Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXI
CHAPITRE XVIII
FABIAN ET BOIS-ROSÉ.
Lorsque, après avoir laissé s’écouler l’espace de temps fixé par sa volonté, il plaît à la justice d’en haut d’ouvrir enfin ses solennelles assises, ce n’est pas seulement d’une extrémité d’un pays à l’autre qu’on voit accourir, à l’endroit désigné par les juges, les coupables et les témoins ; c’est des points opposés du globe, des contrées les plus reculées, qu’obéissant à la main invisible qui les pousse, accusateurs, témoins, juges et coupables viennent se réunir sur un terrain commun.
La justice de Dieu ne connaît pas de prescription au crime, et vingt ans passés depuis l’assassinat de la comtesse de Mediana ne l’avaient pas désarmée ; seulement, le temps n’était pas venu où l’arrêt devait s’accomplir ; ce temps approchait maintenant.
Des fils longtemps brisés allaient se renouer, des personnages longtemps séparés venaient enfin de se rencontrer.
Fabian de Mediana et le matelot canadien, brusquement arrachés l’un à l’autre depuis vingt ans à trois mille lieues de là, dormaient pour la seconde fois auprès du même foyer. Un mot échappé au hasard pouvait faire retrouver au chasseur l’enfant qu’il regrettait chaque jour, à Fabian de Mediana l’homme qui avait recueilli le corps de sa mère et protégé deux ans sa propre enfance, celui dont le nom était échappé de sa mémoire, mais dont la femme d’Arellanos lui avait, dans ses dernières révélations, rappelé vaguement l’existence.
C’était à peu près au même moment, nous ne devons pas le laisser oublier, où don Estévan allait réveiller le sénateur et l’hacendero pour prendre soudainement congé d’eux.
Cependant la nuit s’avançait ; les constellations qui marquent les heures pour les voyageurs de ces déserts avaient quitté cette portion du ciel qui s’ouvrait au-dessus de la clairière, et s’abaissaient sensiblement vers l’horizon. Le Canadien, qui, selon la recommandation de Pepe, ne dormait que d’un œil, avait plusieurs fois interrompu son sommeil pour jeter un regard autour de lui, mais la lueur du foyer n’éclairait que Tiburcio toujours endormi : Pepe n’avait pas encore reparu.
L’inquiétude et les appréhensions ne sont guère compatibles avec une constitution athlétique comme celle de Bois-Rosé ; aussi avait-il repris autant de fois son sommeil interrompu.
Deux heures se passèrent encore, au bout desquelles un léger craquement de broussailles, un bruit de pas assourdis par le tapis de mousse, et surtout le frémissement des naseaux d’un cheval le réveillèrent de nouveau. Pepe ne tarda pas à se montrer. Il tirait par sa longe un cheval à qui la vue du feu et de deux corps couchés arrachait ce frémissement de terreur.
« J’ai mon affaire, dit l’Espagnol à voix basse, et j’amène le plus beau quadrupède qui ait jamais galopé dans ces bois. Seulement, je crains qu’il ne soit un peu rude à monter ; mais le principal est de l’avoir, quoique ce n’ait pas été sans peine.
Pepe, tout en essuyant son front ruisselant de sueur avec les restes d’un mouchoir, attira de force auprès du feu un magnifique animal, que l’effroi rendait plus magnifique encore ; car, à l’exception de l’homme, qu’en sa qualité de roi de la création la peur avilit et dégrade, elle prête à presque tous les animaux une beauté de plus.
Celui-ci, arc-bouté sur ses fines jambes, qui semblaient vibrer comme des cordes tendues, le cou allongé, les oreilles pointées en avant et au milieu desquelles une mèche de crins tombait sur un œil sauvage, le corps frémissant, les naseaux tour à tour dilatés et resserrés, offrait le type le plus parfait de cette race mexicaine rivale de la race arabe. C’était un animal à faire envie à un pacha.
« J’ai eu la main heureuse, n’est-ce-pas ? dit Pepe d’un air satisfait, tout en attachant solidement le cheval au tronc d’un arbre de fer.
— Pourvu que vous ayez le cou aussi heureux, tout ira pour le mieux, répandit Bois-Rosé, qui, malgré son mépris pour le cheval en général, ne put s’empêcher d’admirer celui-ci ; mais j’en doute. En attendant, faites un somme, car pour moi j’ai assez dormi et je veillerai à votre place.
— Je l’ai bien gagné, reprit Pepe, et je vais suivre votre conseil. »
À ces mots, l’ex-carabinier s’étendit sur l’herbe, et le sommeil ne tarda pas à s’emparer de lui à son tour ; car c’est un hôte qui ne se fait pas attendre dans les bois, en quelque position que l’on puisse s’y trouver.
Quoique rien dans la circonstance actuelle ne justifiât ces mesures de précaution, la force de l’habitude d’une vie pleine de dangers faisait que, même en pays amis, l’un veillait pendant que l’autre dormait. Le Canadien se leva donc de son lit de mousse, élira ses membres robustes, se promena quelques minutes pour secouer un reste de sommeil, et revint s’asseoir près du foyer, le dos appuyé contre le tronc d’un liège.
La clarté du foyer éclairait en plein son visage, sur lequel la fatigue plus que l’âge avait creusé de profonds sillons, tandis que ses deux compagnons endormis étaient ensevelis dans l’ombre.
Au milieu du silence profond de la nature, dans un de ces moments solennels de méditation pendant lesquels la vie tout entière vient se retracer à la mémoire, sa figure était calme et il eût été facile d’y lire son passé sans reproche et sans remords. Immobile comme une statue, il semblait la plus belle personnification de la force qui veille.
Mais s’il est en la puissance de l’homme d’arranger sa vie de manière à pouvoir descendre sans regret au fond de sa conscience à toute heure et en tous les lieux, une main plus puissante que sa volonté dispose à son gré des événements qui peuvent encore, après bien des années, éveiller dans le cœur de tristes souvenirs. À l’aspect de Tiburcio endormi, une teinte de mélancolie passait de temps à autre comme un nuage sur le front du Canadien.
Bois-Rosé se leva avec précaution, s’approcha du jeune homme et se pencha sur lui, pour le considérer plus attentivement, et, après l’avoir examiné longtemps, il revint, toujours silencieux, se rasseoir à la place qu’il avait quittée.
« C’est bien l’âge qu’il doit avoir, s’il vit encore, se dit-il à voix basse ; mais comment reconnaître dans cette figure, dans ces traits d’un jeune homme dans toute sa vigueur, ceux d’un enfant qui avait quatre ans à peine quand il me fut enlevé ? »
Un sourire de doute passa sur sa bouche, comme s’il eût été forcé de reconnaître la folie de ses suppositions.
« Et, cependant, reprit-il, j’ai été le jouet de trop d’événements, j’ai vécu trop longtemps en face de la nature pour douter de la toute-puissance de la Providence. Pourquoi ne ferait-elle pas encore un miracle ? N’en était-ce pas un qui m’a fait rencontrer sur l’Océan un enfant mourant de besoin sur le sein de sa mère assassinée ? Pourquoi ne le retrouverais-je pas dans toute la force de la jeunesse, et poussé de nouveau vers moi pour me demander aide et protection ? Qui sait ? Les voies de Dieu ne sont-elles pas impénétrables ? »
Comme si cette réflexion eût fait rentrer quelque conviction en son âme, Bois-Rosé se leva de nouveau pour tâcher de démêler encore sur les traits de Tiburcio l’image du jeune enfant que sa mémoire lui représentait toujours avec des joues rosées et des cheveux blonds, mais la clarté du foyer lui remit sous les yeux une chevelure noire qui couronnait un front pâle et ombrageait des joues amaigries.
« Combien de fois, se dit-il à lui-même en reconnaissant son erreur, n’ai-je pas contemplé ainsi mon petit Fabian endormi ? Mais qui que tu sois, jeune inconnu, toi qui éveilles en moi cet espoir, dors tranquille, tu ne seras pas venu t’asseoir à mon foyer sans y trouver un ami ! Que Dieu rende à mon pauvre Fabian ce que je suis disposé à faire pour toi ! »
Le Canadien fut reprendre sa place une fois encore à quelques pas de Fabian, et là, dans le silence majestueux de la forêt américaine, ses souvenirs, réveillés par la présence d’un jeune homme d’un âge égal à celui que devait avoir le fils de la comtesse de Mediana, se plurent à reconstruire les scènes du golfe de Biscaye.
Cette nuit lui rappelait celle pendant laquelle, sous le feu de ce même Pepe le Dormeur, aujourd’hui son compagnon d’armes, il avait ramassé l’enfant qui lui avait été enlevé dans le canot où gisait le corps de sa mère. Sa mémoire, plus fidèle qu’elle ne l’avait été jusqu’alors, lui retraçait presque jour par jour tous les incidents dont les deux années les plus heureuses de sa vie avaient été marquées.
Le Canadien ignorait encore que Pepe fût ce même miquelet dont il se rappelait la maladresse à son égard. Dans ses confidences on a vu que l’Espagnol n’avait fait nulle mention d’Elanchovi, car il aurait voulu pouvoir retrancher de sa vie la nuit où il avait été de garde à l’Ensenada.
Si Bois-Rosé eût reconnu dans Pepe ce miquelet qui, selon son expression, le canardait cette nuit-là avec autant d’opiniâtreté que de maladresse, nul doute que, d’après cette singulière rencontre, il n’eût espéré plus vivement en un second hasard non moins merveilleux. Mais Bois-Rosé l’ignorait et souriait malgré lui d’une supposition qui transformait le jeune Mexicain endormi sous ses yeux en ce Fabian qu’il regrettait si vivement.
Déjà la fraîcheur de la nuit, qui se fait sentir quelques heures avant le lever du soleil, commençait à tomber comme un manteau de glace, la brume s’épaississait à la cime des arbres, et retombait en froide rosée ; cependant, malgré l’heure qui s’avançait, tout était encore silencieux autour du foyer.
Tout à coup, le cheval attaché renâcla violemment, et les buissons craquèrent froissés par la longe qu’il essayait de briser en traçant au galop un large demi-cercle. Évidemment, un objet, quoique invisible, l’avait effrayé.
Bois-Rosé, subitement arraché à ses méditations, s’avança doucement, l’oreille et l’œil aux aguets ; mais, n’apercevant rien que la lune qui continuait à argenter obliquement le tronc des arbres et à répandre ses rayons furtifs sur les fourrés, il revint s’asseoir à la place qu’il avait occupée. Tiburcio venait de se réveiller.
Bien que ses yeux fussent ouverts, il était évident que son âme était encore dans le pays des songes, car il semblait contempler d’un air étonné ce foyer près duquel il était couché, cet homme endormi à côté de lui et le colosse qui revenait silencieusement à son poste. Toutefois, cette incertitude sur sa position extraordinaire ne dura que quelques secondes, car, au bienveillant sourire que lui fit le Canadien, il répondit en lui demandant quel était ce bruit qui l’avait réveillé.
« Ce n’est rien, répondit Bois-Rosé, quoique le ton bas dont il parlait démentît jusqu’à un certain point ses paroles : le cheval aura sans doute été effrayé en sentant quelque jaguar qui probablement rôde près de l’endroit où nous avons laissé les peaux de ses compagnons et celle du mouton dont nous avons mangé un morceau. Cela me fait penser que vous serez peut-être bien aise d’en avoir quelque peu que je vous ai gardé. »
Le Canadien présenta alors à Tiburcio deux tranches refroidies qu’il avait mises de côté sur un lit d’orégano. Cette fois, Tiburcio y fit galamment honneur, et après avoir avalé une gorgée d’eau-de-vie, souveraine, disait son amphitryon, pour réchauffer l’estomac, il se sentit un tout autre homme, Le bien-être matériel qu’il éprouva, grâce à ce repas, et la chaleur du liquide, répandirent une teinte plus riante sur l’avenir et adoucirent l’amertume du passé.
À l’aspect du chasseur canadien qui avait pansé sa blessure avec tant de soin, dont la sollicitude s’était étendue jusque sur sa nourriture, il ne se crut pas si seul, si abandonné ; une secrète sympathie lui disait qu’il avait trouvé un ami puissant et redoutable par sa force herculéenne, son intrépidité et son adresse. Bois-Rosé, de son côté, le regardait manger en souriant de plaisir et sentait son cœur aller au-devant de ce jeune homme.
« Ah çà ! mon garçon, dit le chasseur, les Indiens ont l’habitude de ne demander aux hôtes qu’ils accueillent leur nom et leur qualité que quand ils ont mangé sous leur toit. Vous êtes ici chez moi, vous avez mangé de ma nourriture, puis-je donc vous demander à présent qui vous êtes et ce qui s’est passé à l’hacienda pour qu’on vous y ait fait si mauvais accueil ?
— Volontiers, répondit Tiburcio.
« Pour des motifs qu’il serait sans intérêt pour vous de connaître, j’avais quitté ma cabane afin de me rendre à l’hacienda del Venado. Mon cheval succomba, au milieu de la route, à la soif et à la fatigue, et c’est le cadavre du pauvre animal qui avait attiré le puma et les deux jaguars que vous et votre camarade avez si bravement et si adroitement mis à mort.
— Hum ! dit le Canadien en souriant, c’est un assez triste exploit ; mais continuez. Quel motif de haine peut-on avoir contre un jeune homme qui sort à peine de l’adolescence, car vous n’avez guère plus de vingt ans, je gage ?
— Vingt-quatre, répondit Tiburcio ; mais je continue mon récit. Moi-même je manquai de partager le sort de mon cheval, et quand vous vîntes tous deux nous rejoindre à la couchée de la Poza, il y avait quelques heures à peine que la cavalcade dont je faisais alors partie m’avait trouvé mourant de fièvre et de soif sur le grand chemin, et je ne m’explique pas clairement pourquoi ces gens ne m’ont sauvé à ce moment que pour essayer de m’assassiner plus tard.
— Quelque rivalité d’amour, dit le Canadien en souriant, c’est toujours là l’histoire de la première jeunesse.
— Je l’avoue, répondit Tiburcio avec quelque embarras ; mais il y a autre chose aussi : c’est peut-être pour s’assurer à eux seuls la possession exclusive d’un secret d’une importance extrême que je partage avec eux. Il est de fait certain qu’il y a trois hommes que ma vie gêne, mais il y en a parmi eux aussi un dont on m’a fait jurer de tirer vengeance, et, quoique seul contre trois, il faut que je remplisse le serment que j’ai fait au lit de mort d’une personne qui m’était bien chère. »
Tiburcio attribuait toujours à don Estévan le meurtre d’Arellanos.
Le canadien suivait de l’œil avec un intérêt visible la figure mobile de Tiburcio, et applaudissait tacitement à cette ardeur juvénile qui ne lui laissait pas mesurer le danger.
« Mais vous ne m’avez pas dit votre nom ? demanda Bois-Rosé avec quelque hésitation.
— Mon nom est Tiburcio Arellanos. »
Le Canadien ne put retenir un soupir en entendant ce nom, qui le ramena malgré lui à la réalité du milieu des rêves qui le poursuivaient.
« Ce nom vous rappellerait-il quelque souvenir ? s’écria Tiburcio. Mon père, Tiburcio allait dire mon père adoptif, mais il s’arrêta et reprit : Arellanos a souvent parcouru des déserts où vous auriez pu le rencontrer ; c’était le plus célèbre gambusino d’une contrée qui en compte un grand nombre d’illustres.
— C’est la première fois que j’entends ce nom, répondit Bois-Rosé ; c’est votre vue seule… qui me rappelle… des événements passés depuis bien longtemps… »
Le chasseur n’acheva pas et garda le silence. Tiburcio, de son côté, ramené plus vivement au souvenir de ce qui venait de se passer l’hacienda, se taisait en songeant que c’était une faveur du ciel qui lui avait fait rencontrer les deux chasseurs ; que le secret du val d’Or, inutile à un homme seul comme il était, devenait, avec deux auxiliaires aussi puissants, une ressource précieuse et un gage de succès pour son amour aux yeux de don Augustin ; il résolut donc de s’ouvrir au Canadien sans plus attendre.
Il hésita cependant encore un instant : acheter pour ainsi dire à prix d’or le cœur de Rosarita, qu’il croyait fermé pour lui à un plus tendre sentiment, répugnait à l’amour désintéressé qu’il lui avait voué lui-même ; mais, en dépit du serment qu’il faisait intérieurement de ne plus chercher à la revoir, un reste d’espoir, que recèle toujours le cœur d’un amant passionné, lui fit surmonter sa répugnance.
« Vous êtes chasseur de votre métier, avez-vous dit, si je ne me trompe, reprit Tiburcio en rompant le silence, c’est un métier peu lucratif et bien dangereux.
— Ce n’est pas un métier, reprit le Canadien, c’est une noble profession pour tous, pour Pepe par exemple. Pour moi, c’est la vocation de ma vie. Mes pères avaient chassé avant moi, et j’ai repris… après une courte interruption… la profession que m’avaient léguée mes pères… Malheureusement je n’ai pas de fils qui me succède, et, je puis le dire sans orgueil, une noble et forte race va s’éteindre en moi.
— Et moi aussi, comme mon père, je suis chercheur d’or, reprit Tiburcio.
— Oui, vous êtes d’une race que Dieu a faite ainsi, pour que l’or qu’il a créé ne fût pas perdu pour le monde.
— Mon père m’a légué la connaissance d’un endroit non loin d’ici, et si fertile en or, que, si deux chasseurs comme vous et votre compagnon voulaient se joindre à moi, je les ferais plus riches qu’ils n’aient jamais pu le rêver. »
Tiburcio attendait la réponse du Canadien avec la presque certitude de son adhésion, malgré le refus qu’il avait déjà fait à don Estévan en sa présence.
L’honnête Canadien n’avait pas cherché à dissimuler à Tiburcio le plaisir avec lequel il l’écoutait. Celui-ci avait attribué à la cupidité le feu des yeux du chasseur et le sourire qui s’épanouissait sur sa loyale physionomie, et il se trompait. Bois-Rosé, au contraire, en entendant les propositions si tentantes de Tiburcio, n’était séduit que par le son d’une voix sympathique qui résonnait au fond de son cœur comme une mélodie longtemps oubliée, ou comme un de ces chants du pays natal qui viennent tout à coup charmer l’oreille d’un exilé.
L’étonnement du jeune homme ne fut donc pas médiocre quand le Canadien, secouant négativement la tête, lui répondit :
« La proposition que vous me faites séduirait sans doute un homme qui aurait laissé son cœur dans quelque ville. Moi, je n’ai plus de patrie. Les bois et les déserts m’en tiennent lieu maintenant, je n’en veux plus d’autre ; à quoi me servirait donc cet or dont vous me parlez ? Il fut un temps où j’aurais désiré en avoir pour le laisser après moi ou le donner même de mon vivant ; aujourd’hui, je n’ai plus personne à qui cet or pourrait profiter. Non, non, mon garçon, je vous remercie, mais je n’en veux point, ajouta le Canadien en appuyant sa figure sur ses deux larges mains, comme pour ôter de devant ses yeux le tableau séduisant qu’évoquait Tiburcio.
— Ce n’est pas votre dernier mot, sans doute, reprit Tiburcio quand il eut dominé sa surprise, un homme ne refuse pas ainsi des trésors quand il suffit de se courber pour les ramasser.
— C’est cependant une résolution irrévocable ; je me dois corps et âme à l’entreprise dans laquelle je dois aider mon compagnon, un compagnon de dix ans. »
Bois-Rosé ne se doutait pas que sa sévère loyauté rappelait ces nobles chevaliers des anciens temps, où nul d’entre eux n’aurait levé la lance pour conquérir les trésors de l’Inde, s’il avait engagé dans une autre querelle et sa lance et son honneur.
« Je sens, mon garçon, que je vous afflige par ce refus, ajouta le Canadien à la vue du nuage de tristesse qui voila subitement le front de Tiburcio.
— Écoutez, mon brave chasseur, reprit le jeune homme, je ne puis vous dissimuler que votre refus renverse toutes mes espérances ; mais croyez bien que ce n’est pas pour moi que je regrette les trésors que nous allons laisser à d’autres…
— Je vous crois, répondit Bois-Rosé, un front comme le vôtre est rarement l’indice de la cupidité. Mais je ne refuse pas précisément de vous être utile. J’ai quelques raisons de croire que Pepe, que voici, a aussi à se plaindre de l’un de ces trois hommes, et que nous pourrons faire cause commune avec vous, soit dans vos amours, soit dans vos haines. »
Pendant cette conversation, les mots de trésors, souvent prononcés, semblèrent, au défaut de Bois-Rosé, exercer leur magique influence sur Pepe, car celui-ci se retournait fréquemment comme pour protester contre la décision de son ami.
« Ce don Estévan dont j’ai entendu parler, reprit le Canadien, est un homme d’assez haute taille, n’est-ce pas ? c’est le chef de la cavalcade dont hier encore vous faisiez partie ?
— Lui-méme, répondit Tiburcio.
— C’est donc le nom qu’il a pris ici ! interrompit la voix de Pepe, qui se leva sur son séant pour prendre part à la conversation.
— Est-ce que vous le connaîtriez par hasard ? demanda le jeune homme.
— Oui, oui, répliqua Pepe, c’est une ancienne connaissance à moi, avec laquelle j’ai un compte arriéré à régler, et c’est ce qui fait que vous m’avez trouvé dans ces parages. Si vous désirez en savoir plus long, et que, par hasard, il ne soit pas étranger au coup de couteau que vous avez reçu, je vous conterai cela plus tard, et je pourrai vous donner un bon coup de main ; mais il y a temps pour tout, et l’important à présent est de dormir pour être prêt à tout événement.
— Un instant, Pepe, un instant, dit le Canadien d’un air de bonne humeur. Il semblerait que vous avez à cœur de justifier votre surnom de dormeur. Écoutez-moi un instant. Ce jeune homme nous a offert de l’accompagner vers un placer d’or si riche qu’il n’y a qu’à se baisser pour en prendre.
— Demonio ! s’écria Pepe, vous avez accepté, je pense.
— Au contraire, j’ai refusé.
— Et vous avez eu tort, Bois-Rosé ; la chose mérite considération ; mais nous en reparlerons plus tard ; pour le moment, je vais, selon mon habitude, au plus pressé. »
En achevant ces mots, Pepe se recoucha, et le bruit de sa respiration ne tarda pas à annoncer qu’il s’était endormi.