Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XIX

Librairie Hachette et Cie (1p. 178-183).

CHAPITRE XVI

OÙ BARAJA COMPTE UN AUXILIAIRE DE TROP.


À l’exception des domestiques, tous les cavaliers rassemblés sous les yeux du noble Espagnol savaient positivement à quoi s’en tenir sur ce départ précipité. Deux d’entre eux cependant n’avaient pas, des objets qui les entouraient et du but qu’ils se proposaient, une perception bien nette. C’étaient Oroche et Baraja.

Encore étourdis par les fumées du mescal, dont ils avaient bu de copieuses rasades, ils faisaient des efforts prodigieux pour ne pas chanceler sur leur selle.

« Suis-je droit sur mes arçons ? dit Oroche à voix basse et d’un ton inquiet à Baraja.

— Vous êtes droit comme une tige de bambou, et, sauf que j’ai lieu de m’étonner qu’il y ait dans le monde deux hommes possesseurs d’un manteau pareil au vôtre… car, vive Dieu ! vous êtes deux sur votre cheval !…

— Le croyez-vous ? demanda le gambusino aux longs cheveux et au manteau en lanières, sérieusement alarmé de la double charge de son cheval.

— Si je le crois ? je puis vous le jurer.

— Enfin, sommes-nous tous deux fermes en selle ?

— Comme deux rocs, » répondit Baraja pour flatter son ami.

Grâce à leurs efforts, don Estévan, quand il promena ses regards sur la cavalcade prête à se mettre en marche, ne vit rien d’inusité dans la contenance des deux drôles. Cuchillo seul jetait de leur côté un œil inquiet. Cependant leur attitude brave le rassura.

Quand don Estévan mit le pied à l’étrier, Cuchillo poussa son cheval près de lui, et montrant d’un geste d’intelligence Oroche et Baraja :

« Si Votre Seigneurie, dit-il, veut, en ma qualité de guide, me laisser donner l’ordre de la marche, je suis prêt à entrer de suite en fonctions.

— Faites, répondit à haute voix l’Espagnol en se mettant en selle à son tour.

— Eh bien ! dit Cuchillo, les deux domestiques vont prendre les devants, et nous attendre au pont du Salto de Agua, de l’autre côté du torrent. »

Les deux domestiques obéirent en silence, et, quand la cavalcade sortit de l’enceinte de pieux de l’hacienda, ils s’éloignèrent.

Cuchillo resta près de don Estévan.

« Nous avons trouvé les traces du jeune homme, dit-il, il s’est dirigé vers la forêt là-bas. »

Puis, après qu’ils eurent tourné l’hacienda derrière le mur de clôture par la brèche duquel Tiburcio l’avait quittée :

« Vous voyez, reprit le bandit, ce feu qui brille à travers les arbres ; nul doute qu’il n’ait été chercher un asile près de là. »

La lumière mystérieuse brillait toujours, en effet, comme lorsque Tiburcio l’avait aperçue dans cette nuit.

« Nous allons faire la chasse au poulain sauvage, continua Cuchillo avec un odieux sourire, cela vaudra bien la chasse que nous avait promise don Augustin, et voilà les trois chasseurs. »

Cuchillo montrait du bout de sa cravache, lui d’abord, puis Oroche et Baraja.

« Ils ont épousé notre querelle, continua le bandit.

— Sans rien savoir ? dit don Estévan.

— Comme des limiers épousent la cause du chasseur contre le cerf, en suivant leur instinct ; et ceux-ci ont des dents formidables. »

La lune éclairait la carabine suspendue à l’arçon de chacun des deux cavaliers en question.

« Mais ces gens sont ivres, s’écria don Estévan qui surprit cette fois les deux cavaliers vacillant sur leur selle. Sont-ce là les auxiliaires dont vous disposez ? »

Et l’Espagnol lança à Cuchillo un regard de colère.

« C’est notre ardeur qui nous emporte, » balbutia Baraja.

Oroche, plus prudent, se redressa fièrement et ne dit plus un mot.

« Ces gens ne sont pas précisément à jeun, reprit Cuchillo ; mais je connais un remède efficace contre l’ivresse. Si je ne me trompe, les bois où nous conduit la trace que nous suivons abondent en jocuistle, et vous verrez tout à l’heure Baraja et Oroche aussi d’aplomb que vous et moi sur leurs chevaux. Soyez sans crainte. »

Don Estévan dévora son dépit en silence. Ce n’était pas le moment de vaines récriminations. Il fallait, avant tout, s’assurer de la direction qu’avait prise Tiburcio.

Quelques minutes suffirent à la cavalcade, en longeant le mur de clôture, pour arriver jusqu’à la brèche. Cuchillo descendit de cheval, et, battant le briquet, il montra à la lueur des étincelles les pierres fraîchement éboulées sous les pieds de Tiburcio, et quelques gouttes de sang qui les teignaient.

« Vous voyez que le jeune homme blessé est sorti par là. Ah ! si je l’avais touché deux pouces plus loin ! dit Cuchillo en soupirant ; mais au fait, pensa-t-il, j’aurais vingt onces de moins que je vais gagner ce soir. »

Il n’avait eu garde de parler à ses complices de la récompense promise pour prix du sang.

« Or, reprit le bandit à haute voix, où serait-il allé, si ce n’est près de ce feu qui indique une halte de voyageurs. »

Plus loin, comme pour confirmer l’assertion de Cuchillo, d’autres taches de sang, qu’il montra sur le sol calcaire qui séparait le mur de l’hacienda de la lisière de la forêt, étaient visibles également à la clarté de la lune ou du briquet.

« Votre Seigneurie, ajouta-t-il en s’adressant à don Estévan, va suivre, en compagnie de Diaz, le ruisseau que vous retrouverez à main gauche. Ses rives vous conduiront, après de longs détours, au pont de troncs d’arbres qui sert à le franchir. Mais, avant d’arriver à ce pont, vous vous arrêterez sous le couvert du bois pour que, lorsque nous aurons fait notre affaire de notre côté, nous vous rejoignions et que tous ensemble nous nous réunissions aux domestiques qui y arriveront avant nous. Ces gens-là ne doivent rien soupçonner de nos actions ou de nos projets, c’est pourquoi je les ai éloignés. »

En capitaine habile, ou pour mieux dire en scélérat consommé, Cuchillo achevait à peine l’exposé de son plan de campagne, qu’il continua avec ses deux amis à suivre la route dans la direction de la lumière qu’on voyait toujours dans le lointain, et don Estévan et Pedro Diaz tournèrent à gauche pour retrouver le cours du ruisseau qu’ils devaient suivre.

« Ce feu indique une halte de voyageurs sans doute, dit Pedro Diaz lorsque Cuchillo se fut éloigné ; mais qui peuvent être ces voyageurs ? Voilà ce que je ne devine pas.

— Des voyageurs comme il y en a tant, répliqua don Estévan d’un air distrait.

— Non, ce n’est pas possible. Don Augustin Pena est connu à dix lieues à la ronde pour l’hospitalité généreuse qu’il se plaît à exercer. Il n’est pas à supposer que, si près de l’hacienda, ces gens n’en connaissent pas l’existence. Ce ne peuvent donc être que des étrangers, ou, si ce sont des gens du pays, cette précaution de s’isoler ne peut cacher que de mauvais desseins. »

Pedro Diaz reproduisait à peu près les mêmes réflexions faites par Tiburcio à l’aspect de la clarté lointaine qui l’avait frappé.

Cuchillo, en continuant à s’avancer vers la lisière de la forêt avec ses deux compagnons, Oroche et Baraja, avait jugé inutile de les gourmander sur leur intempérance.

« Attendez-moi, leur dit-il, je vais cueillir dans ce bois de quoi dissiper votre étourdissement. »

Cuchillo mit pied à terre, et ne tarda pas à revenir les mains chargées d’un fruit oblong, jaune comme la banane en maturité ; c’était celui du jocuistle dont il avait parlé ; puis il le présenta aux deux cavaliers, qui, sur son ordre, en sucèrent le jus acide et savoureux, remède infaillible contre l’ivresse.

En effet, au bout de quelques minutes, les vapeurs qui obstruaient le cerveau des deux ivrognes se dissipèrent comme par enchantement.

« À notre affaire, maintenant, » dit Cuchillo sans perdre de temps à écouter les excuses de ses deux acolytes. Et quand ils eurent gagné les premiers arbres de la forêt :

« Vous allez mettre pied à terre ici, reprit le bandit, vous conduirez vos chevaux par la bride jusqu’à ce que vous puissiez distinguer, à la clarté du foyer, quels sont les hommes qui reposent auprès, et, quand j’aurai lâché mon coup de carabine, je me replierai sur vous.

— C’est entendu, répondit Oroche, nous sommes tout disposés, Baraja et moi, à sacrifier, comme nous l’avons promis, l’intérêt particulier à l’intérêt général. »

Cuchillo fit ainsi qu’il l’avait recommandé à ses complices. Il attacha son cheval au tronc d’un sumac, et s’avança en rampant comme un jaguar vers le foyer de lumière.

Il prêta l’oreille ; quelques mugissements saccadés des bestiaux errants dans la savane voisine, le chant aigu du coq, les cris lugubres d’une chouette perchée non loin de là et le vagissement plaintif des chacals se mêlaient à la voix lointaine du Salto de Agua.

La lune éclairait la forêt en dessus, le cercle de lumière grandissait à ses yeux en dessous de la voûte des arbres. Cuchillo, toujours en rampant, s’avança sous les arches compliquées formées par les racines d’un palétuvier. Là il s’arrêta, regarda, écouta de nouveau, puis un sourire de joie farouche vint effleurer ses lèvres à l’aspect de trois hommes, dont deux étaient assis et l’autre couché autour du feu.