auparavant ils avaient dormi longtemps côte à côte, bercés alors au bruit de l’Océan comme ils l’étaient ce soir-là au murmure des arbres de la forêt.